Ces étrangers qui firent l’Histoire de France (I) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

« Nul doute que notre patrie ne doive beaucoup à l’influence étrangère. Toutes les races du monde ont contribué pour doter cette Pandore. […] Races sur races, peuples sur peuples. »

Jules MICHELET (1798-1874 ), Histoire de France, tome I (1835)

Le phénomène de l’immigration n’est pas traité en tant que tel. Il mérite pourtant d’être repensé à l’aune de ces noms plus ou moins célèbres.

  • Diversité d’apports en toute époque, avec une majorité de reines (mères et régentes) sous l’Ancien Régime, d’auteurs et d’artistes (créateurs ou interprètes) à l’époque contemporaine.
  • Parité numérique entre les femmes et les hommes, fait historique exceptionnel.
  • Origine latine (italienne, espagnole, roumaine), slave (polonais) et de proximité (belge, suisse), plus rarement anglo-saxonne et orientale.
  • Des noms peuvent surprendre : Mazarin, Lully, Rousseau, la comtesse de Ségur, Le Corbusier, Yves Montand, Pierre Cardin… et tant d’autres à (re)découvrir.

I. Gaule et Moyen Âge : première « géopolitique » associée aux mariages royaux.

Jules César, Clotilde de Burgondie, Anne de Kiev, Aliénor d’Aquitaine, Blanche de Castille, Christine de Pizan, Isabeau de Bavière.

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Jules César (101-44 av. J.-C.), personnage principal dans l’histoire de la Gaule et général romain vainqueur de Vercingétorix.

« César s’était présenté comme un protecteur. Sa conquête avait commencé par ce que nous appellerions une intervention armée. »8

Jacques BAINVILLE (1879-1936), Histoire de France (1924)

Fait capital de notre Histoire. En 58 av. J.-C., la tribu des Helvètes décide d’émigrer vers la Saône pour fuir la pression des Germains. Les Éduens établis entre Loire et Saône se sentent menacés par cette migration et appellent à leur secours César, nommé l’année précédente proconsul de la Gaule cisalpine (Italie du Nord) et de la Province romaine. Cerealis (cité par Tacite) rappellera plus tard aux Gaulois ce fait historique : « Si nos chefs et empereurs sont entrés dans votre pays, c’est à la requête de vos ancêtres. »

Fort de six légions, César oblige les Helvètes à retourner chez eux (vers l’actuelle Suisse) et refoule les Germains au-delà du Rhin (future Allemagne). Voulant éclipser la gloire militaire de son rival Pompée, il en profite pour conquérir en huit campagnes annuelles toute la Gaule, y compris Belgique et Suisse, avec une incursion en [Grande-]Bretagne.

César est un personnage de génie comparable à Napoléon : grand militaire (première vocation d’un chef proche de ses hommes), habile à tirer parti de ses victoires (pour s’assurer dans son pays une irrésistible ascension), orateur né (mais prenant des leçons), animal politique (à l’ambition bientôt folle), réformateur (souvent démagogue et inspiré), croyant à son destin (et n’hésitant pas à le forcer : « Alea jacta est »), historien de lui-même (Guerre des Gaules pour l’un et Mémorial de Sainte-Hélène pour l’autre), pratiquant le culte de la personnalité (devenu démesuré). Une différence capitale : César « Imperator » signifie général victorieux… et non pas empereur ! Mais César l’aurait souhaité. Fort de tous les pouvoirs, il a jeté les bases d’un gouvernement de type impérial – ce sera l’une des raisons de son assassinat aux ides de mars (15 mars 44 av. J.-C.)

« Il y a dans la Gaule deux classes d’hommes qui comptent et qui sont honorées : celle des druides et celle des chevaliers. »4

Jules CÉSAR (101-44 av. J.-C.), Commentaires de la guerre des Gaules

Dans ses Commentarii de bello gallico, César se révèle remarquable historien et styliste. À partir du IXe siècle se multiplient les éditions et traductions de ce grand texte, également titré Guerre des Gaules. Aujourd’hui encore, c’est une référence quasiment unique d’un témoin et acteur des faits.

En Gaule, les druides cumulent trois fonctions : prêtres allant cueillir le gui sacré, offrant des sacrifices et assurant le culte de quelque 400 dieux ; éducateurs transmettant à la jeunesse aristocratique des poèmes héroïques nourris de légendes gauloises et de connaissances historiques, juridiques, astrologiques ; juges prononçant des arbitrages et des peines capitales en fonction d’un rituel précis. Les chevaliers, soumis au roi en temps de guerre, sont entourés de « clients » unis à eux par des liens de vassalité personnelle (origine de la féodalité) et font travailler des serfs.

Au-dessous de ce « clergé » et de cette « noblesse », le peuple forme le « tiers ordre ». Au total, la Gaule comptait, selon César, 10 millions d’habitants au Ier siècle av. J.-C.

« Si les Gaulois sont ardents et prompts à entreprendre une guerre, pour supporter les désastres leur esprit est mou et sans résistance. »

Jules CÉSAR (101-44 av. J.-C.), Commentaires de la guerre des Gaules

Le caractère des Gaulois comme des Français à venir n’a cessé de dérouter les dirigeants. On peut naturellement chercher et trouver des constantes. On parlerait ici d’ « union sacrée » fréquente en début de conflits, avec une résistance qui peine ensuite à se manifester dans la défaite.

« C’est une race [les Gaulois] d’une extrême ingéniosité, et ils ont de singulières aptitudes à imiter ce qu’ils voient faire. »9

Jules CÉSAR (101-44 av. J.-C.), Commentaires de la guerre des Gaules

Pour être conquérant, César n’en fut pas moins sensible au génie propre aux Gaulois. S’ils ne connaissent pas de civilisation urbaine et vivent en tribus, ils sont de remarquables éleveurs et agriculteurs qui savent « engraisser la terre par la terre » (assolement et alternances de céréales riches et pauvres), au grand étonnement des Romains. Ils exportent jusqu’à Rome foies gras, jambons et autres charcuteries. Leurs tissages et leurs cuirs sont de qualité, comme leurs bijoux et leurs bronzes. Ils auraient même inventé le savon (fait de cendre végétale mélangée au suif).

