Nos Premiers ministres (de Michel Debré à Michel Rocard) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

« Tout de même qu’à bord du navire l’antique expérience des marins veut qu’un second ait son rôle à lui à côté du commandant, ainsi dans notre nouvelle République, l’exécutif comporte-t-il après le président voué à ce qui est essentiel et permanent un Premier ministre aux prises avec les contingences. »2936

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires d’espoir, tome I, Le renouveau, 1958-1962 (1970)

Division du travail et problème fondamental du fonctionnement de nos institutions : c’est l’existence d’un « domaine réservé » au chef de l’État, cependant que le « second » qui n’est plus président du Conseil mais seulement le Premier des ministres de son gouvernement gère le quotidien, rôle moins prestigieux et plus ingrat.

La France est une république parlementaire à forte influence présidentielle, le pouvoir exécutif étant partagé entre le président et le Premier ministre. La fonction succède à celle de président du Conseil des ministres, occupée par tous les chefs de gouvernements sous les Troisième et Quatrième Républiques avec des pouvoirs différents.

Nommé par le président, le Premier ministre est habituellement issu d’un parti politique appartenant à la majorité de l’Assemblée nationale. Il peut, comme son gouvernement, être du même mouvement politique que le président ou appartenir à son opposition, d’où la « cohabitation », originalité française vécue trois fois.

Le Premier ministre réside à l’hôtel de Matignon (7e arrondissement de Paris) avec ses bureaux et ses services. L’exécutif se partage ainsi entre Matignon et l’Élysée (Palais proche, dans le 8e arrondissement).

Depuis la création de cette fonction en janvier 1959, notre République a vu passer 24 Premiers ministres : record de longévité, 6 ans et 3 mois avec Georges Pompidou qui succèdera à de Gaulle pour la présidence la plus brève (septennat interrompu par sa mort en 1974). Autre Premier ministre devenu ensuite président, Chirac. Deux candidats ont échoué (Balladur, Jospin), d’autres y ont pensé (Chaban-Delmas, Rocard, Juppé, Fillon), mais la plupart n’ont pas eu d’ambition ni de vocation présidentielle .

Le Premier ministre tient un second rôle fatalement ingrat – on évoque « l’enfer de Matignon ». Il marque plus ou moins son époque, selon les circonstances et la personnalité du président qui le choisit.

Rappelons enfin que sous l’Ancien Régime, deux personnages ont incarné la fonction et gouverné la France plus que le roi lui-même : c’est le ministériat.
L’autoritaire cardinal de Richelieu (1585-1642) devenu Principal ministre de Louis XIII va « foudroyer les humains » (Michelet) plus que les gouverner, travaillant jusqu’à l’épuisement de ses forces à restaurer la puissance de l’État et véritable créateur de la « raison d’État » chère à de Gaulle.
Son successeur le cardinal de Mazarin (1602-1661) apprit son métier à l’enfant Louis XIV, restant à son poste jusqu’à sa mort, donc bien après la majorité du roi qui décida de gouverner désormais sans Premier ministre, pour incarner la monarchie absolue au Grand siècle. Il avait 22 ans et mourra à la veille de ses 77 ans.

Première partie : de Michel Debré (de Gaulle président) à Michel Rocard (Mitterrand président).

Seconde partie : d’Édith Cresson (Mitterrand président) à Jean Castex (Macron président).

1. Michel Debré (1959-1962). Peut-on être plus gaulliste que de Gaulle ?

« La légitimité est le mot clé des époques difficiles. »2762

Michel DEBRÉ (1912-1996), Ces princes qui nous gouvernent (1957)

Inconditionnel du général de Gaulle et résistant de la première heure, Debré comprend et partage le souci du général de refaire une France dans les règles du droit. En janvier 1960, au moment des barricades d’Alger – autre époque difficile –, le président de la République invoquera publiquement « la légitimité nationale que j’incarne depuis vingt ans ».

« Les hommes ne manquent pas : les révolutions en découvrent toujours. »

Michel DEBRE (1912-1996), Ces princes qui nous gouvernent (1957)

Gaulliste de cœur et de raison, fidèle compagnon de route, nommé Garde des Sceaux dès le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958, il dirige le groupe de travail chargé de rédiger la Constitution.

Premier de la longue liste des Premiers ministres en janvier 1959, il démissionnera pourtant trois ans plus tard, désapprouvant la réforme constitutionnelle voulue par de Gaulle et approuvée par référendum, l’élection du président au suffrage universel direct. C’est dire le caractère de l’homme !

On le retrouvera ministre de l’Économie et des Finances de 1966 à 1968, des Affaires étrangères de 1968 à 1969 et de la Défense nationale de 1969 à 1973.

« Au seuil de la République nouvelle (…) tout nous montre, tout nous assure, tout nous prouve que l’ardeur au travail, l’amour de la liberté, le sens de l’autorité et de la justice, c’est-à-dire de l’État, le patriotisme enfin, animent profondément l’âme populaire. »

Michel DEBRE (1912-1996), Discours d’investiture, Les principes des nouvelles institutions, 15 janvier 1959. Assemblée nationale.fr

Plus que tout autre (avec de Gaulle, naturellement), le Premiers ministre incarne le sens de l’État, des institutions et du devoir, dans ce premier discours. Chaque phrase vaut citation et redevient périodiquement d’actualité.

« Si le gaullisme est pour un grand nombre l’expression d’une longue fidélité à un homme, il doit être, pour tous, la claire vision d’une nécessité à laquelle on ne peut se dérober sans risquer le pire.
Notre opinion publique est naturellement divisée et, par une logique implacable, la faiblesse du pouvoir mène à l’exaspération des divisions.
Or les temps que nous vivons sont impitoyables aux peuples dont les gouvernements sont impuissants à dominer les divisions. Ils sont également impitoyables aux peuples qui, menés par l’impuissance des pouvoirs publics au bord des drames, ne trouvent pas le pacificateur et l’arbitre seul en mesure d’arrêter une évolution fatale. »

« Il n’est pas plus de gouvernement souverain qu’il n’est d’assemblées souveraines. Gouvernement et Parlement sont, ensemble, au service de la seule souveraineté, qui est celle de la nation. »

Michel DEBRE (1912-1996), Discours d’investiture, Les principes des nouvelles institutions, 15 janvier 1959. Assemblée nationale.fr

L’orateur cite ensuite un homme politique de référence sous la Troisième République : « Jules Ferry, au terme d’une carrière difficile qui fit de lui, à travers les amertumes et les ingratitudes, un des grands hommes de notre histoire, reconnut un jour avec tristesse : ‘Nous n’avons pas su donner à la République figure de gouvernement’. Il entendait par là que les hommes et les formations politiques qui s’étaient donné la mission de créer un nouveau régime n’avaient su dominer ni leurs intérêts, ni leurs idéologies. À peine la République installée, elle avait été, en quelque sorte, dépecée par les luttes intestines des républicains eux-mêmes. La stabilité des ministères en avait pâti ; la fermeté de l’action politique avait été atteinte sans retour et, au-delà l’image nécessaire de l’État.

Retenons cette leçon du plus grand des parlementaires qui ait honoré la tribune des deux assemblées. Sachons que la qualité, que dis-je, la légitimité d’un régime est fonction d’une réussite : permettre le gouvernement de la nation. Ce qui était vrai à la fin d’un siècle où l’évolution du monde paraissait conduire l’humanité à la liberté et à la paix devient éclatant de vérité en un siècle comme le nôtre, agité par des tempêtes d’une violence inouïe. »

C’est une leçon d’histoire qui vaut toujours en 2022.

