L’opinion publique des Français (des origines au Siècle des Lumières) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

« L’opinion publique n’existe pas. » Pierre Bourdieu, exposé de 1972, publié en 1973, dans Les Temps Modernes. Sociologue contemporain et intellectuel engagé, il contestait simplement la valeur des sondages d’opinion, invention récente.

« Les Français sont des veaux. » Dans son livre De Gaulle, mon père (2003), Philippe de Gaulle rapporte les mots du général, prononcés en 1940 à Londres après la signature de l’armistice entre la France de Pétain et l’Allemagne nazie. Le général aurait dit des Français : « Ce sont des veaux. Ils sont bons pour le massacre. Ils n’ont que ce qu’ils méritent. » Mais ses divers Appels aux Français lanceront la résistance.

Dans un raccourci original et fatalement caricatural, l’adage de Jean Cocteau, tiré de Maalesh (1950), assure que « Les Français sont des Italiens de mauvaise humeur et les Italiens sont des Français de bonne humeur » (Libération, 13 mars 2019).

Dans son livre programme, Révolution (2016), le futur président Emmanuel Macron se désole de nous voir, nous Français, « recroquevillés sur nos passions tristes, la jalousie, la défiance, la désunion, une certaine forme de mesquinerie, parfois de bassesse, devant les événements. » Et de commenter (Libération, 16 novembre 2016) : « C’est une menace depuis des années, c’est un déferlement depuis des mois : le monde occidental tout entier est submergé par la victoire de ce que Spinoza, le philosophe de la démocratie, nommait « les passions tristes », comme la haine, la peur, la colère, le mensonge ou la violence. » Il reprendra l’expression encore plus valable en 2022.

La réalité est heureusement et infiniment plus complexe. L’Histoire le prouve, avec cet édito en trois épisodes : 1. des origines au Siècle des Lumières, 2. de la Révolution à la Troisième République, 3. de la Quatrième République à nos jours.

I – Des origines au Siècle des Lumières.

Nul ne parle d’opinion publique avant le XVIIIe siècle. C’est pourtant une réalité omniprésente, au même titre que le peuple. Elle se manifeste dans les chansons, les proverbes, les pamphlets (souvent anonymes), les cris lors des émeutes… Historiens et chroniqueurs contemporains en témoignent, auteurs et poètes s’en font l’écho, tandis que les responsables politiques s’en inquiètent.

Au siècle des Lumières, la société dûment « éclairée » prend conscience de cette réalité, tandis que les philosophes se donnent pour mission d’influencer une opinion qu’ils savent critiquer en intellectuels engagés.

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GAULE ET MOYEN ÂGE

« Ces gens-là [les Gaulois] changent facilement d’avis et sont presque toujours séduits par ce qui est nouveau. »10

Jules CÉSAR (101-44 av. J.-C.), Commentaires de la guerre des Gaules

Grand fond de vérité dans cette constatation. Richelieu, grand ministre de Louis XIII et codificateur de la raison d’État, évoquera souvent cette « légèreté » propre aux Français – mais pour s’en plaindre.

« Après la panse vient la danse. »138

Dicton populaire. Dictionnaire de l’Académie française (1694), au mot « panse »

Les proverbes, comme les chansons, se révèlent un excellent indicateur du « moral » des Français en général et du peuple en particulier. De fait, on mange, on boit, on s’amuse bien au Moyen Âge, au château comme au village, hors les temps de famine, de peste, de guerre.

« Ô France, tourmentée par les agents du fisc, tu as eu à supporter de dures lois et de terribles moments ! »139

GILLES de Paris (1162-1220). Étude sur la vie et le règne de Louis VIII (1975), collectif

Fameuse apostrophe lancée au début du XIIIe siècle par le précepteur du fils de Philippe Auguste, Louis VIII de France, dit le Lion. La politique d’expansion de Philippe Auguste est coûteuse, mais en plus de quarante ans de règne, il fait de la France le plus puissant royaume de l’Occident chrétien.

Cette récrimination sur la lourdeur des impôts reviendra comme un refrain tout au long de notre histoire, allant jusqu’à déclencher la Révolution de 1789.

« Nous, en France, nous n’avons rien sinon le pain, le vin et la gaieté. »183

LOUIS VII le Jeune (vers 1120-1180), à l’ambassadeur du roi d’Angleterre, vers 1150. Histoire de la chrétienté d’Orient et d’Occident (1995), Jacques Brosse

Ainsi le roi vante-t-il les vraies richesses des Français à l’archidiacre d’Oxford qui l’entretenait de la richesse du royaume d’Angleterre. Louis VII oppose fièrement son pays aux autres royaumes : « Le roi des Indes a des pierres précieuses, des lions, des léopards, des éléphants ; l’empereur de Byzance se glorifie de son or et de ses tissus de soie ; le Germanique a des hommes qui savent faire la guerre, et des chevaux de combat. Ton maître le roi d’Angleterre a hommes, chevaux, or, pierres précieuses, fruits. »

« Bien est France abâtardie !
Quand femme l’a en baillie. »209

Hugues de la FERTÉ (première moitié du XIIIe siècle), pamphlet. Étude sur la vie et le règne de Louis VIII (1894), Charles Petit-Dutaillis

« … Rois, ne vous confiez mie / À la gent de femmenie / Mais faites plutôt appeler / Ceux qui savent armes porter. »

Hugues de la Ferté et Hugues de Lusignan sont auteurs de couplets cinglants contre Blanche de Castille, régente à la mort de Louis VIII (1226), détestée des grands vassaux et assez forte pour les mater. Pressentant leur fronde, elle a fait sacrer à Reims son fils Louis (11 ans), sans attendre que tous les grands barons soient réunis.

