« L’opinion publique n’existe pas. » Pierre Bourdieu, exposé de 1972, publié en 1973, dans Les Temps Modernes. Sociologue contemporain et intellectuel engagé, il contestait simplement la valeur des sondages d’opinion, invention récente.
« Les Français sont des veaux. » Dans son livre De Gaulle, mon père (2003), Philippe de Gaulle rapporte les mots du général, prononcés en 1940 à Londres après la signature de l’armistice entre la France de Pétain et l’Allemagne nazie. Le général aurait dit des Français : « Ce sont des veaux. Ils sont bons pour le massacre. Ils n’ont que ce qu’ils méritent. » Mais ses divers Appels aux Français lanceront la résistance.
Dans un raccourci original et fatalement caricatural, l’adage de Jean Cocteau, tiré de Maalesh (1950), assure que « Les Français sont des Italiens de mauvaise humeur et les Italiens sont des Français de bonne humeur » (Libération, 13 mars 2019).
Dans son livre programme, Révolution (2016), le futur président Emmanuel Macron se désole de nous voir, nous Français, « recroquevillés sur nos passions tristes, la jalousie, la défiance, la désunion, une certaine forme de mesquinerie, parfois de bassesse, devant les événements. » Et de commenter (Libération, 16 novembre 2016) : « C’est une menace depuis des années, c’est un déferlement depuis des mois : le monde occidental tout entier est submergé par la victoire de ce que Spinoza, le philosophe de la démocratie, nommait « les passions tristes », comme la haine, la peur, la colère, le mensonge ou la violence. » Il reprendra l’expression encore plus valable en 2022.
La réalité est heureusement et infiniment plus complexe. L’Histoire le prouve, avec cet édito en trois épisodes : 1. des origines au Siècle des Lumières, 2. de la Révolution à la Troisième République, 3. de la Quatrième République à nos jours.
III – De la Quatrième République à nos jours.
Au XXe siècle, l’opinion publique est devenue sujet d’études, définie comme « l’ensemble des convictions et des valeurs, des jugements, des préjugés et des croyances plus ou moins partagés par la population. » On la mesure statistiquement par les sondages nés aux États-Unis à la veille de la Seconde guerre mondiale et sitôt adoptés en France. La « sondagite » s’impose à tous les niveaux, la sociologie politique prospère et concurrence la philosophie, les réseaux sociaux reflètent l’opinion en même temps qu’ils l’influencent, le phénomène des fake news amplifie les rumeurs à la vitesse d’une diffusion numérique galopante qui dépasse les médias audiovisuels classiques, les journalistes s’inquiètent, les politiciens s’affolent… À tort ou à raison ?
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QUATRIEME RÉPUBLIQUE
« En 1944, les Français étaient malheureux, maintenant ils sont mécontents. C’est un progrès. »2858
Charles de GAULLE (1890-1970), de nouveau chef du gouvernement provisoire depuis le 21 octobre 1945. De Gaulle, l’exil intérieur (2001), Jacques Baumel
La France est libre, les nationalisations ont commencé, la Sécurité sociale est créée par ordonnance. Mais les conditions de vie des Français restent très dures : pain rationné et cartes d’alimentation pour la plupart des produits, charbon rare et production désorganisée.
« La France est divisée en quarante-trois millions de Français. La France est le seul pays du monde où, si vous ajoutez dix citoyens à dix autres, vous ne faites pas une addition, mais vingt divisions. »2838
Pierre DANINOS (1913-2005), Les Carnets du major Thomson (1954)
Grand succès de librairie, pour ces Carnets présentés comme la traduction des pensées d’un major anglais, et jouant sur le décalage entre les mentalités nationales. Le procédé rappelle les Lettres persanes de Montesquieu ; quant à la division des Français, elle renvoie au mot de Rochefort : « La France compte 36 millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. »
« L’opinion publique est souvent une force politique, et cette force n’est prévue par aucune constitution. »2839
Alfred SAUVY (1898-1990), L’Opinion publique (1956)
Née au siècle des Lumières, scientifiquement mesurée par les sondages depuis la veille de la Seconde Guerre mondiale, son influence se renforce encore à l’arrivée de la télévision. Le Journal télévisé (JT) est lancé par Pierre Sabbagh en avril 1949 - pour quelques centaines de privilégiés. Il y aura 60 000 récepteurs en 1954, 680 000 en 1958. C’est peu dire que les hommes politiques vont devoir apprendre à se servir de ce petit écran qui fait loupe redoutable, le plus souvent en direct.