« Être, avoir été le premier collaborateur du général de Gaulle est un titre inégalé. »3008

Michel DEBRÉ (1912-1996), Premier ministre, fin de la lettre au général de Gaulle, rendue publique le 15 avril 1962. L’Année politique, économique, sociale et diplomatique en France (1963)

Il faut tourner la page après la conclusion du drame algérien : « Comme il était convenu, et cette étape décisive étant franchie, j’ai l’honneur, Mon Général, de vous présenter la démission du gouvernement. »

Ce à quoi le général de Gaulle répond : « En me demandant d’accepter votre retrait du poste de Premier ministre et de nommer un gouvernement, vous vous conformez entièrement et de la manière la plus désintéressée à ce dont nous étions depuis longtemps convenus. » Rappelons quand même la vraie raison de cette démission signée Debré : il désapprouvait l’amendement à « sa » ou « leur » Constitution, l’élection présidentielle au suffrage universel.

Georges Pompidou entre alors sur la scène de l’histoire : il forme le nouveau gouvernement le 25 avril, essentiellement UNR (parti gaulliste), avec quelques MRP (Mouvement républicain populaire). Pompidou n’est pas un parlementaire rompu au jeu politique, mais un « agrégé sachant écrire », parachuté à 33 ans dans le cabinet de Gaulle en 1944. Il restera six ans chef de gouvernement – un record en ce siècle !

2. Georges Pompidou (1962-1968). Le plus longtemps Premier ministre et le plus brièvement président.

« Notre système, précisément parce qu’il est bâtard, est peut-être plus souple qu’un système logique. Les « corniauds » sont souvent plus intelligents que les chiens de race. »2935

Georges POMPIDOU (1911-1974), Le Nœud gordien (1974)

Il témoignera en connaissance de cause, deuxième président de la Cinquième République qui fut auparavant Premier ministre de De Gaulle. Il parle aussi en prophète de la cohabitation, à commencer par celle des années 1986-1988 : il faudra en effet une souplesse certaine pour que coexistent plus ou moins pacifiquement un président de gauche (Mitterrand) et un gouvernement issu d’une Assemblée de droite. Et vice versa. Au total, la France vivra trois cohabitations : 1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002. Les Français adorent ce genre de duo-duel à la tête de l’État… mais le couple de l’exécutif sera parfois à la peine. Nous reviendrons en détail sur cette originalité constitutionnelle.

« J’ai décidé que la Sorbonne serait librement ouverte à partir de lundi. »3045

Georges POMPIDOU (1911-1974), Discours radiodiffusé, samedi 11 mai 1968, 23 heures. L’Élysée en péril (2008), Philippe Alexandre

Mai 68, dernier tournant du second septennat. Le Premier ministre, de retour d’un voyage en Afghanistan, joue la carte de la détente, annonçant en même temps la libération prochaine des étudiants arrêtés le 3 mai et condamnés le 5. Il retire la police de la Sorbonne pour que les cours reprennent. Mais… le mois de mai ne fait que commencer.

« À travers les étudiants, c’est le problème même de la jeunesse qui est posé, de sa place dans la société, de ses obligations et de ses droits, de son équilibre moral même. »3050

Georges POMPIDOU (1911-1974), Premier ministre, Assemblée nationale, 14 mai 1968. Pompidou (1984), Éric Roussel

Chef de l’exécutif à l’heure de Mai 68, il a sans doute évité le pire au pays, le président de la République étant très dérouté par cette révolte-révolution-mutation d’une jeunesse si loin de lui à tout point de vue. Et vice versa, le général fut la cible à la fois réelle et rêvée de bien des slogans et manifs.

Pompidou est naturellement plus proche de cette jeunesse, par son âge et par son premier métier, professeur avant de s’engager en politique. « C’est qu’il ne s’agit pas simplement de réformer l’Université… »

Cependant que des ouvriers se mettent en grève : usines et locaux occupés, directeurs et cadres séquestrés, d’abord à Sud-Aviation (Nantes). Mais le président finira par gagner ce dernier combat politique.

« Je ne me retirerai pas […] Je ne changerai pas le Premier ministre, dont la valeur, la solidité, la capacité méritent l’hommage de tous. Il me proposera les changements qui lui paraîtront utiles dans la composition du gouvernement. Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale. »3074

Charles de GAULLE (1890-1970), Discours radiodiffusé, jeudi 30 mai 1968, 16 h 30. Année politique (1969)

Le transistor est le « cordon ombilical qui relie la France à sa révolution » (Danielle Heymann). De Gaulle ajoute que « partout et tout de suite, il faut que s’organise l’action civique ». Les élections vont avoir lieu, « pièges à con » pour les jeunes de Mai 68, « élections de la trouille » pour de Gaulle qui en sort largement gagnant avec son Premier ministre.

« Après avoir fait tout ce qu’il a fait au cours de six ans et demi de fonctions […] il était bon qu’il fût, sans aller jusqu’à l’épuisement, placé en réserve de la République. »3081

Charles de GAULLE (1890-1970), Conférence de presse, 9 septembre 1968. L’Année politique, économique et sociale en France (1968)

On s’attendait à la reconduction du Premier ministre : l’homme de Matignon s’est finalement bien sorti des événements et des élections. Sa démission acceptée et son remplacement par Couve de Murville sont la surprise de la mi-juillet 1968.

« Ce n’est, je crois, un mystère pour personne que je serai candidat à une élection à la présidence de la République quand il y en aura une. Mais je ne suis pas du tout pressé. »3084

Georges POMPIDOU (1911-1974), Déclaration à la fin de son séjour à Rome, 17 janvier 1969. Année politique (1970)

Pompidou a bien mérité de la France et acquis une vraie popularité, après six ans et trois mois vécus à Matignon – record de longévité au poste de Premier ministre. Il vise plus haut et il n’y a qu’un poste : la présidence. Quelques jours plus tard, il confirme à Genève : « J’ai un passé politique. J’aurai peut-être, si Dieu le veut, un destin national. »

3. Couve de Murville (1968-1969). Une ambition gaullienne pour la France, mais en 11 mois et 11 jours, c’est un peu court.

« Maurice Couve de Murville a le don. Au milieu des problèmes qui se mêlent et des arguments qui s’enchevêtrent, il distingue aussitôt l’essentiel de l’accessoire, si bien qu’il est clair et précis dans des matières que les calculs rendent à l’envi obscures et confuses. Il a l’expérience, ayant, au cours d’une grande carrière, traité maintes questions du jour et connu beaucoup d’hommes en place. Il a l’assurance, certain qu’il est de demeurer longtemps au poste où je l’ai appelé. Il a la manière, habile à prendre contact en écoutant, observant, notant, puis excellant, au moment voulu, à formuler avec autorité la position dont il ne se départira plus. »

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires d’espoir (1970)

Bel hommage rendu à son nouveau Premier ministre - il ne restera à Matignon que 11 mois et 11 jours, suite à la démission surprise du général après l’échec de son référendum en avril 1969 : « cas sans précédent de suicide en plein bonheur » selon François Mauriac.

« Le monde moderne impose d’organiser dans l’ensemble du pays, entre la capitale et les régions, et à l’intérieur de chaque région, un vaste dialogue propre à préparer, à tous les échelons, la politique et les décisions, qu’il s’agisse du Plan et du crédit ou de l’aménagement du territoire, c’est à dire des travaux à entreprendre de la mise en valeur des régions et, plus généralement, de l’expansion économique. »

Couve de MURVILLE ( 1907-1999), Déclaration de politique générale, 17 juillet 1968

Il n’aura pas le temps d’accomplir le quart de la moitié du commencement de la tâche annoncée, à la tête de son ministère historique à plus d’un titre, avec André Malraux, Maurice Schumann, Michel Debré, René Capitant, Pierre Messmer, Edgar Faure… Sans oublier l’apparition d’une femme, secrétaire d’État aux Affaires sociales (Marie-Madeleine Dienesch) et d’un jeune secrétaire d’État à l’Économie et aux Finances promis à un bel avenir, Jacques Chirac.

En marge de l’histoire politique et officielle, un fait divers devenu scandale d’État va faire la une des médias, suscitant  une véritable haine entre le Premier ministre et son prédécesseur, Pompidou.

