Éloge de l’anonymat dans les citations historiques, l’expression artistique... et les réseaux sociaux ? | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

Anonymat (du grec ἀνώνυμος / anṓnumos, « qui n’a pas reçu de nom, anonyme »), qualité de ce qui est sans nom (ou sans renommée).

« En France et sous nos rois, la chanson fut longtemps la seule opposition possible ; on définissait le gouvernement d’alors comme une monarchie absolue tempérée par des chansons. »815

FÉNELON (1651-1715), Dialogues des morts (1692-1696)

L’histoire de France par les chansons existe bel et bien. Souvent anonyme, la chanson fut l’une des rares formes d’opposition possible et de surcroît très populaire, sous l’Ancien Régime. À l’heure de la Révolution, c’est la voix du peuple qui s’exprime sur tous les tons, le joyeux « Ça ira » devenant un appel au meurtre des « aristocrates à la lanterne » sous la Terreur. Les réseaux sociaux n’ont rien inventé…

D’autres formes d’expression non signées existent. Les pamphlets sont souvent cruels, voire injurieux : quelque 6 500 mazarinades contre Mazarin Premier ministre haï, avant les poissonnades visant la Pompadour (maîtresse de Louis XV), née Jeanne Poisson. Les épigrammes raillent à plaisir et avec esprit, comme les épitaphes après la mort de leur victime. L’une des plus célèbres est quand même attribuée à Rousseau, écrite sur la tombe de Voltaire. Autres moyens d’opposition populaire : pancartes et affiches, cris du peuple associés aux manifestations, « basses Lumières » qui sapent les bases du régime aussi sûrement que les pensées philosophiques au XVIIIe siècle, cahiers de doléances à la veille de la Révolution… jusqu’aux slogans de Mai 68 encore et toujours cités. Tout fait Histoire !

Cas particuliers, des textes célèbres sont nés anonymes, à commencer par La Chanson de Roland au Moyen Âge. Le Discours de la méthode (1637) et les Lettres persanes (1721) n’ont été revendiqués par l’auteur qu’après publication et grand succès : Descartes et Montesquieu. On n’est jamais trop prudent, avec la censure royale.

Des auteurs se dissimulent sous l’anonymat d’un pseudonyme. Henri Beyle en avait une centaine, dont le plus connu, Stendhal signant Le Rouge et le noir (1830) et La Chartreuse de Parme (1839). Autres cas, les femmes écrivant sous un nom d’homme : George Sand ne se cache pas vraiment, contrairement aux quatre sœurs Brontë, dont Charlotte devenue Currer Bell pour signer un best-seller mondial, Jane Eyre (1847). Quelques cas extrêmes sont quasi-pathologiques – intéressants, mais anecdotiques.

À la fin du XXe siècle, l’anonymat total est de règle dans l’art urbain ou Street-art né aux États-Unis : acte de vandalisme ou expression contemporaine originale ? Banksy, star anonyme, s’expose au musée, se vend aux enchères. D’autres artistes restent masqués pour des raisons politiques ou personnelles. C’est un phénomène aussi ancien que l’expression humaine. Faut-il contrôler ou censurer ? C’est un vrai problème de société. Quelques-uns s’en amusent : « La célébrité n’est pas facile à assumer, je ne vois rien de pire, si peut-être, l’anonymat. » Guy Bedos.
Reste le problème de l’anonymat dans les réseaux sociaux. « Nouveaux réseaux, vieux débat. L’ordre contre la liberté ? Le piège est là. » À vous de juger.

1/ CINQ CAS PARTICULIERS D’ANONYMAT DANS L’HISTOIRE LITTÉRAIRE : LE PSEUDONYMAT.

CHATTERTON (1752-1770) : CÉLÉBRITÉS POSTHUMES D’UN JEUNE ROMANTIQUE SUICIDÉ

« Peins-moi, un ange avec des ailes et une trompette, pour claironner mon nom de par le monde. »1

Thomas CHATTERTON (1752-1770), enfant de 10 ans, au potier souhaitant personnaliser une boule faite pour lui. Lucien d’Azay, Le faussaire et son double vie de Thomas Chatterton

Ce jeune poète anglais fut considéré comme un grand faussaire de la littérature par ses contemporains. Il trouvait toute sa puissance créatrice dans le pseudonyme et l’anonymat.

Autodidacte assumé, lecteur boulimique, auteur de satires dès l’âge de onze ans, il fait paraître à seize ans plusieurs morceaux écrits dans un style antique. Il envoie des vers à Horace Walpole, écrivain et homme politique anglais, surtout connu pour son court roman Le Château d’Otrante (1764), premier exemple du genre « roman gothique ». Walpole commença par admirer ses vers, mais ayant appris l’âge de l’auteur, il les lui renvoya avec dédain.

Chatterton reste dans l’histoire pour sa poésie, écrite sous le nom d’un moine du XVe siècle, Thomas Rowley. Il crée ce personnage, il fabrique son œuvre poétique dans un anglais médiéval, sur de faux manuscrits. L’illusion fonctionne si bien qu’il ne parvient plus à se défaire de son masque ! Venu à Londres pour y faire fortune, il se retrouve sans moyens suffisants d’existence. À la mort de son unique protecteur, il lutte quelques jours contre la faim et s’empoisonne à l’arsenic, préférant la mort à cette humiliation : il avait 17 ans, neuf mois et quatre jours.

Reconnu comme poète de talent, les romantiques en font le symbole de l’homme de génie non reconnu. On recueillit ses œuvres, en 1771 et 1803. Alfred de Vigny lui rend hommage dans son roman Stello (1832) et surtout dans la pièce de théâtre (en trois actes et en prose) à son nom. Créée au Théâtre français le 12 février 1835, elle doit aussi son succès à Marie Dorval, la maîtresse de Vigny, jouant le premier rôle féminin.

« Il est atteint d’une maladie toute morale et presque incurable, et quelquefois contagieuse ; maladie terrible qui se saisit surtout des âmes jeunes, ardentes et toutes neuves à la vie, éprises de l’amour du juste et du beau, et venant dans le monde pour y rencontrer, à chaque pas, toutes les iniquités et toutes les laideurs d’une société mal construite. Ce mal, c’est la haine de la vie et l’amour de la mort : c’est l’obstiné Suicide. »

Alfred de VIGNY (1797-1863), Chatterton (1835)

Vigny fait de son Chatterton l’archétype du Poète maudit, créateur romantique, fatalement victime de la société qui l’exploite et ne saurait le comprendre. Le héros en est douloureusement et obsessionnellement conscient :

« Eussé-je les forces d’Hercule, je trouverais toujours entre moi et mon ouvrage l’ennemie fatale née avec moi ; la fée malfaisante, trouvée sans doute dans mon berceau, la Distraction, la Poésie ! …

Elle se met partout ; elle me donne et m’ôte tout ; elle charme et détruit toute chose pour moi ; elle m’a sauvé… elle m’a perdu ! … 

La vie est une tempête, il faut s’accoutumer à tenir la mer…

Les hommes d’imagination sont éternellement crucifiés; le sarcasme et la misère sont les clous de leur croix. »

« Chatterton ! Suicidé ! »

Serge GAINSBOURG (1928-1991), paroles et musique de Chatterton (1967)

Dans cette chanson, l’auteur-compositeur-interprète cultivant son mal de vivre avec génie énumère plusieurs grands personnages historiques suicidés, commençant chaque couplet par « Chatterton !  Suicidé ! »

Alain Bashung (1947-2019), autre ACI au succès tardif (et aux nombreux pseudos), donne le titre de « Chatterton » à son neuvième album studio paru en mai 1994 chez Barclay Records - le morceau le plus connu étant associé à un film de 1999 : Ma petite entreprise (avec Vincent Lindon).

Le groupe français « Feu ! Chatterton » se réfère également au personnage et au tableau du peintre anglais Henry Wallis (1830-1916 ), « Chatterton » (The Death of Chatterton). Il lui rend hommage en reprenant son nom et en ajoutant « Feu » - ce mot qui  « l’enterre »,  accompagné d’un point d’exclamation pour le « ressusciter ».

La maison où Chatterton mourut fut démolie, mais une « blue plaque » marque le site sur Brooke Street, dans la Cité de Londres. C’est dire le culte développé autour du jeune poète qui se voulait anonyme.

Autre histoire anglaise plus connue et encore plus complexe, celle des sœurs Brontë qui ont marqué la littérature.