« On prend les mêmes et on recommence. »2841
Formule habituelle pour saluer les changements de gouvernement. On prend les mêmes et on recommence ? (1978), Jean-François Kahn
Dans un carrousel politique qui rend l’opinion railleuse, sceptique, puis lassée, on retrouve à peu près les mêmes hommes jonglant avec les portefeuilles, les places, les problèmes. Clemenceau dénonçait déjà ces gouvernements qui se ressemblaient tous, faisant appel au même personnel politique, dans la « République des camarades ». Certains, par leur caractère et leur autorité – tels Antoine Pinay, Pierre Mendès France – ne sont pas comme les autres et ne jouent pas ce jeu politicien, mais le système ne les laisse pas longtemps au pouvoir.
Journaliste, créateur de Marianne, Jean-François Kahn en fait un pamphlet : On prend les mêmes et on recommence ? comme si la Cinquième République reproduisait les défauts des deux précédentes.
Sortez les sortants !2902
Pierre POUJADE (1920-2003), slogan. Les Années Poujade, 1953-1958 (2006), Thierry Bouclier
Edgar Faure, dont le gouvernement a été renversé deux fois, dissout l’Assemblée le 2 décembre 1955 – aucun président du Conseil n’a osé, depuis 1877. Les députés se déchirent sur l’Algérie. Quand Poujade débarque, agitateur rassemblant les mécontents, exploitant un antiparlementarisme toujours latent, ameutant l’opinion contre le fisc, rassurant les petits commerçants et artisans effrayés par le capitalisme, la concurrence étrangère.
Populisme ! Poujadisme ! Les professionnels de la politique s’insurgent et s’inquiètent de cette popularité qui complique encore le jeu des partis. En janvier 1956, Poujade réussira à faire élire 52 députés, dont un pâtissier, un blanchisseur, deux mécaniciens, un charcutier, un maraîcher… et un étudiant en droit, de retour des guerres d’Indochine et d’Algérie, Jean-Marie Le Pen, élu à 27 ans.
« Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans je commence une carrière de dictateur ? »2923
Charles de GAULLE (1890-1970), conférence de presse, 19 mai 1958. 1958, le retour de De Gaulle (1998), René Rémond
Le général tient à tranquilliser une opinion émue par sa déclaration du 15 mai. Et de conclure : « J’ai dit ce que j’avais à dire. À présent, je vais rentrer dans mon village et m’y tiendrai à la disposition du pays. » Le pays, divisé, bouleversé, est par ailleurs sensible à toutes les rumeurs.
CINQUIÈME RÉPUBLIQUE SOUS DE GAULLE
« Régime oblige : le pouvoir absolu a des raisons que la République ne connaît pas. »3101
François MITTERRAND (1916-1996), Le Coup d’État permanent (1964)
Il s’est forgé une stature politique en s’opposant au plus grand adversaire de son temps : de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958. Par ce pamphlet, son meilleur livre selon lui, il prend date avec l’Histoire, imaginant son propre destin à travers une opposition irréductible au gaullisme. Il était déjà contre la création du RPF, un parti trop attaché à la défense du grand homme, contre sa politique européenne, contre sa position vis-à-vis des colonies, de l’Algérie…
Ce qu’il attaque ici, c’est la pratique de la Cinquième République par le pouvoir gaulliste : intervention directe du président dans les affaires de justice, centralisme excessif, bureaucratie, affairisme, décisions liberticides à l’égard de la presse, création de cours de justice ad hoc, lois d’exception, abus de la garde à vue, juges aux ordres, instauration progressive d’un régime policier, mépris du Parlement, ministres traités comme des exécutants et Premier ministre totalement soumis. Il appelle « le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus ». Le pamphlet est volontairement polémique et partisan – loi du genre.
Cela dit, la « raison d’État » s’impose à tous les États – encore faut-il la définir, donc la limiter à des domaines bien précis, des circonstances particulières. Et tous les pouvoirs ont un jour la tentation d’abuser du pouvoir. Mitterrand président deviendra le roi d’une petite cour, un monarque absolu, et pourquoi pas Dieu en personne, vu par les humoristes… Le prévoyait-il, à la veille d’accéder au pouvoir suprême ? En tout cas, il ne cessait de s’interroger.
« Qu’est-ce que la Ve République, sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont la moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis ? »2933
François MITTERRAND (1916-1996), Le Coup d’État permanent (1964)
Des phrases comme celle-ci s’appliquent à toute la période gaulliste, et à Mitterrand devenu à son tour président. Mais il s’agit avant tout, à l’époque, d’un pamphlet antigaulliste : « J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus. »
Mitterrand, plusieurs fois ministre sous la Quatrième, va payer son opposition irréductible au général. Il perd son siège de député (élu de la Nièvre), pendant quatre ans.