« Repris de justice, Markovic avait cependant réussi à se faire de nombreuses relations dans les milieux de la politique, du spectacle et de la chanson. C’est ainsi que l’on évoque les noms de plusieurs actrices, de chanteuses, celui de la femme d’un ancien membre du gouvernement… »

Le Figaro,‎ 14 octobre 1968 : « Un ami intime de Markovic recherché par les enquêteurs », cité dans 69, année politique (2009), Francis Zamponi

Insinuations reprises en termes identiques par toute la presse, Le Canard enchaîné réclamant « Des noms ! Des noms ! » en affirmant que « tout est mis en œuvre pour étouffer l’affaire, l’essentiel étant que le bon public ne sache rien. »  Ainsi débute une sombre affaire de barbouzes et de partouzes, de sexe et de fric, de mafia et de people, sur fond de jalousie contre l’ex Premier ministre, mal vu des gaullistes de la première heure (la dernière guerre), Claude Pompidou l’épouse adorée se retrouvant impliquée dans l’« affaire Marković ».

Tout commence par un meurtre : le garde du corps ou « gorille » de la star Alain Delon. C’était aussi le maître chanteur de VIP adeptes de « parties fines ». C’est surtout une manœuvre pour déstabiliser l’actuel président, le dernier informé. Pompidou ne pardonna jamais au général et conçut une véritable haine pour son successeur à Matignon, lui qui savait tout et ne fit rien. Pompidou qui l’apprend d’un collaborateur à l’Élysée est reste sidéré du jeu pervers des politiques. Il met tout en œuvre pour laver l’honneur de sa femme. Un policier  conclut : «  On n’a jamais rien trouvé. Rien qui mette sur la piste de l’assassinat de Markovic. Il y a des mobiles, mais pas les auteurs.  » Le seul inculpé, François Marcantoni, ancien résistant reconverti en figure du Milieu de Pigalle, bénéficiera d’un non-lieu le 12 janvier 1976. Mais le mal était fait, impardonnable, irréparable, et Pompidou était mort.

4. Jacques Chaban-Delmas (1969-1972). Tout pour séduire et réussir, et pourtant… il finira premier magistrat municipal de Bordeaux.

« Nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu’en faisant semblant de faire des révolutions. »2953

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), Discours à l’Assemblée nationale, 16 septembre 1969

Le Premier ministre songe naturellement aux événements de Mai 68, constatant de façon plus générale que « la société française n’est pas encore parvenue à évoluer autrement que par crises majeures ». C’est un mal français, maintes fois diagnostiqué bien avant la Révolution de 1789. Contre les « conservatismes » et les « blocages », l’homme de Matignon  propose sa « nouvelle société ».

« Il y a peu de moments dans l’existence d’un peuple où il puisse autrement qu’en rêve se dire : Quelle est la société dans laquelle je veux vivre ? J’ai le sentiment que nous abordons un de ces moments. Nous pouvons donc entreprendre de construire une nouvelle société. »3116

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), Discours à l’Assemblée nationale, 16 septembre 1969

Aucun discours parlementaire de Premier ministre n’eut plus de retentissement, sous la Cinquième République. La dénonciation du conservatisme et des blocages de la société française annonce un programme ambitieux de réformes – maître mot des prochains présidents. Mais Pompidou a des priorités plus concrètes que sociétales !

Chaban-Delmas donne de sa « nouvelle société » deux définitions : « L’une politique, c’est une société qui tend vers plus de justice et de liberté […] L’autre sociologique, c’est une société où chacun considère chacun comme un partenaire ».

« Tandis que vous parliez, je vous regardais et je ne doutais pas de votre sincérité. Et puis, je regardais votre majorité et je doutais de votre réussite. »3117

François MITTERRAND (1916-1996), Assemblée nationale, 16 septembre 1969

L’opposition ne fait pas mauvais accueil au programme du Premier ministre sur le principe, mais elle doute de sa réalisation : « On ne bâtit pas une nouvelle société sur des vœux pieux. »

« La guerre des Républiques est terminée. »3113

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), présentant son gouvernement, 23 juin 1969. La Guerre de succession (1969), Roger-Gérard Schwartzenberg

L’UDR soutient ce « baron » du gaullisme qui fut en même temps un des piliers de la Quatrième République. On lui passe même quelques gestes d’ouverture en direction d’anciens adversaires du Général. Mais la guerre n’est pas finie, entre les partis et les tentatives de séduction du très séduisant Premier ministre vont échouer. Les centristes d’opposition continueront de dénoncer la dictature de l’« État UDR », tandis que la gauche socialiste et communiste fourbit les armes de l’union qui fera un jour sa force, pour aboutir à Mitterrand président.

Les difficultés viendront surtout du scepticisme du président de la République qui a des convictions économiques plus que sociologiques. L’antagonisme entre les deux têtes de l’État éclatera bientôt comme une évidence.

« Je suis devenu Premier ministre sur un double malentendu : Pompidou me croyait gentil, je le croyais gaulliste. »

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000)

Cependant que Pompidou donne sans attendre son interprétation à la journaliste vedette de l’Express, Françoise Giroud, le 5 octobre 1972 : « Jamais il n’a pris de décision. Il a fait des feux d’artifice, voilà tout. » Il portera bientôt sur l’homme un jugement sans appel : « Jacques Chaban-Delmas se veut jeune, beau, séduisant et sportif. Il refuse de vieillir, se livre pour cela à son sport favori, le tennis, et assure la relève en se mettant au golf. Il aime les femmes, toujours passionné, seul changeant l’objet de sa passion. Il travaille peu, ne lit pas de papiers, en écrit moins encore, préférant discuter avec ses collaborateurs, et s’en remet essentiellement à eux, qu’il choisit bien, pour ce qui est des affaires publiques s’entend. Politiquement, il meurt de peur d’être classé à droite ; il veut néanmoins plaire à tout le monde et être aimé… » Lettres, notes et portraits 1928-1974 (publication posthume).

Au-delà de cet antagonisme entre les deux hommes, il reste une évidence constitutionnelle plus ou moins bien vécue par tous les Premiers ministres qui s’exprimeront plus ou moins clairement sur l’envers du décor et « l’enfer de Matignon ».

« Dans ce régime, tout ce qui est réussi l’est grâce au président de la République. Tout ce qui ne va pas est imputé au Premier ministre… mais je ne l’ai compris qu’au bout d’un certain temps. »2937

Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000). Cité dans Vie politique sous la Cinquième République (1981), Jacques Chapsal

Conclusion désabusée de l’ex locataire de Matignon, c’est une loi qui se dégage à mesure que passent les gouvernements : les « fusibles » sont faits pour sauter. Chaban-Delmas l’a éprouvé en étant le « second » de Pompidou, sortant vaincu de ce duo qui tourna au duel et (plus ou moins injustement) à son désavantage.

Malgré tout, la cote de popularité d’un président peut chuter au-dessous de celle de son Premier ministre (durablement, dans le cas de Sarkozy avec Fillon). Il arrive aussi qu’au terme d’un référendum manqué (de Gaulle) ou d’une élection perdue (Giscard d’Estaing), il cède sa place à la tête de l’État.

« On ne tire pas sur une ambulance. »3149

Françoise GIROUD (1916-2003), L’Express, 24 avril 1974

Trait d’une charité sans pitié visant Chaban-Delmas dont la cote ne cesse de baisser dans les sondages.

Jeudi 4 avril, avant même la fin du discours d’hommage d’Edgar Faure (président de l’Assemblée nationale) au président défunt, Chaban-Delmas avait annoncé par un communiqué : « Ayant été trois ans Premier ministre sous la haute autorité de Georges Pompidou et dans la ligne tracée par le général de Gaulle, j’ai décidé d’être candidat à la présidence de la République. Je compte sur l’appui des formations politiques de la majorité présidentielle. » Candidature lancée trop tôt ? Pas assez solide face à Mitterrand à gauche ? Concurrencée par d’autres candidats à droite ?