En 1234, les deux Hugues, soutenus par le roi d’Angleterre, participent avec Raymond VII de Toulouse à une révolte féodale. L’aventure se terminera par la soumission des vassaux et la trêve signée avec le roi d’Angleterre. La France sort plus grande et renforcée, après les dix ans de régence de cette femme qui a toutes les qualités (et les défauts) des grands hommes politiques.

RENAISSANCE

« Voyez, voyez tout à la ronde
Comment le monde rit au monde,
Ainsi est-il en sa jeunesse. »386

Clément MAROT (1496-1544), Colloque de la Vierge méprisant le mariage (publication posthume)

C’est la Renaissance, l’aube des temps nouveaux, appelée par les historiens le « beau xvie siècle » : de 1480 à 1560. Salué par Marot, aimable poète et courtisan, et nombre de contemporains : « Ô siècle ! les lettres fleurissent, les esprits se réveillent, c’est une joie de vivre ! » s’exclame l’humaniste Ulrich de Hutten. Seule règle morale de l’abbaye de Thélème chère à Rabelais : « Fais ce que voudras. »

« Le Grec vanteur la Grèce vantera
Et l’Espagnol l’Espagne chantera
L’Italien les Itales fertiles,
Mais moi, François, la France aux belles villes. »388

Pierre de RONSARD (1524-1585), Hymne de France (1555-1556)

Renonçant à la carrière des armes et à la diplomatie pour cause de surdité précoce, Ronsard devient le prince des poètes, puis le poète des princes, sans être jamais bassement courtisan. Sincèrement patriote, il va bientôt élaborer un art de gouverner à l’intention du jeune roi Charles IX.

L’éloge de la France est un thème classique, l’expression d’un sentiment national profond, sensible en d’autres lieux, mais sans doute plus intense en cette terre bénie des dieux, faite d’équilibre et de charme, et qui inspirera, le danger revenu avec les guerres étrangères et civiles, des chansons déjà patriotiques et les Discours enflammés d’une littérature engagée.

« France, mère des arts, des armes et des lois ! »390

Joachim du BELLAY (1522-1560), Les Regrets (1558)

Encore un poète inspiré par l’amour du pays et qui renonce à la carrière militaire pour les vers. La trilogie « des arts, des armes et des lois » résume fort bien l’histoire de cette époque si riche, si contrastée : « Le dialogue tour à tour sanglant et serein qu’on appela Renaissance » (Malraux, Les Voix du silence). « L’aimable mot de Renaissance ne rappelle aux amis du beau que l’avènement d’un art nouveau et le libre essor de la fantaisie ; pour l’érudit, c’est la rénovation des études de l’Antiquité ; pour les légistes, le jour qui commence à luire sur le discordant chaos de nos vieilles coutumes » (Michelet, Histoire de France). C’est en tout cas le reflet d’une opinion globalement heureuse. Peu de périodes historiques dégageront cette impression quasi unanime.

« Quand Paris boira le Rhin, toute la Gaule aura sa fin. »508

Jean LE BON (XVIe siècle), Le Rhin au Roy (1568). « La Monarchie d’Ancien Régime et les frontières naturelles », Gaston Zeller, Revue d’histoire moderne (1933)

Ce pamphlet est signé d’un Lorrain, connu aussi comme médecin de Charles IX et des Guise (branche cadette de la maison de Lorraine, politiquement très active, et catholique).

Le Rhin au Roy rappelle les limites de l’ancienne Gaule et manifeste sa préférence pour une politique rhénane plutôt qu’italienne. Autrement dit, le Rhin est plus nécessaire que le Pô. On peut y voir une des premières expressions de la théorie des frontières naturelles de la France : Rhin, Alpes et Pyrénées forment ses limites continentales, mer du Nord et Manche (Channel), Atlantique et Méditerranée complétant l’hexagone.

Les rois de l’Ancien Régime ont plus ou moins consciemment raisonné ainsi pour constituer le pays tel qu’il existe aujourd’hui, mais au XVIe siècle, le mirage italien leur a longtemps tourné la tête. Rappelons que Catherine de Médicis, l’actuelle régente, fille de Laurent II de Médicis, est née à Florence. Quant à la bonne société – celle des privilégiés -, elle ne pouvait qu’être sensible à cette politique. Cela dit, les historiens débattent aujourd’hui encore de l’influence réelle des « frontières naturelles » ainsi théorisées.

NAISSANCE DE LA MONARCHIE ABSOLUE (règnes d’Henri IV et de Louis XIII)

« Ô Paris qui n’est plus Paris, mais une spélonque [antre] de bêtes farouches, une citadelle d’Espagnols, Wallons et Napolitains, un asile et sûre retraite de voleurs, meurtriers et assassinateurs, ne veux-tu jamais te ressentir de ta dignité et te souvenir qui tu as été, au prix de ce que tu es ! »613

Pierre PITHOU (1539-1596), Harangue de M. d’Aubray. La Satire Ménippée (1594)

Passage le plus célèbre de ce pamphlet écrit pour soutenir Henri IV contre les extrémistes catholiques. Le roi hérite d’une capitale aux mains des ligueurs qui font régner la terreur, et des Habsbourg qui ont des ambitions dynastiques sur la France.

Notons que ce pamphlet fait exception à la règle. La plupart sont écrits pour s’opposer à un homme, une opinion, une politique. Et les Français adorent s’opposer : le bon roi Henri IV fera bientôt les frais de cette attitude.