CHARLOTTE BRONTË (1816-1855) : LA SURDOUÉE DE LA FAMILLE

« Vous avez froid, vous êtes malade et vous êtes sotte.
- Prouvez-le, rétorquai-je aussitôt.
- Je vais vous le prouver en peu de mots. Vous avez froid, parce que vous êtes seule ; aucun contact ne fait jaillir la flamme qui est en vous. Vous êtes malade, parce que le sentiment le meilleur, le plus doux, le plus sacré que l’homme puisse éprouver vous est interdit. Vous êtes sotte parce que, vous ne lui ferez pas signe d’approcher, vous ne ferez pas un seul pas à sa rencontre, quelles que soient vos souffrances. »2

Charlotte BRONTË (1816-1855), Jane Eyre (1847)

Étonnant parcours de Charlotte Brontë dont la vie et l’œuvre se combinent avec un mélange de réalisme et de romantisme aussi original que séduisant - et provoquant pour l’époque. Elle utilise comme ses sœurs (et quelques consœurs) un nom masculin, affirmant que l’anonymat nourrit sa créativité.

Prônant l’indépendance de la femme à travers le travail, malgré toutes les difficultés affrontées dans sa vie, gardant les principes de la société anglaise de son temps (fidélité, pureté avant le mariage, respect des conventions…), elle a su mettre une note, voire une partition entière sur la lutte féministe dans son roman… Et elle luttera pour sa publication, chose pas du tout acquis au départ de l’aventure, vécue par cette grande timide en société !

« Ce livre est un triomphe s’il est le fait d’un homme, mais odieux si c’est le fait d’une femme. »

The Economist (1846), « Ces illustres artistes qui ont revendiqué l’anonymat », France Culture, 4 février 2019

Critique quelque peu sexiste du manuscrit de Jane Eyre qui circule à Londres, en quête d’éditeur ! L’auteur qui signe (Currer Bell) ose suggérer que les femmes sont des êtres libres et indépendants en pleine ère victorienne. Mais l’ouvrage, présenté comme un roman autobiographique, divise déjà l’opinion. Ces spéculations sur l’identité de l’auteur contribuent grandement au succès et à la popularité de Jane Eyre. Quelle n’est pas la surprise du public, découvrant la vérité : Currer Bell s’appelle en réalité Charlotte Brontë !

En Angleterre comme en France, le XIXe fut le siècle le plus ouvertement misogyne de l’Histoire. La baronne Dudevant écrivait ses romans très populaires et ses pièces de théâtre (très prisées à l’époque) sous le nom de George Sand (prénom non genré et patronyme inspiré de son amant Jules Sandeau), cependant que les trois sœurs Brontë avaient pris des pseudonymes masculins – tout en gardant leurs initiales.

Ainsi Charlotte s’appelait-elle Currer Bell, « Bell » était le deuxième prénom du vicaire de Haworth, Arthur Bell Nicholls qu’elle épousera plus tard, et « Currer » le nom de famille de Frances Mary Richardson Currer qui avait financé leur école. Emily Brontë se faisait appeler Ellis Bell et Anne Brontë signait Acton Bell.

Autre hypothèse : les sœurs Brontë ont pu choisir d’abréger le prénom de leur frère Branwell en BELL Branwell Brontë (1817-1848) ne fit pas partie de cette aventure littéraire, mais ses sœurs lui étaient fort attachées. Le voir sombrer dans la dépression et l’alcoolisme fut une épreuve, surtout après le double drame des sœurs aînées, Maria (1814-1825) et Élizabeth (1815-1825) mortes encore enfants de tuberculose contractée dans le même pensionnat aux conditions de vie extrêmement dures – on parlerait aujourd’hui de maltraitance.

Restent les trois sœurs Brontë aux vies brèves et tourmentées : Anne Brontë (1820-1849) la cadette fut poétesse et romancière, Émilie Brontë (1818-1848) écrivit Les Hauts de Hurlevent, son unique roman considéré comme un classique de la littérature anglaise et Charlotte Brontë (1816-1855) deviendra mondialement célèbre avec Jane Eyre.

« Il n’y a rien de si triste que la vue d’un méchant enfant, surtout d’une méchante petite fille. Savez-vous où vont les réprouvés après leur mort ? »
Ma réponse fut rapide et orthodoxe.
« En enfer, m’écriai-je.
- Et qu’est-ce que l’enfer? pouvez-vous me le dire?
- C’est un gouffre de flammes.
- Aimeriez-vous à être précipitée dans ce gouffre et à y brûler pendant l’éternité ?
- Non, monsieur.
- Et que devez-vous donc faire pour éviter une telle destinée ? »
Je réfléchis un moment, et cette fois il fut facile de m’attaquer sur ce que je répondis.
« Je dois me maintenir en bonne santé et ne pas mourir. »

Charlotte BRONTË (1816-1855), Jane Eyre (1847)

Orpheline, Jane Eyre est recueillie à contrecœur par une tante qui la traite durement. Placée dans un orphelinat, elle y reste pensionnaire et malheureuse jusqu’à dix-huit ans. Les conditions de vie décrites dans ce roman reflètent la réalité… Chétive et disgracieuse, sans fortune ni relations, Jane trouve une place de gouvernante au manoir de Thornfield et au service de son propriétaire, le riche John Rochester. Entre Jane et son maître, l’intimité et la complicité grandissent, pour devenir un amour réciproque. La jeune femme entrevoit un immense bonheur… Tous ses espoirs s’écroulent quand elle apprend la vérité : Rochester est marié, sa femme, toujours vivante, demeurant dans les combles du château, enfermée dans sa folie…

La vie les sépare, ils se retrouveront – lui physiquement diminué, aveugle (un incendie accidentel provoqué par sa femme). Jane est trop heureuse de pouvoir se consacrer à cet amour, l’épouser, lui donner un enfant et lui redonner partiellement la vue en même temps que la Vie…

« Je peux me défendre face à mes ennemis, mais Seigneur, délivre-moi de mes amis ! »

Charlotte BRONTË (1816-1855), Lettre à son éditeur, 1850

Jane Eyre, manuscrit publié non sans mal en 1847, établit aussitôt la réputation de l’auteur. Cette autobiographie imaginaire consacrant l’union du romantisme et du gothique scandalise et passionne l’Angleterre victorienne.

En juillet 1848, Charlotte décide de rompre l’anonymat qui la protégeait. Avec sa sœur Anne (Emily ayant refusé de les suivre), elles se rendent à Londres par le train, voulant prouver à la maison d’édition Smith, Elder & Co que chaque sœur est bien un auteur indépendant - pour contrer la rumeur des trois romans écrits par la même personne, Ellis Bell, alias Emily Brontë.

George Smith est surpris de se trouver face à deux petites provinciales mal fagotées, paralysées par le trac, qui pour s’identifier lui tendent une de ses lettres adressée à Messrs. Acton, Currer et Ellis Bell. Revenu de sa surprise, il les reçoit chez sa mère avec tous les égards dus à leur talent, les invitant même à l’opéra, au prestigieux Covent Garden, pour une représentation du Barbier de Séville de Rossini…

Voilà Charlotte poussée malgré elle sous le feu des projecteurs de la célébrité. Maladivement timide en société, elle s’exprime par monosyllabes, confrontée à des peintres qui font son portrait, à des écrivains qu’elle n’apprécie pas forcément (notamment Dickens). Elle va finalement épouser le révérend Arthur Bell Nicholls, ce vicaire ami qui a presque son âge.

Au retour de son voyage de noces en Irlande où elle fut présentée à sa belle-famille, sa vie change. Elle s’acquitte de ses devoirs d’épouse et écrit à ses amies que Mr Nicholls est bon et attentionné. Elle est malgré tout terrifiée par sa nouvelle condition, confiant à sa plus proche amie Ellen Nussey : « C’est une chose solennelle, étrange et périlleuse pour une femme de devenir une épouse. » Lettre du 19 juin 1854.

Elle meurt l’année suivante à 39 ans (presque au même âge que sa mère), officiellement de tuberculose – on parlera aussi d’une typhoïde ou d’une complication de grossesse à ses débuts. Un destin finalement aussi romanesque que Jane Eyre.

FERNANDO PESSOA (1888-1935) : L’INTRANQUILLITÉ PERSONNIFIÉE.

« J’ai traversé la vie comme le fantôme de ma propre vie. »3

Fernando PESSOA (1888-1935), Collège de Droit de la Sorbonne, 30 novembre 2020. « Fernando Pessoa : intranquille poète aux multiples facettes. »

Employé de bureau, Fernando Pessoa a passé sa vie à écrire dans l’ombre et apparemment résigné, comme il l’exprime dans l’œuvre posthume qui le fera connaître au monde entier : « Mon destin est peut-être, de toute éternité, d’être comptable, et la poésie ou la littérature ne sont peut-être qu’un papillon venant se poser sur mon front, et qui me rend d’autant plus ridicule que sa beauté est plus éclatante. » Le Livre de l’intranquillité (posthume, 1982).