Et Françoise Giroud de commenter : « Alors que MM. Giscard d’Estaing et Mitterrand provoquent des mouvements intenses d’admiration ou d’hostilité, parfois d’admiration et d’hostilité mêlées, on a envie de demander, sans acrimonie, à M. Chaban-Delmas : « Et vous, qu’est-ce que vous faites au juste dans cette affaire ? » Il encombre. Comment le battant a-t-il viré à l’ancien combattant ? »

Chaban ne sera jamais président, mais finira comme il a commencé, maire de Bordeaux (48 ans au total) avec un destin national remarqué, sinon remarquable : député, président de l’Assemblée (trois fois réélu), ministre à divers postes.

5. Pierre Messmer (1972-1974). Trois gouvernements en 1 an, 10 mois et 22 jours avec un président malade.

« Le changement, c’est nous ! le mouvement, c’est nous ! Et nous le prouvons, non en paroles, mais en actes. »3141

Pierre MESSMER (1916-2007), Premier ministre, Discours de Provins, 7 janvier 1973

Le successeur de Chaban-Delmas à Matignon conclut ainsi ce manifeste de la majorité en vue des élections législatives des 4 et 11 mars. Le président Pompidou l’avait informé de sa maladie dès son arrivée à Matignon : « très rare, très grave », ce qui le contraindra à déléguer de plus en plus souvent au fil des mois, même s’il assure publiquement ses fonctions jusqu’au dernier jour.

Le président interviendra en personne le 10 mars 1973, veille du second tour des législatives, pour opposer les deux sociétés possibles : « Celle qui ignore ou supprime les libertés individuelles, la liberté politique, le droit de propriété et qui soumet la vie de chacun à l’autorité d’un parti et d’une administration totalitaire […] et une société libre, avec ses imperfections et ses injustices, qui respecte les droits de l’individu. » Éternel dilemme au temps du bipartisme.

Au soir du 11 mars, la majorité demeure nettement majoritaire. La gauche parlementaire obtient 45 % des voix, le PC devançant le PS. L’extrême droite est inexistante (0,5 %), l’extrême gauche réduite à presque rien (1,3 %). C’est aussi la fin du gauchisme violent et de la contestation radicale, représentés par la Ligue communiste (interdite le 28 juin 1973), La Cause du Peuple (dernier numéro le 13 septembre) et Libération (première manière, en attendant le nouveau « Libé »).

Le gouvernement de Messmer est quand même marqué par des difficultés politiques et économiques. Suite au choc pétrolier de 1973, il lance la construction de 13 centrales nucléaires, afin d ‹assurer l’indépendance énergétique de la France.

« De toutes les morts, la mort atomique est la moins chère. »

Pierre MESSMER (1916-2007), ministre des Armées de 1960 à 1969, devant la commission de défense de l’Assemblée nationale, septembre 1967

Ne pas en conclure qu’il privilégie la guerre atomique ! Mais de Gaulle, constatant que le nucléaire avait joué un rôle déterminant dans l’issue de la Seconde guerre mondiale, en fit un élément essentiel pour la stratégie et la défense de la France. Face au premier choc pétrolier de 1973, le Premier ministre qualifié de « dernier gaulliste » lance la construction de 13 centrales nucléaires pour assurer l’indépendance énergétique du pays et pallier la baisse prévue de la production de charbon. Nous en profitons aujourd’hui, avec la certitude que cette électricité est plus écologique que d’autres sources.

Suite à la mort de Pompidou, le 2 avril 1974, Alain Poher, président du Sénat, assure pour la seconde fois les fonctions de président de la République par intérim. Pierre Messmer expédie dès lors les affaires courantes et se déclare prêt à se présenter à l’élection présidentielle anticipée. Mais il se retire très vite « par discipline » au profit du très gaulliste Chaban-Delmas. Le gagnant sera Giscard d’Estaing et Chirac lui succèdera à Matignon.

6. Jacques Chirac I (1974-1976). Animal politique au long cours, démission choc… et bientôt de retour.

« Chaque pas doit être un but. »3315

Jacques CHIRAC (1932-2019), Mémoires, tome I (2009)

Avant que la mémoire ne lui fasse défaut et qu’il se retire de la scène publique, l’homme se souvient d’une vie vouée à la politique, en deux tomes sous-titrés : I – Chaque pas doit être un but, IILe Temps présidentiel.

Chirac a écrit sur ce thème et beaucoup parlé. Il a aussi son biographe : « On a tout dit sur Chirac. Un coup travailliste, le lendemain bonapartiste avant de tourner libéral, puis social-modéré, il aura fait tout le spectre politique, et dans les deux sens. On a souvent mis cette propension herculéenne à virer de bord sur le compte d’une rouerie qui pourtant n’est pas son fort. Non, c’est l’instinct, plutôt que le cynisme, qui l’emmène d’un bout à l’autre du champ politique, au gré du vent qu’il vient de humer. » (Franz-Olivier Giesbert, La Tragédie du président : scènes de la vie politique, 1986-2006).

Parti de l’ENA et de la Cour des comptes, ce marathonien accomplit un long parcours au rythme d’un sprinter : allant du conseil municipal de Sainte-Férréole (Corrèze) à la mairie de Paris, il fut entre-temps député, plusieurs fois ministre, deux fois Premier ministre, pour arriver enfin au but suprême : président de la République.

« Un Premier ministre qui est avant tout un homme d’action, mais a peu d’idées personnelles, et un président qui en a trop parfois, mais n’a guère de capacité d’action sur l’administration et sur la majorité. »

Jacques FAUVET (1914-2002), directeur et éditorialiste du Monde, 8 juin 1976

Explication prémonitoire de la rupture à venir entre les deux hommes, mais les motifs se sont accumulés en deux ans. Au début, ce tandem exécutif tranche par sa jeunesse et son dynamisme sur les années de Gaulle-Pompidou et fait souffler un vent de réforme sur le pays. Mais la mésentente apparaît vite. « Ces deux-là étaient faits pour ne pas s’entendre », résume l’écrivain Denis Tillinac, intime de Chirac.

Le président qui préside va traiter son second en second… et sans ménagement pour sa forte personnalité. Il lui impose des ministres qu’il n’aime guère, car pas assez gaullistes : Michel Poniatowski, Françoise Giroud. Grand bourgeois aux manières d’aristo, plutôt libéral en économie et surtout européen convaincu, Giscard veut faire de la France le moteur de l’Europe, entreprend avec le chancelier allemand Helmut Schmidt la construction d’une monnaie commune européenne. Alors que son Premier ministre, chef de file du parti gaulliste, campe sur une ligne plus sociale, parle de « travaillisme à la française ». Et surtout, il est hostile à l’Europe : « L’Europe, ça m’en touche une, sans faire bouger l’autre » se plaira-t-il à répéter avant un engagement très tardif.

« Dans son échelle de valeurs, tout en haut, il y avait lui-même, puis plus rien, et enfin moi, très en dessous. ».

Jacques CHIRAC (1932-2019), Mémoires, tome I (2009)

Chirac admire en secret le brio intellectuel de VGE, mais le président ne cache guère son mépris et l’ambitieux le supporte de plus en plus mal. L’humiliation de trop, ce sera au fort de Brégançon à la Pentecôte de 1976. On en a beaucoup parlé dans la presse et le microcosme politicien. Il existe aussi des raisons extrapolitiques dans ce jeu pervers : « Chacun trompant l’autre et se trompant sur lui » écrira Catherine Nay dans La Double méprise (1980). Au final, il arrive ce qui devait arriver et Chirac l’impétueux prend l’initiative – « même pas peur » !