« Tu fais le catholique
Mais c’est pour nous piper
Et comme un hypocrite
Tâche à nous attraper,
Puis, sous bonne mine,
Nous mettre en ruine. »626

Pamphlet ligueur (anonyme). La Satire en France ou la littérature militante au XVIe siècle (1886), Charles Félix Lenient

Ni la conversion ni le sacre ne peuvent rallier les catholiques irréductibles (baptisés parfois papistes) : les tentatives d’assassinat qui marqueront tout le règne d’Henri IV le prouvent assez. Il finira assassiné par Ravaillac, moine régicide. Paradoxalement, cette fin tragique va servir sa légende et faire de lui le roi le plus populaire de notre Histoire. Exemple rare d’un revirement radical de l’opinion populaire.

« La France, le plus beau royaume après celui du Ciel. »691

GROTIUS (1583-1645), Épître dédicatrice. De jure belli ac pacis (1625). Le XVIIe siècle : diversité et cohérence (1992), Jacques Truchet

Le jurisconsulte hollandais adresse son traité à Louis XIII, ce qui explique en partie le superlatif. Richelieu est plus sévère dans son extrême lucidité, décrivant dans son Testament politique l’anarchie du royaume quand il arrive au pouvoir, en 1624. Quant au peuple, il souffre autant des guerres civiles (guerres de Religion) que des guerres étrangères, ne mangeant pas de poule au pot tous les dimanches.

La France a cependant de bons atouts dans son jeu. Avant tout sa démographie : elle est plus peuplée que l’Espagne, l’Italie et l’Angleterre réunies. Dans les campagnes, les effets des guerres civiles ne sont plus qu’un mauvais souvenir : production rétablie, friches récupérées, revenus croissants des propriétaires du sol. L’industrie textile prospère dans les manufactures (laines, toiles, soieries) et celle du bâtiment profite de la croissance des villes où s’épanouit le « style français » : à Paris, la place Royale et les hôtels du Marais en offrent le plus bel exemple.

« Ce fou n’a qu’une idée, abattre la maison d’Autriche […] Il déclenchera la guerre générale et les hordes de barbares se jetteront sur le trottoir français. »705

Pamphlet contre Richelieu. Mazarin (1972), Paul Guth

En 1630, que d’opposants à la politique anti-habsbourgeoise de Richelieu ! Le très catholique cardinal de Bérulle est mort (octobre 1629), mais il reste le garde des Sceaux Michel de Marillac (farouchement antiprotestant et prônant la paix et l’alliance avec l’Espagne), le frère du roi qui est de tous les complots, la reine et la reine mère, à présent très hostile au cardinal et âme du parti dévot.

Richelieu, de son côté, paie des publicistes à gages pour mener une propagande antiespagnole incessante, d’où une guérilla de libelles et de pamphlets. À dater de mai 1631, La Gazette, hebdomadaire de Théophraste Renaudot, organe officieux du gouvernement, a pour but de réduire les « faux bruits qui servent souvent d’allumettes aux mouvements et séditions intestines ». Elle use de son monopole officiel pour diffuser les nouvelles et faire passer les articles transmis par le roi et Richelieu : tirage moyen de 1 200 exemplaires, qui deviendront 12 000 au siècle suivant.
Organe officiel du ministre des Affaires étrangères sous le nom de Gazette de France à dater de 1762, cet ancêtre de nos journaux paraîtra jusqu’en 1915. Son influence sur l’opinion publique devait être limitée.

« La légèreté ordinaire des Français leur fait désirer le changement à cause de l’ennui qu’ils ont des choses présentes. »584

Cardinal de RICHELIEU (1585-1642). « Maximes d’État du cardinal de Richelieu », Guy Thullier, La Revue administrative, n° 53 (1956)

Cette « légèreté » va revenir comme un leitmotiv et un sujet d’étonnement, d’irritation, de reproche dans l’esprit de l’homme rouge dont la légèreté n’est assurément ni un défaut, ni une qualité ! Louis XIII lui-même s’en fait l’écho.

Ce trait de caractère est cause qu’on ne gouverne pas si aisément ce pays frondeur, ni en paix, ni en guerre. Pas plus son peuple que ses nobles ni ses bourgeois, ses auteurs, ses chansonniers ni ses penseurs. On peut donc parler d’une opinion largement partagée dans le pays.

« L’humeur des Français est si prompte qu’elle veut la fin de ses désirs aussitôt qu’elle les a conçus. »710

Cardinal de RICHELIEU (1585-1642), Testament politique

L’homme rouge ne cessa de déplorer la « légèreté » des sujets de Sa Majesté, cause des difficultés de la fin du règne : l’esprit de sédition demeure chez les Grands, réapparaît de plus belle chez le peuple et va rendre précaires toutes les entreprises du « principal ministre d’État ».

« N’éveillez pas cette grosse bête. »711

Cardinal de RICHELIEU (1585-1642). Mazarin (1972), Paul Guth

Il s’agit de Paris (ou de son Parlement, selon une autre source). Le cardinal sait la ville frondeuse par nature, et par accès. Son successeur le cardinal de Mazarin, moins habile ou moins chanceux, subira bientôt le réveil de la « grosse bête », dramatique durant la Fronde.

« C’est une chose étrange que la légèreté des Français. »720

LOUIS XIII (1601-1643), Lettre, 5 août 1635. Vie de Louis XIII (1936), Louis Vaunois

Alors que la guerre contre l’Espagne est déclarée le 19 mai 1635, le roi déplore la dégradation de l’armée, l’indiscipline des troupes, l’absence d’officiers. Il partage aussi l’avis de son ministre dont il reconnaît les qualités d’homme d’État (très supérieure aux siennes) : « Il n’y a pas de nation au monde si peu propre à la guerre que la nôtre ; la légèreté et l’impatience qu’elle a dans les moindres travaux sont deux principes qui ne se vérifient que trop » (Testament politique).

