Portrait de Léon Gambetta en citations | L’Histoire en citations
Léon Gambetta citations
Portraits en citations des Personnages de l’Histoire

 

« Pour gouverner les Français, il faut des paroles violentes et des actes modérés. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), cité par Paul Deschanel, Gambetta (1919)

Gambetta (1838-1882) est reconnu par les historiens comme l’un des pères fondateurs de la Troisième République, au même titre que Thiers (1797-1877) et Clemenceau (1841-1929).

Dans une vie deux fois moins longue, il accomplit une tâche aussi importante, réalisant que « la politique est l’art du possible » tout en se donnant corps et âme au service de la cause nationale. Il défendra sans relâche les mêmes idées force en « commis-voyageur de la République », prêt au compromis temporaire pour les voir triompher à terme.

Contrairement à Thiers, il ne joua aucun rôle dans le massacre des Communards (plaidant au contraire pour leur amnistie) et ne fut jamais « premier flic de France » autoproclamé comme Clemenceau faisant tirer sur des grévistes. Il respecta ses adversaires politiques, ignora les manœuvres politiciennes et se conduisit bien avec la femme de sa vie. Il lui manque juste l’habileté tactique de Thiers, l’humour féroce de Clemenceau… et leur santé d’octogénaires à toute épreuve.

Seul panthéonisé, honoré en statues, monuments et noms de rue, timbres et pièces de monnaie, Gambetta reste pourtant le moins connu du trio. Ce portrait s’impose, faisant revivre un homme d’exception, voué à la Politique, la République et la France, surdoué dans l’Action comme dans le Verbe.

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Un personnage attachant, hors-norme et contesté.

« Conduite : dissipé. Application : médiocre. Caractère : très bon, très léger, enjoué, espiègle. Talent : remarquable, intelligence très développée. »1

Bulletin de l’enfant au Petit séminaire. Cité dans Droit et justice : la République des avocats en chromos. Par J.B. dans Oldies But Goodies, 2021.

Léon Michel Gambetta naît à Cahors le 2 avril 1838, d’un père génois et d’une mère gasconne qui tiennent une épicerie cossue face à la cathédrale : « Le Bazar génois ».

L’enfant apprend à lire et écrire à quatre ans dans une institution religieuse. À huit ans, il manque de mourir d’une péritonite dont les effets se feront sentir jusqu’à sa mort (44 ans). À onze ans, il se blesse à l’œil droit dans la boutique voisine du coutelier. Borgne, il se fera toujours représenter de profil (gauche).

Inscrit au Petit séminaire de Montfaucon et malgré son comportement turbulent, ses maîtres remarquent ses qualités, d’où cette appréciation charmante… et prophétique.

Il n’a aucune vocation ecclésiastique et se montrera plus tard farouchement anticlérical. Il ne s’intéresse pas au commerce et refuse de travailler dans l’épicerie familiale. Il se cultive par la lecture et se passionne déjà pour la politique - contre le régime impérial. Fait notable, il exerce un fort ascendant sur ses camarades.

Contre l’avis de ses parents, il quitte sa ville natale à 17 ans pour étudier le droit à Paris. À 21 ans (âge de la majorité), il opte pour la nationalité française, devenant à jamais le plus fervent des patriotes.

Avocat, il devient célèbre à 30 ans avec sa plaidoirie pour Delescluze, républicain socialisant, opposant au Second Empire ayant organisé une souscription pour un monument au député républicain Baudin, mort sur une barricade le 3 décembre 1851, au lendemain du coup d’État préfigurant le régime impérial. Gambetta est désormais « l’homme à suivre » et l’espoir du nouveau régime espéré

« C’était un tribun d’une puissance incomparable […]. Sa voix forte, chaude et cadencée frappait sur la foule avec la puissance du marteau sur l’enclume. Elle dominait les résistances, subjuguait les volontés, enflammait les dévouements, tandis que le geste dominateur et large achevait les conquêtes de l’accent. »

Jules DELAFOSSE (1841-1916), Figures contemporaines (1900).

Tout le personnel politique de l’époque lui reconnaît ce talent d’orateur exceptionnel, y compris ses adversaires - comme ce député bonapartiste, encore un Jules dans la « République des Jules » (Simon, Favre, Grévy, Ferry, Vallès, Méline, Dufaure…)

Clemenceau, adversaire de gauche radicale et toujours critique envers ses confrères, reconnaît sa « puissance irrésistible d’attraction, de concentration, d’impulsion », avec le charisme tribunicien de celui qui « se donnait pour prendre, c’est-à-dire pour que l’auditoire se donnât à son tour. »

Le journaliste et député radical Camille Pelletan décrit les discours de Gambetta comme une bataille : « calme d’abord, s’animant par degrés, jusqu’à ce que la lutte s’irrite, jusqu’à ce qu’enfin, le combat définitivement engagé, il se jette avec toute sa passion oratoire dans la mêlée, secouant sa tête au-dessus de la foule soulevée. » Il en sortait souvent épuisé, à bout de souffle, en sueur, crachant le sang.

Dans un débat à l’Assemblée, 16 juin 1879, la loi Ferry sur l’éducation enflamme la Chambre. Gambetta défend son ami Ferry, tapant si fort du poing sur la table qu’il perd son œil de verre… et les députés en viennent aux mains.

« Bavard, chaleureux, méridional, exubérant, rondouillard, à la mise et la posture souvent marquées par le laisser-aller. »

Gérard UNGER (né en 1946), Gambetta (2022).

Son dernier biographe nous raconte les coulisses de l’homme célèbre et resté plus vrai que nature ! Dans les milieux aisés qu’il fréquente, il se distingue par son manque de maintien, sa voix sonore et son rire communicatif. Le journaliste toujours polémiste Henri Rochefort le qualifie de « prince de la vulgarité ».

Dans une biographie consacrée à Jules Grévy (républicain, mais rival de Gambetta), Pierre Jeambrun insiste sur l’opposition de style entre les deux hommes et décrit Gambetta « négligé, le pantalon en accordéon, un bouton manquant au gilet, sentant l’ail, avec une barbe qui était un véritable garde-manger, vous indiquant le menu de la veille ou de l’avant-veille ». Il souligne le caractère chaleureux de l’orateur qui « distribue les tapes dans le dos ». Le président Grévy raille cet homme perpétuellement agité à la tribune : « Gambetta, ce n’est pas du français, c’est du cheval ! »

Très cultivé, il se passionne aussi pour l’art, à commencer par la peinture de son temps.

« Rôle moralisateur, éducateur ; le citoyen passe dans l’artiste et avec un grand et noble tableau nous avons une leçon de morale sociale et politique. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), à propos de la toile L’Angélus. Lettres de Gambetta, (1868-1882), Léon Gambetta, (1938).