« Je ne dispose pas des moyens que j’estime aujourd’hui nécessaires pour assurer efficacement mes fonctions de Premier ministre et, dans ces conditions, j’ai décidé d’y mettre fin. »3169

Jacques CHIRAC (1932-2019), Déclaration à l’hôtel Matignon, 25 août 1976. Bréviaire de la cohabitation (1986), Maurice Duverger

Il parle face à la presse convoquée après la remise de sa lettre de démission au président Giscard d’Estaing – politesse élémentaire. C’est une première sous la Cinquième République et c’est inhabituel dans l’histoire des institutions. Sa lettre de démission vaut acte d’accusation contre le laxisme du président… qui ne manquera pas d’accuser à son tour son ex-partenaire d’imprévision face à l’inflation et au chômage. C’est de bonne guerre et vu les caractères respectifs des deux hommes et leur parcours politique, Giscard est sans doute de meilleure foi dans l’histoire.

Rappelons que Chirac avait soutenu Giscard d’Estaing contre Chaban-Delmas, à la présidentielle de 1974. Le divorce est donc consommé dans le couple Giscard-Chirac. On pourra parler de haine manifestée même en public, jusqu’à la fin de leur longue vie.

7. Raymond Barre (1976-1981). Meilleur économiste de France, un titre mérité qui ne vaut pas popularité.

« L’homme public le plus apte à résoudre le problème le plus important pour la France à l’heure actuelle, qui est celui de la lutte contre l’inflation. »3170

Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), Déclaration du 25 août 1976, présentant Raymond Barre, nouveau Premier ministre

Professeur d’économie à la Faculté de droit et de sciences économiques de Paris, vice-président de la Commission européenne, responsable des Affaires économiques et financières, c’est un européen convaincu et reconnu pour ses capacités : le premier « plan Barre » sert de base à une nouvelle Union économique et monétaire, tandis que « le Barre », manuel d’économie pour les étudiants, restera longtemps un petit classique du genre.

Barre vient à peine d’entrer en politique – le 12 janvier 1976, ministre du Commerce extérieur du gouvernement Chirac. Il prend donc la place. Et Chirac qui pense déjà à la présidence s’en va refonder l’UDR en RPR (Rassemblement pour la République) en vue des batailles électorales à venir.

« La France vit au-dessus de ses moyens. »3171

Raymond Barre (1924-2007), TF1, allocution du 22 septembre 1976

Depuis le premier choc pétrolier de 1973, « le coq gaulois faisait l’autruche » (Olivier Chevrillon), négligeant les mesures qui s’imposent, la sauvegarde du pouvoir d’achat entraînant l’économie dans une spirale suicidaire : gonflement des salaires nominaux, laminage des profits (donc des capacités de reconversion), déficit du commerce extérieur, effondrement certain, à terme, du niveau de vie.

« La lutte contre l’inflation est un préalable à toute ambition nationale. Aucun pays ne peut durablement s’accommoder de l’inflation sans risquer de succomber à de graves désordres économiques et sociaux et de perdre sa liberté d’action. »

Raymond BARRE (1924-2007), 5 octobre 1976 à l’Assemblée nationale

Le Premier ministre, toujours très professeur face à la France et aux députés, expose croquis à l’appui (à la télé) son plan d’assainissement économique et financier, nouveau plan Barre : réalités enfin prises à bras-le-corps, alors que le taux d’inflation menaçait d’atteindre 12-13 % dans l’année. Il sera limité à 9,6 %.

Mais les mesures d’austérité annoncées provoquent inévitablement l’hostilité des syndicats et de l’opposition.

« Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de jugements sommaires comme celui-ci, trop souvent entendu : « C’est la faute au pétrole, c’est la faute à Voltaire ! » »3172

François MITTERRAND (1916-1996), Assemblée nationale, 5 octobre 1976

Premier secrétaire du Parti socialiste, il concède au Premier ministre : « Je vous donne raison sur un point : il faut combattre l’inflation », mais il conteste son analyse quant aux causes et aux remèdes. L’année suivante, il confirme dans Politique 1 : « La crise, c’est le capitalisme, crise entretenue par lui et non déclenchée par le choc pétrolier en 1973. » La « stagflation » qui conjugue deux phénomènes jusqu’alors antinomiques, inflation et stagnation, désarme les médecins au chevet de l’économie malade et va empoisonner les années 1974-1982.

« Le gouvernement ne détermine pas sa politique à la longueur des cortèges. »3173

Raymond BARRE (1924-2007), Assemblée nationale, 7 octobre 1976

Grèves et manifestations saluent le plan Barre. Le député communiste Robert Ballanger vient de dire à l’Assemblée : « Il est 17 heures : le dernier manifestant du cortège qui se déroule depuis ce matin entre la Nation et la place de la République vient d’arriver place de la République. » D’où la réplique improvisée, qui vaut citation !

Le Premier ministre oppose aux manifestants et autres contestataires ce que la presse appellera souvent son « assurance tranquille » et sa « fermeté intransigeante ». Malgré l’impopularité croissante du premier ou « meilleur  économiste de France », il va toujours, prêchant la rigueur.

« Rien n’est perdu, rien n’a été gagné. »3184

Raymond BARRE (1924-2007), entre les deux tours des élections législatives (12 et 19 mars 1978). L’Année politique, économique, sociale et diplomatique en France (1978)

Petite phrase passe-partout, prononcée dans nombre d’entre-deux-tours. Le Premier ministre se dépense beaucoup. Le président se tait. La gauche se met d’accord sur le désistement automatique en faveur du candidat le mieux placé : « En six minutes, on a mis fin à six mois de querelle », écrit un peu vite Politique-Hebdo. Le replâtrage ne fait pas illusion.

Le 19 mars, la gauche reçoit 49,36 % des suffrages exprimés, la majorité 50,47 %. René Rémond, historien du présent, professeur et politologue médiatique, rappelle cette vérité qui fait loi une fois de plus : « Le pays se partage de longue date à peu près par moitié entre les deux grandes tendances qui se disputent son adhésion. L’écart entre elles a toujours été faible et il tend à se réduire encore : de ce fait, il appartient à quelques centaines de milliers d’électeurs de les départager et de faire pencher le fléau de la balance… La portée du déplacement d’une minorité est incalculable. »

Cela dit, la majorité sortante est confortée. Comme aux lendemains des élections de mars 1977, Giscard d’Estaing opère un vaste remaniement ministériel (30 avril 1978). Le gouvernement Barre III gouvernera jusqu’à l’élection présidentielle de 1981 et l’échec de la gauche met un terme à l’aventure du Programme commun.

« Être populaire quand on veut gouverner ? Cela ne s’est jamais vu. »3205

Raymond BARRE (1924-2007), intervention du 11 mai 1981

Premier ministre pendant deux jours encore, il aura su « durer et endurer » dans ce rôle ingrat, battant le record des remaniements : 15 en trois gouvernements, au total en quatre ans, huit mois, dix-neuf jours à Matignon.

Sa politique de rigueur et son ton de professeur ont valu plus de bas que de hauts à sa popularité. Ce qui lui fait dire : « Je préfère être impopulaire qu’irresponsable. » Il finit avec une cote de confiance de 25 %. Édith Cresson, première femme Premier ministre sous le prochain président Mitterrand fera pire, avec 22 %.