« Ces gens-là [les Gaulois] changent facilement d’avis et sont presque toujours séduits par ce qui est nouveau. »10

Jules CÉSAR (101-44 av. J.-C.), Commentaires de la guerre des Gaules

Grand fond de vérité dans cette constatation. Richelieu, au XVIIe siècle, évoquera souvent cette « légèreté » propre aux Français. Ce sera pour s’en irriter.

« Nous devons nous défendre, non seulement contre les actes, mais même contre les projets de ceux qui veulent nous nuire, nous opposer à l’accroissement de leur puissance avant qu’ils nous aient causé des dommages et ne pas attendre pour nous venger qu’ils nous aient fait du mal. »20

Jules CÉSAR (101-44 av. J.-C.), Commentaires de la guerre des Gaules. Histoire romaine, Dion Cassius, historien grec du IIe siècle

Brillant orateur autant que grand général, élu consul en 60 av. J.-C., César reçoit à la fin de sa magistrature le gouvernement de la Gaule cisalpine (nord de l’Italie) et de la Province romaine (sud de la Gaule transalpine). Il veut profiter des luttes qui déchirent la Gaule indépendante pour soumettre des tribus qui lui apparaissent comme une menace et conquérir ainsi la gloire militaire. Mais les sénateurs ont toujours reculé devant des guerres offensives : ils lui refusent le droit d’intervenir.

César va se décider, quand les Éduens le rappellent au secours contre les Helvètes migrant vers la Gaule, peu satisfaits des conditions de vie sur leur territoire (la Suisse). Et chaque année, jusqu’en 51 av. J.-C., César va mener campagne en Gaule. Cette guerre de dix ans lui apportera la gloire indispensable à son irrésistible ascension.

« Quand nous ne formerons en Gaule qu’une seule volonté, le monde entier ne pourra nous résister. »22

VERCINGÉTORIX (vers 82-46 av. J.-C.), à ses troupes, mai 52 av. J.-C., à Gergovie. La Gaule (1947), Ferdinand Lot

Les tribus gauloises, victimes de leur désunion, viennent d’élire ce jeune noble qui entretint des relations politiques avérées avec César, avant de devenir chef suprême d’une coalition contre les Romains qui se veulent maîtres de l’Europe.

Quand César marche vers la Loire, Vercingétorix ordonne de brûler tous les villages pour affamer l’ennemi. Mais on ne peut se résoudre à incendier Avaricum (Bourges), seule grande et belle ville de Gaule, puissamment fortifiée. Après deux mois de résistance, elle tombera, le 20 avril. Dans sa Guerre des Gaules, César parle de 40 000 morts – il a décuplé le chiffre. Mais il note, en bon observateur : « Si l’adversité diminue d’habitude l’autorité des chefs, elle grandit de jour en jour le prestige de Vercingétorix. »

Le mois suivant, le Gaulois remporte la plus grande victoire de sa courte carrière : Gergovie (près de Clermont-Ferrand). César doit lever le siège, minorant ses pertes à 700 légionnaires. Les statistiques truquées nourrissent la légende ou la propagande et l’histoire de Vercingétorix nous est surtout connue par le récit de son adversaire César.

« Prends-les ! Je suis brave, mais tu es plus brave encore, et tu m’as vaincu. »23

VERCINGÉTORIX (vers 82-46 av. J.-C.), jetant ses armes aux pieds de César, fin septembre 52 av. J.-C., à Alésia. Abrégé de l’histoire romaine depuis Romulus jusqu’à Auguste, Florus

Ces mots du vaincu rapportés par le vainqueur servent d’épilogue à la brève épopée du guerrier gaulois, face au plus illustre des généraux romains.

Excellent stratège, César est parvenu à enfermer Vercingétorix et son armée à Alésia (en Bourgogne). L’armée de secours, mal préparée, est mise en pièces par César qui exagère encore les chiffres : 246 000 morts chez les Gaulois, dont 8 000 cavaliers. Vercingétorix juge la résistance inutile et se rend pour épargner la vie de ses hommes – quelque 50 000, mourant de faim après quarante jours de siège.

La chute d’Alésia marque la fin de la guerre des Gaules et l’achèvement de la conquête romaine. Mais le mythe demeure bien vivant, en France : Vercingétorix, redécouvert par les historiens au XIXe siècle et popularisé (avec César) jusque dans la bande dessinée d’Astérix, est notre premier héros national.

« On peut comprendre que le danger qu’il [César] courut devant Alésia soit resté célèbre à plus d’un titre : jamais, dans aucun autre combat, il n’eut à déployer autant d’audace et d’habileté. »

PLUTARQUE (46-125), Vies parallèles (des hommes illustres), « César »

Il est vrai qu’Alésia fut la bataille décisive dans la guerre des Gaules menée par César. C’est aussi un hommage indirect à Vercingétorix. Certes vaincu sur ce champ de bataille, le jeune chef Gaulois s’est quand même battu au point de mettre en danger le plus grand général romain.

« En moins de dix ans qu’a duré sa guerre dans les Gaules, il [César] a pris d’assaut plus de huit cents villes, il a soumis trois cents nations différentes, et combattu, en plusieurs batailles rangées, contre trois millions d’ennemis, dont il a tué un million, et fait autant de prisonniers. »

PLUTARQUE (46-125), Vies parallèles (des hommes illustres), « César »

Pour cet historien grec, la conquête de la Gaule est l’une des victoires majeures de Rome et place son commandant César au rang des plus illustres généraux romains.

Devenu consul de Rome, il entreprend des réformes capitales, favorables aux classes populaires. Mais en 44 av. J-C, s’apprêtant à rétablir la monarchie, il est assassiné par des conspirateurs dont son fils adoptif Brutus. Son petit-neveu et héritier lui succède : Octave sera le premier empereur romain, sacré sous le nom d’Auguste et devenu seul maître de l’Empire romain en 30 av. J.-C. Il finit de pacifier la Gaule, triomphant des dernières résistances dans les Alpes et les Pyrénées. Trois ans après, il fixe les bases administratives de la Gaule romaine. Le pays est divisé en quatre provinces : la Narbonnaise (ancienne province au sud-est), l’Aquitaine (au sud-ouest), la Celtique ou Lyonnaise (au centre, la plus étendue) et la Belgique au nord.