Il juge ici l’une des toiles contemporaines les plus populaires, l’Angélus de Millet. L’image de ce couple de paysans en prière déclenchera une tempête médiatique et politique à la fin du XIXe siècle très politisé.

Hormis la musique – signe particulier de Gambetta, son insensibilité à cet art -, tout le ramène à la politique… Y compris l’amour. D’où cette belle déclaration à la femme de sa vie.

« Je t’embrasse et t’aime comme la patrie. »2

Léon GAMBETTA (1838-1882), à sa compagne Léonie Léon, cité par son biographe Gérard Unger, Gambetta (2022).

Léonie Léon est une jeune créole de son âge, fille du colonel François-Émile Léon, mort à l’asile de Charenton en 1860, Elle découvre Gambetta lors du fameux procès Baudin-Delescluze en 1868. Fascinée par l’orateur, elle suivra tous ses discours avant d’oser lui écrire…

Leur liaison débute le 27 avril 1872, après une promenade au parc du château de Versailles. Elle restera sa compagne discrète jusqu’à sa mort en 1882. Durant la flamboyante décennie de sa carrière publique, Léonie influence son compagnon toujours à l’écoute de ses conseils. Il le reconnaît dans les quelque 6 000 lettres souvent passionnées de sa correspondance, se montrant sensible à l’intelligence politique de sa maîtresse plus modérée que lui, ne serait-ce qu’en raison de son éducation catholique : « Sans qu’elle [Léonie Léon] joue un rôle majeur dans la ligne politique de son amant, son influence ne doit pas être sous-estimée » selon son biographe.

« Danton de pacotille … un mélange de libertinage soulard et de faconde tribunicienne. »

Jules VALLÈS (1832-1885), L’Insurgé (1886, posthume).

Écrivain et journaliste d’extrême gauche, on peut le comparer à Robespierre méprisant Danton – deux grands hommes de la Révolution, assurément montagnards, mais viscéralement opposés par nature.

L’austère Vallès vécut une enfance malheureuse marquée par la pauvreté, entre un père instituteur intransigeant et une mère possessive jusqu’à la violence. Devenu un révolté permanent contre l’injustice et l’ordre établi, il participe aux manifestations de la Révolution de 1848, rate son baccalauréat, mène à Paris une vie de bohème sous le Second Empire et défend les idées révolutionnaires. Emprisonné comme pacifiste au début de la guerre de 1870, communard en 1871, condamné à mort par contumace en 1872, réfugié à Londres où il vit dans la misère, amnistié par les lois de 1880, il ne retourne à Paris qu’en 1883, journaliste du « Cri du Peuple » défendant avec passion la cause du prolétariat. Mort en 1885, épuisé par le diabète, il sera accompagné au Père-Lachaise par quelque cent mille personnes, dont beaucoup d’anciens communards.

Vallès l’écorché vif ne pouvait que détester Gambetta dans sa trilogie de Jacques Vingtras, autobiographique et romanesque, L’Enfant, Le Bachelier et L’Insurgé : « Ah ! bandit […] le plus capon a été Gambetta… La vulgarité même de Gambetta sert à sa vogue, la banalité de son fonds d’idées est l’engrais de son talent. Cabotin jusqu’au bout des griffes, il ne prend pas une minute de vacances, toujours Dantonesque, même à table, même au lit ! […]. Ce mélange de libertinage soûlard et de faconde tribunitienne emplit d’admiration les petits de la conférence Molé ou les ratés du café de Madrid […]. Cabotin ! Cabotin ! »

Attitude inverse du plus grand romancier populaire (après Hugo), Zola.

« Un homme plaide, un homme est nommé député, se trouve mêlé à des catastrophes publiques, monte au pouvoir et voilà qu’en dix années cet homme grandit démesurément, emplit la France, emplit le monde de sa personne, beaucoup plus que Voltaire. »

Émile ZOLA (1840-1902), « Gambetta », Le Figaro, 13 décembre 1880.

Il fait le constat de l’immense popularité dont jouit à présent le tribun, comparé à un « Dieu qui semble devoir disposer à jamais de nos destinées. » C’est ce que suggèrent aussi les rédacteurs de l’Almanach Gambetta (1881), le décrivant un an avant sa mort « au faîte de la puissance » : « Celui vers qui toutes les lorgnettes convergent, questionnant sa sérénité silencieuse, en attendant que toutes les mains se tendent vers lui, et que toutes les bouches lui crient : “Sauvez-nous ! Nous périssons”. »

Notons que l’ardent patriote de 1870-71 (guerre franco-prussienne, siège et Commune de Paris) est toujours exalté dans les hommages à Gambetta, plus que le chef républicain de gauche dans la décennie qui suit.

« Pour gouverner les Français, il faut des paroles violentes et des actes modérés. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), cité par Paul Deschanel, Gambetta (1919)

Président de la République quelque peu malheureux (pour raison de santé mentale), mais aussi écrivain et journaliste, né la même année que Gambetta et son biographe attentif, Deschanel met en exergue sa juste idée des réalités françaises, des paradoxes nationaux et des difficultés politiques propres au caractère de notre peuple.

« Jaurès a, toute sa vie, profondément admiré la personnalité de Gambetta. C’était vrai quand il était encore un jeune normalien agrégatif, consacrant une de ses rares demi-journées de loisirs libres à venir assister à une séance de la Chambre au cours de laquelle devait intervenir Gambetta. »

Gilles CANDAR (né en 1954). À propos du 4 septembre 1870. Gambetta et la gauche en République, Fondation Jean-Jaurès, 4 septembre 2019.

Historien français, spécialiste des XIXe et XXe siècles et des gauches françaises, enseignant et militant politique de gauche, président de la Société d’études jaurésiennes depuis 2005. Le site de la Fondation Jean Jaurès est une source précieuse pour qui s’intéresse à Gambetta, patriote et « commis-voyageur de la République ».

« Durant toute la période qui court de 1883 à 1920, Gambetta est l’incarnation de la République et de la défense du pays, et son action comme ses idées sont le fondement de l›« Union sacrée » de 1914. »

Gérard UNGER (né en 1946), Gambetta (2022).

Deux légendes se constituent et s’opposent désormais, résumées avec le recul du temps par son dernier biographe. Les amis de Gambetta nourrissent une historiographie du patriote, organisateur de la lutte armée et symbole de la résistance à l’ennemi, image amplifiée par son décès prématuré en 1882. De l’autre côté naît une « légende noire » qui présente Gambetta en dictateur à la tête du gouvernement de la Défense nationale, fin 1870. La commission d’enquête de l’Assemblée échouera à le démontrer, mais ce jugement négatif perdure.