8. Pierre Mauroy (1981-1984). Socialiste de cœur et de terrain, bientôt confronté à d’autres réalités.

« Le 10 mai, François Mitterrand avait rendez-vous avec l’histoire. La gauche avait, de nouveau, rendez-vous avec la République. La France et la gauche marchent désormais d’un même pas. »3213

Pierre MAUROY (1928-2013), Discours de politique générale, 8 juillet 1981

Le Premier ministre, avec des accents quasiment gaulliens (voire hugoliens), célèbre le retour de la gauche au pouvoir – après le Front populaire de 1936, c’est un événement. Et un immense espoir. Mauroy confirme : « C’est une aube nouvelle qui se lève. Avec nous, la vérité voit le jour. » Nommé à l’Hôtel Matignon par le Palais de l’Élysée, il proclame sa fierté d’homme du peuple : « Je suis l’héritier des victimes de la première révolution industrielle. Avec François Mitterrand ce sont les classes exploitées qui entrent à l’Élysée. »

Chef de gouvernement depuis le 22 mai, homme de terrain – et d’un bastion SFIO –, le maire de Lille est très populaire. Jean Boissonnat définit le « style Mauroy » (La Croix, 29 novembre 1981) : « Dans cette fonction du « verbe » proprement politique, Pierre Mauroy a été incontestablement l’homme de la situation. De sa personne se dégagent chaleur et sympathie. Lui, au moins, ne nous fait pas le coup du « mépris ». Aucun de nous ne se sent inférieur à lui. De même que Raymond Barre n’a qu’un emploi sur la scène politique, celui du prof bougon qui connaît son affaire, Pierre Mauroy n’en a qu’un seul, lui aussi, celui de l’orateur de kermesse, populiste et généreux. »

Dans le nouveau ministère, d’autres noms font chorus. Jack Lang, ministre de la Culture : « Le 10 mai, les Français ont franchi la frontière qui sépare la nuit de la lumière. » Formule devenue célèbre et quelque peu moquée d’un personnage toujours aussi lyrique que médiatique. Et Chevènement, très sérieux ministre de la Recherche et de l’Industrie : « Si nous n’étions pas arrivés, la France était condamnée à disparaître en 1990. »

Faire payer les riches.3214

Slogan de la nouvelle majorité, été 1981. Un pays comme le nôtre : textes politiques, 1986-1989 (1989), Michel Rocard

Après dissolution de l’Assemblée par le nouveau président, les législatives des 14 et 21 juin 1981 consolident la victoire de la gauche : 285 députés socialistes et 44 communistes, face à 88 RPR et 62 UDF (et 12 non-inscrits).

Le gouvernement Mauroy inclut quatre ministres communistes qui resteront avec lui jusqu’en juillet 1984. La majorité profitant d’un véritable « état de grâce » se lance dans une frénésie de réformes, certaines structurelles : nationalisations, décentralisation, débauche d’étatisme avec 185 000 fonctionnaires embauchés. Des mesures immédiates sont prises pour améliorer le sort des défavorisés : relèvement de 25 % des allocations familiales, majoration de 20 % du minimum vieillesse, relèvement du SMIC. Et on crée l’impôt sur les grandes fortunes. C’est l’« été fou ».

« Le gouvernement va trop vite. Il donne l’impression de vouloir résoudre tous les problèmes en même temps. Je ne comprends pas cette précipitation, puisqu’il dispose de cinq ans au moins. »3215

André BERGERON (né en 1922), Le Monde, 10 septembre 1981

Secrétaire général de Force ouvrière (FO) de 1963 à 1989, Bergeron bat le record de longévité des dirigeants syndicaux. Il se distingue aussi par son indépendance : bien que membre du PS, ce n’est pas un partenaire commode pour Mitterrand et il fait quasiment bande à part, face à la CGT et la CFDT.

Beaucoup d’observateurs politiques s’inquiètent et Raymond Barre, devenu député du Rhône, donne de la voix et va regagner en popularité : « En quatre mois, les décisions annoncées ou mises en œuvre menacent l’avenir et le sort des Français. La précipitation dont fait preuve le nouveau pouvoir est un aveu de faiblesse plus qu’une manifestation de confiance en soi […] La coalition socialo-communiste donne l’impression que pour assurer son emprise, elle n’a pas le temps pour elle » (Journal Rhône-Alpes, 23 septembre). Voici une vérité que la majorité est malheureusement incapable d’entendre. Mais six mois après la victoire, le doute s’installe, même au cœur du PS.

« Il y a deux styles possibles en France. Il y a celui qui consiste à ramener les déclarations près des réalités : c’est celui que je préconise. Et il y a l’autre style […] Il consiste à parler à trois kilomètres des réalités. »3225

Jacques DELORS (né en 1925), ministre de l’Économie et des Finances, Grand jury RTL - Le Monde, 29 novembre 1981

Démocrate-chrétien, Delors a eu diverses responsabilités dans des institutions économiques et financières importantes (Commissariat au Plan, Conseil de la Banque de France). Il a inspiré la « nouvelle société » de Chaban-Delmas, il a été conseiller pour la formation permanente et la promotion sociale. C’est dire son expérience.

Mal à l’aise dans ce gouvernement, il prêche une « pause des imaginations » alors que fusent propositions et idées de réformes. Le lendemain, le Premier ministre confirme que les réformes se feront : politique volontariste, mais irréaliste.

« Comme l’écrivait Jean Monnet, le choix est simple : modernisation ou décadence. »3239

Pierre MAUROY (1928-2013), Premier ministre, déclaration à l’Assemblée nationale et au Sénat, printemps 1983. Notes et études documentaires, nos 4871 à 4873 (1988), Documentation française

La mystique du Plan n’est plus ce qu’elle était après-guerre. Pourtant, un retour aux sources est tenté en 1983 avec le IXe Plan et Jean Monnet, père de la planification à la française, est souvent cité. Mais l’économie française échappe de plus en plus à la rigidité d’une planification. Le secrétaire d’État chargé du Plan, Jean-Michel Charpin, prend acte : « Il n’était pas possible de retrouver l’extraordinaire simplicité du Plan Monnet. » Ce sera donc un échec.

« Dans le plan de rigueur, il y a trop de mou dans ce qui est dur et trop de dur dans ce qui est mou. »3237

Jean-Pierre CHEVÈNEMENT (né en 1939), ministre de la Recherche et de l’Industrie critiquant le plan de rigueur du printemps 1983. L’Événement du jeudi, nos 282 à 285 (1990)

Il y a augmentation des prélèvements obligatoires (forfait hospitalier, IRPP ou impôt sur le revenu des personnes physiques, impôt forcé sur les contribuables les plus imposés) afin de ponctionner en deux ans près de 68 milliards de francs sur les consommateurs. À cela s’ajoutent une diminution des dépenses budgétaires et un contrôle renforcé des changes pour limiter la fuite des capitaux.

Ce tournant signifie le ralliement à l’économie de marché : inflexion très nette du socialisme français, marquée par un réalisme bizarrement nommé « culture de gouvernement ». Dans le débat idéologique, les réformistes s’opposent aux révolutionnaires. Chevènement refuse tout compromis avec le capitalisme et les institutions bourgeoises, partisan d’une rupture immédiate au niveau politique et économique. Les réformistes l’emportent, favorables à l’exercice démocratique du pouvoir pour pratiquer des réformes réalistes conduisant à un changement progressif.

« La liberté de la droite, c’est en réalité celle du renard dans le poulailler. »3242

ierre MAUROY (1928-2013), Congrès du PS à Bourg-en-Bresse, 29-30 octobre 1983

Le temps est passé du triomphe au Congrès de Valence (octobre 1981), le temps est venu de la rigueur. Il faut galvaniser les troupes sur un sujet porteur : la liberté de la presse. Le groupe Hersant est visé. Dès fin novembre, le Conseil des ministres adopte un projet de « loi antitrust pour assurer le pluralisme et la transparence de la presse. »

L’opposition flaire une loi scélérate et liberticide. L’Assemblée connaît à nouveau des débats passionnés et Georges Fillioud, secrétaire d’État chargé des techniques de la communication, traite les députés d’opposition de « représentants du peuple entre guillemets » (24 janvier 1984). D’où scandale. Il y aura 2 491 amendements de l’opposition en première lecture, un véritable contre-projet du Sénat en mai 1984. Bref, « touche pas à ma presse ».

Mais entre Mitterrand et Mauroy, la procédure de divorce est engagée. Le président a choisi le traitement économique du chômage : « Il faut trancher dans le vif, il faut être brutal, soyez cruels même ! » Mauroy est bouleversé. Les deux hommes ne sont plus en phase. Le Premier ministre présente un plan que le Président refuse d’avaliser, Mauroy est désavoué, usé jusqu’à la corde. Désormais ses jours sont comptés. Le gouvernement tombera – sur la réforme de l’école. Il faut changer de socialisme avec un « baby Blum » au pouvoir, ou plutôt un Mendes France junior.