« Il est tout à fait naturel qu’on ressente la nostalgie de ce qui était l’Empire, tout comme on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages. Mais, quoi ? Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités. »2992
Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 14 juin 1960. L’Année politique, économique, sociale et diplomatique en France (1961)
Après la guerre d’Indochine, l’affaire tunisienne puis l’imbroglio marocain réglés sous la IVe République, outre le drame de l’Algérie, il reste encore en 1958 à achever la décolonisation de l’Afrique noire et de Madagascar, en germe dans la loi Defferre de 1956. L’opinion publique y est moins sensible qu’au problème algérien.
De Gaulle pense d’abord à une Communauté avec défense, politique étrangère et politique économique communes. Sous la pression des événements, il opte pour la décolonisation et accorde en 1960 l’indépendance, qui n’exclut pas le maintien de liens privilégiés entre la métropole et ses ex-colonies africaines.
L’opinion est mobilisée, mais lasse aussi. Il faut en finir avec cette sale guerre.
« Je lis Paris-Turf. J’en ai rien à faire de la politique. Moi je suis un vieux libertaire, un vieil anar. Un anar bourgeois […] d’ailleurs tous les anars sont des bourgeois. Ils veulent pas être emmerdés. Ils veulent la sûreté, la tranquillité. »3004
Jean GABIN (1904-1976), L’Express, 22 février 1962
Dans cette période politisée à l’extrême, Gabin, l’un des acteurs les plus populaires du cinéma français, exprime à sa façon le ras-le-bol d’un certain nombre de Français devant les événements. Ce désamour (désintérêt ou défiance) se manifeste de plus en plus souvent dans l’opinion publique et se traduit par des taux d’abstention en hausse dans les élections, même à la présidentielle. À la limite, c’est une remise en cause de la démocratie et de la République. Mais par quoi les remplacer ?
« Il va peser lourd le oui que je demande à chacune et à chacun de vous ! »3005
Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 26 mars 1962. Les Accords d’Évian, le référendum et la résistance algérienne (1962), Maurice Allais
Le général, comme à son habitude dans les grands moments, en appelle à la population. Il donne les résultats des négociations d’Évian, proclame le cessez-le-feu et annonce le prochain référendum : « Il faut maintenant que s’expriment très haut l’approbation et la confiance nationale. » C’est un sondage d’opinion grandeur nature, avec tous les risques que cela comporte : de Gaulle n’hésite jamais.
Le 8 avril, plus de 90 % des Français approuveront les accords d’Évian (signés le 18 mars). Le oui des Algériens consultés le 2 est encore plus massif. Le 3, la France reconnaît l’indépendance de l’Algérie et Ben Bella devient président de la République. Juridiquement, la guerre est finie.
La vie politique française sera marquée par les séquelles de cette guerre non déclarée, qui a éclaté le 1er novembre 1954 et mobilisé deux millions de jeunes Français du contingent.
Bilan : 25 000 tués chez les soldats français, 2 000 morts de la Légion étrangère, un millier de disparus et 1 300 soldats morts des suites de leurs blessures. Environ 270 000 musulmans algériens sont morts, sur une population de dix millions d’habitants. Et deux millions de musulmans déportés en camps de regroupement.
« Qu’est-ce que le gaullisme depuis qu’issu de l’insurrection il s’est emparé de la nation ? Un coup d’État de tous les jours. »3020
François MITTERRAND (1916-1996), Le Coup d’État permanent (1964)
Pamphlet signé d’un des leaders de la gauche socialiste, ministre du gouvernement Mendès France, et fidèle opposant à de Gaulle (ayant voté contre son investiture, le 1er juin 1958). C’est aussi un écrivain : « Le gaullisme vit sans loi, il avance au flair. D’un coup d’État à l’autre, il prétend construire un État, ignorant qu’il n’a réussi qu’à sacraliser l’aventure. »
Le 24 avril 1964, dans un grand débat institutionnel à l’Assemblée, Mitterrand déclare que la responsabilité du gouvernement devant le Parlement étant vidée de substance, le régime de la Cinquième République est un régime de pouvoir personnel. Pompidou, Premier ministre, lui répond que l’opposition, en refusant de s’adapter aux institutions de la Cinquième, n’a aucun avenir.