Le souvenir de Gambetta s’estompe ensuite dans l’Entre-deux-guerres (1918-1939) : les souffrances de nos fameux « poilus » ont fait naître un courant pacifique qui rejette le culte de la patrie, la montée du communisme entend combattre la « République bourgeoise » alors que le renouveau de l’Action française dénonce avec Maurras le « métèque Gambetta » fondateur de la « Gueuse » (image honteuse de la République).

La chronique en trois actes d’une vie relativement brève et particulièrement mouvementée en raison de la personnalité de Gambetta et des évènements historiques nationaux, retrace une page de l’Histoire de France qui éclaire à plus d’un titre notre actualité, en nous donnant des pistes de réflexion pour garder l’espoir en ces deux valeurs majuscules : la République et la Politique.

2. Jeune avocat républicain sous le Second Empire : première reconnaissance publique.

« En 1868, M. Gambetta attendait que les événements, les circonstances, le hasard, lui vinssent donner une opinion à soutenir ou au moins une tâche à remplir. »

Louis AMAGAT (1847-1890), Revue des Deux Mondes tome 63, 1884. M. Gambetta et son rôle politique.

C’est fort bien jugé - et l’attente ne fut pas longue. L’occasion fit naître l’homme de la situation…et de l’avenir. Avocat de 30 ans, Gambetta entre dans la carrière et dans l’Histoire en une plaidoirie. Il le sait et va le faire savoir avec un talent et une énergie sans faille.

« Oui, le 2 décembre, autour d’un prétendant, se sont groupés des hommes que la France ne connaissait pas jusque-là, qui n’avaient ni talent, ni honneur, ni rang, ni situation […] de ces gens dont on peut répéter ce que Cicéron a dit de la tourbe qui entourait Catilina : un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes ! »

Léon GAMBETTA (1838-1882), plaidant pour Charles Delescluze au procès Baudin (14 novembre 1868). Histoire du Second Empire (1916), Pierre de la Gorce.

Forme et fond, on croirait entendre Hugo le grand exilé fustigeant le coup d’État du 2 décembre 1851 dans L’Histoire d’un crime (1877) et surtout Napoléon le Petit (1852), pamphlet dénonçant les ambitions dictatoriales du nouveau maître de la France.

14 novembre 1868. Avocat de Charles Delescluze, Gambetta plaide au procès d’opposants au régime impérial, coupables d’avoir manifesté le 2 novembre dernier au cimetière Montmartre sur la tombe du député Baudin et ouvert dans leurs journaux une souscription pour l’érection d’un monument au martyr. Mort le 3 décembre 1851 sur les barricades, Baudin s’opposait au coup d’État (2 décembre) de Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République voulant garder le pouvoir, alors que son mandat de quatre ans prenait fin et qu’il ne pouvait pas se représenter. Cet acte contraire à la Constitution républicaine marque le passage de la Deuxième République au Second Empire.

« Tous les régimes qui se sont succédé dans ce pays se sont honorés du jour qui les a vus naître. Il n’y a que deux anniversaires, le 18 Brumaire et le 2 Décembre, qui n’ont jamais été mis au rang des solennités d’origine, parce que vous savez que si vous vouliez les y mettre, la conscience universelle les repousserait. »

Léon GAMBETTA (1838-1882). Les Grands Orateurs Républicains : Gambetta (1950), Léon Gambetta, Bourgin.

À ce procès, la plaidoirie quasiment hugolienne devient réquisitoire violent contre le régime impérial : Gambetta, 30 ans et tout feu tout flamme, y gagne ses galons de nouveau tribun des républicains.

« Cet anniversaire […] nous le prenons pour nous : nous le fêterons toujours, incessamment, chaque année ce sera l’anniversaire de nos morts, jusqu’au jour où le pays redevenu le maître vous imposera la grande expiation nationale au nom de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), plaidant pour Charles Delescluze au procès Baudin (14 novembre 1868).

Avant de se rasseoir, il conclut : « Vous pouvez nous frapper, mais vous ne pourrez jamais ni nous déshonorer ni nous abattre. » Ce plaidoyer vibrant déchaîne l’enthousiasme de l’auditoire.

Il connaît un véritable retentissement dans le pays, reproduit en plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Delescluze est condamné par le régime impérial à six mois de prison et 2 000 francs d’amende, mais l’impact politique du discours érige Gambetta en espoir du parti républicain.

« Il ne plaide pas. Il pousse un cri redoublé. Ce cri, grossi par la presse dans un pays où la presse décerne avec une égale tranquillité la gloire et le ridicule, devient un coup de tonnerre. Le nom de Gambetta est répété, acclamé, consacré. Le voilà candidat, député, demain puissance, comme a dit Villemain parlant de Mirabeau. »

Louis AMAGAT (1847-1890), Revue des Deux Mondes, tome 63, 1884. M. Gambetta et son rôle politique.

Gambetta se porte candidat aux législatives du 23 mai 1869 à Belleville, village ouvrier et petit-bourgeois au nord-est de Paris, devenu le XXe arrondissement de la capitale en 1860.

À cette occasion, il présente ce qui restera dans l’histoire comme le « programme de Belleville ». Autant de propositions concrètes, républicaines et pour l’heure révolutionnaires, résumables en neuf lignes (avec des attendus chaque fois développés).

« L’application du suffrage universel tant pour l’élection des maires et des conseillers municipaux que pour l’élection des députés (…) La liberté de la presse dans toute sa plénitude (…) La liberté de réunion sans entraves et sans pièges (…) La liberté d’association pleine et entière (…) La suppression du budget des cultes et la séparation de l’Église et de l’État (…) L’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire (…) La suppression des armées permanentes (…) L’abolition des privilèges et monopoles (…) Les réformes économiques qui touchent au problème social dont la solution doit être constamment étudiée et recherchée au nom du principe de justice et d’égalité sociale (…) »

Léon GAMBETTA (1838-1882), résumé du « Programme de Belleville », 1869.

C’est clairement la charte fondatrice du radicalisme républicain. Orienté au centre-gauche, ce mouvement dominera la vie politique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Tout y est, hormis les lois sociales devenues indispensables au siècle du capitalisme triomphant – et sous-entendues dans le « problème social ».

Le 24 mai, Gambetta est élu à Paris par 21 734 voix contre 9 142 à Carnot (servi par un nom républicain célèbre). À Marseille, il arrive en tête du premier tour devant Lesseps et Thiers (deux noms connus depuis des décennies dans les affaires et la politique). Thiers se retirant au profit de Gambetta, il est élu au second tour. Vainqueur dans deux circonscriptions, il choisit de représenter la préfecture des Bouches-du-Rhône et laisse vacant son siège de Belleville - pourvu plus tard par Henri Rochefort.

Ces élections législatives marquent la progression des oppositions en voix et en siège – mais le régime impérial est encore solide, le plébiscite de mai 1870 en donnera la preuve.