Après quelques combats catastrophiques et Paris menacé (été 1636), Richelieu, entouré d’une très bonne équipe au gouvernement, va remédier à notre faiblesse militaire. Mais le refus de l’impôt royal doublé, parfois triplé pour cet effort de guerre, dramatise l’agitation populaire qui s’accompagne souvent d’une vraie misère.

« La France a bien fait voir qu’étant unie elle est invincible, et que de son union dépend sa grandeur, comme sa ruine de sa division. »741

LOUIS XIII (1601-1643). Traité de la majorité de nos rois et des régences du royaume (1722), Pierre Dupuy

Jusqu’à la fin, il a poursuivi la politique du ministériat (couple formé par le roi et on ministre) et tiré la leçon de l’Histoire. Il semble que Richelieu parle encore par sa bouche. D’autres hommes d’État tiendront ce langage (comme de Gaulle) et justice sera rendue à ce règne.

« Qu’ils chantent, pourvu qu’ils paient. »759

MAZARIN (1602-1661). Dictionnaire de français Larousse, au mot « payer »

Un impôt de plus, des relations supposées avec la reine, une impopularité grandissante, tout est occasion de mazarinade (pamphlet), mais Mazarin se moque de ces chansons et de ceux qui les chantent. Il bravera toutes les formes d’opposition, gardant et renforçant son pouvoir jusqu’à sa mort.

Victime de quelque 6 500 pamphlets (appelées mazarinades), Mazarin bat un record d’impopularité dans l’Histoire, comme la fiscalité qui fut de tout temps la plus constante raison de plainte des Français (bien plus que les  guerres, d’ailleurs coûteuses à l’État).

« Après ton compte rendu
Cher Jules, tu seras pendu
Au bout d’une vieille potence,
Sans remords et sans repentance. »787

Paul SCARRON (1610-1660), mazarinade. Poésies diverses : la mazarinade, Virgile travesti, roman comique

Le ministre est aussi accusé de « rapine publique, fausse politique et sot gouvernement ». Mais il tient bon.

La Fronde des princes, qui s’essouffle dans ses querelles de personnes, va s’unir, fin 1650, à un nouvel accès de Fronde parlementaire, pour réclamer le départ du ministre. Le 7 février 1651, le duc de Beaufort soulève les Halles, bloque la reine au Palais-Royal. Les agitations parisiennes et antifiscales sont menées par des éléments populaires, marchands et bourgeois contre « l’oppression » ministérielle. Nombre d’historiens pensent que la Révolution sera évitée de peu…

Mazarin juge prudent de s’exiler pour un temps en Allemagne, cependant que de loin, il conseille la reine. À Paris, en mars, une assemblée de représentants de la noblesse et du clergé demande la réunion des États généraux, mais Parlement, bourgeois et princes y sont hostiles, et l’assemblée se disperse. Les frondeurs recommencent à se quereller.

« Faut sonner le tocsin, din-din
Pour pendre Mazarin. »793

La Chasse donnée à Mazarin, chanson. Bulletin de la Société de l’histoire de France (1835), Renouard éd

« Prendre » est devenu « pendre » ! Le Parlement de Paris, qui l’a banni en janvier 1649, met sa tête à prix en décembre 1651 : 50 000 écus, payables par la vente de sa bibliothèque et ses collections (471 tableaux de maître référencés à sa mort). Mazarin, confondant parfois ses affaires et celles de l’État, a déjà accumulé une immense fortune.

Le cardinal a de nouveau pris la fuite avec la reine, et rejoint le jeune roi à Poitiers. Le Parlement envoie des émissaires dans les provinces, tente de les soulever contre Mazarin, mais nul ne bouge. Turenne, à la tête de l’armée royale, bat Condé qui a recruté de son côté une armée espagnole.
Condé se réfugie dans Paris (avril 1652), ses partisans y font régner la terreur. La Grande Mademoiselle (fille du Grand Monsieur, Gaston d’Orléans) se lance dans la Fronde à cœur perdu.

« Tel qui disait : « Faut qu’on l’assomme ! »
Dit à présent : « Qu’il est bon homme ! »
Tel qui disait : « Le Mascarin !
Le Mazarin ! Le Nazarin ! »
Avec un ton de révérence
Dit désormais : « Son Éminence ! » »795

Pamphlet pour Mazarin (1652). Histoire de la Bibliothèque Mazarine depuis sa fondation jusqu’à nos jours (1860), Alfred Franklin

Juste retour des choses et spectaculaire revirement de l’opinion publique. La France est à bout de souffle et Paris se lasse de tant d’excès, après la journée des Pailles et le massacre qui s’ensuit. Les bourgeois deviennent hostiles à Condé qui fuit à son tour aux Pays-Bas espagnols – la Belgique actuelle.

Cependant que les marchands de Paris et les officiers de la garde bourgeoise rappellent le jeune roi qui rentre – définitivement cette fois, et triomphalement ! Le 21 octobre 1652, Louis XIV s’installe au Louvre. Et Mazarin, rappelé par le roi et la reine mère, rentre à son tour. L’opinion s’est complètement retournée.

« Louis XIV le reçut comme un père et le peuple comme un maître. »796

VOLTAIRE (1694-1778) évoquant le retour de Mazarin, 3 février 1653. Le Siècle de Louis XIV (1751), Voltaire

Ce spectaculaire revirement de l’opinion publique marque la fin de la Fronde. Le roi, majeur depuis deux ans, va laisser le cardinal gouverner la France jusqu’à sa mort en 1661. Il apprendra son royal métier auprès de son Premier ministre et tuteur.