Totalement inconnu de son vivant, il devient un mythe après sa mort.

Il laisse une œuvre plurielle avec 70 hétéronymes dont il invente la vie et les écrits, signés Alberto Caeiro, Álvaro de Campos, Ricardo Reis, Bernardo Soares… Il pousse le souci du détail jusqu’à faire la biographie des plus importants ! Quant à la sienne, il la tient apparemment pour inexistante.

« Si lorsque je serai mort on veut écrire ma biographie, il n’y a rien de plus simple. Il n’y a que deux dates, celle de ma naissance et celle de ma mort, entre une chose et l’autre tous les jours sont à moi. »

Fernando PESSOA (1888-1935), « Une vie, une œuvre - Fernando Pessoa, celui qui n’était personne ». France-Culture, 2 avril 1987

Lisbonne, 30 novembre 1935. Un homme de 47 ans meurt d’une insuffisance hépatique, seul, prématurément vieilli par l’alcool. À son enterrement, quelques amis, des curieux. Et pourtant, il fait la une des journaux, héros d’un authentique fait divers…

On retrouve chez lui une grande malle noire contenant 27 543 documents, écrits divers et signés de noms différents, inachevés, remodelés, exhumés peu à peu, prêts à être édités. De son vivant, Fernando Pessoa, poète portugais, n’a publié qu’un seul ouvrage, Message en 1934 et quelques poèmes disséminés dans les journaux.

Le Livre de l’intranquillité sera édité en 1982 et son Faust en 1988. Tous ces manuscrits se trouvent depuis 1979 à la Bibliothèque nationale de Lisbonne. Mais comment et pourquoi Fernando Pessoa est-il devenu un poète pluriel ?

Cet orfèvre des mots est un homme ordinaire et fracturé : plusieurs auteurs en un seul corps. Plus étrange encore, ce nom de Pessoa…

« Pessoa n’est pas un pseudonyme et Pessoa veut dire effectivement ‹personne›, au sens latin du terme, c’est-à-dire le masque, et non pas au sens grec, le ‹nemo›, c’est-à-dire l’absence de quelqu’un. Ici il s’agit des masques, or tout le travail de Pessoa se fonde sur la multiplication des masques. »

Hubert JUIN (1926-1987), « Une vie, une œuvre - Fernando Pessoa, celui qui n’était personne ». France-Culture, 2 avril 1987

L’explication est simple à ce phénomène complexe qui ne cesse d’interroger les exégètes.

La clé de l’énigme peut se trouver dans l’œuvre immense laissée par lui, notamment dans le beau titre qui le rendra célèbre, avec cette « intranquillité » qui le rend comparable aux grands contemporains infiniment tourmentés : l’Autrichien Rainer Maria Rilke (1875-1926), l’Argentin Jorge Luis Borges (1899-1986), le Roumain Emil Cioran (1911-1995).

« La solitude me désespère ; la compagnie des autres me pèse. »

Fernando PESSOA (1888-1935), Le Livre de l’intranquillité (1982)

Enfermé dans cette impasse, Pessoa multiplie les sens interdits propres à sa vie et force le lecteur à s’interroger sur sa propre existence :

« La liberté, c’est la possibilité de s’isoler. Tu es libre si tu peux t’éloigner des hommes sans que t’obliges à les rechercher le besoin d’argent, ou l’instinct grégaire, l’amour, la gloire ou la curiosité, toutes choses qui ne peuvent trouver d’aliment dans la solitude ou le silence. S’il t’est impossible de vivre seul, c’est que tu es né esclave. Tu peux bien posséder toutes les grandeurs de l’âme ou de l’esprit : tu es un esclave noble, ou un valet intelligent, mais tu n’es pas libre. »

L’auteur enchaîne selon sa logique sur quelques constatations existentielles et personnelles :

« Nous sommes qui nous ne sommes pas, la vie est brève et triste. Le bruit des vagues, la nuit, est celui de la nuit même ; et combien l’ont entendu retentir au fond de leur âme, tel l’espoir qui se brise perpétuellement dans l’obscurité, avec un bruit sourd d’écume résonnant dans les profondeurs ! »
« Combien de larmes pleurées par ceux qui obtenaient, combien de larmes perdues par ceux qui réussissaient ! Et tout cela, durant ma promenade au bord de la mer, est devenu pour moi le secret de la nuit et la confidence de l’abîme. »
« Que nous sommes nombreux à vivre, nombreux à nous leurrer ! Quelles mers résonnent au fond de nous, dans cette nuit d’exister, sur ces plages que nous nous sentons être, et où déferle l’émotion en marées hautes ! »
« La seule réalité pour moi, ce sont mes sensations. »
« Les choses n’ont de valeur que par l’interprétation qu’on en donne. »
« Passer des fantômes de la foi aux spectres de la raison, c’est simplement changer de cellule. »

Pour conclure (trop) simplement : « Bienheureux ceux qui ne confient leur vie à personne. »

« Renoncer, c’est nous libérer. Ne rien vouloir, c’est pouvoir. »

Fernando PESSOA (1888-1935), Le Livre de l’intranquillité (1982)

Ce peut être la clé de l’œuvre et du personnage avec la vie telle qu’il l’a « simplement » vécue. D’autres formes de sagesse existent aussi :

« Rien n’a d’importance, et je crois que bien des gens ont considéré la vie comme un enfant turbulent, en soupirant après le calme qu’ils allaient enfin connaître quand il irait se coucher. »

Et ces intimes convictions qu’il nous livre en philosophe apaisé :

« Nous n’aimons jamais vraiment quelqu’un. Nous aimons uniquement l’idée que nous nous faisons de ce quelqu’un. Ce que nous aimons, c’est un concept forgé par nous — et en fin de compte, c’est nous-mêmes. »
« J’ai pris une telle habitude de ressentir le faux comme le vrai, les choses rêvées aussi nettement que les choses vues, que j’ai perdu la capacité humaine, erronée me semble-t-il, de distinguer la vérité du mensonge. »
« Certaines métaphores sont plus réelles que les gens qu’on voit marcher dans la rue. »
Jusqu’à cette dernière confidence qui peut valoir consolation pour « l’intranquillité » de l’homme tourmenté :
« Je ne suis guère touché d’entendre dire qu’un homme, que je tiens pour fou ou pour un sot, surpasse un homme ordinaire en de nombreuses occasions ou affaires de l’existence. Les épileptiques, en pleine crise, sont d’une force extrême ; les paranoïaques raisonnent comme peu d’hommes normaux savent le faire ; les maniaques atteints de délire religieux rassemblent des foules de croyants comme peu de démagogues (si même il en est) réussissent à le faire, et avec une force intérieure que ceux-ci ne parviennent pas à communiquer à leurs partisans. Et tout cela prouve seulement que la folie est la folie. Je préfère la défaite, qui reconnaît la beauté des fleurs, à la victoire au milieu du désert, emplie de cécité de l’âme, seule avec sa nullité séparée de tout. »

Reste un dernier message du poète portugais qui, sous un autre pseudo, nous offre malgré tout un espoir :

« Notre vie est un voyage
Dans la nuit et dans le vent
Nous trouvons notre passage
À travers espace et temps
Rien jamais ne nous arrête
Et du soir jusqu’au matin
Chaque nuit est une fête. »
Et non pas un songe vain. »

Alvaro de CAMPOS, alias Fernando PESSOA (1888-1935), Le Gardeur de troupeaux et les autres poèmes (1987)

 

TRAVEN (1882??-1969) : L’INCONNU CÉLÈBRE.

« Ma vie m’appartient, seuls mes livres appartiennent au public. »4

B. TRAVEN (1882 ??-1969), « Écrivain mystère et œuvre légendaire » par Charles Jacquier Le Monde diplomatique, mars 2018

Romancier américain majeur, l’un des plus lus au monde à l’instar de Jack London, il reste relativement méconnu dans les pays francophones. Le Trésor de la Sierra Madre (25 millions d’exemplaires vendus),  La Révolte des pendus ou encore Le Vaisseau des morts sont d’incroyables récits sociaux, imagés et bouleversants.

Mais tout au long de son existence, l’auteur a voulu brouiller les pistes sur son identité, ses faits et gestes. On lui connaît une trentaine de pseudonymes différents, presque autant de lieux et dates de naissance, quatre ou cinq nationalités… Ce mystère intrigue et passionne. Il en donne la raison, vraie ou pas…

« La principale raison de maintenir l’incognito est la peur que, sans cela, la force et le courage me manqueraient et que je cesserais de décrire la pure vérité. »

B. TRAVEN (1882 ??-1969) « Ces Illustres artistes qui ont revendiqué l’anonymat », France Culture, 4 février 2019

B. Traven serait le nom de plume d’un écrivain et scénariste anarchiste de langue allemande, de nationalité mexicaine à partir de 1951. Date et lieu de naissance inconnus, mais il est mort à Mexico le 26 mars 1969. Considéré comme un écrivain majeur du XXe siècle, auteur de plus d’une cinquantaine d’ouvrages, de nombreux détails biographiques demeurent ignorés ou sujets à interprétation.