Épuisé par cette campagne électorale où Gambetta s’est donné corps et âme (comme à son habitude), son médecin lui impose le repos : séjour au bord du lac Léman (station thermale d’Ems), puis en Suisse. Il regagne Paris fin octobre 1869 et s’installe avenue Montaigne. Son hyperactivité « médiatique » va s’imposer en toutes circonstances au fil des événements qui se précipitent.

« Si pour fonder la liberté avec l’Empire vous comptez sur notre concours, il faut vous attendre à ne le rencontrer jamais. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), refusant la main tendue par Émile Ollivier, Corps législatif, 9 janvier 1870. Histoire de la révolution de 1870-71 (1877), Jules Claretie.

Ses premiers pas de député au Corps législatif sont pour le moins remarqués ! Républicain pur et dur, il se dit investi d’un « mandat impératif » par une « opposition irréconciliable ».

Il va s’opposer à plusieurs reprises au chef du gouvernement, Émile Ollivier, ex-républicain rallié au régime impérial et brocardé par une chanson de Paul Avenel : « J’ai dans ma main le ministère / Et dans ma manche le Sénat, / Je fais la paix, je fais la guerre, / Enfin c’est moi qui suis l’État ! / Mon peuple est un mouton docile / Dont je sais tondre la toison. / (Refrain) Majesté, répondit Émile, / Majesté, vous avez raison ! »

Refus sans appel et réitéré par Gambetta jusqu’à la chute du régime.

« Vous n’êtes qu’un pont entre la République de 1848 et la République à venir, et nous passerons le pont ! »

Léon GAMBETTA (1838-1882), cité par Joseph Reinach, Discours et plaidoyers politiques de M. Gambetta (1881).

10 janvier 1870, lors d’un échange avec le ministre de la Guerre Edmond Le Bœuf. Gambetta prône plus que jamais l’instauration d’un régime républicain qui doit tôt ou tard s’imposer. Mais le Second Empire (« nouvelle version ») va être approuvé par un plébiscite triomphal.

« Mon enfant, tu es sacré par ce plébiscite. L’Empire libéral, ce n’est pas moi, c’est toi ! »

NAPOLÉON III (1808-1873), à son fils, le prince impérial Eugène Louis Napoléon, âgé de 14 ans, 8 mai 1870. La Société du Second Empire, tome IV (1911-1924), Comte Maurice Fleury, Louis Sonolet.

L’empereur en oublie son mal (affection rénale dont il mourra) et rayonne, après le plébiscite du 8 mai : 7 350 000 oui (et 1 538 000 non) pour approuver le sénatus-consulte du 20 avril 1870. L’Empire devient une monarchie parlementaire : ministres responsables devant les Chambres qui ont aussi l’initiative des lois.

« Nous pouvons maintenant envisager l’avenir sans crainte. »

NAPOLÉON III (1808-1873), Corps législatif, 8 mai 1870. Les Révoltes de Paris : 1358-1968 (1998), Claude Dufresne.

L’empereur a joué et gagné, en refaisant appel directement au peuple comme il y a vingt ans : « J’ai retrouvé mon chiffre » dit-il. L’opposition républicaine se divise et Gambetta résume l’opinion générale. « L’Empire est plus fort que jamais ! »

Jules Favre, lui aussi avocat, homme politique et républicain, mais déjà combattant dans les Trois Glorieuses (révolution de 1830), désespère ouvertement : « Il n’y a plus rien à faire en politique. » C’est oublier la Prusse et son chancelier.

« Ce n’est pas par des discours et des votes de majorité que les grandes questions de notre époque seront résolues, mais par le fer et par le sang. »

Otto von BISMARCK (1815-1898), chancelier de la Confédération d’Allemagne du Nord. Bismarck (1961), Henry Valloton.

Ces mots posent le personnage, surnommé le Chancelier de fer. « Par le fer et par le sang » est une expression qui lui est chère, tout comme « la force prime le droit » – traduction de sa Realpolitik. Il veut faire l’unité allemande sous l’égide de la Prusse. Pour cela, il lui faut prouver sa force : écraser la France est le moyen le plus sûr. Il manœuvre pour monter contre elle les États du sud de l’Allemagne et les rassembler dans sa Confédération.

Face au futur chancelier du Reich, Napoléon III : « L’empereur est une grande incapacité méconnue » disait-il en 1864. C’est surtout un homme prématurément vieilli, physiquement atteint et devenu maladivement indécis.

« On vient de jeter un gant à la face de quelqu’un qu’on veut forcer à se battre ! »

Adolphe THIERS (1797-1877), après avoir pris connaissance de la dépêche d’Ems. Napoléon III et le Second Empire : la catastrophe, 1868-1873 (1976), André Castelot.

C’est une provocation et une manœuvre de Bismarck, mais la dépêche devenue célèbre est prise comme une insulte … et la France va tomber dans le panneau !

Résumons les faits. Le roi de Prusse Guillaume Ier a rencontré l’ambassadeur de France Benedetti au sujet de la succession au trône d’Espagne. Il rend compte de son rendez-vous à Bismarck qui est à Berlin, par un télégramme envoyé de la ville d’eaux de Bad Ems, lui annonçant qu’il renonce à soutenir la candidature de son cousin au trône d’Espagne. Le chancelier résume et déforme le texte dans un sens injurieux : « Le roi a refusé de voir l’ambassadeur de France et lui a fait dire qu’il n’avait plus rien à lui communiquer. »

Sitôt connue, cette dépêche est commentée dans les couloirs de la Chambre après une séance houleuse. Thiers, politicien dans l’âme et hostile à la guerre, a compris qu’il y a manipulation de l’opinion. La guerre déclarée par la France aurait pour effet de souder les États allemands et le traité d’alliance défensive au sein de la Confédération jouerait automatiquement : c’est bien ce que veut Bismarck ! Mais l’opinion publique tombe dans le piège.

« Jamais vous ne pourriez retrouver de plus belle occasion, il faut en profiter ! Vous avez envoyé vos conditions : en garde maintenant ! »

Maréchal VAILLANT (1790-1872), à Napoléon III. L’Empire libéral : la guerre (1909), Émile Ollivier.

C’est un vétéran de Waterloo (1815) !! L’empereur, pacifiste, mais malade, laisse faire malgré les conseils de modération de certains hommes politiques et l’opposition de la gauche républicaine au Corps législatif, dont Gambetta. L’impératrice souhaite la guerre – la victoire assurerait à son fils l’accession au trône.

« Nous l’acceptons le cœur léger. »

Émile OLLIVIER (1825-1913), le jour de la déclaration de guerre à la Prusse. Les Causes politiques du désastre (1915), Léon de Montesquiou.