« Jamais depuis qu’elle a été domptée par le divin Jules [César], la fidélité de la Gaule n’a été ébranlée ; jamais, même dans les circonstances les plus critiques, son attachement ne s’est démenti. »27

CLAUDE Ier (10 av. J.-C.-54), Discours devant le Sénat, 48. La Gaule indépendante et la Gaule romaine (1900), Gustave Bloch

Le mouvement créé par César ne s’est pas arrêté après sa mort par assassinat. Cent ans plus tard, l’empereur Claude, né à Lyon, rappelle dans ce discours à quel point la Gaule est demeurée dans la « pax romana » après sa pacification – hormis deux révoltes de minorités, d’ailleurs désavouées par le peuple gaulois.

Clotilde de Burgondie (475-545), fille du roi des Burgondes et femme de Clovis, premier roi des Francs

« Il a été baptisé au nom de votre Christ. Il faudra donc qu’il meure, comme meurt tout ce qui est voué à ce malfaisant personnage. »73

CLOVIS (vers 465-511), à Clotilde. Sainte Clotilde (1905), Godefroy Kurth

En 493, Clovis a épousé Clotilde, nièce de Gondebaud le roi des Burgondes, peuple germanique. Chrétienne, elle fait baptiser leur fils né l’année suivante. L’enfant meurt bientôt, ce qui attire à la reine cette remarque de son époux encore farouchement païen… Mais dans l’Histoire, une victoire vaut bien une messe, mille ans et un siècle avant l’abjuration d’Henri IV (1593).

« Dieu de Clotilde, si tu me donnes la victoire, je me ferai chrétien. »74

CLOVIS (vers 465-511), invoquant le Dieu de sa femme chrétienne, bataille de Tolbiac, 496. Histoire des Francs (première impression française au XVIe siècle), Grégoire de Tours

Mot peut-être légendaire – mais nombre de mots présumés apocryphes ont une valeur symbolique et méritent d’être cités. Clovis s’apprête à repousser les Alamans (futurs Allemands), tribu germanique qui multiplie les incursions sur la rive gauche du Rhin. L’affrontement des deux armées tourne au massacre, Clovis redoute la défaite. D’où ce cri lancé au Ciel.

Notre premier roi du Moyen Âge semble avoir avec Dieu les mêmes rapports que le dernier, mille ans plus tard : Louis XI, fort superstitieux et en constant marchandage avec la Vierge ou saint Michel archange.

Après la victoire de Tolbiac contre les Alamans, la très chrétienne Clotilde va faire en sorte que son royal époux ne puisse plus différer la cérémonie. Secondée par son amie sainte Geneviève, elle convie en secret Rémi, évêque de la ville de Reims. Qui parle à son tour à Clovis, lequel s’apprêtera au baptême pour le prochain jour de Noël.

Il reste ensuite au jeune roi à conquérir le reste de la Gaule devenue majoritairement chrétienne. Et Clovis s’achemine vers le baptême et le sacre, la hache au poing, la ruse en tête. Bien joué !

Anne de Kiev (1024-1075), princesse russe devenue reine de France, mariée par amour réciproque avec Henri Ier et mère de Philippe Ier, roi diversement jugé

« Après avoir parcouru d’interminables sentiers poussiéreux et de longues routes sous le soleil ou dans le froid, ils ouïrent que la merveille qu’ils recherchaient était encore plus loin, à Kiev, dans cette Russie fraîchement christianisée. »1

Gonzague SAINT-BRIS (1948-2017), Déshabillons l’histoire de France (2017)

Roi des Francs en 1031, Henri Ier se retrouve veuf à 36 ans de sa première femme Mathilde de Frise. Il charge trois hommes de confiance de lui trouver  la perle rare à travers l’Europe, « un idéal de beauté et de sagesse ». Ils découvrent cette princesse russe aussi pieuse que belle, Anna dont le père, Iaroslav le Sage, règne sur la principauté de Kiev. Parlant cinq langues, il a eu neuf enfants destinés à faire de « beaux mariages ». Il est donc heureux de donner son accord à cette union, même si ce départ doit être sans retour.

« Imaginez cette jeune princesse qui chevauche sous la neige. Elle n’a jamais vu l’homme qui va devenir son seigneur, elle ne connaît pas la langue du pays qui l’attend, mais elle va de l’avant avec abnégation et panache » souligne l’historien. Autre biographe, Régine Desforges  (Sous le ciel de Novgorod, 1990) a rendu compte de ce voyage de 12 000 lieues et conté son destin. Parvenue en France, elle apparaît enfin au roi.

« Dès qu’il la voit, il s’enflamme, il ne peut se contenir (…) Ainsi a-t-il atteint son idéal féminin. »

Gonzague SAINT-BRIS (1948-2017), Déshabillons l’histoire de France (2017)

Les noces d’Anne et Henri sont célébrées à Reims le 19 mai 1051, la jeune femme étant sacrée reine le jour même. Elle lui donnera quatre enfants. L’aîné est surnommé Philippe – Anne, descendante de Philippe de Macédoine, introduit à la cour ce prénom porté par six rois, dont Philippe II Auguste (1180-1223) et Philippe IV le Bel (1285-1314), sans oublier le « roi des Français » sous la Monarchie de juillet, Louis-Philippe.

Neuf ans après leur mariage, Henri meurt (empoisonné ?). Anne de Kiev assure la régence du fils aîné (8 ans), avec son oncle le comte de Flandre Baudoin V. Pour échapper à son emprise et aux guerres intestines dominées par les mœurs de la chevalerie où se mêlent amours, jalousies et trahisons, elle se retire avec ses enfants dans la demeure royale de Senlis (Oise) et va fonder l’abbaye Saint-Vincent à la mémoire d’Henri. Une statue du XIXe rend hommage à Anne de Kiev. Elle se remarie avec Raoul de Crépy, comte de Valois qui a répudié son épouse légitime. D’où colère des évêques, excommunication du pape et brouille passagère avec son fils devenu roi.