Une certitude, il a longtemps vécu au Mexique où se situe l’action de nombre de ses œuvres, dont Le Trésor de la Sierra Madre (Der Schatz der Sierra Madre) porté vingt ans après à l’écran et qui contribue à sa gloire.

Reste une piste privilégiée : B. Traven, romancier et révolutionnaire, est un haletant récit sur l’écrivain qui acheva sa course au Mexique en se faisant le chantre des revendications égalitaires des populations indiennes. Cette biographie rédigée en 1965 et plusieurs fois actualisée, signée du savant allemand Rolf Recknagel (1918-2006), s’attache à décrypter l’œuvre et la vie de l’aventurier des lettres. Il avait été acteur, journaliste et engagé dans la République des conseils de Bavière sous le nom de Ret Marut en 1919, proscrit pour qui l’anonymat comptait aussi. B. Traven et Ret Marut ne feraient donc qu’une seule et même personne. N’en déplaise à l’auteur, né rebelle à toute identification.   

« Quand on postule un emploi de veilleur de nuit ou d’allumeur de réverbères, on se voit demander un curriculum vitae (…) Mais ce n’est pas chose à exiger d’un travailleur qui crée des œuvres intellectuelles. C’est impoli. Et c’est l’inciter à mentir… »

B. TRAVEN ( ??-1969), Lettre à son éditeur (1926).Éditions Libertalia, Catalogue : La Petite littéraire. B.Traven ; romancier et révolutionnaire

Dans une lettre envoyée à son éditeur et qui accompagnait Le Vaisseau des morts (1926), le premier roman qui allait le faire connaître, il jouait franc jeu … Jusqu’à sa mort au Mexique, en 1969, cet éternel « sans-papiers » utilisa toutes les techniques de camouflage afin de subvertir les pièges de l’identité.

« Chaque époque a son Inquisition. La nôtre a le passeport pour remplacer les tortures du Moyen Âge. Et le chômage. »

B. TRAVEN ( ??-1969), Le Vaisseau des morts, Das Totenschiff (1926)

L’anarchiste en lui restera rebelle à ce flicage. D’où le mystère qui l’entoure toujours. Vagabond ? Pirate ? Explorateur ? Toutes les hypothèses, y compris les plus farfelues, ont été avancées.

Mais on en revient à la biographie de Rolf Recknagel consacrée à cet « anonyme célèbre » et qui se distingue par sa méthode : plutôt que la recherche du sensationnel, elle privilégie une approche littéraire exigeant une attention à l’écriture elle-même, à ses élans comme à ses failles. Relisant nouvelles et romans, dont plusieurs adaptés au cinéma, Recknagel en souligne la portée à la fois explosive et désespérée.

À partir de cette méthode, il réaffirme à chaque réédition que, derrière le masque de B. Traven se dissimulait Ret Marut, pamphlétaire anarchiste en 1919, aux côtés d’intellectuels comme Gustav Landauer, principal théoricien du socialisme libertaire en Allemagne, mort en 1919. On peut presque entendre sa voix dans le roman de Traven…

« Quand je vois une gigantesque statue de la liberté à l’entrée du port d’un grand pays, je n’ai pas besoin qu’on m’explique ce qu’il y a derrière. Si on se sent obligé de hurler : ‘Nous sommes un peuple d’hommes libres !’, c’est uniquement pour dissimuler le fait que la liberté est déjà fichue ou qu’elle a été tellement rognée par des centaines de milliers de lois, décrets, ordonnances, directives, règlements et coups de matraque qu’il ne reste plus, pour la revendiquer, que les vociférations, les fanfares et les déesses qui la représentent. »

B. TRAVEN ( ??-1969), Le Vaisseau des morts, Das Totenschiff (1926)

Plusieurs thèmes chers à Traven sont présents dans ce roman de l’écrivain d’origine allemande : négation de l’héroïsme militaire, du militarisme, critique du capitalisme mortifère. Il adopte le point de vue des prolétaires (écrivant « l’épopée de ceux qui se tapent le boulot »), au contraire d’un Conrad dont les romans de mer ne donnent que le point de vue des officiers (généralement négatif à propos leur équipage).

L’équipage est aussi une métaphore de la condition humaine dans un monde capitaliste : venus de partout, ne comptant que pour leur force de travail, dépourvus de papiers donc d’identité, et donc de patrie, ils sont déjà morts au monde ; ils font peut-être partie de ces hommes dont la Première Guerre mondiale a fait, en les traumatisant, des morts sociaux ; et leur vie n’a aucune valeur pour leur employeur qui les destine à la mort.

L’écriture de Traven porte la trace de Shakespeare dont il a étudié les œuvres quand il était acteur en Allemagne, dans les années 1907-1915. Le nom du héros, Gerard Gale, a pu être inspiré par Linn A. E. Gale, fondateur du syndicat anarchiste des IWW au Mexique, que Traven a pu rencontrer. Ce nom signifie « tempête » en anglais. On retrouve un personnage portant ce nom dans Les Cueilleurs de coton et dans Le Trésor de la Sierra Madre.

« Il est un trésor qui ne te paraît point mériter la peine d’un voyage, et qui se trouve être pourtant ce ‘trésor véritable’ pour la recherche de quoi ta vie te semble trop courte. Le trésor étincelant auquel tu songes est exactement à l’opposé de celui-là. »

B. TRAVEN ( ??-1969), Le Trésor de la Sierra Madre (1927)

C’est l’épigraphe, autrement dit la citation en exergue de son roman le plus célèbre. L’or est un appât, magique mais dangereux. Impossible de s’en détacher une fois qu’on y a touché, dit le vieux prospecteur Howard. En dépit de ses cheveux blancs, il est prêt à retourner fouiller le sable aurifère, s’il réussit à trouver l’argent pour acheter du matériel ? Le jeune Dobbs qui l’écoute est prêt tenter sa chance, plutôt que de traîner misère entre deux engagements dans les mines ou les camps de forage. Il en discute avec son compagnon d’infortune Curtin. La décision est prise, ils partiront avec Howard. La « fièvre de l’or » frappera Dobbs dans cette rude aventure menée avec acharnement pendant des mois au cœur de la Sierra Madre, jusqu’au dénouement brutal… Ce roman sur la vie et le destin des chercheurs d’or s’achèvera par une note philosophique et gaie. C’est aussi la dernière scène du film de John Huston, en 1948.

Dans le cadre des années 20 et des mirages dorés véhiculés par les montagnes mexicaines, le destin des trois protagonistes prend tour à tour la forme du conte moral, de la tragédie et de la farce. Trois personnages qui incarnent trois visions bien différentes de l’aventure. La fuite en avant qui accompagne le pur attrait du gain, l’étape nécessaire pour la réalisation réfléchie d’un projet, et la simple raison de vivre de l’aventurier : les trois personnages offrent à travers leur rapport à l’or et à sa quête un spectre très large d’interprétations.

Le personnage de Howard (interprété par Walter Huston, père du réalisateur) reste le plus savoureux : expert en localisation des précieux filons ou confortablement allongé dans un hamac, dans un état de jouissance apaisée et de joie de vivre communicative, jusqu’à ce superbe fou rire final de plus d’une minute. Inoubliable… Reste aussi la composition d’Humphrey Bogart, surprenant dans le rôle de Dobbs, parano, tour à tour menaçant et attachant.

Laissons le mot de la fin à l’inconnu célèbre.

« Un créateur ne saurait avoir d’autre biographie que son œuvre. »

B. TRAVEN ( ??-1969), Le Monde, 4 août 2016

 

HISTOIRE D’O : ANATOMIE D’UN ROMAN SADO-MASO.

« Jusque-là, il était clair que Sir Stephen serait son maître, et …son seul maître, dans le rapport exact qui lie le maître à l’esclave. Elle n’en attendait aucune pitié, mais ne pouvait-elle lui arracher quelque amour ? »6

Pauline RÉAGE, pseudonyme de Dominique AURY (1907-1998), publié aux Éditions Pauvert (1954), prix des Deux-Magots (1955)

O, jeune femme libre (des années 50), est emmenée en taxi par son amant René dans un château de Roissy où l’on « dresse » les femmes. Devenue esclave par amour et de son plein gré, elle souffre, doit s’accoutumer au fouet et y trouve peu de plaisirs - hormis celui d’appartenir à quelqu’un. Marquée au fer rouge aux initiales de son maître, les lèvres de son sexe percées de deux anneaux dont l’un supporte le poids d’un disque de métal doré où est gravé le nom de son propriétaire, O promet, toujours par amour, de se soumettre à toutes les volontés de son amant : d’abord René, puis sir Stephen auquel il finit par la donner. Et O s’exécute.