Son temps venu, en 1981, l’inconditionnel adversaire du général de Gaulle s’accommodera fort bien de cette Constitution : « Les institutions n’étaient pas faites à mon intention. Mais elles sont bien faites pour moi. »
« Le temps des croisades est terminé, celui de l’intelligence arrive. »3022
Jean-Jacques SERVAN-SCHREIBER (1924-2006), patron de L’Express, été 1964. L’Express (1994)
1965, année où les hebdos font peau neuve. L’Algérie avait monopolisé les énergies et mobilisé les esprits, donné matière aux journaux d’opinion et fait monter leurs tirages. JJSS, qui a créé L’Express en 1953 pour soutenir Mendès France, est le premier à comprendre qu’il faut une certaine dépolitisation, un appui des annonceurs publicitaires, des photos, des infos, du beau papier, de la quadrichromie, bref, tout ce qui fait le succès de Time, Newsweek ou Der Spiegel.
L’hebdo de cet agitateur d’idées va gagner en grande diffusion, mais perdre en grandes signatures. Il se généralise de plus en plus, devenant le reflet des changements de la société française et d’une opinion qui se dépolitise à l’occasion.
MAI 68
Métro-boulot-dodo.2949
Pierre BÉARN (1902-2004), Couleurs d’usine, poèmes (1951)
L’expression est empruntée à ce poème publié chez Seghers. Une strophe décrivait ainsi la monotonie quotidienne du travail en usine : « Au déboulé garçon pointe ton numéro / Pour gagner ainsi le salaire / D’un énorme jour utilitaire / Métro, boulot, bistrot, mégots, dodo, zéro. »
Le texte, tiré à deux mille exemplaires au théâtre de l’Odéon, est distribué à la foule des étudiants. Quelques meneurs d’opinion vont expurger le dernier vers de trois mots pouvant être mal interprétés : bistrot, mégots, zéro. Reste la trilogie qui va enrichir les graffiti peints sur les murs de Paris, résumant le cercle infernal propre à des millions de travailleurs : « Métro, boulot, dodo ». On rêve forcément d’une autre vie. C’est l’une des raisons de l’explosion sociale de Mai 68.
Sous les pavés, la plage.
L’aboutissement de toute pensée, c’est le pavé.3044Slogans de la nuit du 10 au 11 mai 1968
Première nuit d’émeute, dite nuit des Barricades : des dizaines se dressent, barrant petites rues et grandes artères du Quartier latin (boulevard Saint-Michel, rue Gay-Lussac), entassements de voitures et pavés, arbres et palissades, matériaux volés aux chantiers voisins.
Le samedi 11, aux aurores et en trois heures de combat, la police vient à bout de la résistance étudiante : centaines de blessés, dégâts matériels considérables. L’opinion bascule du côté des jeunes et juge la police plus sévèrement que les manifestants. Récits vibrants, rumeurs incontrôlables, fracas de guérilla sur les ondes radio font croire au pays que le cœur de Paris est en guerre.
Les centrales ouvrières et la FEN (Fédération de l’éducation nationale, appelée la forteresse enseignante pour son pouvoir) appellent à la grève générale pour le surlendemain, lundi 13 mai.
« Si la jeunesse n’a pas toujours raison, la société qui la méconnaît et qui la frappe a toujours tort. »3108
François MITTERRAND (1916-1996), Discours à l’Assemblée nationale, 8 mai 1968
Mitterrand, qui s’est trompé avant-guerre et a vécu plus ou moins mal la Guerre mondiale de 1939-1945, a également affronté la guérilla civile de Mai 68. Marqué par les manifestations et les slogans hostiles à Mitterrand comme à de Gaulle, étant moins âgé, il a peut-être mieux compris, et surtout davantage réfléchi que le président alors au pouvoir.
La jeunesse du pays sera majoritairement avec lui en 1981, et elle le soutient quand l’opinion se détourne de lui : « Tonton, laisse pas béton »… En 1988, la campagne présidentielle d’un président vieilli affichera le slogan et l’image gagnante « Génération Mitterrand ». Sans la jeunesse, pas de victoire possible. Ne serait-ce que pour cette raison, il faut ménager cette force vive de la nation.