Philippe Ier régnera 48 ans (troisième plus long règne de l’histoire de France après Louis XIV et Louis XV). Contemporain de la conquête de l’Angleterre par Guillaume de Normandie et de la première croisade, indolent et voluptueux, fort séduisant, ce roi défraie la chronique. Son union avec Bertrade de Montfort, déjà mariée, provoque son excommunication - ce qui l’isole de son peuple comme des grands et turbulents vassaux du royaume. Mais c’est un habile politique. Sous son règne, la ville de Bourges, le comté de Vexin et le Gâtinais sont réunis à la couronne. Il sait profiter de toutes les circonstances pour augmenter sa puissance et ses richesses. Guibert de Nogent (moine et chroniqueur de Picardie) l’accuse d’avoir vendu des bénéfices et l’appelle « hominem in rebus Dei venalissimum. » (l’homme le plus vénal dans les affaires de Dieu)

À la fin d’un règne tumultueux, il abandonne le pouvoir à son fils Louis VI le Gros, dit aussi le Batailleur.

Aliénor d’Aquitaine (1122-1204), reine de France puis d’Angleterre, femme de pouvoir, d’action et de foi, mécène de légende et mère de dix enfants.

« Le roi disait que j’étais diable. »2

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204), selon la formule de l’évêque de Tournai. Le Roi disait que j’étais diable (2014), Clara Dupont-Monod

Ainsi parle son premier mari, Louis VII. Elle a épousé à 15 ans le jeune prince de 16 ans, fasciné par sa beauté (grande blonde aux yeux verts), sa culture (parlant le latin et déjà plusieurs langues), sa liberté d’allure et de comportement (initiation précoce aux amours enfantines). C’est aussi l’héritière du duché d’Aquitaine et du comté de Poitiers – le sud-ouest de la France actuelle, plus grand que la France de l’époque ! On pourrait croire au mariage du siècle, célébré en la cathédrale de Bordeaux le 25 juillet 1137.

Deux semaines plus tard, Louis VI meurt, Louis VII devient roi de France et Aliénor impose les mœurs et coutumes de la cour de Poitiers. Elle fait venir troubadours et trouvères, introduit de nouvelles habitudes alimentaires (les confitures) et vestimentaires (couleurs vives et décolletés échancrés). Elle préside les tournois avec des chevaliers venus d’Aquitaine et du Poitou. On lui prête une brève passion avec l’un d’eux, le connétable Saldebreuil, et Louis devient réellement jaloux.

Ayant convaincu ses vassaux d’Aquitaine de participer à l’expédition, elle accompagne la deuxième croisade (1147-1149). Beaucoup de nobles les imitent, se faisant accompagner de leur dame et leurs chambrières : au final, l’armée qui débarque en Orient compte plus de femmes que d’hommes ! Aliénor séjourne à la cour de l’empereur byzantin, émerveillée par les fastes de la vie orientale. Elle couche avec son oncle et ancien tuteur, Raimond de Poitiers, devenu prince d’Antioche. Du coup, Louis VII change son plan de croisade et lance une campagne vers Jérusalem. Elle refuse de le suivre, il l’emmène de force. L’expédition est un échec cuisant.

« J’estime la foi et déteste la religion. La première grandit l’homme, la seconde l’affole. »

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204), citée par Clara Dupont-Monod, Le Roi disait que j’étais diable

Au retour de la tragique croisade, ils prennent deux navires séparés. Aliénor est capturée par des navigateurs grecs, sauvée par des Normands et se retrouve en Sicile avec Louis VII : un couple royal au bord de la rupture.

Le pape Eugène III tente de les réconcilier, organisant une seconde cérémonie de mariage suivie d’une nuit de noces. Mais le simulacre de réconciliation fait long feu. Aliénor est ouvertement courtisée par Henri Plantagenêt, duc de Normandie et époux de Mathilde, héritière du trône d’Angleterre. Les conseils de l’abbé Suger qui entrevoit les conséquences désastreuses d’un renvoi d’Aliénor ne suffisent plus à convaincre le roi. Louis VII, quoique toujours épris, semble résolu à une séparation, quelles qu’en soient les conséquences politiques.

Mais c’est Aliénor qui invoque le prétexte de la consanguinité. Pour la première fois, une reine demande – et obtient – l’annulation de son mariage. En fait, elle est amoureuse d’Henri, mélange de culture et de force virile. L’annonce du divorce d’Aliénor retentit dans toute la chrétienté, d’autant qu’en 1151, Henri devient roi d’Angleterre. Aliénor a diablement bien joué ! Elle va continuer, défiant les mœurs de ce « mâle Moyen Âge » (Georges Duby).

« Moi, Aliénor, par la grâce de Dieu, après avoir été séparée pour cause de parenté de mon seigneur, Louis le très illustre roi de France, et avoir été unie par le mariage avec mon très noble seigneur, Henri, comte d’Anjou… »

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204), cité par Philippe Delorme, Aliénor d’Aquitaine – Histoire des reines de France (2013)

Aliénor épouse Henri Plantagenêt en 1154. Cérémonie discrète dans la salle des comtes de Poitiers. Après avoir donné deux filles à Louis VII, elle donnera huit enfants (dont cinq fils) à Henri. Tout semble aller pour le mieux, si ce n’est que la nouvelle reine s’intéresse plus à ses propres terres qu’à l’Angleterre de son mari où elle ne fait que de courts séjours, contrainte et forcée. Elle veut avant tout reprendre en main son duché d’Aquitaine, perturbé par l’indiscipline des barons. Fine politique, elle accorde des franchises et des chartes aux villes pour se concilier la bourgeoisie. Elle ordonne la construction de nombreux édifices. Poitiers devient le centre de la vie courtoise et de la poésie. Artistes, poètes et musiciens y convergent de tout le royaume : « Chantez-moi ce qui n’existe pas ! » dit-elle.

« Relève ce qui est détruit, conserve ce qui est debout. »

Aliénor D’AQUITAINE (1122-1204) à son fils préféré, Richard Cœur de Lion. La Révolte ( 2018), Clara Dupont-Monod

À près de 70 ans, cette femme hors norme garde son énergie et sa passion politique. Durant la troisième croisade (1190) destinée à reprendre Jérusalem aux Sarrasins, elle assure la régence. Elle travaille à affermir le pouvoir de Richard, contesté par son frère Jean sans Terre allié pour l’occasion à Philippe Auguste, roi de France depuis 1179, cherchant à étendre le domaine royal aux dépens des possessions de l’Angleterre. Au retour de Terre sainte, il veut s’emparer de la Normandie. Aliénor en personne défend la cité de Gisors ! Quand Richard est prisonnier à Vienne, elle part en 1194 chercher son très cher fils avec une énorme rançon, organisant son second couronnement à leur retour triomphal en Angleterre. Elle se retire ensuite à Fontevraud (ou Fontevrault, Maine-et-Loire), monastère déjà honoré et financé par la reine, mais elle veille toujours aux affaires politiques.