Porté par l’opinion publique, le président du Conseil et garde des Sceaux accepte la responsabilité de la guerre, alors que des intervenants (républicains et pacifistes) évoquaient le sang bientôt versé. Il insiste sur ces mots qui lui seront reprochés jusqu’à sa mort : Émile Ollivier reste à jamais pour l’histoire « l’homme au cœur léger ».

« La patrie en danger. »

Auguste BLANQUI (1805-1881), titre du journal fondé par lui. La Patrie en danger (1871), Louis Auguste Blanqui.

Au début de la guerre de 1870, de nombreux journaux républicains titrent également : « La patrie est en danger ». L’expression deviendra récurrente au fil des guerres à venir. Celle-ci a une importance toute particulière et Gambetta résume clairement la situation qui n’est même pas un dilemme. « Il s’agit de savoir si nous avons fait notre choix entre le salut de la nation et le salut d’une dynastie. »

Député républicain et passionnément patriote (après son choix de la nation française à 21 ans), il pose la question cruciale, tandis que Thiers en vieux routier de la politique reconnaît l’évidence : « La préparation a été insuffisante et la direction profondément incapable. »

L’impératrice est impopulaire, le prince impérial trop jeune, les parlementaires accablés, les militaires submergés… L’empereur a cédé le commandement à Bazaine qui vient de se laisser tourner (en trois batailles, trois défaites, les 12, 14, 16 août) et enfermer à Metz, le 18 août.

Au lieu d’aller défendre Paris, Mac-Mahon va porter secours à Bazaine sur ordre de l’impératrice qui ne veut pas voir l’empereur revenir vaincu… Ce qui conduit Mac-Mahon à Sedan, ville de triste mémoire. Le maréchal défend la ville encerclée par les Prussiens. Blessé, il laisse le commandement au général Ducrot. Écrasés par l’artillerie allemande, les Français sont impuissants à desserrer l’étau. Bilan final : 15 000 morts ou blessés français et 90 000 prisonniers.

L’empereur qui souffre le martyre monte à cheval et affronte la mitraille, d’une allure « morne et indifférente », cherchant la mort qui se refuse à lui. Napoléon vécut ce drame en d’autres circonstances.

« Je sais le désastre. L’armée s’est sacrifiée. C’est à mon tour de m’immoler. Je suis résolu à demander un armistice. »

NAPOLÉON III (1808-1873), encerclé à Sedan, 1er septembre 1870. Histoire contemporaine (1897), Samuel Denis.

Il prend cette décision, contre le général de Wimpffen « le plus ancien dans le grade le plus élevé » qui voulait forcer la ligne ennemie pour libérer Sedan et ouvrir le passage à son empereur. Tentative héroïque, mais désespérée, que l’état-major n’osait pas déconseiller. Le bilan aurait été de 60 000 morts, une boucherie.

3. Guerre franco-allemande de 1870-71 : la résistance extrême d’un patriote.

« Attendu que la patrie est en danger, que nous constituons le pouvoir régulier issu du suffrage universel, nous déclarons que Louis Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de régner sur la France ! »3

Léon GAMBETTA (1838-1882), à la tribune de l’Assemblée, 4 septembre 1870. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1921), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac.

Ayant annoncé la chute de l’Empire, il prend avec Jules Favre la tête du cortège qui se dirige vers l’Hôtel de ville pour y proclamer la République. Ils veulent devancer les meneurs d’extrême gauche comme Auguste Blanqui, Charles Delescluze ou Gustave Flourens capables de profiter des circonstances pour renverser l’ordre social.

Cernés par une foule de manifestants qui ont envahi le palais Bourbon, ayant appris le désastre militaire de Sedan et la capitulation de l’empereur prisonnier, il faut d’abord calmer ce peuple et mettre un minimum de forme juridique à cette proclamation, pour éviter une révolution insurrectionnelle comme en 1848.

Ce même jour, la République est sommairement proclamée avec un « gouvernement de la Défense nationale » hâtivement constitué pour faire la « guerre à outrance ». Les onze ministres qui le composent offrent la présidence au général Trochu, gouverneur militaire de Paris – car l’heure est grave, les Prussiens menacent la capitale. « Êtes-vous défenseurs résolus de la famille, de la propriété et de la religion ? » demande le général comme si c’était le problème, avant d’accepter la place… où il se montrera dramatiquement incompétent.

Gambetta, ministre de l’Intérieur, va mener la lutte pendant quatre mois.

« Nos pères fondaient la République et se juraient à eux-mêmes, en face de l’étranger qui souillait le sol sacré de la patrie, de vivre libre ou de mourir en combattant. Ils ont tenu leur serment. Ils ont vaincu, et la République de 1792 est restée dans la mémoire des hommes comme le symbole de l’héroïsme et de la grandeur nationale. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), dépêche du 21 septembre 1870, citée par Paul Klotz, Fondation Jean Jaurès.

Une grande partie de son temps est consacrée à l’exaltation du courage républicain, concept directement puisé de la Révolution française et qu’il dresse en rempart du péril bismarckien.

Il sera le membre le plus bouillant, le plus brouillon aussi de ce gouvernement provisoire. Il se voit confier la mission de quitter Paris en vue d’organiser la reprise des combats. Ses confrères plus âgés sont heureux de se débarrasser du plus jeune (32 ans) et représentatif des « fous furieux » (honnis par Thiers).

« Capituler comme gouvernement, vous ne le pouvez ni en droit ni en fait. Poursuivre la guerre jusqu’à l’affranchissement […] telle doit être notre tâche. »4

Léon GAMBETTA (1838-1882), cité par Jean-Marie Mayeur, Gambetta, la patrie et la république (2008).

Pour franchir les lignes prussiennes, il a l’idée d’emprunter une montgolfière et prend conseil auprès de Nadar. Le plus célèbre photographe, passionnément curieux des nouveautés techniques de son temps, fut également aérostier - ses aventures ont inspiré à Jules Verne les Cinq semaines en ballon (1862). Et Gambetta a pu les lire. Victor Hugo racontera, dans ses Choses vues, ce départ extraordinaire, en montgolfière… La suite est une authentique épopée.

Gonflé au gaz d’éclairage, un ballon de 16 mètres de diamètre s’élève au matin du 7 octobre 1870 de la butte Montmartre avec l’impétueux ministre et un assistant. Mais le vent le pousse vers le nord et les lignes prussiennes… Les deux voyageurs lâchent du lest pour s’élever et échapper aux tirs ennemis. Leur ballon s’écrase en milieu d’après-midi près de Beauvais. Ils sont recueillis par des paysans. Après trois jours de voyage épique en voiture, à cheval et en train, Gambetta arrive enfin à Tours où il rejoint une délégation gouvernementale dirigée par Adolphe Crémieux. Mais devant l’avancée de l’armée prussienne et la perte d’Orléans, la délégation gouvernementale de Tours se replie sur Bordeaux, le 9 décembre 1870. Gambetta la rejoint deux jours plus tard.