Le roman trop bien écrit (et senti) pour n’être qu’un vulgaire « porno » fait scandale dans le tout-Paris et bien au-delà – il sera vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde et traduit en une vingtaine de langues. Pour l’Histoire, il rappelle les conditions imposées aux pensionnaires des maisons closes, avant la campagne de Marthe Richard qui aboutit à leur interdiction en 1946.

Mais qui se cache derrière le pseudonyme de l’auteur au prénom non genré ?

« Que vous soyez femme, je n’en doute guère. […] C’est qu’O, le jour où René l’abandonne à de nouveaux supplices, garde assez de présence d’esprit pour observer que les pantoufles de son amant sont râpées, il faudra en acheter d’autres. Voilà ce qu’un homme n’aurait jamais trouvé, en tout cas n’aurait pas osé dire. »

Jean PAULHAN (1884-1968), préfacier d’Histoire d’O

Ce détail (intéressant) mis à part, cela semble évident à chaque page et dans toutes les manifestations de la soumission amoureuse. Et pourtant, la rumeur courut : l’auteur n’était autre que Paulhan… Et pourquoi pas Henry de Montherlant (qui n’aimait pas les femmes), André Malraux (le bel aventurier mythomane) ou André Pieyre de Mandiargues (sulfureux surréaliste et préfacier de Pierre Louÿs), autrement dit, de grands noms de la littérature !

Des gens « bien informés » ou simplement inspirés (dont Henri-Georges Clouzot, réalisateur expert en sado-masochisme) ont pourtant pensé à Dominique Aury, secrétaire de la Nouvelle Revue française, intellectuelle de haut vol, ayant tutoyé Borges ou traduit et fait découvrir Fitzgerald – autant de lettres de noblesse littéraire à l’époque.

Il faudra quand même attendre quarante ans pour avoir la clé du mystère – le nom et surtout les raisons d’être de cette Histoire d’O véritablement écrite pour son préfacier, lui-même critique littéraire et éditeur (gérant de la NRF) : « Enfin une femme qui avoue ! Qui avoue quoi ? Ce dont les femmes se sont de tout temps défendues (mais jamais plus qu’aujourd’hui). Ce que les hommes de tout temps leur reprochaient : qu’elles ne cessent pas d’obéir à leur sang ; que tout est sexe en elles, et jusqu’à l’esprit. Qu’il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesse les battre. Qu’elles ont simplement besoin d’un bon maître, et qui se défie de sa bonté… »

« Je n’étais pas jeune, je n’étais pas jolie. Il me fallait trouver d’autres armes. Le physique n’était pas tout. Les armes étaient aussi dans l’esprit. ‘Je suis sûr que tu ne peux pas faire ce genre de livres’, m’avait-il dit. Eh bien, je peux essayer, ai-je répondu. »

Dominique AURY (1907-1998), au New Yorker en 1994, magazine américain.

Âgée de 86 ans, elle expliquera s’être avant tout inspirée de ses fantasmes (non sexuels) remontant à l’enfance. Elle voulait écrire à Paulhan une lettre d’amour en forme de roman : c’était aussi bien écrit que bien joué, puisque fin lecteur, il l’épousera en troisièmes noces.

Le prénom Pauline est un hommage à Pauline Borghèse, la sœur préférée de Bonaparte, la plus belle et la moins sage. Le nom « O » était pour « Odile », prénom resté à l’état d’initiale pour épargner une autre Odile, amie de Dominique. Ce nom pouvait aussi désigner un « objet » ou le symbole d’un « orifice ». Tout peut faire mystère ou évocation, dans ce genre de littérature.

Histoire d’O fut donc publié à 600 exemplaires par Jean-Jacques Pauvert, en juin 1954, au même moment que le premier roman Françoise Sagan, Bonjour tristesse. Une bonne année pour l’éditeur de 27 ans. Le manuscrit avait été refusé par Gallimard, Gaston étant influencé par Jean Dutourd, jugeant inacceptable l’édition d’un récit considéré comme pornographique.

La sortie du livre fut très commentée par le milieu littéraire : « à vomir » pour François Mauriac indigné, mais séduit par Sagan, le « charmant petit monstre. Georges Bataille et Graham Greene se montrent à l’inverse admiratifs du travail de Pauline Réage.

Histoire d’O reste une belle histoire d’anonymat dans la littérature française, très datée « années cinquante », entre le Deuxième Sexe de Beauvoir (1949) et avant Mai 68 qui révolutionnera au moins les mœurs. De nos jours, la « dark romance » renouvelle le genre, avec ses « écrits d’histoires d’amours torturées et tortueuses, des relations fictives qui explorent des dynamiques de domination, de pouvoir et de soumission. »

2/ LE PHÉNOMÈNE BANKSY : LA STAR ANONYME DU STREET ART.

« Combattez les combattants, pas leurs guerres. »8

« Vous n’avez pas besoin de permis de construire pour construire des châteaux dans le ciel. »

« Je veux juste faire du monde un endroit plus beau. Si vous ne l’aimez pas, vous pouvez peindre dessus ! »

« Si ce n’est pas grave, débarrassez-vous en. Si vous ne pouvez pas vous en débarrasser, c’est que c’est important. »

« Lorsque vous vous rendez dans une galerie d’art, vous êtes simplement un touriste regardant l’armoire à trophées de quelques millionnaires. »

« Un mur est une très grosse arme. C’est l’une des pires choses avec lesquelles vous pouvez frapper quelqu’un. »

« Je ne sais pas pourquoi les gens tiennent tant à rendre publics les détails de leur vie privée ; ils oublient que l’invisibilité est un super pouvoir. »

« Nous ne pouvons rien faire pour changer le monde tant que le capitalisme ne s’effondrera pas. En attendant, nous devrions tous faire du shopping pour nous consoler. »

« Le graffiti est l’un des rares outils dont vous disposez si vous n’avez presque rien. »

« Il n’y a rien de plus dangereux que quelqu’un qui veut rendre le monde meilleur. »

Cet autoportrait de Bansky parlant de son œuvre et du monde en 10 citations est un cadeau. Il semble inutile de commenter ses prises de position : elles sont claires.

Nous allons simplement les compléter et les illustrer par quelques anecdotes associées à ses réalisations les plus célèbres, tout en sachant que le mystère Bansky demeure, soigneusement entretenu…

ZaBanker, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

ZaBanker, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

« Love is in the Air (Flower Thrower) »

Pascal ORDONNEAU, ancien PDG de HSBC invoice finance, acutuel secrétaire général de l’Institut de l’Iconomie

Créée par Banksy en 2005 sur le fameux mur de Jérusalem, cette fresque au pochoir est sans doute la réalisation la plus célèbre de l’artiste. Appelé aussi le « Jeteur de fleurs » (« Flower thrower »), l’homme masqué tient à la place du projectile un bouquet de fleurs inattendu et poétique : message de paix et d’amour, Banksy semblant dire « jetons-nous des fleurs » au lieu de pierres.

Banksy est le pseudonyme de l’un des plus célèbres graffeurs de sa génération. Originaire de Bristol (au sud-ouest de l’Angleterre), cet artiste populaire et engagé affiche des messages militants et subversifs, tout en maniant l’humour et l’ironie. Entre ses œuvres polémiques, ses divers happenings à la une des journaux, les vols et les (auto)détériorations de ses œuvres… les scandales autour de l’artiste sont nombreux.

Son identité reste un mystère et alimente la rumeur. Les théories sont multiples, plusieurs d’entre elles rapprochant l’artiste anglais de Massive Attack. Les dates des concerts de ce groupe musical britannique formé en 1988, originaire de Bristol et précurseur de la musique « trip hop », coïncidaient aux lieux et dates des pochoirs de Banksy.

Aujourd’hui mondialement connues, ses œuvres ont vu leur cote s’envoler. Belle affaire pour les opportunistes des rues ! Banksy s’est ainsi fait voler un bon nombre d’œuvres exposées publiquement. Mais son engagement pour les causes qu’il défend importe plus que l’argent. Exemple, l’anecdote qu’il relate avec humour à propos de son « Love is in the Air (Flower Thrower) ».

« Vous embellissez le mur. » Flatté, Banksy répond :
« Merci, c’est gentil ». Mais l’homme l’arrête :
« Non, mais on ne veut pas que ce mur soit beau, on veut qu’il soit détruit, rentrez chez vous. »

BANSKY (??), anecdote contée dans son livre Wall & Piece (Guerre et Spray) sorti en 2005

Le mur construit en 2002 et long de 700 kms a pour but d’empêcher les terroristes palestiniens d’entrer en Israël. Mais du point de vue des Palestiniens, c’est une séparation raciale.