En 1199, Richard Cœur de Lion est assassiné. L’avènement de Jean sans Terre au trône d’Angleterre pose problème et Aliénor jette toutes ses forces dans le combat pour la succession. Elle dirige les opérations, conduisant à coups de chevauchées la résistance contre les nobles frondeurs encouragés par Philippe Auguste. Après un voyage en Castille, elle marie sa petite-fille Blanche avec l’héritier du trône de France (futur Louis VIII, père de saint Louis). Aliénor meurt en 1204 à Fontevraud et l’Aquitaine sera intégrée au royaume de France par Philippe Auguste.

La légende d’Aliénor revient à la mode à l’époque romantique. La caricature de la femme sensuelle et adultère laisse place à un portrait plus nuancé. Aliénor la scandaleuse reste la femme libre et séductrice, mais surtout la reine cultivée, imposant la richesse de la culture occitane à la brutalité des mœurs de la cour capétienne. La « reine des troubadours » est vue comme l’inspiratrice de l’amour courtois, voire le modèle des romans chevaleresques de la geste arthurienne. Sa beauté et son charme inspirent les écrivains et les historiens, à l’image de son gisant représenté un livre ouvert entre les mains à Fontevraud, aux côtés de son fils Richard Cœur de Lion. On reconnaît en même temps la souveraine influente et opiniâtre et la femme libre, disposant de son cœur et de son corps.

Blanche de Castille (1188-1252) la « Dame Louve », forte femme, régente de choc et mère abusive de Louis IX, le futur Saint Louis.

« J’aime qu’on m’aime comme j’aime quand j’aime. »4

BLANCHE DE CASTILLE (1188-1252),  Blanche de Castille (1939), biographie de Marcel Brion

S’il fallait résumer le personnage… Elle a marqué de son empreinte l’histoire tumultueuse du Moyen Âge. Mariée à onze ans par la volonté royale de sa grand-mère Aliénor d’Aquitaine, Blanche fait d’abord figure de simple monnaie d’échange destinée à sceller la paix entre la France et l’Angleterre. Mais à la mort de son mari Louis VIII, elle se retrouve au pouvoir. Le peuple se méfie de cette étrangère et à la faveur de la minorité du roi, les grands seigneurs complotent et multiplient les révoltes contre l’autorité royale. « La Dame Louve » (selon le mot de Marcel Brion) devra affronter de nombreuses difficultés pour maintenir le futur Saint Louis sur le trône de France. Mais l’attachement à ce fils est sans faille et sans mesure…

« J’ai de beaux enfants, par la Sainte Mère de Dieu ! Je les mettrai en gage, car je trouverai bien quelqu’un qui me prêtera dessus. »202

BLANCHE DE CASTILLE (1188-1252), au roi Philippe II Auguste, janvier 1217. Chroniques du ménestrel de Reims (contemporain anonyme et souvent cité, éditions posthumes à partir du XIXe siècle)

Digne petite-fille d’Aliénor d’Aquitaine, belle-fille du roi de France et femme du Dauphin (futur Louis VIII), elle s’irrite de ce qu’on lui refuse argent ou hommes pour aider le prince Louis à prendre la couronne d’Angleterre. Il peut y prétendre (par sa femme, petite-fille d’Henri II Plantagenêt) et les grands barons anglais la lui offrent, révoltés contre Jean sans Terre, roi déplorable et malade caractériel.

La situation se complique après la mort de ce roi. Louis, héritier du trône de France, risque de périr en terre étrangère dans cette aventure mal engagée. Il est battu le 20 mai 1217 par les troupes royales commandées par le régent d’Angleterre Guillaume le Maréchal (70 ans), réputé « le meilleur chevalier du monde ». Le roi de France craint des complications diplomatiques avec l’Angleterre, s’il intervient ! Mais le chantage aux héritiers du trône va porter ses fruits. Blanche a vraiment hérité d’Aliénor : force de caractère et sens de la famille !

« Gardez vos enfants et puisez à votre gré dans mon trésor. »203

PHILIPPE II Auguste (1165-1223), cédant à sa belle-fille, Blanche de Castille. Chroniques du ménestrel de Reims (contemporain anonyme et souvent cité, éditions posthumes à partir du XIXe siècle)

Heureux et pacifique épilogue. Par le traité de Kingston, 1er septembre 1217, le futur Louis VIII renonce au trône d’Angleterre et se retire du piège anglais, contre une forte indemnité – 10 000 marcs. La couronne anglaise est aussitôt reprise par Henri III. Blanche de Castille s’affirme désormais en femme de caractère, mais son attachement au futur Saint Louis passera les bornes de l’amour maternel.

« Bien est France abâtardie !
Quand femme l’a en baillie. »209

Hugues de la FERTÉ (première moitié du XIIIe siècle), pamphlet. Étude sur la vie et le règne de Louis VIII (1894), Charles Petit-Dutaillis

« … Rois, ne vous confiez mie / À la gent de femmenie / Mais faites plutôt appeler / Ceux qui savent armes porter. »

Hugues de la Ferté et Hugues de Lusignan sont les auteurs de couplets cinglants contre Blanche de Castille. Régente à la mort de Louis VIII (1226), elle remplit une fonction définie dans aucun texte et doit faire preuve de pragmatisme. Détestée des grands vassaux qui défendent leurs intérêts contre la couronne de France, cette femme défiant à son tour le « mâle Moyen Âge » est assez forte pour les mater. Pressentant leur fronde, elle a fait sacrer à Reims son fils Louis (11 ans), sans attendre que tous les grands barons soient réunis. On imagine leur fureur !

« Blanche de Castille n’avait ni parents ni amis dans le royaume. »

Jean de JOINVILLE (vers 1224-1317), Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis

Selon les chroniqueurs de l’époque, Blanche accomplit ses fonctions avec fermeté, supportant toutes les injures, les calomnies, les attaques inouïes contre sa vie privée et sa conduite du gouvernement.