Dès le 9 octobre, dans une proclamation aux départements, il exhorte la population à prendre les armes contre les Prussiens. Propos favorablement accueillis, jusque dans les milieux monarchistes dont il exalte le sentiment patriotique et la résistance.

S’étant approprié de facto la fonction de ministre de la Guerre cumulé avec l’Intérieur, il s’entoure d’hommes de confiance, notamment Charles de Freycinet, délégué du ministre auprès du département de la Guerre. Gambetta et Freycinet vont vite recruter 200 000 hommes dont ils assurent l’équipement et la nourriture. Ils renouvellent l’approvisionnement en armes et munitions, mettent en place un service de reconnaissance et d’information. Onze camps sont créés pour assurer la formation des nouvelles recrues.

« Gambetta rendit à la nation confiance en elle-même. Sa chaude et virile éloquence, sa foi enthousiaste, remuaient les cœurs […]. La France sentit qu’elle avait un chef, elle se reprit à espérer. Il lui apportait l’énergie et le rayon de la jeunesse. Il croyait, lui, alors que tant d’autres ne croyaient pas. Il animait tout de sa flamme. »

Paul DESCHANEL (1855-1922), Gambetta (1919).

L’action personnelle de Gambetta est largement reconnue, comme le souligne le futur président de la République dans cette biographie.

Gardant toujours espoir en une victoire française, il multiplie les déplacements en province pour réorganiser les armées, notamment à Bourges, Lyon, Laval, et Lille où il se rend par la mer. Les efforts de l’armée du Nord et de l’armée de l’Est ne permettent pas de rompre le siège de la capitale où les Parisiens meurent littéralement de froid et de faim. L’optimisme de Gambetta se heurte à l’aspiration à la paix dans la plupart des régions. Peu lui importe…

Il regroupe une armée pour relancer la lutte contre l’envahisseur. Animé par une énergie et un patriotisme à toute épreuve, il rassemble 600 000 hommes et les équipe de 1 400 canons « avec une rapidité tout à fait incroyable » selon le chef d’état-major allemand lui-même, le feld-maréchal von Moltke ! Mais cette armée improvisée et mal encadrée ne réussira pas à reprendre l’initiative face aux envahisseurs et après la reddition honteuse de Bazaine : assiégé dans Metz, il livra 130 000 de nos hommes à l’ennemi (27 et 28 octobre 1870), libérant le gros des troupes prussiennes et bavaroises qui purent déferler sur le pays et écraser les armées de Gambetta.

Inexpérimenté dans le domaine militaire, Gambetta hésite, tergiverse, perd du temps, commet des fautes. Ses troupes sont rongées par les épidémies, mal formées et mal ravitaillées. Le 12 janvier, elles sont vaincues au Mans. Le même mois, dans l’est, après avoir perdu 65 000 hommes (sur 150 000), le Général Bourbaki, pour échapper à la capture, opère une retraite et fait passer son armée en Suisse. Nos soldats y seront désarmés et provisoirement internés, mais assistés par la Croix-Rouge - c’est l’une des premières actions.

Et Paris toujours assiégé vit l’Année terrible.

« Nous mangeons du cheval, du rat, de l’ours, de l’âne. »

Victor HUGO (1802-1885), L’Année terrible (Lettre à une femme, janvier 1871).

Hugo revenu d’exil à la chute du Second Empire reste volontairement enfermé dans Paris bombardé pendant un mois (10 000 projectiles et 60 morts ou blessés chaque jour) et assiégé pendant cinq mois (au total). Il souffre des souffrances de la ville en cet hiver 1871 – où la consommation d’absinthe est multipliée par cinq ! Il écrit l’Année terrible, il fait don de ses droits d’auteur sur Les Châtiments pour la fabrication de deux canons (le Victor Hugo, le Châtiment) et pour le secours aux victimes de guerre.

Jules Ferry, chargé du ravitaillement de la population (et du maintien de l’ordre) est surnommé « Ferry la Famine ». Trochu, complètement discrédité, finit par démissionner : « Trochu, participe passé du verbe trop choir » (Hugo).

Paris étant à court de vivres et bombardé depuis le 5 janvier, Jules Favre signe le 28 janvier au nom du Gouvernement provisoire un armistice de 21 jours. Gambetta ne peut accepter les conditions imposées par le chancelier Bismarck, à commencer par l’abandon d’une partie du territoire ! La perte de l’Alsace-Lorraine pèsera sur la Troisième République jusqu’à la Première mondiale.

En janvier 1871, le gouvernement de la Défense nationale, résigné, décide de signer un armistice et organise de nouvelles élections législatives pour le mois de février. Abattu, Léon Gambetta démissionne.

« Ma conscience me fait un devoir de résilier mes pouvoirs de membre d’un gouvernement avec lequel je ne suis plus en communion d’idées ni d’espérances. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Lettre de démission du 6 février 1871. Cité par Gérard Unger, Gambetta (2022).

La veille, 5 février, une manifestation menée par l’extrême gauche s’est tenue devant la préfecture de Bordeaux pour soutenir Gambetta – mais il refuse l’idée d’une guerre civile qui emporterait la République.

Il préfère démissionner et l’annonce aux préfets : « J’ai l’honneur de vous informer que j’ai remis ma démission aujourd’hui même, en vous remerciant du concours patriotique et dévoué que j’ai toujours trouvé en vous pour mener à bonne fin l’œuvre que j’avais entreprise… Mon opinion profondément réfléchie est qu’à raison de la brièveté des délais et des graves intérêts qui sont en jeu, vous rendrez un suprême service à la République en faisant procéder aux élections du 8 février, et vous réservant, après ce délai, de prendre telles déterminations qui vous conviendront. Je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments fraternels. »

Prenant acte de son échec, il agit en homme politiquement responsable dans une situation « impossible »… que va devoir gérer Thiers ! Pour une fois, il ne dissimule pas sa fureur contre Gambetta et les siens.

« Nous aurions moins perdu en territoire et moins donné en indemnité de guerre… Ils se sont trompés, gravement trompés : ils ont prolongé la défense au-delà de toute raison ; ils ont employé les moyens les plus mal conçus qu’on ait employés à aucune époque, dans aucune guerre […] Nous étions tous révoltés, je l’étais comme vous tous contre cette politique de fous furieux qui mettaient la France dans le plus grand péril ».

Adolphe THIERS (1797-1877), Apostrophe à l’Assemblée nationale, 8 juin 1871. Cité par Henri Dutrait-Crozon, Gambetta et la Défense Nationale (1958).