SIÈCLE DE LOUIS XIV

« En France et sous nos rois, la chanson fut longtemps la seule opposition possible ; on définissait le gouvernement d’alors comme une monarchie absolue tempérée par des chansons. »815

Eugène SCRIBE (1791-1861), Discours de réception à l’Académie française (1834)

Le peuple chante pour encenser, mais aussi pour critiquer – et avec quelle violence, parfois ! Sous le règne personnel de Louis XIV, nul n’est épargné par les chansons, pas même le roi. La plupart des auteurs n’osent pas braver la censure et le miracle, c’est que le génie s’exprime au siècle classique – Molière, Racine, La Fontaine - alors qu’au siècle suivant la voix des philosophes s’élèvera enfin pour tempérer l’absolutisme royal.

« Par la gabelle et les aides, l’inquisition entre dans chaque ménage. »833

Hippolyte TAINE (1828-1893), Les Origines de la France contemporaine, tome I, L’Ancien Régime (1875)

Cet historien précise : « Dans les pays de grande gabelle […], le sel coûte treize sous la livre […] Bien mieux, en vertu de l’ordonnance de 1680, chaque personne au-dessus de 7 ans est tenue d’en acheter sept livres par an. » La levée des impôts est assurée par les « fermiers », traitants ou « partisans » privés qui passent contrat avec l’État : ils lui remettent une somme forfaitaire et prélèvent les taxes et droits sur les contribuables, en faisant leur bénéfice.

Le fermier est un personnage à peu près aussi haï que l’intendant sous l’Ancien Régime, notamment du fait de nombreux abus. Il contribue au rejet viscéral de la fiscalité par l’opinion publique. Le grand argentier du règne en fera personnellement les frais.

« Colbert avait un grand-père
Qui n’était pas si savant
Ni si riche que son père
Ni si dur aux pauvres gens. »881

Colbert avait un grand-père, chanson. Fouquet, surintendant général des finances, d’après les documents d’archives et les mémoires (1908), Albert Savine, François Bournand

Choisir un bourgeois pour ministre est une initiative royale mal acceptée des Grands. Mais le peuple lui-même se méfie : la fortune rapide de Colbert devient suspecte. Autre raison de son impopularité : les impôts accrus ou créés, indirects et particulièrement injustes, causant des émeutes fiscales. 1675 sera l’année de la révolte du papier timbré – notamment en Bretagne. Le financement des guerres de Louis XIV en est la cause, mais rappelons que l’opinion est d’accord avec lui : un roi est fait pour (bien) faire la guerre, défendre le territoire contre les ennemis (Anglais et Espagnols), au besoin l’agrandir.

« Ah ! que votre âme est abusée
Dans le choix de tous les guerriers.
Faut-il qu’une vieille édentée
Fasse flétrir tous vos lauriers ? »929

Contre Maintenon, chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier

L’influence de cette femme de tête sur le roi vieillissant fait jaser. À la fin du très long règne de Louis XIV, l’opinion publique a changé – sans pour autant remettre en cause la monarchie !

Le peuple épuisé, ruiné, lassé d’une gloire dont il voit les faiblesses, prend cette femme pour bouc émissaire. Cependant que la guerre de Succession d’Espagne tourne au drame, avec des troupes moins combatives, sous des chefs militaires devenus médiocres.

RÉGENCE ET SIÈCLE DES LUMIÈRES

« Et ce prince admirable
Passe ses nuits à table
En se noyant de vin
Auprès de sa putain. »1073

Pamphlet (anonyme). Chansonnier historique du XVIIIe siècle (1879), Émile Raunié

L’impopularité du Régent s’exprime par des vers publiés ou chantés, rarement signés – prudence oblige. Mais l’opinion va se manifester clairement ! Aucun des princes qui vont gouverner la France n’échappera désormais à ce genre d’écrits. Louis XV le Bien-Aimé mourra haï du peuple. Et Marie-Antoinette, dauphine adulée, devenue reine, sera la cible de pamphlets par milliers.

Comme le dit Eugène Scribe dans son Discours de réception à l’Académie française (1834) : « En France et sous nos rois, la chanson fut longtemps la seule opposition possible ; on définissait le gouvernement d’alors comme une monarchie absolue tempérée par des chansons. »

« La plupart des étrangers ont peine à se faire une juste idée de l’autorité qu’exerce en France l’opinion publique […] puissance invisible qui, sans trésors, sans gardes et sans armée, donne des lois à la ville, à la cour et jusque dans le palais des rois. »990

Jacques NECKER (1732-1804), De l’administration des finances de la France (1784)

Notons l’apparition du terme. Ce grand banquier suisse, très populaire en France et ministre des Finances de la dernière chance sous Louis XVI, fait remonter très précisément à l’époque de la Régence la naissance de cette force nouvelle : l’opinion publique. Éclairée par les philosophes des Lumières selon les uns, manipulée par la « secte » philosophique selon les autres, elle va remettre en question les fondements de l’Ancien Régime et conduire logiquement, quoique sans le vouloir ni le savoir, à la Révolution.

« Un homme d’esprit me disait l’autre jour que le gouvernement de la France était une monarchie absolue tempérée par des chansons. »993

CHAMFORT (1740-1794), Pensées, maximes et anecdotes (posthume, 1803)

Au siècle de Louis XIV, la chanson (le plus souvent anonyme) était l’une des rares formes d’opposition possibles. Au siècle des Lumières, elle garde cette fonction.