François Hollande, dit « François II », le prochain président socialiste, fera de la jeunesse une priorité de son programme. Et le soir de son élection, le 6 mai 2012, il proclamera haut et fort : « Je suis le président de la jeunesse de France… de la justice en France. »
« L’opinion avait cessé de rire, d’applaudir le désordre ; elle commençait à avoir peur. »3068
Édouard BALLADUR (né en 1929), L’Arbre de mai (1979)
Mai 68. On peut dater cette peur du 25 mai. Après la nuit d’émeute en divers quartiers de Paris, le préfet de police Grimaud fait cette analyse (dans son livre témoignage, En mai, fais ce qu’il te plaît) : « Du côté des manifestants, ce ne sont plus les étudiants exaltés du 10 mai qui voulaient « mourir sur les barricades » et libérer la Sorbonne de l’occupation policière, mais de petites troupes de guérilleros, très mobiles, très décidées, rompues au harcèlement des forces de l’ordre, à l’édification rapide d’obstacles, de barricades […] On a l’impression que tout est en place pour des émeutes insurrectionnelles, si seulement l’occasion surgit qui permette d’entraîner la masse étudiante et, on l’espère toujours, les ouvriers. Ce style nouveau est le fait des mouvements extrémistes et anarchistes et, depuis quelques jours, s’y sont jointes les bandes de « loubards » de la banlieue. »
« Le 30 mai, en l’espace de cinq minutes que dura l’allocution du général, la France changea de maître, de régime et de siècle. Avant 16 h 30, on était à Cuba. Après 16 h 35, c’était presque la Restauration. »3076
Jean LACOUTURE (né en 1921), De Gaulle, volume III. Le souverain (1986)
Le biographe exprime le ressaisissement du pouvoir, le revirement de l’opinion, l’incroyable rapidité du retour à l’ordre des choses. Jusqu’à la fin, Mai 68 sera le plus surprenant des happenings.
Élections, trahison.
Élections-piège à con.3078Slogans des gauchistes, juin 1968
L’abstentionnisme peut être un choix politique et concerne une part plus ou moins de l’opinion publique. Rappelons au passage la mise en garde de Montalembert toujours valable : « Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. »
Les deux slogans gauchistes resserviront, comme beaucoup de mots nés de Mai 68. Les élections des 23 et 30 juin 1968 donnent 293 sièges sur 487 à l’UDR (Union pour la défense de la République, c’est-à-dire la majorité gouvernementale) : majorité absolue, triomphe du pouvoir. De Gaulle parle des « élections de la trouille ». Et Viansson-Ponté (Le Monde) du « groupe le plus nombreux qui ait jamais forcé la porte d’une Assemblée française ».
« De la réponse que fera le pays à ce que je lui demande va dépendre évidemment soit la continuation de mon mandat, soit aussitôt mon départ. »3086
Charles de GAULLE (1890-1970), entretien télévisé avec Michel Droit, 10 avril 1969. De Gaulle, volume III (1986), Jean Lacouture
Contre vents et marées, avis et prédictions, alors que l’Assemblée lui assurait une fin de septennat sans histoire, le général a voulu un référendum, annoncé en février : sur la réforme régionale et la réforme du Sénat.
C’est encore une question de confiance entre lui et le pays. Il met tout son poids politique dans la balance, menaçant de partir en cas de non. Tous les partis de gauche font naturellement campagne pour le non, et Valéry Giscard d’Estaing aussi. Pompidou appelle au oui, mais sans vraie conviction. Verdict du 27 avril : 48 % de oui et 52 % de non. Le lendemain, de Gaulle démissionne.
« Cas sans précédent de suicide en plein bonheur. »3087
François Mauriac (1885-1970), à propos du référendum d’avril 1969. De Gaulle, volume III (1986), Jean Lacouture
De Gaulle part en Irlande, pour ne pas être impliqué dans la campagne présidentielle – il votera par procuration. Il retourne ensuite à Colombey, s’enfermer dans sa propriété de la Boisserie pour un dernier face à face avec l’histoire : la rédaction quelque peu désenchantée, quoique sereine, de ses Mémoires d’espoir.
CINQUIÈME RÉPUBLIQUE APRES DE GAULLE
« Nous ne parvenons pas à accomplir des réformes autrement qu’en faisant semblant de faire des révolutions. »2953
Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), Assemblée nationale, 16 septembre 1969. Mémoires pour demain (1997), Jacques Chaban-Delmas
Le Premier ministre songe naturellement aux événements de Mai 68, constatant de façon plus générale que « la société française n’est pas encore parvenue à évoluer autrement que par crises majeures ». C’est un mal français, maintes fois diagnostiqué. Contre les « conservatismes » et les « blocages », il propose sa « nouvelle société ».
« La critique gauchiste, si radicale ou excessive soit-elle, a au moins le mérite d’ébranler la bonne conscience des privilégiés. »2954
Raymond ARON (1905-1983), Le Figaro, début mars 1972. Génération, tome II, Les Années de poudre (1988), Hervé Hamon, Patrick Rotman
Le gauchisme survit largement à Mai 68. Après les « années de rêve » viennent les « années de poudre » (selon l’expression de Hamon et Rotman), avec des formes de contestation souvent très dures : grèves, attentats, prises de position dans une presse extrémiste. Les sondages montrent qu’une majorité des jeunes éprouvent de la sympathie pour ceux qui ont « choisi de contester la société actuelle », alors que Chaban-Delmas échoue à instaurer sa « nouvelle société ».