En février 1871, après la chute du Second Empire consécutive à la défaite de Sedan et l’échec du Gouvernement provisoire de la Défense nationale conduit par Gambetta, Thiers est devenu « chef du pouvoir exécutif de la République française », c’est-à-dire à la fois chef de l’État et du gouvernement (Jules Dufaure étant vice-président du Conseil). Il négocie le traité de paix avec Bismarck et réprimera dans le sang l’insurrection de la Commune. C’est « l’un des hommes les plus admirés et les plus injuriés de ce siècle » dit de lui son contemporain Jules Simon.

Aux élections du 8 février, les monarchistes sont largement majoritaires à l’Assemblée (comme dans le pays), mais Gambetta est élu dans neuf départements ! Il opte symboliquement pour le Bas-Rhin (Alsace), l’ennemi ayant fait savoir sa volonté d’annexer l’Alsace et la Moselle. Il s’associe à la protestation des autres élus de ces départements. Quand Thiers et l’Assemblée vont conclure la paix en abandonnant l’Alsace-Moselle et en versant cinq milliards de francs or à l’ennemi, Gambetta démissionne et se retire un temps en Espagne.

L’Assemblée nationale, le 13 juin 1871, ordonne une enquête parlementaire sur les actes du Gouvernement de la Défense nationale dont il fut le chef, s’arrogeant la responsabilité du ministère de la guerre alors que rien dans sa lettre de mission n’allait dans ce sens. L’enquête n’aboutira pas. Mais ses détracteurs y voient une preuve de sa soif de pouvoir et de son ambition dévorante, ce qui fait naître la légende noire du « Gambetta dictateur ». Cette volonté de poursuivre la « guerre à outrance » alors que la capitale affrontait les souffrances du siège coupa quand même Gambetta d’une partie de l’opinion.

« Nous avons bien le droit de maudire celui qui s’est présenté comme capable de nous mener à la victoire et qui ne nous a menés qu’au désespoir. Nous avions le droit de lui demander un peu de génie, il n’a même pas eu de bon sens. ».

George SAND (1804-1876) mettant en cause Gambetta dans son Journal d’un voyageur pendant la guerre (1871)

La « bonne dame de Nohant » se passionne pour la politique comme la plupart de ses confrères à l’époque, ayant le cœur à gauche depuis la Monarchie de Juillet. Du 15 septembre 1870 au 10 février 1871, consciente de vivre un moment crucial, elle tient une « Chronique des émotions » qui fait l’originalité de ce journal : « J’ai tâché de saisir l’esprit de la France dans ses convulsions d’agonie. »

Elle ne cache pas son aversion pour Gambetta. « Je commençais à le haïr pour avoir fait tant souffrir et mourir inutilement. Ses adorateurs m’irritaient en me répétant qu’il nous a sauvé l’honneur. Notre honneur se serait fort bien sauvé sans lui. La France n’est pas si lâche qu’il lui faille avoir un professeur de courage et de dévouement devant l’ennemi. Tous les partis ont eu des héros dans cette guerre, tous les contingents ont fourni des martyrs. Nous avons bien le droit de maudire celui qui s’est présenté comme capable de nous mener à la victoire et qui ne nous a menés qu’au désespoir. Nous avions le droit de lui demander un peu de génie, il n’a même pas eu de bon sens (…) Que Dieu lui pardonne ! Je vais me dépêcher de l’oublier, car la colère et la méfiance composent un milieu où je ne vivrais pas mieux qu’un poisson sur un arbre. Ceux qui ne sont pas contents du dictateur disent qu’il aura des comptes sévères à rendre à la France, et que son avenir n’est pas riant. »

Pour autant, nombre de ses contemporains soulignent sa détermination pendant cette période.

« On peut dire sans exagération qu’il [Gambetta] avait fait des prodiges. Il avait créé des armées et des généraux, gagné des batailles, réparé des défaites, pourvu aux nécessités les plus urgentes de l’ordre, ranimé les hésitants, surexcité le courage des autres, résisté aux intrigues et à la malveillance des partis, conclu des marchés et des emprunts, trouvant encore le temps, au milieu de ce travail, d’écrire des lettres dont quelques-unes sont admirables, et de prononcer des harangues enflammées qui remplissaient les cœurs d’enthousiasme. »

Jules SIMON (1814-1896), membre du Gouvernement de la Défense nationale. Cité par Gérard Unger, Gambetta (2022).

Considéré comme un véritable « maître à penser » pour les « masses bourgeoises et petites-bourgeoises » de la fin du XIXe siècle, républicain de gauche depuis 1848, membre du Gouvernement de la Défense nationale (comme ministre de l’Instruction publique), bientôt sénateur inamovible et président du Conseil des ministres en 1876, il s’entendait mal avec Gambetta, mais il salue son action.

Michel Chevalier (1806-1879), autre homme politique au long cours et par ailleurs économiste, le présente comme « un chef éloquent, énergique, audacieux, un athlète formidable de bien des manières, au tempérament impérieux. » Citons un dernier témoignage particulièrement intéressant.

« Si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, notre patrie devait subir une défaite pareille à celle que la France a essuyée à Sedan, je désirerais vivement qu’il vînt un homme qui sût, comme Gambetta, l’embraser de l’esprit de résistance poussé jusqu’à ses dernières limites ».

Baron COLMAR VON DER GOLTZ, surnommé Goltz Pacha (1843 -1916).

Maréchal prussien au service de l’Empire ottoman et de l’Empire allemand, il est également historien. Après la guerre, il rendra paradoxalement le plus grand des hommages à la résistance extrême du patriote Gambetta.

De la passion à la raison républicaine : apprentissage de l’« opportunisme » contre le radicalisme.

« La France est-elle réduite à n’être que le dernier boulevard de la politique des jésuites ? »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Chambre des députés, été 1871. La Troisième République (1968), Maurice Baumont.

Réélu député le 2 juillet 1871, plus que jamais ardent républicain et anticlérical, le tribun apostrophe les monarchistes qui gardent la majorité à l’Assemblée et veulent aller rétablir le pouvoir temporel du pape à Rome. La coalition des droites et la doctrine de l’« ordre moral » va menacer la toute jeune République, dans un pays resté majoritairement monarchiste ! Gambetta pour l’heure à l’extrême gauche a pris la tête de l’Union républicaine, groupe parlementaire d’une trentaine de membres, tandis que les « quatre Jules », Ferry, Favre, Simon et Grévy, fondent la Gauche républicaine… La guerre des gauches restera un grand classique dans notre pays.

Pour l’heure et pour longtemps encore, le problème national majeur est l’amputation du territoire au profit de l’ennemi vainqueur.

« Pensons-y toujours, n’en parlons jamais. »2419

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours de Saint-Quentin, 16 novembre 1871. Pages d’histoire, 1914-1918, Le Retour de l’Alsace-Lorraine à la France (1917), Henri Welschinger.