Afin de protester contre le mur, Banksy s’est rendu à la frontière israélo-palestinienne en 2005. II réalise ses fresques en territoire palestinien sous le regard médusé des soldats des forces de sécurité. Dans un climat relativement tendus - coups de feu de sommation – l’armée le laisse faire, fusils braqués sur son équipe. Avec la guerre Israël-Hamas en octobre 2023, Gaza est devenue ville martyre de Palestine.

Dominic Robinson from Bristol, UK, CC BY-SA 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0>, via Wikimedia Commons

Photo : Dominic Robinson from Bristol, UK, CC BY-SA 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0>, via Wikimedia Commons

« Girl with Balloon … There is always hope »
« La Petite fille au Ballon… Il y a toujours de l’espoir »

L’œuvre originale est réalisée en 2002 dans le quartier de Waterloo, de l’autre côté du pont de la rive droite de Londres : une simple peinture murale, bientôt remarquée par les habitants du quartier et les médias locaux. Effacée en 2014 par les propriétaires du bâtiment, elle était devenue une icône de l’art urbain, reproduite sous de nombreuses formes, notamment en affiches, t-shirts, ou encore sur des toiles.

La symbolique de l’œuvre est complexe et multiple. Le ballon rouge en forme de cœur est un symbole universel d’amour, de passion et d’espoir. La petite fille est elle-même un symbole d’innocence, de fragilité et de vulnérabilité. Pour certains, elle incarne la légèreté de l’enfance et la liberté de penser sans contraintes. Pour d’autres, elle symbolise la perte de l’innocence et de la liberté, l’absence de contrôle sur son propre destin… ou encore une métaphore de la futilité des choses matérielles.

Certains y voient également une critique sociale et politique, mettant en lumière les problèmes de la société moderne tels la guerre, la violence, la surveillance et la consommation de masse.

Elle a inspiré de nombreuses reproductions et parodies, par ailleurs utilisée dans des campagnes publicitaires et des manifestations politiques. L’œuvre a également servi de symbole dans la lutte pour les droits des enfants et pour la paix dans le monde. La Peite fille au Ballon est liée à d’autres œuvres de l’artiste, telles « Flying Balloon Girl » et « Girl with Balloon – Panda » : similitudes dans leur symbolique et leur représentation visuelle.

Un fait divers quasiment unique dans le monde de l’art va rendre encore plus célèbre la Petite fille de Banksy.

« On dirait qu’on vient de se faire Bankser. »

Alex BRANCZIK, responsable de l’art contemporain chez Sotheby’s en Europe et de la vente aux enchères de La Petite Fille au Ballon en 2018.

Cette vente était très attendue : pour la première fois, une œuvre de street art était mise en vente par un commissaire-priseur de chez Sotheby’s, l’une des plus grandes maisons de vente aux enchères.

« La Petile Fille au ballon » s’est vendue 18,6 millions de livres… avant de s’autodétruire sous le regard médusé du public - passant dans une broyeuse à papier contrôlée par télécommande et installée dans le cadre de l’œuvre ! Cette « performance artistique » a renforcé le mystère autour de l’artiste et accru l’intérêt pour son travail.

« La Petile Fille au ballon » est bientôt rebaptisée « L’Amour est dans la poubelle » « Love is in the bin ». Et le jeudi 14 octobre 2021, Love is in the bin, célèbre toile autodétruite (en réalité, seulement endommagée), s’est vendue aux enchères pour l’équivalent de 21,8 millions d’euros, un record pour Banksy.

Selon une vidéo publiée sur Instagram après l’événement (et aujourd’hui supprimée), Banksy a déclaré que l’œuvre d’art était destinée à s’autodétruire complètement. « Lors des répétitions, cela a fonctionné à chaque fois ». La vidéo était accompagnée d’une citation de Picasso : « L’envie de détruire est aussi une envie créatrice ».

Banksy a également confirmé, via un post Instagram, que l’œuvre déchiquetée Girl With a Balloon rebaptisée Love is in the Bin avait été renommée pour signifier son statut de nouvelle œuvre d’art. Cette décision confirme et marque en même temps la fin de la farce minutieusement planifiée de Banksy et le moment spectaculaire du déchiquetage. Vraisemblablement, l’organisme d’authentification de Banksy, Pest Control, aura délivré à l’acheteur un nouveau certificat, prouvant son authenticité sous le nouveau titre.

Cette petite histoire confirme l’idée de Banksy et d’autres acteurs et observateurs : la folie ou le snobisme du marché de l’art. Plus précisément, l’auto-destruction de l’œuvre était une manière de critiquer la marchandisation de l’art qui doit avant tout être un moyen d’expression… Certains professionnels ou amateurs n’ont pas compris le message. Mais la provocation est l’une des raisons d’être de Banksy. 

« C’est un festival d’art, de divertissement et d’anarchisme d’entrée de gamme. »

BANKSY ( ??) en 2015. « Avec Dismaland, Banksy invente un concept singulier », Le Journal des arts, 15 septembre 2015

Inauguré à l’été 2015 à Weston-super-Mare, près de Bristol, Banksy fait dans le gigantisme avec son « Dismaland », critique satirique des parcs d’attractions traditionnels et plus précisément parodie du parc familial à la Disney. L’exposition a réuni les œuvres de 58 artistes contemporains, dont Damien Hirst et Jenny Holzer, dans un cadre volontairement lugubre et dérangeant.

Les œuvres sont installées à l’intérieur et autour de la piscine inaugurée en 1937. Elle accueillait les tremplins les plus élevés d’Europe, fermée depuis le début des années 2000.

La plus vaste installation de Banksy est demeurée secrète jusqu’à son dévoilement. On a fait croire aux résidents et aux touristes que les installations en construction faisaient partie d’un plateau de tournage pour un thriller hollywoodien appelé « Grey Fox ».

Malheureusement pour tous ceux qui n’ont pas pu obtenir de billets, le parc à thème de Banksy a disparu aussi soudainement qu’il est apparu. Démantelé cinq semaines après son ouverture, son impact positif a perduré.

Bien que le titre Dismaland soit un clin d’œil à Disneyland, Banksy assure que l’installation n’est pas une critique de Mickey Mouse et des personnages de Disney ! Il décrit son œuvre comme « un parc thématique familial inadapté pour les petits enfants ». On comprend rapidement cette description, lorsqu’on voit « La faucheuse dans une auto tamponneuse », voisinant avec un château de princesse désaffecté, une Petite sirène déformée et une Cendrillon horriblement mutilée dans un accident de carrosse en citrouille.

« Je choisis de garder mon identité cachée parce que souvent, quand vous connaissez l’artiste, vous pensez aussi connaître son art, et je veux garder le mystère de mon art. »

BANSKY ( ?- ?) 7 sur 7 en 2017, lors d’une rare interview accordée au magazine Boundless.12 févr. 2025

Banksy a toujours refusé de révéler son identité. On sait qu’il a commencé sa carrière en créant des dessins au pochoir sur des bâtiments de Bristol dont il est originaire.

Il est connu pour le style particulier de ses personnages au pochoir, ses messages écrits à la bombe aérosol, ses graffitis à la fois politiques et humoristiques. Mais aussi pour son engagement social et ses actions humanitaires. Il a réalisé plusieurs œuvres d’art liées à des problèmes sociaux tels l’immigration, le capitalisme via la société de consommation, la guerre et l’injustice. Il a également des œuvres d’art pour soutenir des causes humanitaires - les réfugiés, les sans-abris et les enfants défavorisés.

C’est l’un des artistes urbains les plus reconnus. En plus d’avoir peint sur les murs de plusieurs grandes villes du monde, il a vu ses œuvres exposées au MoMA à New York et au Tate Britain à Londres. Situé en plein cœur du 9ème arrondissement de Paris, le Musée Banksy offre une expérience immersive dans l’univers du célèbre street artiste. L’exposition permanente, nommée « The World of Banksy », présente plus de 100 œuvres de l’artiste, dont certaines sont des reconstitutions réalisées par d’autres figures du street art.

Mais Banksy préserve toujours son anonymat pour plusieurs raisons.