« La France a peur. »3186
Roger GICQUEL (1933-2010), « Journal de 20 heures », TF1, 18 février 1976
Présentateur vedette du JT le plus regardé, véritable grand-messe du soir, il doit « incarner » l’information pour mieux fidéliser le public. Gros plan sur Gicquel et sur le visage d’un enfant, en photo d’arrière-plan : « La France a peur. Je crois qu’on peut le dire aussi nettement. La France connaît la panique depuis qu’hier soir, une vingtaine de minutes après la fin de ce journal, on a appris cette horreur : un enfant est mort. Un doux enfant au regard profond assassiné, étranglé par le monstre qui l’avait enlevé pour de l’argent. La France a peur. Chaque mère, chaque père a la gorge nouée quand il pense à ce qui s’est passé à Troyes. Quand il pense à cet assassin de 23 ans… »
Gicquel précise que cette peur est un sentiment auquel il ne faut pas s’abandonner, mais la mise en scène reste bouleversante – elle est faite pour ça. D’autres faits divers viennent régulièrement, voire obsessionnellement bousculer l’actualité politique, sociale, économique, et bouleverser l’opinion – le grand public.
Cette même année, l’affaire Patrick Henry sera plus qu’un fait divers judiciaire. Le procès sera celui de la peine de mort en France. Son avocat, Robert Badinter, fervent partisan de l’abolition, persuade les jurés de ne pas condamner le criminel à la peine capitale. En 1981, ministre de la Justice, il mettra la peine de mort hors la loi, contre l’opinion publique.
« Il est nécessaire que les casseurs soient les payeurs. »3123
Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), défendant la loi du 4 juin 1970, dans un entretien télévisé avec Pierre Desgraupes, le 7 avril. La Vie politique sous la Ve République (1981), Jacques Chapsal
Le Premier ministre annonce la loi anticasseur, discutée à l’Assemblée, adoptée deux mois après. Elle institue le délit de participation à une manifestation interdite et crée une responsabilité collective.
« Les casseurs seront les payeurs », le slogan sera bientôt repris par les écologistes et deviendra en bonne logique : « Les pollueurs seront les payeurs. » La formule semble aller de soi dans l’opinion publique, très sensible au drame des marées noires qui vont se succéder et souiller les côtes bretonnes : premier naufrage en date, de sinistre mémoire, le Torrey Canyon en 1967.
« Dans le comportement révolutionnaire, il y a une terreur que je refuse. »3182
Serge JULY (né en 1942), interview dans Le Nouvel Observateur, 31 octobre 1977
Journaliste d’opinion et créateur de « Libé », l’homme engagé s’exprime dans un autre organe de presse et reflète sans aucun doute l’opinion publique effrayée par « les années de plomb ».
Une semaine plus tôt (dimanche 23 octobre), une centaine de lecteurs contestataires ont occupé les locaux de Libération, s’estimant trahis par la ligne éditoriale de leur journal. Le patron a été injurié : « Mal baisé ! Flic ! » et menacé par des mots bombés sur les murs : « July, bientôt ton heure. »
Tout a commencé durant l’été, avec les manifestations antinucléaires et la « manif de Malville ». Pour le directeur de Libération, « un certain type de violence engage vers un modèle de société totalitaire ». La violence se reproduit dans le pays et inquiète le journaliste, malgré tout responsable et directeur de conscience d’une opinion certes minoritaire, mais toujours prompte à s’engager.
Automne 1977 : la violence de la « Fraction armée rouge » explose en RFA. La façon dont Libération présentera ces événements et les morts qui s’ensuivent consacre la rupture de son directeur, ex-gauchiste révolutionnaire, avec le gauchisme révolutionnaire. Loin de regretter ses années d’engagement total (guerre d’Algérie, Mai 68, Gauche prolétarienne), July en a tiré une expérience humaine et politique sans laquelle il n’aurait pu faire « Libé » tel qu’il est. July qui voulait changer le monde a quand même changé le monde de la presse.
« La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution. »3217
Robert BADINTER (né en 1928), garde des Sceaux, citant mot pour mot Jean JAURÈS (1859-1914), et plaidant pour l’abolition, Assemblée nationale, 17 septembre 1981
La peine de mort n’était pratiquement plus appliquée en France, mais le symbole est très fort. Allant à l’encontre de l’opinion publique, l’abolition est la 17e des « 110 propositions pour la France » du candidat Mitterrand, et Badinter, l’avocat des grandes causes.