Diderot parlant du peuple dans ses Principes de politique des souverains écrit : « Il faut lui permettre la satire et la plainte : la haine renfermée est plus dangereuse que la haine ouverte. » Avec la masse des pamphlets et libelles polémiques et parfois orduriers dont l’époque se fit l’écho, on a pu parler de ces « basses Lumières » qui sapent les bases du régime presque aussi sûrement que les pensées philosophiques. Les fake news n’ont rien inventé…

« Il faut tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement. »995

D’ALEMBERT (1717-1783), L’Encyclopédie, Discours préliminaire (1751)

Tel est le credo de cette immense entreprise collective : lutte contre les préjugés, triomphe de la raison. L’œuvre sera parfois moins hardie que la pensée de tel ou tel philosophe, il faut ruser avec la censure, les grands articles respectent une certaine orthodoxie. Mais la tactique des renvois à des petits articles permet d’avancer des opinions plus osées – le public a vite compris le jeu. Les censeurs eux aussi, parfois. Un arrêt du Conseil d’État interdit la vente et la détention des deux premiers tomes, le 7 février 1752. En mai, le gouvernement, plus libéral, prie d’Alembert et Diderot de se remettre au travail.

Ce monument philosophique et scientifique, malgré ses erreurs et ses lacunes, va diffuser la pensée nouvelle et promouvoir un état d’esprit universellement curieux et critique. Autrement dit, une opinion publique digne de ce nom, littéralement « éclairée ». L’Encyclopédie dénonce les privilèges, les impôts mal répartis, les atteintes à la liberté du travail. Elle n’est pas révolutionnaire, mais annonce le mouvement d’opinion qui aboutira aux États généraux de 1789.

« C’est le ton de la nation ; si les Français perdent une bataille, une épigramme les console ; si un nouvel impôt les charge, un vaudeville les dédommage. »1149

Carlo GOLDONI (1707-1793), Mémoires (1787)

Cet Italien de Paris connaît bien notre pays, notre littérature et ce peuple très particulier, bien loin des « passions tristes » (de Spinoza et Macron) qui l’accablent parfois. Surnommé le Molière italien, il veut réformer la comédie italienne dans son pays, ôtant les masques aux personnages et supprimant l’improvisation pour écrire ses pièces de bout en bout, d’où son premier chef-d’œuvre, La Locandiera. Il est violemment attaqué par Carlo Gozzi, comte querelleur et batailleur, qui défend la tradition de la commedia dell’arte à coups de libelles et de cabales.

Fatigué de cette guerre des deux Carlo, le paisible Goldoni, invité par Louis XV, s’installe définitivement à Paris en 1762. Il écrit en français pour la Comédie-Italienne (rivale de la Comédie-Française), devient professeur d’italien à la cour. Il sera également pensionné sous Louis XVI. Il rédige ses Mémoires à la fin de sa vie, pauvre, malade, presque aveugle, mais exprimant toujours sa gratitude pour la France – même si la Révolution supprime sa pension à l’octogénaire.

« Pour nous autres Français, nous sommes écrasés sur terre, anéantis sur mer, sans vaisselle, sans espérance ; mais nous dansons fort joliment. »1157

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à M. Bettinelli, 24 mars 1760, Correspondance (posthume)

Le philosophe français qui incarne le mieux cette époque confirme la remarque de l’auteur italien Goldoni sur notre opinion publique en ce siècle heureux. La guerre ne se joue pas sur le sol de France et ne menace pas tragiquement ses frontières, comme au siècle dernier ou au siècle suivant. Mais elle coûte de plus en plus cher au pays et la fiscalité s’alourdit : la capitation est augmentée, on instaure un troisième vingtième jusqu’à la paix. Le problème n’est pourtant pas que financier. L’armée n’a pas de chefs militaires dignes de ce nom, et les hommes de gouvernement se révèlent incapables de gérer la situation.

« Impositions indirectes ; pauvres paysans. Pauvres paysans ; pauvre royaume. Pauvre royaume ; pauvre souverain. »965

Pierre Samuel DUPONT de NEMOURS (1739-1817), De l’origine et des progrès d’une science nouvelle (1768)

Parole d’économiste - et voici tracé le cercle vicieux de l’économie, cette réalité sous l’Ancien Régime dont l’opinion publique est de plus en plus consciente.

La fiscalité frappe la masse des paysans pauvres, alors que les privilégiés aux grandes fortunes (fermiers généraux, financiers, courtisans) sont intouchables et que l’essentiel des revenus industriels et commerciaux y échappe. Le trop faible pouvoir d’achat de la paysannerie – 90 % de la population – ne permet pas la consommation accrue de produits manufacturés et ne peut donc stimuler le développement de l’industrie courante, comme en Angleterre. Enfin, le rendement d’impôts perçus sur des contribuables trop pauvres ne peut alimenter suffisamment les caisses de l’État. L’Ancien Régime mourra de cette crise financière sans solution, hormis une réforme fondamentale de l’État : il faudra une révolution – la Révolution - pour y arriver.

« Le peuple est taillable et corvéable à merci. »966

Jean-François JOLY de FLEURY (1718-1802). Dictionnaire de français Littré, au mot « taillable »

Cette réalité date du Moyen Âge, mais le mot est prononcé quand Turgot tente l’abolition de la corvée, en 1775-1776.

La taille est pratiquement le seul impôt direct de l’Ancien Régime : représentant (en principe) le rachat du service militaire, il n’est payé ni par les nobles qui se battent en personne, ni par le clergé qui ne se bat pas. C’est donc un impôt roturier. Très injustement réparti, il retombe lourdement sur les plus pauvres, ceux qui n’ont pas les moyens (argent, relations) pour s’en faire exempter. Même injustice pour la corvée royale – impôt en nature sous forme de journées de travail. Les philosophes et les économistes en font la démonstration, l’opinion publique est désormais éclairée, mais les privilégiés continuent d’accuser la fiscalité – à tort et à raison…

« On taxe tout, hormis l’air que nous respirons. »967

Mme du DEFFAND (1697-1780). Histoire de France (1924), Jacques Bainville

Et l’historien ajoute : « Ce qui viendra d’ailleurs sous la Révolution, avec l’impôt des portes et fenêtres. » La marquise, amie des encyclopédistes, paie proportionnellement beaucoup moins que le peuple, et peut pourtant se plaindre d’impôts nouveaux, tels les vingtièmes, censés frapper les nobles et les propriétaires. Mais les vices inhérents à la perception les rendent à la fois injustes et inefficaces.

« Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin, ils arrivent […] Les jeunes gens sont bienheureux ; ils verront de belles choses. »1172

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre au marquis de Chauvelin, 2 avril 1764, Correspondance (posthume)

Sa prédiction rejoint celle de Rousseau dans le Contrat social (1762). Mais Voltaire est plus observateur de l’opinion publique que doctrinaire comme son confrère ennemi.

Sexagénaire, riche et célèbre, le patriarche de Ferney reçoit tout ce que le siècle des Lumières compte d’écrivains, de princes, d’admirateurs. L’« aubergiste de l’Europe » ne se contente pas d’écrire, de « cultiver son jardin » et d’observer le monde comme il va. Il se bat pour plus de justice, faisant appel à ses amis influents, dont le ministre Choiseul et le duc de Richelieu, afin d’obtenir la révision du procès Calas. La mise en cause des mécanismes judiciaires, une des plaies de l’Ancien Régime, est en soi un acte révolutionnaire, à l’époque. Et l’attitude courageuse de Voltaire fait de lui le premier de nos « intellectuels engagés ».

« Ni chiens, ni filles, ni laquais, ni soldats. »1161

Écriteau à la porte des jardins et autres lieux publics. Naissance de l’escroquerie moderne du XVIIIe au début du XIXe siècle (2005), Catherine Samet

Autre reflet de l’opinion publique, impensable au siècle dernier comme au siècle suivant. Cet écriteau montre la piètre estime de l’époque pour l’armée dont le recrutement est organisé de telle manière qu’on enrôle les plus pauvres, avec tous les « déchets de la société », maraudeurs et vauriens, misérables et autres laissés pour compte. La notion de patrie est dévaluée, la philosophie antimilitariste et l’opinion souvent défaitiste, alors que l’Angleterre soutient l’effort de guerre, ses hommes et leurs chefs. Le ministre Choiseul ne peut renverser la situation et faire des miracles, en si peu de temps.

« Les grands seigneurs s’avilissent,
Les financiers s’enrichissent,
Tous les Poissons s’agrandissent.
C’est le règne des vauriens. »1162

Poissonnade, attribuée à Pont-de-Veyle (1697-1774). Journal historique : depuis 1748 jusqu’en 1772 inclusivement (1807), Charles Collé

Les poissonnades fleurissent, comme jadis les mazarinades. Le peuple supporte mal le luxe qui s’étale à la cour où règne encore la Pompadour, et s’affiche dans des milieux prospères et âpres au gain, du côté des aristocrates comme des bourgeois. La favorite fait aménager ses nombreuses résidences (hôtel d’Évreux, futur Élysée, La Celle, Bellevue, Champs). Elle place son frère Abel Poisson, nommé marquis de Marigny, à la direction générale des Bâtiments où il se montre d’ailleurs bon administrateur.

Mais le peuple s’en irrite : « On épuise la finance / En bâtiment, en dépenses, / L’État tombe en décadence / Le roi ne met ordre à rien / Une petite bourgeoise / Élevée à la grivoise / Mesurant tout à la toise / Fait de l’amour un taudis. »

« Autrefois de Versailles
Nous venait le bon goût,
Aujourd’hui la canaille
Règne et tient le haut bout.
Si la cour se ravale,
De quoi s’étonne-t-on ?
N’est-ce pas de la halle
Que nous vient le poisson ? »1163

Poissonnade de 1749. Chansonnier historique du XXVIIIe siècle (1879), Émile Raunié

L’opinion s’exprime avec autant d’esprit que de mépris, et une violence prérévolutionnaire. Même si le peuple reproche son origine non noble à la dame, c’est de la cour que part le plus souvent ce genre de pamphlets (anonymes). La personne du roi est également attaquée. Les cabales se multiplient. Le lieutenant de police avoue son impuissance à traquer les auteurs et ceux qui leur tiennent la main : « Je connais Paris autant qu’on peut le connaître. Mais je ne connais pas Versailles. »

« Les Parisiens sont aujourd’hui des sybarites, et crient qu’ils sont couchés sur des noyaux de pêche, parce que leur lit de roses n’est pas assez bien fait. »1183

VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à Mme de Florian, 1er mars 1769, Correspondance (posthume)

L’épicurien libertin qui chantait jadis « le superflu, chose très nécessaire » juge à présent ses contemporains avec la sagesse d’un vieux philosophe. Le Dauphin (futur Louis XVI) exprimera bientôt la même idée.

En réalité, le règne de Louis XV fut un temps de longue prospérité, aux conséquences multiples : raffinement des mœurs, luxe de la bonne société grisée par sa propre civilisation, éclat sans pareil du Paris des salons, des cafés, des clubs et des spectacles, rayonnement culturel de la France en Europe. Pour la masse des quelque 20 millions de paysans, cela s’est traduit par un réel mieux-être : malgré les charges fiscales, le seuil de subsistance est dépassé.