En 1234, les deux Hugues (de la Ferté et de Lusignan), soutenus par le roi d’Angleterre, participent avec Raymond VII de Toulouse à une révolte féodale – il y en aura d’autres jusqu’à la fin du Moyen Âge. La régente fait quand même face à une situation particulièrement critique. L’aventure se termine par la soumission des vassaux et la trêve signée avec le roi d’Angleterre. La France sort plus grande et plus forte, après les dix ans de régence de cette femme qui a toutes les qualités (et les défauts) des grands hommes politiques. Reste son trait de caractère le plus connu, aux conséquences historiques : l’attachement de la « Dame Louve » au futur Saint Louis.

« Elle ne pouvait souffrir que son fils fût en la compagnie de sa femme, sinon le soir quand il allait coucher avec elle. »210

Jean de JOINVILLE (vers 1224-1317), Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis

Précieux et fidèle chroniqueur du règne de Louis IX, il donne maints exemples de cette fameuse jalousie d’une mère par ailleurs admirable. Blanche de Castille supporte mal Marguerite de Provence, cette épouse qu’elle a pourtant choisie pour son fils adoré et à juste titre : le mariage apporta la Provence à la France en 1234.

« Hélas ! Vous ne me laisserez donc voir mon seigneur ni morte ni vive ! »211

MARGUERITE DE PROVENCE (1221-1295), à Blanche de Castille, 1240. Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis (posthume), Jean de Joinville

Cri du cœur de la reine, quand sa belle-mère veut arracher Louis de son chevet. Elle venait d’accoucher et « était en grand péril de mort ». La reine donnera douze enfants au roi, dont sept vivront. Statistique conforme à la moyenne. La mortalité infantile était si grande qu’elle poussait les parents à avoir beaucoup d’enfants – aussi bien à la cour et à la ville que dans les campagnes.

La régence de Blanche de Castille s’est achevée à la majorité du jeune roi modeste et encore peu sûr de lui, qui la laisse gouverner pendant huit ans. Elle reste ensuite sa conseillère, parmi d’autres sages conseillers. Elle redevient régente quand son fil part à la croisade en 1248. Marguerite accompagnera son seigneur, sûre de pouvoir ainsi le voir et l’avoir bien à elle – une raison très plausible, avancée par certains historiens.

« La femme que vous haïssiez le plus est morte et vous en menez un tel deuil !
— Ce n’est pas sur elle que je pleure, sénéchal, mais sur le roi, mon époux, pour le chagrin que lui cause la mort de sa mère. »215

MARGUERITE DE PROVENCE (1221-1295), répondant à Joinville (vers 1224-1317), sénéchal de Champagne. Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis (posthume), Jean de Joinville

Malade et retirée à Melun, Blanche de Castille est morte le 27 novembre 1252, à 64 ans. La reine est délivrée de la monstrueuse jalousie de sa belle-mère, mais Louis IX fut profondément bouleversé quand il apprit la nouvelle en Terre sainte et sa femme en est témoin. Il fera un transfert sur elle, l’appelant volontiers à ses conseils royaux et la présentant aux seigneurs de son entourage : « Elle est ma dame et ma compagne, et elle mérite trop mieux mon estime et ma confiance. »

Christine de Pisan (1364-1430), première femme de lettres vivant de sa plume, poétesse sentimentale et philosophe féministe.

« L’existence de la plupart des femmes est plus dure que celles d’esclaves entre les Sarrasins. »269

Christine de PISAN (ou PIZAN)  (vers 1364-vers 1430)

Citation souvent répétée, mais jamais sourcée, traduction libre du texte original : « Elles usent leur lasse vie ou lien de mariage par dureté de leurs maris, en plus grande pénitence que si elles fussent esclaves entre les Sarrasins. » Les Idées féministes de Christine de Pisan (1973), Rose Rigaud, thèse soutenue à Genève, texte repris dans Visages de la littérature féminine (1987), Évelyne Wilwerth.

En cette sombre période de la Guerre de Cent Ans (1337-1453), le culte de l’amour courtois est en déclin – il permit aux femmes de la noblesse de s’élever au-dessus de la condition imposée par la loi, durant deux siècles. La situation est encore plus grave pour les femmes du peuple. Christine de Pisan reste une privilégiée, parvenant à vivre de la littérature, entre inspiration poétique aimablement sentimentale et théorie philosophique originale, voire féministe.

« Je ne sais comment je dure,
Car mon dolent cœur fond d’ire [colère]
Et plaindre n’ose, ni dire
Ma douloureuse aventure,
Ma dolente vie obscure. »

Christine de PISAN (ou PIZAN)  (vers 1364-vers1430). Je ne sais comment je dure… Rondeaux (1390-1400)

Née à Venise, elle vient en France à trois ans, élevée à la cour du roi Charles V le Sage où son père adoré, Thomas de Pizan, a charge d’astrologue officiel et conseiller du roi. Elle vit le bonheur familial, le plaisir d’études poussées, la fréquentation d’un roi qu’elle admire, plus intellectuel que guerrier. À 15 ans, mariée à un gentilhomme picard savant et vertueux, Étienne de Castel, notaire royal de 24 ans, elle est comblée par sa vie de femme et de mère.

1380, début de grands malheurs avec la mort de Charles V qui veillait financièrement sur sa famille. Ce décès fragilise le Royaume : la cour se déchire autour du nouveau souverain Charles VI, âgé de 12 ans et bientôt fou, ce dont l’ennemi anglais saura profiter. Le père de Christine meurt à son tour, ses frères retournent en Italie. Deux ans plus tard, elle perd son mari. Accablée sous les deuils, veuve à 25 ans avec trois enfants à charge, plus sa mère, sa tante analphabète et une nièce malade, sans héritage et poursuivie pour les dettes de son mari, elle doit se défendre elle-même en cour de justice. Ses aventures judiciaires dureront quatorze ans !

Pour tromper son chagrin, elle écrit d’abord par vocation. Sa veine poétique touche avec sa vérité toute simple : « Je ne sais comment je dure. / Et me faut, par couverture,  / Chanter que mon cœur soupire ; / Et faire semblant de rire. / Mais Dieu sait ce que j’endure ; / Je ne sais comment je dure. »

« Seulette suis et seulette veux être.
Seulette m’a mon doux ami laissée,
Seulette suis, dolente et affligée,
Seulette suis en langueur malheureuse,
Seulette suis plus que nulle perdue,
Seulette suis sans ami demeurée. »5

Christine de pisan (ou PIZAN) (vers 1364-vers1430). Seulette suis… Livre des Cent Ballades d’amant et de dame (1406)

Dans son état, une femme de sa condition a le choix : se remarier ou entrer au couvent. Elle refuse. Au Moyen Âge, une telle veuve est soupçonnée d’avarice et de luxure. Qu’importe, elle décide d’affronter son destin !