9. Laurent Fabius (1984-1986). Popularité d’un jeune surdoué à l’originalité et l’humour assumés.

« Lui, c’est lui, et moi, c’est moi. »3247

Laurent FABIUS (né en 1946), émission « L’Heure de vérité », Antenne 2, 5 septembre 1984

Nouveau Premier ministre, l’homme du président se situe par rapport à lui et se démarque de Mauroy l’homme du Parti, affichant un socialisme moins traditionnel. Il s’oppose ici à Mitterrand qui invite le général Jaruzelski, dernier dirigeant du régime communiste polonais connu pour son opposition au syndicat Solidarność qu’il réprima fin 1981, faisant interner des milliers de militants syndicaux et le meneur Lech Wałęsa… qui le remplacera à la tête de la Pologne en 1990.

L’« effet Fabius » joue aussitôt : jeune (38 ans), surdoué (ENS, agrégation, ENA), de bonne famille, parfois surnommé « Giscard de gauche », ambitieux mais prudent. L’état de grâce va durer un an, la cote du Premier ministre dépassant de beaucoup celle du président qui protège son dauphin et lui sert publiquement de « bouclier » devant la presse – phénomène rare et rôles inversés !

« On ne peut pas préparer la France à affronter la fin du XXe siècle avec un esprit d’intolérance et des idées d’avant-guerre. »3248

Laurent FABIUS (né en 1946), émission « L’Heure de vérité », Antenne 2, 5 septembre 1984

Incarnant la nouvelle génération du PS, il saura évoluer avec le temps, « rouge vif en 1981, rose en 1983, modéré en 1985 » (Philippe Bauchard). Moderniser et rassembler sont les deux impératifs du nouveau gouvernement – d’où les communistes sont exclus.

Le langage aussi est nouveau, plus simple, plus direct. Le 17 octobre, sur TF1, il inaugure ses causeries mensuelles : « Parlons France. » Un quart d’heure pour entretenir les Français de leur vie quotidienne, leurs vrais problèmes, et dix-huit mois (avant les législatives de 1986) pour gérer la crise.

Rigueur maintenue, entreprise réhabilitée, inflation réduite – avec l’aide de la conjoncture internationale. Problème le plus grave, du moins celui qui touche le plus les Français, le chômage avec cette « crête des 2 millions » largement dépassée. Les jeunes sont particulièrement frappés par ce drame.

« L’extrême droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions. »3249

Laurent FABIUS (né en 1946), émission « L’Heure de vérité », Antenne 2, 5 septembre 1984

Jean-Marie Le Pen entre au Parlement européen ayant fait campagne contre l’immigration et Fabius réagit pour dire que oui, on peut parler d’immigration (sujet trop longtemps tabou en France), mais que la xénophobie n’est pas la solution.

Cette phrase, souvent reprise avec quelques variantes, s’applique également à d’autres « vraies questions » et l’ascension du leader de l’extrême droite gêne plus la droite que la gauche, même si certains commentateurs pensent le contraire.

« Au jeu des définitions, je dirais que je suis un socialiste moderne, pragmatique et amoureux de la liberté. »

Laurent FABIUS (né en 1946), Interview au quotidien Le Matin, juillet 1985

Autoportrait assez fidèle à l’original qu’il restera, ce qui ne l’empêchera pas de faire carrière sans parvenir au sommet de l’État, ambition suprême qui nécessite d’autres sacrifices.

10. Jacques Chirac II (1986-1988). Retour au poste de second et première cohabitation de combat, avant de passer président… au troisième tour.

« Vous y perdrez votre âme, donc votre gloire. »3260

Jacques ATTALI (né en 1943), à Mitterrand, après les législatives perdues de mars 1986. Les Sept Mitterrand (1988), Catherine Nay

Conseiller personnel du président de la République, Attali l’incite à démissionner au lendemain des législatives gagnées par la droite : « Ils vont défaire tout ce que vous aurez construit. Votre maintien à l’Élysée sera interprété comme une caution donnée à l’adversaire. » Mais Mitterrand reste à l’Élysée, comme annoncé à plusieurs reprises.

« Détenir à la fois les clefs du pouvoir présidentiel et donc du long terme sans pour autant avoir la responsabilité de la gestion gouvernementale directe, tout en ayant un pied dans l’opposition par l’intermédiaire du PS, c’est vraisemblablement pour lui la forme la plus achevée du bonheur politique, celle qui, de toute évidence, convient le mieux à son mode de pensée. »3103

Serge JULY (né en 1942), Sofres, Opinion publique 1986, Revue française de science politique, volume XXXVI, n° 2 (1986)

Le patron de Libération décrit cet équilibre instable de la cohabitation, héritage de la Constitution voulue par de Gaulle. Après les législatives ratées pour la gauche, voici une épreuve dont Mitterrand va se tirer mieux que son partenaire.
Pour Premier ministre, il peut choisir Simone Veil l’européenne, moins engagée dans les luttes franco-françaises ; Giscard d’Estaing l’apôtre de l’union et prêt à symboliser « 2 Français sur 3 » ; Chaban-Delmas, ex-prophète d’une « nouvelle société » pouvant être enfin synonyme de réconciliation.

En prenant son adversaire le plus direct, Jacques Chirac président du RPR, le président opte pour une cohabitation de combat.

« La cohabitation, c’est le jardin des supplices pour le futur Premier ministre, le jardin des malices pour le président, le jardin des délices pour les nostalgiques de la Quatrième République. »3261

François d’AUBERT (né en 1943), député UDF de la nouvelle majorité. Dictionnaire des citations de l’histoire de France (1990), Michèle Ressi

Les heurs et malheurs de Chirac Premier ministre commencent donc le 20 mars 1986. Ils vont durer deux ans.

« Notre nouvelle frontière, c’est l’emploi. »2945

Jacques CHIRAC (1932-2019), Discours à l’Assemblée nationale, 9 avril 1986. Revue politique et parlementaire, nos 921 à 926 (1986), Marcel Fournier, Fernand Faure

Premier discours du nouveau Premier ministre et de la première cohabitation avec un président de gauche et un gouvernement de droite. Après l’inflation, le chômage est la seconde plaie de l’économie française. Nul jusque vers 1950, le nombre de chômeurs passe la barre des 500 000 à la fin des années 1960, du million au milieu des années 1970, des 2 millions en 1982, pour atteindre 2,5 millions en septembre 1986. La courbe est insensible aux changements de majorité et rebelle aux mesures prises par chaque gouvernement dans sa lutte pour l’emploi.

« Avant la fin de l’année, la France aura un autre système de valeurs que celui sur lequel elle vivait précédemment. »3266

Jacques CHIRAC (1932-2019), conférence de presse, 21 juillet 1986

Il dresse un premier bilan des réformes en cours. En homme pressé, le Premier ministre a d’abord érigé le libéralisme en dogme, avec une priorité de l’économique sur le social : privatisations, suppression de l’impôt sur les grandes fortunes, diminution annoncée de la pression fiscale, libération accélérée des prix et des changes. Les questions de sécurité – auxquelles est très sensible l’opinion, traumatisée par la recrudescence du terrorisme sur le territoire – et le statut des médias, notamment la privatisation de TF1, sont aussi des points chauds.

« Mieux vaut perdre des élections que perdre son âme. »3270

Michel NOIR (né en 1944), Le Monde, 18 mai 1987

Face à la montée du Front national, Chirac a un gros problème et deux conseillers de poids, Édouard Balladur et Charles Pasqua. Le premier, prudent, prône le silence : « Chaque fois que l’on parle de Le Pen, on lui donne de l’importance. » Le second est convaincu que la droite a vocation à s’ouvrir jusqu’au FN. Devenu Premier ministre, Chirac ne tolère plus aucune infraction à ce code de bonne conduite.