« Je regarde la marche de la France. La France est grande, non seulement par sa puissance, mais au-delà de sa puissance, par l’éclat des idées, des causes, de la générosité qui l’ont emporté aux moments privilégiés de son histoire […] La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l’esclavage, ce crime qui déshonore encore l’humanité. Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d’efforts courageux, l’un des derniers pays, presque le dernier en Europe occidentale dont elle a été si souvent le foyer et le pôle, à abolir la peine de mort. Pourquoi ce retard ? »
L’Assemblée vote massivement l’abolition le 18 septembre : 363 pour, 127 contre, certains députés de l’opposition se joignant à la majorité. Au Sénat : 160 pour, 126 contre. Le 9 octobre 1981, la peine de mort est abolie par la loi.
Et Jacques Chirac, président, donnera en 2007 valeur constitutionnelle à l’abolition de la peine de mort.
« Vous avez pris le risque de rallumer la guerre scolaire qui s’était éteinte en France depuis des décennies […] Vous allez maintenant tordre le cou à la liberté des familles de choisir l’école de leurs enfants. »3246
Jacques CHIRAC (1932-2019), Assemblée nationale, 24 mai 1984
L’opinion est toujours hypersensible à ce genre de réformes qui ont coûté leur portefeuille à plus d’un ministre. Après trois ans de consultations et très conscient des difficultés, Alain Savary, ministre de l’Éducation nationale, a déposé un projet de loi pour créer un « grand service unifié et laïc de l’enseignement public » – c’est la 90e des « 110 propositions » pour la France en 1981.
L’amendement Laignel, qui radicalise la réforme, fait exploser le cardinal Lustiger dans Le Monde : « Il y a eu manquement à la parole donnée. » Démenti de Matignon et de l’Élysée. Mais l’opinion publique est mobilisée.
La manifestation du 24 juin 1984 à Paris groupe (selon ses adversaires ou ses partisans) un à deux millions de personnes qui défilent inlassablement, dans une parfaite organisation, au nom de la défense de l’école libre pour les uns, ou de la laïcité pour les autres. Le combat pour la liberté de l’école devient combat pour l’ensemble des libertés d’opinion.
Le 14 juillet, le président de la République annonce que la loi Savary est abandonnée. Savary, désavoué, démissionne, quelques heures avant la démission du gouvernement Mauroy. Laurent Fabius le remplace, le 17 juillet.
« Notre pays, c’est la planète. »3281
François MITTERRAND (1916-1996) et 24 chefs d’État et de gouvernement, signant la Déclaration de La Haye, 3 avril 1989
Autre thème d’hypersensibilité pour l’opinion publique périodiquement alertée au niveau mondial. L’écologie au sens large est devenu le combat du XXIe siècle – en théorie plus qu’en pratique. Mitterrand, incontestablement européen, était-il écologiste ? Trente ans après, il semble qu’on n’ait plus le choix. Défi plus ambitieux que le pari européen et plus complexe, à la fois vital (à quelle échéance ?) et planétaire.
L’Appel de La Haye pose les bases d’une écologie globale : « Créer une autorité mondiale dotée de pouvoirs de décision et d’exécution pour sauver l’atmosphère, c’est à cela qu’ont appelé 24 pays prêts à déléguer une parcelle de leur souveraineté nationale pour le bien commun de l’humanité tout entière. » Vingt ans après, en 2009, la Conférence de Copenhague sur le climat réunira les représentants de 170 nations : autrement dit, la planète, au secours de la planète.
Entre-temps, l’écologie a perdu son statut de science pour initiés ou babas cools post-soixante-huitards. L’opinion publique est alertée, parfois à l’excès. L’écologie politique a ses partis (Verts et autres) et tous les partis politiques parlent écologie : réchauffement de la planète, épuisement des ressources naturelles, pollution de l’atmosphère, de la terre et de l’eau, déforestation, disparition de nombreuses espèces végétales et animales… Aussi vrai que « l’homme est le premier animal qui détruit son environnement », tous les hommes sont ou seront finalement concernés.
La France black blanc beur.3349
Slogan du 12 juillet 1998. Qu’est-ce que la France ? (2007), Alain Finkielkraut
Victoire ! Et divine diversion dans l’opinion publique pour le président Chirac empêtré dans les « affaires » ! Ce soir-là, ivre de joie, la France fête sa première Coupe du monde de football, gagnée par son équipe « black-blanc-beur » avec Zinédine Zidane en tête d’affiche, Zizou de légende comme le sport en crée. Rappelons Michel Platini, au premier sacre européen en 1984.