Après une dépression de quelques mois, elle se bat pour réorganiser ses finances personnelles, avec un sens de la gestion étonnant. Le bénéfice de ses livres compte aussi dans le maintien de son niveau de vie. Ayant le goût de la poésie savante à la mode, elle compose le Livre des cent ballades, série de pièces lyriques compilées qui évoquent son défunt mari, son isolement personnel, sa condition de femme au milieu de la cour hostile. Talent, travail et relations lui procurent des commandes et la protection de puissants – dont la reine de France, Isabeau de Bavière.

Plus remarquable, elle complète l’éducation première reçue de son père et son mari. Elle apprend son métier en véritable intellectuelle, acquiert la culture et le bagage livresque utiles à tout auteur sérieux. Elle se convertit aux sciences et se passionne pour l’Histoire, discipline peu prisée dans les formations universitaires, acquérant ainsi un trésor d’anecdotes exemplaires propres à nourrir ses œuvres. Humaniste et moraliste, elle écrit même des traités politiques et pacifistes.

Elle se distingue surtout par sa veine philosophique particulièrement originale, au point de s’exprimer en homme, de devenir homme par « mutation de fortune ». On parlerait aujourd’hui de transsexualité. Rien ne vaut la citation du texte original pour préciser le propos et éviter tout contresens.

« Vous diray qui je suis, qui parle,
Qui de femelle devins masle (mâle)
Par Fortune, qu’ainsy le voult (veut) ;
Si me mua et corps et voult
En homme naturel parfait ;
Et jadis fus femme, de fait
Homme suis, je ne mens pas. »6

Christine de PIZAN (vers 1364-vers 1430), Le Livre de la Mutacion de Fortune (1400-1403)

La poétesse se remémore les circonstances tragiques de la disparition de son époux, évoqué sur le mode allégorique : l’épidémie dont il fut victime est assimilée à une tempête maritime qui emporte le conducteur de sa nef. La souffrance de la narratrice est si profonde que Fortune elle-même s’apitoie sur son sort et opère sa métamorphose physique : « Homme suis, je ne mens pas ». Ainsi renaît-elle dans un corps d’homme. Au réveil, la malheureuse se sent « transmuée » ; ses membres sont plus forts, sa voix est devenue plus grave, elle peut enfin se faire entendre. La transformation corporelle s’accompagne d’une nouvelle force de caractère. Ainsi la narratrice peut-elle prendre le contrôle de la nef et la réparer.

« Tout homme qui prend plaisir à dire du mal des femmes a l’âme abjecte, car il agit contre Raison et contre Nature : contre Raison parce qu’il est ingrat et méconnaît les bienfaits que les femmes lui apportent, bienfaits qui sont si grands et nombreux qu’on ne saurait les rendre et dont on éprouve sans cesse le besoin ; contre Nature, puisqu’il n’est bête ni oiseau qui ne recherche naturellement sa moitié, c’est-à-dire la femelle ; c’est donc chose bien dénaturée si un homme doué de raison fait le contraire. »

Christine de PISAN (ou PIZAN)  (vers 1364-vers 1430), La Cité des Dames (1405)

Sa philosophie évolue encore. Christine opère une synthèse personnelle, se découvre une nouvelle féminité et la propose aux autres femmes qu’elle défend en tant que telles, contre les préjugés que nous dirions aujourd’hui « sexistes » et avec une « sororité » évidente.

Sa Cité des Dames présente un Panthéon féminin de140 personnages historiques et mythiques, modèles de force, courage, savoir, idéalisme ou sainteté, capables de jouer tous les rôles et de remplir toutes les fonctions réservées aux hommes. Citons Hélène de Troie, Pénélope, Sappho, la Vierge Marie, sainte Geneviève (de Paris), Clotilde, Blanche de Castille, Isabeau de Bavière, Jeanne d’Arc son dernier coup de cœur…

« Si la coutume était de mettre les petites filles à l’école, et que communément on leur fit apprendre les sciences comme on fait aux fils, elles apprendraient aussi parfaitement et entendraient les subtilités de tous les arts et sciences comme ils font. »

Christine de PISAN (ou PIZAN)  (vers 1364-vers 1430), La Cité des Dames (1405)

Sur ce point précis de l’éducation, elle est véritablement féministe au sens actuel et littéralement révolutionnaire au Moyen Âge. La Renaissance lui rendra hommage, bien au-delà des frontières de la France. L’Histoire la traitera ensuite très diversement. Citons le pire et le meilleur.

« Bonne fille, bonne épouse, bonne mère, au reste un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait eu dans notre littérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs. »

Gustave LANSON (1857-1934), Histoire de la littérature française, 1894

« Historien de la littérature et critique littéraire français qui encouragea une approche objective et historique des œuvres » (définition de Wikipédia), dûment diplômé, primé, pédagogue, c’est incontestablement un homme qui fait autorité dans un siècle indiscutablement misogyne et sexiste. Étant critique de profession, il a aussi droit à l’erreur.

« Pour la première fois, on voit une femme prendre la plume pour défendre son sexe. »

Simone de BEAUVOIR (1908-1986), Le Deuxième sexe (1949)

Cet avis tout aussi formel de la féministe française la plus réputée par sa vie et son œuvre eut le mérite de faire découvrir Christine de Pisan aux USA, sacrée icône féministe symbolisant la parité entre les genres.

Isabeau de Bavière (1371-1435), « la grande gaupe » victime à tort ou à raison d’une mauvaise réputation.