Et voilà que son ministre du Commerce extérieur, Michel Noir, fait sensation avec cette affirmation stratégique, partout reprise et promue au rang de citation politique ! Un conseil de cabinet est convoqué pour sermonner l’impertinent et les ministres sont priés d’éviter toute polémique, s’ils veulent rester en fonction. « Un chef, c’est fait pour cheffer ! ». Tout en rappelant sa « position constante de refus de l’idéologie du Front national », Chirac souligne que ses électeurs « ne doivent pas être rejetés ». Cela vaut pour toutes les élections à venir, dans un pays démocratique et toujours plus ou moins en campagne électorale.

« Où est le Zola qui décrira la curée à laquelle se livre sous nos yeux le RPR ? »3271

Pierre JOXE (né en 1934), Journées parlementaires du PS, septembre 1987. Les Sept Mitterrand (1988), Catherine Nay

Ancien ministre de l’Intérieur, président du groupe socialiste à l’Assemblée et l’un des plus proches fidèles du président Mitterrand, il fait allusion au roman de Zola, La Curée (1872) et s’indigne des privatisations menées par Balladur, ministre de l’Économie, des Finances et de la Privatisation. C’est la suite du feuilleton des nationalisations : la droite revient sur les mesures prises par la gauche en 1982, et même sur celles de 1945-1946.

Faisant écho au président de la République, Joxe reproche au gouvernement de brader le patrimoine national et de réserver aux copains et aux coquins une part des actions vendues par l’État – le « noyau dur ». La technicité des débats dépasse l’entendement économique du Français moyen, mais les commentateurs se passionnent.

« La démocratie s’arrête là où commence la raison d’État. »3272

Charles PASQUA (1927-2015), ministre de l’Intérieur, déclaration à la télévision en 1987. Au fil des pensées (s.d.), Gilles le Cordier Pellerin

Il justifie les lois Pasqua. Les militants gaullistes ont applaudi à l’arrestation du groupe terroriste « Action directe », comme au contrôle renforcé sur le séjour des étrangers, mais la gauche dénonce une politique sécuritaire liberticide. La phrase de Pasqua, souvent citée, fait toujours débat.

« Ce soir, je ne suis pas le Premier ministre et vous n’êtes pas le président de la République, nous sommes deux candidats […] Vous me permettrez donc de vous appeler Monsieur Mitterrand.
— Mais vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier ministre. »3275

Jacques CHIRAC (1932-2019) et François MITTERRAND (1916-1996), débat télévisé de l’entre-deux-tours, 28 avril 1988

Mitterrand a changé d’adversaire. Après deux débats contre Giscard d’Estaing, il s’oppose cette fois-ci à Chirac, Premier ministre sortant au terme d’une cohabitation de combat. Cette situation originale aboutit au point marquant de leur duel.

Mitterrand est réélu le 8 mai, avec 54 % des suffrages exprimés au second tour. La défaite est dure pour Chirac. Sa femme dit : « Les Français n’aiment pas mon mari. » Il a pu penser : la cohabitation m’a tué. Mais un homme politique n’est jamais mort. Et il a compris la leçon, on ne l’y reprendra plus.

« Je vais le nommer puisque les Français semblent en vouloir. Mais vous verrez, au bout de dix-huit mois, on verra au travers ! »,

François MITTERRAND (1916-1996) cité dans L’Enfer de Matignon (2008), Raphaëlle Bacqué

Le président réélu dissout l’Assemblée nationale. La gauche retrouve la majorité, de justesse. Mitterrand va profiter de cette nouvelle alternance qui lui épargne les « délices » de la cohabitation. Mais il va vivre la pire « coexistence » de sa carrière politique, avec son ennemi intime, Rocard, Premier ministre.

11. Michel Rocard (1988-1991). L’occasion perdue de la « seconde gauche ».

« Je rêve d’un pays où l’on se parle à nouveau. »3277

Michel ROCARD (1930-2016), Premier ministre, Assemblée nationale, 29 juin 1988

Dans sa déclaration de politique générale, le nouveau chef de gouvernement prend acte de l’évolution de la société. Il ne s’agit plus comme en Mai 68 et dans le Programme commun de 1972 de « changer la vie », mais de changer la vie quotidienne : « Je rêve de villes où les tensions sont moindres. Je rêve d’une politique où l’on soit attentif à ce qui est dit, plutôt qu’à qui le dit. Je rêve tout simplement d’un pays ambitieux dont tous les habitants redécouvrent le sens du dialogue – pourquoi pas de la fête ? – et de la liberté. »

L’homme de la « deuxième gauche » a beaucoup rêvé, mais les circonstances ont freiné ses ambitions et contrarié ses intuitions. Mitterrand et Rocard se sont affrontés dans le passé. Leur coexistence ne sera pas simple, ni pacifique.

Malgré tout, en trois ans, Rocard accomplit d’abord un « miracle » : il ramène la paix en Nouvelle-Calédonie plongée dans la guerre civile, lui accordant le droit à l’autodétermination. Il crée le RMI (Revenu minimum d’insertion et ancêtre du RSA, Revenu de solidarité active), allocation de survie destinée aux victimes de la crise rampante des années 1980 et qui fait l’unanimité à l’Assemblée – fait rarissime. Et la CSG (Contribution sociale généralisée), prélèvement provisoire sur l’ensemble des revenus, censé diminuer le déficit de la Sécurité sociale – la CSG existe toujours, le déficit aussi.

« Nous ne pouvons pas héberger en France toute la misère du monde. »3286

Michel ROCARD (1930-2016), émission « 7 sur 7 », TF1, 3 décembre 1989

C’est une vérité d’évidence, dite dans un contexte précis, chiffres à l’appui : le Premier ministre dénonce un détournement du droit d’asile, passant de 18 000 demandes en 1980 à 60 000 en 1989 (doublement en 1988). La phrase est reprise sous diverses formes, dans d’autres contextes et par d’autres acteurs politiques, cependant que les socialistes accusent l’un des leurs d’abandonner les valeurs de la gauche.

Rocard va donc préciser le 4 juillet 1993, dans la même émission de TF1 : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre fidèlement sa part. » Suite à d’autres dérives et détournements, regrettant le « destin imprévisible » de sa phrase, il en donne une version provisoirement définitive, le 26 septembre 2009, pour le 70e anniversaire de la Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués) : « La France et l’Europe peuvent et doivent accueillir toute la part qui leur revient de la misère du monde. »

« Si l’on veut effectivement changer en profondeur la société, il faut savoir, selon la belle expression de François Mitterrand, « donner du temps au temps ». « Savoir au juste la quantité d’avenir qu’on peut introduire dans le présent, c’est là tout le secret d’un grand gouvernement », écrivait voici un siècle Victor Hugo. »3288

Michel ROCARD (1930-2016), Premier ministre, Discours à la Convention nationale des clubs Forum et convaincre, 27 janvier 1990

Dans un discours dont le fond et la forme tranchent sur les discours politiques trop souvent limités à la « petite phrase », Rocard cite deux autorités morales.

« Si ça vous amuse… »3293

François MITTERRAND (1916-1996), accueillant avec un mépris agacé les propositions du Premier ministre, jusqu’au jour où il lui demande sa démission, 15 mai 1991. C’est aussi le titre des Mémoires de Michel Rocard (1930-2016)

Comme si, vingt ans après, il s’amusait lui-même du cynisme destructeur dont il fut victime ! Il incarnait la « deuxième gauche, décentralisatrice, régionaliste, héritière de la tradition autogestionnaire, qui prend en compte les démarches participatives des citoyens, en opposition à une première gauche, jacobine, centralisatrice et étatique » (les mots de Rocard en 1977, au congrès de Nantes du Parti socialiste). C’est un rendez-vous raté avec l’histoire, pour la gauche et le socialisme, pour Rocard et pour la France. Malgré sa popularité, les jeux politiciens l’empêcheront de se présenter aux prochaines présidentielles… Comme si l’ombre de Mitterrand planait toujours.

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