Que reste-t-il de ce moment de fraternité, les Champs-Élysées envahis par une foule bigarrée, cette France idéalement métissée ? « Ça n’a duré qu’un été », selon Ludovic Lestrelin, maître de conférences en STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives). « Un bel élan unanime a salué la victoire d’un État-nation, d’un modèle d’intégration, pas seulement d’une équipe. Ce sentiment venait d’ailleurs de toutes parts, du mouvement sportif, des politiques. » Les grands rendez-vous sportifs, tels les JO et les Coupes du monde, génèrent des mouvements collectifs très forts, mais éphémères. Et de tous les sports, le foot est celui dont la magie opère le plus spectaculairement.
« L’écologie politique est la seule idée nouvelle depuis 1945. »3358
Yves FRÉMION (né en 1947), Libération, 2 juin 2007
Écrivain, journaliste, critique de BD et député européen vert, son Histoire de la révolution écologiste détaille les fondements de l’écologie politique, ses acteurs et son positionnement sur l’échiquier des partis.
L’écologie scientifique est née en 1866 avec le zoologiste allemand Ernst Haeckel. L’écologie politique émerge en France, après Mai 68 : la science aboutit enfin à une conscience, en attendant une organisation et une cohérence. On prêche une révolution de la société autour de thématiques récurrentes : protection de l’environnement et sauvegarde de la nature ; solidarité sociale ; citoyenneté et démocratie ; révision des rapports Nord-Sud. Un combat pour l’environnement est toujours un combat social et citoyen – et inversement. L’opinion publique se sent naturellement concernée.
L’écologie a bouleversé le paysage politique dans la plupart des pays du monde et s’est installée comme un grand courant de pensée qui traverse les partis et les frontières. Mais elle peine à entrer dans le jeu politico-politicien et à se concrétiser en bulletin de vote. Les déboires des Verts français, leurs maladresses et leur désunion tranchent avec la discipline des Verts allemands. Daniel Cohn-Bendit en témoigne, député vert européen jouant de sa double nationalité, de son franc-parler et de sa popularité.
« Je vous revois, Madame, faisant front contre l’adversité avec ce courage et cette résolution qui sont votre marque propre. Les attaques sont violentes. À certains moments, le découragement s’empare de vous. Mais vous vous reprenez toujours. Vous êtes une espèce d’Antigone qui aurait triomphé de Créon. »3159
Jean d’ORMESSON (1925-2017), Discours pour l’entrée de Simone Veil à l’Académie française, 18 mars 2010
Il rappelle le combat pour l’IVG, en l’accueillant dans cette assemblée presque exclusivement masculine, lui qui s’est battu pour Marguerite Yourcenar, première femme académicienne. Il a évoqué la guerre, l’horreur des camps de concentration et d’extermination. Puis l’épreuve de la ministre, à la tribune de l’Assemblée.
« Une minorité de l’opinion s’est déchaînée – et se déchaîne encore – contre vous. L’extrême droite antisémite restait violente et active. Mais d’autres accusations vous touchaient peut-être plus cruellement. « Comment vous, vous disait-on, avec votre passé, avec ce que vous avez connu, pouvez-vous assumer ce rôle ? » Le mot de génocide était parfois prononcé. L’agitation des esprits était à son comble. À l’époque, la télévision ne retransmettait pas les débats parlementaires. Au moment où s’ouvre, sous la présidence d’Edgar Faure, la discussion du projet à l’Assemblée nationale, une grève éclate à l’ORTF. En dépit à la fois de la coutume et de la grève, des techniciens grévistes s’installent dans les tribunes et diffusent le débat en direct. Ce sont pour vous de grands moments d’émotion et d’épuisement. Beaucoup d’entre nous, aujourd’hui et ici, se souviennent encore de ce spectacle où la grandeur se mêlait à la sauvagerie. Votre projet finit par être adopté à l’Assemblée nationale par une majorité plus large que prévu : 284 voix contre 189. La totalité des voix de gauche et – c’était une chance pour le gouvernement – une courte majorité des voix de droite. »
En 2017, le mouvement #MeToo (parti des États-Unis) encouragera la prise de paroles des femmes victimes de viols et autres agressions sexuelles. Avec l’écologie et pour de tout autre raison, la cause touche l’opinion publique et relance une forme de féminisme qui compte déjà à son actif nombre de conquêtes au XXe siècle, du droit de vote à l’IVG en France.
Autrement dit, l’opinion publique est aussi une force positive qui fait évoluer le cours de l’Histoire dans le sens du progrès.
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