« Je ne sais pas pourquoi les gens tiennent tant à rendre publics les détails de leur vie privée ; ils oublient que l’invisibilité est un super pouvoir… Personne ne m’a jamais écouté, jusqu’à ce qu’on ignore qui je suis. »

BANSKY (??), Wall & Piece (Guerre et Spray) publié en 2005

La nature illégale du street art est un facteur principal de son anonymat. Ses œuvres souvent réalisées sur des propriétés publiques ou privées sans permission pourraient lui valoir des problèmes juridiques. D’autre part, l’anonymat lui permet de préserver l’authenticité de son art. N’étant pas influencé par la célébrité ou le succès commercial, il peut se concentrer sur ses messages politiques et sociaux. Enfin, le mystère entourant son identité alimente l’intérêt du public, créant un buzz médiatique qui contribue à sa notoriété. En vertu de quoi Banksy a révolutionné le street art en termes de reconnaissance, de pratique et de portée.

Mais sa démarche artistique et son anonymat suscitent aussi des critiques. Certains lui reprochent son côté provocateur et le considèrent davantage comme un phénomène de mode que comme un véritable artiste. Il est également critiqué pour son utilisation du street art à des fins commerciales.

Malgré tout, l’impact de Banksy sur le monde de l’art est indéniable. Il a contribué à la reconnaissance du street art comme forme d’art à part entière, lui-même restant très populaire. Reconnu par le monde de l’art, il est également apprécié et suivi par un large public qui admire son talent, son engagement et sa capacité à surprendre.

Ernest Pignon, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

« Je travaille sur les villes, ce sont mon vrai matériau, je m’en saisi pour leurs formes, leurs couleurs, mais aussi pour ce qu’on ne voit pas ; leur passé ou leurs souvenirs qui les hante. »

Ernest PIGNON-ERNEST (né en 1942), https://www.arthub.ch/ernest-pignon-ernest-en-10-oeuvres/

C’est un contre-exemple absolu et une réussite tout aussi éclatante d’un artiste français, pionnier de l’art urbain, Né à Nice et vivant aujourd’hui à Paris, il a depuis 1966 fait de la rue le lieu même d’un art éphémère qui en exalte la mémoire, les évènements ou les mythes.

Ses dessins de Rimbaud ou de Pasolini sont devenus des icônes mondiales. Engagé politiquement et socialement comme Bansky, il cherche à bouleverser les mentalités, ouvrir les esprits sur la réalité du monde, aussi sombre soit-il. Dans les années 70, ses premières œuvres dénoncent la guerre d’Algérie, l’apartheid en Afrique du Sud, la situation des immigrants en Europe… Tous ces événements font des milliers de victimes à qui il permet de sortir de l’oubli et de s’extraire du silence par l’art de rue.

Pour en revenir au cas Banksy, star anonyme du street-art, il existe une dernière hypothèse originale et qui se passe de commentaire.

« Bansky, n’existe peut-être pas. Seules des œuvres picturales sont dites issues d’un dénommé artiste Bansky. Le comble de l’anonymat et de la disparition de l’artiste réside dans l’œuvre elle-même qui s’efface, disparait, s’auto-détruit éventuellement et ne demeure qu’à l’état de souvenir, inscrite dans l’esprit aussi vaguement que tous les souvenirs, rémanente au rythme des commentaires, de reproductions (par nature infidèles), des enthousiasmes et des dénigrements. »

Pascal ORDONNEAU, ancien PDG de HSBC invoice finance, acutuel secrétaire général de l’Institut de l’Iconomie.

 

3/ PAROLES D’AUTEUR CONTEMPORAINS SUR L’ANONYMAT

« Mieux vaut l’anonymat chez les hommes que la célébrité au ciel. »

Jack KEROUAC (1922-1969), Sur la route (1957)

Sa célébrité chez les hommes a pourtant quelques bonnes raisons !

Le style original de ce grand romancier américain s’impose d’emblée dans le monde, malgré la traditionnelle « traduction-trahison ». Avec sa passion communicative pour une vie folle et tous les excès dont il mourra « gaiement » à 47 ans, comme un soldat volontaire avec la fleur au fusil. Il rencontre avec sa bande d’amis une génération qu’il annonce en précurseur dès 1948, cette Beat Generation qui a ébranlé la société américaine dans ses certitudes, inspiré les mouvements de mai 1968, l’opposition à la guerre du Viêt Nam, les hippies de Berkeley et Woodstock, et que Bob Dylan incarne encore. Et tout cela est contenu dans un grand roman d’aventures plurielles qui fait toujours rêver la jeunesse et ceux qui en gardent la nostalgie. Le plus fort, c’est que Kerouac avait tout prévu, tout compris, jusqu’au malentendu absolu…

« Je me suis rendu compte que ces clichés, nos enfants les regarderaient un jour avec admiration, en se figurant que leurs parents menaient des vies lisses et rangées, se levaient le matin pour arpenter fièrement les trottoirs de la vie, sans se douter du délire, de la déglingue, de la déjante des réalités de notre existence, de notre nuit, de notre enfer, cauchemar absurde de cette route-là. » Sur la route (1957).

« Son arme principale était l’ordinateur, le meilleur bastion des anonymes et des lâches. »

Harlan COBEN (né en 1962), Juste un regard (2004)

Auteur américain de polars, il enchaîne les prix littéraires… et les suspenses : « Et si votre vie n’était qu’une vaste imposture ? Si l’homme que vous aviez épousé dix ans auparavant n’était pas celui que vous croyez ? »

L’action du roman est située dans un univers contemporain plus ou moins terrifiant : « Le danger des jeux vidéo était qu’ils vous coupaient du monde extérieur. Le charme des jeux vidéo était qu’ils vous coupaient du monde extérieur. » Quant à l’anonymat des lâches, il est l’une des raisons d’être de nos modernes réseaux sociaux, « la meilleure et la pire des choses », à l’instar de notre premier moyen de communication, la langue d’Ésope (fabuliste grec d’il y a 2400 ans).

« Comme la plupart des hackers, il est rongé par son anonymat. Œuvrer dans l’ombre les tourmente, ils aimeraient hurler au monde entier qui ils sont, montrer à quel point ils sont géniaux, mais ils ne peuvent pas. Ces individus-là ne descendent pas dans les rues, ne cassent pas de vitrines, ils agissent derrière leurs écrans, anonymes et beaucoup plus dangereux. »

Franck THILLIEZ (né en 1973), Luca (2019)

Auteur français, ingénieur de formation, il se consacre aux nouvelles technologies et devient très tôt spécialiste en informatique. Il allie cette passion à son goût pour les thrillers, signant des polars à l’univers de plus en plus angoissant.

Le « hacker » communément redouté recherche les moyens de contourner les protections logicielles et matérielles. Il agit par curiosité, à la recherche de la gloire, par conscience politique, contre rémunération ou encore par vengeance ou malveillance.

« Si j’ai choisi l’anonymat, c’est une manière de m’adresser plus directement à l’éventuel lecteur, le seul personnage ici qui m’intéresse : Puisque tu ne sais pas qui je suis, tu n’auras pas la tentation de chercher les raisons pour lesquelles je dis ce que tu lis ; laisse-toi aller à te dire tout simplement : c’est vrai, c’est faux. Ça me plaît, ça ne me plaît pas. Un point, c’est tout. »

LE PHILOSOPHE MASQUÉ (entretien anonyme avec C. Delacampagne), Le Monde, n° 10945, 6 avril 1980 : Le Monde-Dimanche

Michel Foucault (1926-1984) accorde un entretien au Monde, à condition qu’il soit publié sans nom d’auteur. L’interview paraît sous le titre « Le philosophe masqué ». Le secret sera longtemps conservé.

Peut-on parler de maître à contre-pensée philosophique ? Connu, disons même célèbre autant que contesté pour ses critiques des institutions sociales, à commencer par la psychiatrie, la médecine, le système carcéral, il l’est aussi pour ses idées sur l’histoire de la sexualité, ses théories générales sur le pouvoir et les relations complexes entre pouvoir et connaissance.

C’est l’une des premières personnalités à mourir du SIDA en France. Son compagnon, Daniel Defert, a fondé l’association AIDES en son honneur.

« La célébrité n’est pas facile à assumer, je ne vois rien de pire, si peut-être, l’anonymat. »

Guy BEDOS (1934-2020), Merci pour tout (1996)

Parole d’humoriste, artiste de music-hall, acteur et scénariste français. Une belle carrière tout terrain et tout public, qui démarre vite et fort.