« Quelque guerre qu’il y eût, tempêtes et tribulations, les dames et demoiselles menaient grands et excessifs ébats. »325

Jean JUVÉNAL (ou Jouvenel) des URSINS (1350-1431), Chronique de Charles VI

Au pire moment de la Guerre de Cent Ans, la cour est un lieu de scandale et la reine régente montre le mauvais exemple. Isabeau de Bavière est née d’une grande famille dans le duché de Bavière, puissant État du Saint-Empire romain germanique. Elle se comporte moins en reine de France qu’en courtisane grecque ou en impératrice romaine. Pour ses débauches, le peuple la surnomme « la grande gaupe » (femme de mauvaise vie ou prostituée), toute la tendresse allant à la maîtresse du roi fou, Odinette de Champdivers. Sur le plan politique, la situation est catastrophique.

« Le royaume de France est une nef qui menace de sombrer. »324

Jean de COURTECUISSE (1350-1422), prêche à Notre-Dame, 22 janvier 1416. Le Redressement de la France au XVe siècle (1941), René Bouvier

Évêque de Paris et chancelier de l’Université, surnommé Docteur Sublime pour son art oratoire, il résume le drame du pays. La guerre de Cent Ans ayant repris, la chevalerie française est anéantie à la bataille d’Azincourt (1415). Le royaume est frappé « au chef », ayant à sa tête Charles VI le Fou (dit aussi le Bien-Aimé, le peuple ayant pitié de lui) et la reine détestée, Isabeau de Bavière ambitieuse et débauchée.

Le roi d’Angleterre qui vise la couronne de France occupe un quart du territoire et anglicise des villes conquises : habitants tués ou expulsés, remplacés par des Anglais, premier exemple de transfert de population ! La guerre civile continue de plus belle. 29 mai 1418, les Bourguignons reprennent Paris : massacre de 522 Armagnacs dans la nuit. 12 juin, le connétable Bernard d’Armagnac, vrai maître du gouvernement, est massacré. Le dauphin Charles (futur Charles VII avec l’aide Dieu et de Jeanne d’Arc) devient le chef des Armagnacs et se proclame régent, résidant le plus souvent à Bourges. Plusieurs régions se rallient à lui. Une épidémie de choléra décime la capitale toujours tenue par les Bourguignons qui gardent prisonnier le roi Charles VI le Fou. Tandis que la reine est passée au camp des Bourguignons, désavouant son fils Charles VII. Il y a deux gouvernements en France occupée.

« Dès le temps où notre fils sera venu à la couronne de France, les deux couronnes de France et d’Angleterre demeurent à toujours ensemble et réunies sur la même personne […] qui sera roi et seigneur souverain de l’un et de l’autre royaume ; mais gardant toutes les lois de chacun, et ne soumettant en aucune manière un des royaumes à l’autre, ni aux lois, droits, coutumes et usages de l’autre. »328

Isabeau DE BAVIÈRE (1370-1435), Traité de Troyes entre la France et l’Angleterre, 21 mai 1420. Histoire des Ducs de Bourgogne, de la Maison Valois 1364-1477 (1837), M. de Barante

La reine de France et Philippe le Bon, duc de Bourgogne ont fait signer cet ahurissant traité au pauvre roi fou, Charles VI, et les états généraux du royaume vont ratifier.

« Notre fils » en question est Henri V roi d’Angleterre et non pas le dauphin Charles (futur Charles VII) qualifié par sa mère de « soi-disant dauphin », autrement dit désavoué. Henri V de Lancastre consent à laisser la couronne de France à Charles VI, mais en attendant de lui succéder, il a « la faculté et exercice de gouverner et ordonner la chose publique ». En fait, ce traité livre la France aux Anglais. Henri V d’Angleterre conforte encore son héritage le 2 juin, épousant la fille de Charles VI, Catherine de France.

« Isabeau fut élevée par les furies pour provoquer la ruine de l’État et le vendre à ses ennemis ; Isabeau de Bavière apparut, et son mariage, célébré à Amiens le 17 juillet 1385, sera considéré comme le moment le plus horrible de notre histoire (…) La légende noire d’Isabeau atteint sa pleine expression dans une attaque violente contre la royauté française en général et les reines en particulier. »

Tracy ADAMS, féministe anglaise et historienne contemporaine, spécialiste du Moyen Âge, La Vie et l’au-delà d’Isabeau de Bavière (2010)

Cette historienne contemporaine tente de réhabiliter la mémoire de la reine accusée de tous les péchés au plan privé autant que politique – les deux interférant souvent dans le cas d’un personnage public, femme de surcroît.

Rappelons qu’une autre féministe fit son éloge en son temps, Christine de Pisan dans La Cité des dames (1405). Elle soutient le droit d’Isabeau à « régner en tant que régente en cette période de crise » et loue sa grande piété, attestée par le fait qu’elle lègue dans son testament de nombreux biens et effets personnels à la cathédrale Notre-Dame de Paris et à la basilique Saint-Denis. Certes, Christine bénéficia de son mécénat royal – fait culturel souvent oublié, qui doit d’ailleurs être porté au crédit d’Isabeau.

Dans le camp opposé, les témoins à charge, contemporains ou historiens, sont innombrables, dont le marquis de Sade dans son Histoire secrète d’Isabelle de Bavière, reine de France (1813). Il décrit l’amour passionné d’Isabeau pour le duc d’Orléans : « En soumettant la reine à son idéologie de galanterie, il donne à sa rage une violence froide et calculatrice […] Il a admis que les accusations portées contre la reine sont sans fondement. » (Tracy Adams).

On aura quand même tout dit et tout écrit contre cette Isabeau accusée de tous les vices et péchés : sorcellerie, adultère, inceste, corruption, luxure, débauche, intrigues, folles dépenses, avarice, mais aussi trahison, indécision, incapacité à gouverner, mère indigne… La légende noire est assurément bien fournie, sinon documentée.

Seule certitude, cette reine régente, de surcroît étrangère, mariée à 14 ans, se trouve dans une situation historique tragique : guerre civile (Armagnacs contre Bourguignons) et étrangère (Guerre de Cent Ans avec l’Angleterre), mariée à un roi victime très jeune d’accès de démence et fou à 21 ans, entourée de conseillers ou de vassaux aux intérêts et aux avis contraires. Avant elle, Blanche de Castille et après elle Catherine de Médicis, deux reines régentes également étrangères et confrontées à des situations comparables, ont été critiquées, calomniées, détestées, avant d’éventuelles réhabilitations. L’Histoire est complexe – et c’est une science humaine, sujette aux erreurs, aux rumeurs. Au final, le cas d’Isabeau de Bavière reste un mystère.

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