« Les Français sont inquiets et murmurateurs, les rênes du gouvernement ne sont jamais conduites à leur gré […] On dirait que la plainte et le murmure rentrent dans l’essence de leur caractère. »1190

Dauphin LOUIS, futur Louis XVI (1754-1793), Réflexions sur les entretiens avec le duc de La Vauguyon

Le futur roi s’entretient avec son gouverneur, au lendemain du « coup d’État royal » de 1770. Après la disgrâce de Choiseul (23 décembre 1770), le « triumvirat » Maupeou-Terray-d’Aiguillon est au pouvoir jusqu’à la mort de Louis XV qui soutient ses trois ministres et réaffirme : « Je ne changerai pas. » En quatre années, le chancelier Maupeou et le contrôleur des Finances Terray essaient de réformer la France. La tâche du grand financier est la plus ingrate. Ses projets à long terme sont bons, mais dans l’immédiat il pare au plus pressé : il établit de nouvelles taxes, rétablit le second vingtième sans les exemptions injustifiables, réduit les pensions et traitements, supprime avec courage des offices inutiles. La rumeur publique l’accuse de vouloir spéculer sur les grains, quand il établit le monopole royal (« pacte de famine »). Quant aux les mesures de l’abbé Terray, elles sont si impopulaires qu’elles lui valent le surnom de Vide-Gousset.

« Prenons-y garde, nous aurons peut-être un jour à nous reprocher un peu trop d’indulgence pour les philosophes et pour leurs opinions […] La philosophie trop audacieuse du siècle a une arrière-pensée. »1246

LOUIS XVI (1754-1793), Lettre à M. de Malesherbes, 13 décembre 1786

Le Dauphin est devenu roi et son analyse de la situation est fort intelligente. Les philosophes manipulent l’opinion publique comme jamais avant, pour le pire et/ou le meilleur (selon l’observateur qui s’en fait juge).

Malesherbes a voulu la presse plus libre, il a aidé les philosophes à répandre leurs idées, permis à l’Encyclopédie de paraître, malgré le Parlement hostile. Plusieurs fois disgracié, il revient au Conseil du roi en 1787 et sera l’un de ses avocats en 1792. Louis XVI manifeste ici une prise de conscience tardive d’un siècle de Lumières déjà répandues dans une opinion publique toujours plus avide de réformes.

« Plus scélérate qu’Agrippine
Dont les crimes sont inouïs,
Plus lubrique que Messaline,
Plus barbare que Médicis. »1242

Pamphlet contre la reine. Vers 1785. Dictionnaire critique de la Révolution française (1992), François Furet, Mona Ozouf

Dauphine jadis adorée, la reine est devenue terriblement impopulaire en dix ans, pour sa légèreté de mœurs, mais aussi pour ses intrigues et son ascendant sur un roi faible jusqu’à la soumission. L’affaire du Collier va renforcer ce sentiment.

La Révolution héritera de l’œuvre de Voltaire et de Rousseau, mais aussi des « basses Lumières », masse de libelles et de pamphlets à scandale où le mauvais goût rivalise avec la violence verbale, inondant le marché clandestin du livre et sapant les fondements du régime. Après le Régent, les maîtresses de Louis XV et le clergé, Marie-Antoinette devient la cible privilégiée : quelque 3 000 pamphlets la visant relèvent, selon la plupart des historiens, de l’assassinat politique. Les fake news de notre temps n’ont rien inventé…

« Le mur murant Paris rend Paris murmurant. »1240

Alexandrin cité par BEAUMARCHAIS (1732-1799) évoquant l’impopularité du mur en 1785, au point d’en faire une des causes de la Révolution. Histoire des agrandissements de Paris (1860), Auguste Descauriet

C’est le mur des Fermiers généraux, enceinte de 24 km qui ménage une soixantaine de passages (ou barrières) flanqués de bureaux d’octroi – impôt indirect, perçu à l’entrée des marchandises.

Calonne, contrôleur général des Finances, a donné satisfaction aux fermiers généraux : pouvant mieux réprimer les fraudes, notamment la contrebande sur le sel au nez des gabelous (commis de la gabelle), ils verseront davantage au Trésor qui en a plus que jamais besoin.

Ce mur se veut imposant comme une fortification : les bureaux, conçus par l’architecte Nicolas Ledoux dans un style néoclassique avec des références à l’antique, prennent le nom de Propylées de Paris. Mais les Parisiens ont l’impression d’étouffer derrière cette petite ceinture à vocation fiscale. D’où l’épigramme : « Pour augmenter son numéraire / Et raccourcir notre horizon, / La Ferme a jugé nécessaire / De mettre Paris en prison. »

Le mur, achevé sous la Révolution, renforcé sous le Consulat et l’Empire, sera démoli en 1860 par le préfet Haussmann, Paris s’agrandissant de 11 à 20 arrondissements.

« Ils sont toujours en retard d’une armée, d’une année et d’une idée. »1248

RIVAROL (1753-1801), jugeant la haute noblesse de son temps. Promenades littéraires (1904), Rémy de Gourmont

Les notables convoqués le 22 février 1787 vont mériter la sévérité de Rivarol, écrivain pourtant royaliste et ardent défenseur du régime contre les partisans d’un ordre nouveau.

Calonne présente sa réforme, notamment la création d’une « subvention territoriale » qui remplace le système inefficace des vingtièmes (théoriquement provisoires et assortis de rachats, abonnements, exemptions). Ce nouvel impôt, unique et perpétuel, frappera tous les revenus fonciers, la plupart des (gros) propriétaires terriens appartenant à la noblesse et au clergé. Les 144 notables, à la quasi-unanimité, s’opposent au projet de Calonne.

Ils ont habilement manipulé l’opinion, « Monsieur Déficit » est devenu très impopulaire. Et le roi renvoie son ministre, le 10 avril. Mais plus rien ni personne ne peut empêcher la Révolution à venir.

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