Bedos (père) appartient à « la Bande du Conservatoire », dans les années 50. Après la guerre, une jeunesse avide de liberté et de nouveauté vit ses « années folles » et prend d’assaut le Conservatoire National d’Art Dramatique, la prestigieuse école de comédiens. Ces jeunes loups débordants d’énergie et d’humour ont pour nom Belmondo le surdoué (on parle aussi de la Bande à Bébel), Marielle, Rochefort, Rich, Cremer… Avec un sens aigu de la déconnade et de la décontraction, ils vont malmener une structure trop scolaire. Entre deux frasques et des dizaines de blagues, ils apprennent leur métier… En chemin, ils croisent des personnalités telles Annie Girardot, Françoise Fabian, Claude Brasseur, Michel Galabru… et Sophie Daumier. Guy Bedos l’épouse en deuxième noce, ils font couple à la scène, Bedos gagnant sa première célébrité comme humoriste. Il continuera en solo après leur séparation, avant d’être vedette au cinéma, au théâtre. Toujours sur scène jusqu’à la limite de ses forces, atteint d’une forme de maladie d’Alzheimer. « Je me revois sur mon scooter, me rendant à la pharmacie pour acheter la mort de l’homme que j’aime le plus au monde » dira son fils Nicolas Bedos. Il semble que la célébrité fut plus difficile à assumer pour lui.

4/ L’ANONYMAT TOUJOURS EN QUESTIONS : LES RÉSEAUX SOCIAUX

« Big Brother en embuscade ? Réseaux sociaux : faut-il en finir avec l’anonymat ? »

France Culture, 4 octobre 2023

La question est bien posée. La difficulté est aussitôt précisée. « Ce débat semble technique. Il est politique. »

Oui, mais également juridique (avec séparation des pouvoirs), culturel, sociétal, très « grand public » aussi. Il oppose surtout deux conceptions de la liberté, et deux conceptions d’internet.

Sans prendre parti, nous allons présenter les avis et les arguments essentiels et les plus récents sur les réseaux sociaux et leur anonymat, par ordre non pas chronologique, mais logique. Dans ce dialogue contradictoire et parfois violent, commençons par la voix de la raison.

« Redouté par les uns et adulé par les autres, le réseau des réseaux présente un double visage : ce peut être à la fois un danger et un vecteur de liberté. »

Élisabeth GUIGOU (né en 1946), ministre de la Justice, Colloque “Internet et libertés publiques” - Juin 2000

Notons qu’il y a 2 400 ans, le philosophie grec Ésope pensait de même à propos de notre premier moyen de communication universelle : « La langue est la meilleure et la pire des choses. »

C’est ici le mot d’une femme politique, mais elle parle au nom du droit. Rappelons que la Justice est représentée par une balance, symbole d’équilibre et de mesure. Les autres partis pris sont plus violents dans le fond et le forme…

« Dans une société démocratique, il ne devrait pas y avoir d’anonymat. On ne peut pas se promener encagoulé dans la rue. Sur Internet, les gens s’autorisent, car ils sont encagoulés derrière un pseudo, à dire les pires abjections. »

Emmanuel MACRON (né en 1977) au journal Le Point, août 2023

« Moi, je ne veux plus de l’anonymat sur les plateformes internet » assurait-il déjà le 19 février 2019. Il est familier de ces grandes déclarations sur les thèmes les plus divers. Parmi les plus mémorables…

Au début de son premier mandat, le président de la République déclarait le 27 juillet 2017 en déplacement à Orléans : « Je veux partout, et c’est l’immense travail que vous aurez à conduire, mais je sais que vous en avez la détermination partagée, partout, des hébergements d’urgence. Je ne veux plus de femmes et d’hommes dans les rues. » Mais les derniers chiffres de la Fondation Abbé Pierre font état de 300.000 personnes sans domicile en France.

C’était « seulement » une question de volonté et de moyens. Mais l’anonymat des réseaux sociaux, c’est bien plus complexe ! Le Politique semble ne pas vouloir comprendre.

«  On peut vous traiter de tous les noms, de tous les vices en se cachant derrière des pseudonymes. Dans ces conditions les réseaux sociaux c’est le régime de Vichy : personne ne sait qui c’est.  »

Jean CASTEX (né en 1965), nouveau Premier ministre, juillet 2020

Ce sujet de l’anonymat sur internet est donc loin d’être abandonné. Il reviendra sur le devant de la scène au moment de l’attentat contre Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, 16 octobre 2020. Mais une voix contraire se fait quand même entendre….

« La question de “l’anonymat” en ligne est un très mauvais combat » au motif que les utilisateurs sur les réseaux sociaux ne sont « pas anonymes, mais simplement sous pseudonyme. »

Cédric O (né en 1982), secrétaire d’État au numérique, après l’assassinat de Samuel Patty en octobre 2020, Medium

« Une obligation d’identification serait non seulement aisément contournable, mais aussi juridiquement très incertaine…. L’anonymat sur Internet n’existe pas en réalité, car cela supposerait que les forces de l’ordre et la justice n’aient aucun moyen de remonter jusqu’aux personnes ayant commis des infractions en ligne. Or, les fournisseurs d’accès et les réseaux sociaux eux-mêmes disposent d’une grande quantité d’informations sur leurs clients et utilisateurs : nom, adresse, coordonnées bancaires, téléphones, adresse IP, etc. »

Mais Cédric O, « secrétaire d’État chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques », a renoncé à la politique à la fin du premier mandat présidentiel pour se reconvertir dans le privé. Devenu lobbyiste, il défend la dérégulation de l’intelligence artificielle, à rebours de ce qu’il proposait lorsqu’il était ministre, et parvient selon Médiapart à « retourner » le gouvernement sur cette question. En avril 2023, Cédric O fait partie des cofondateurs de la start-up français Mistral AI.

« Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. »12

Umberto ECO (1932-2016)

Universitaire, philosophe, romancier rendu célèbre par Le Nom de la rose et Le Pendule de Foucault, il se distingue par une culture encyclopédique et son attrait pour la sémiotique – étude des systèmes de signes. D’où son étude des réseaux sociaux, le plus farouche adversaire de la liberté allant de pair avec l’anonymat. Il est dans le camp des « contre », prévoyant le pire avant même le déferlement actuel.

« Les risques de cette levée de l’anonymat sont inquiétants et au final les «  «  fakes news  » » ne sont pas si problématiques que cela. En tout cas elles ne justifient pas à elles seules d’adopter des décisions aussi dangereuses pour la démocratie. »

Me Murielle CAHEN, avocate depuis 1986, spécialiste en Droit du numérique et des communications.

On retrouve la mise en garde d’une avocate qui s’exprime au nom de la justice et qui sait mieux que personne la complexité du problème.

« La levée de l’anonymat aurait l’avantage d’obliger chaque personne qui exprime un avis de le faire en dévoilant son nom et son domaine de compétence. Cela permettrait de jauger le degré de légitimité qu’a une personne pour exprimer un avis sur un sujet donné.

Ceci étant cette mesure peut très facilement donner lieu à des dérives totalitaires. Cela sous-entendrait qu’il y aurait une bonne parole, celle qui serait exprimée par des experts et approuvée par le pouvoir en place puis il y aurait une parole fausse qui devrait être marginalisée. Mais si on applique cette conception de l’information à une époque différente de l’histoire par exemple au régime de Vichy.

À cette époque qui prétendait détenir la bonne parole approuvée par le pouvoir et à l’inverse quelle parole était discréditée, marginalisée ? On sait en effet que le régime nazi faisait souvent appel à des scientifiques, des experts pour valider leurs dires. »

« Internet est une toile où se projettent les passions comme les fantasmes, des pans de vie réelle et des réalités virtuelles, un réseau où se côtoient contestation et aliénation, fatalisme et fanatisme. »

Jiri PRAGMAN (né en 1957), Le Matin

Pseudonyme de Philippe Allard, journaliste et auteur belge, franc-maçon et membre du Grand Orient de Belgique, connu pour son blog, ses ouvrages et ses interviews autour de la franc-maçonnerie.

Il constate l’évidence, sans pour autant juger ni moins encore condamner.

« Les nouveaux règlements européens sur le numérique nous invitent à avancer sur cette ligne de crête : encadrer les géants du numérique, protéger les victimes de la haine, sans entraver la liberté des citoyens. Beau défi, les députés l’affrontent et ils tâtonnent sa régulation et sa liberté. »

France Culture. 4 octobre 2023. Réseaux sociaux. Faut-il en finir avec l’anonymat ?

« Les géants du numérique en profitent. Ils nous regardent nous débattre entre ces deux principes : la liberté d’expression et la protection de chacun. Collectivement, en ce moment, nous cherchons à concilier ces deux principes. C’est très difficile.

Pour certains, la fin de l’anonymat est une solution, mais d’autres se demandent si elle est techniquement possible. La question démocratique tourmente, car de telles mesures pourraient lui nuire. Ne soyons pas naïfs, les réseaux sociaux ont fixé leurs propres règles. Nous ne pouvons plus et nous ne voulons plus les laisser faire… »

« Nouveaux réseaux, vieux débat. L’ordre contre la liberté ? Le piège est là. Ne réduisons pas ce débat à une caricature. »

France culture, 4 octobre 2023

Mot de la fin. À vous de juger.

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