Silence forcé de la France ; silence encore plus forcé de l’Alsace. Comme tous les Français, Gambetta pense aux deux provinces sœurs et devenues étrangères, l’Alsace et la Lorraine. Charles Maurras traduira à sa façon l’unanimité nationale autour du culte de l’Alsace-Lorraine en parlant de « la Revanche reine de France ». Et Paul Déroulède, créant la Ligue des patriotes en 1882, incarnera un patriotisme nationaliste et revanchard qui fera beaucoup de bruit et déchaîne pas mal de fureurs, jusqu’à la prochaine guerre.

Mais les milieux gouvernementaux font preuve d’une grande réserve, sachant la France trop isolée pour mettre la revanche dans les faits. Il faudra beaucoup de temps et d’efforts pour se dresser devant l’Allemagne unie, avec à sa tête Guillaume Ier, vainqueur et proclamé empereur du nouveau Reich, Bismarck devenant chancelier (équivalent de Premier ministre) de cette nouvelle puissance européenne.

« Je n’en rougis pas ; je suis en effet un voyageur et un commis de la démocratie. Ma commission, je la tiens du peuple. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Cité dans Le Figaro, 22 avril 1872

Plutôt en retrait à l’Assemblée Nationale, laissant à Thiers et ses amis les premiers rôles, c’est en province, au cœur du pays profond dont est proche que le nouveau « commis-voyageur de la République » va porter la bonne parole, au gré des demandes qui lui sont faites par les municipalités, les comités ou les associations républicaines.

Cette méthode républicaine est indissociable de son rapport au peuple, fondé sur la confiance et la responsabilité : ses tournées dites gambettistes doivent marquer la fusion des sphères du politique et du social et faire naître une véritable démocratie délibérative, sinon participative. Gambetta veut aller à la rencontre des Français pour les informer, les éduquer, leur faire prendre conscience que par leur vote, ils peuvent influer sur les grandes orientations de la Nation. Jouissant d’une popularité immense, il retournera devant la foule jusqu’à l’épuisement, pour en faire un peuple et enraciner la démocratie, en confrontant sans cesse « dans des moments de grands rassemblements, les idées, les principes, les nouvelles normes aux réalités. » (site de la « Fondation Jean-Jaurès »)

« Ces réunions ne sauraient être trop multipliées, surtout au cœur des campagnes ; car on ne saurait trop souvent visiter face à face celui qui vit sur le sol, qui le féconde de ses sueurs, qui manque de moyens d’information avec la ville qu’on lui représente comme un foyer de sédition, d’anarchie, cherchant ainsi, par la division de classes semblables, par la division d’intérêts conciliables, à créer un antagonisme qui, est le fondement même du despotisme. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), discours d’inauguration du banquet républicain à la Ferté sous Jouarre, 14 juillet 1872. Redécouvrir la Fonction du Politique avec Gambetta, Fondation Jean-Jaurès.org. Paul Klotz

La tradition des « banquets républicains » (ou « repas civiques ») remonte à la Révolution et plus précisément à la Fête de la Fédération (14 juillet 1790). Reprise sous la Restauration, la « campagne des banquets » permet aux républicains dans l’opposition de se réunir. Réapparue sous la Monarchie de Juillet, c’est un outil d’opposition sous le Second Empire - une façon de contourner l’interdiction de se réunir.

Gambetta devenu le commis voyageur de la patrie après la proclamation de la Troisième République reprend cette pratique et démontre la nécessité de lieux d’intermédiation où se rencontrent les représentants et leurs concitoyens, sans les atours ou les artifices du discours politique. Le banquet républicain crée un espace humain d’engagement où des femmes et des hommes, réunis autour du plaisir culinaire, échangent face à face et confrontent leurs idées sur un pied d’égalité. À l’ère du numérique, des médias et de la « politique de communication » trop bien mise en scène, cette pratique serait d’utilité publique.

« Dès aujourd’hui, le 22 septembre, mettons-nous à l’œuvre, faisons des prosélytes, allons partout dans les villes, dans les campagnes, dans les marchés, dans les cercles, les réunions, les veillées ; parlons, causons ; démontrons, faisons connaître qui nous sommes ; malgré les calomnies et les injures, ne craignons pas de dire ce que nous voulons : asseoir la République sur les institutions démocratiques. » 

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours du 22 septembre 1872, devant ses partisans de Chambéry. Discours et plaidoyers politiques

Il s’adresse à ses sympathisants et ses fidèles toujours plus nombreux dans le peuple, alors qu’il choque encore à l’Assemblée : « Gambetta, ce n’est pas du français, c’est du cheval ! » dira Jules Grévy, avocat et républicain dans un tout autre style !

Cette doctrine du réformisme prudent, confinant pour certains au laissez-faire, est caractéristique de la pensée libérale des républicains modérés dont Gambetta se fait ici le porte-parole. Elle est conforme aux attentes de son public provincial, composé de petits artisans, commerçants et paysans, attachés avant tout à la propriété privée et à l’individualisme. Cela explique, au-delà de ses immenses qualités de tribun, le succès de la parole gambettiste. Signe particulier : hors les premiers mots et les derniers mots, il improvise. Comme Mirabeau et Danton, les deux grands orateurs sous la Révolution.

« Il y a quelque chose de supérieur à la République, de supérieur à la liberté de pensée : c’est la France, c’est l’indépendance de la France. La France résume tout pour moi : liberté de la raison, progrès et justice, république : tout cela, c’est la France, voilà pourquoi il n’y a rien, il ne peut rien y avoir au-dessus de la France. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours à Périgueux, 28 septembre 1873. Jérôme Grévy, La République des opportunistes (1870-1885), 1998

Rappelons un détail capital de sa biographie. Italien de naissance (et Sarde jusqu’en 1859), il opte pour la nationalité française à 21 ans (âge de la majorité). Ce sera le plus fervent des patriotes. Il regrette de ne pouvoir effectuer son service militaire, suite à la perte accidentelle de son œil à huit ans. Ce patriotisme le pousse à voter les crédits militaires avant le déclenchement de la guerre de 1870. Il refuse ensuite d’abandonner la lutte malgré les défaites qui s’accumulent, s’improvisant ministre de la Guerre dans le Gouvernement provisoire de la République…  et démissionnant quand Thiers signe le traité de Francfort, abandonnant l’Alsace et la Lorraine à l’Allemagne.

« La république, c’est l’inévitable et vous devriez l’accepter. Vous devriez prendre votre parti de l’existence dans le pays d’une démocratie invincible à qui restera certainement le dernier mot. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Chambre des députés, 5 août 1874. Les Partis politiques sous la IIIe République (1913), Léon Jacques

Député élu en juillet 1871 et réélu jusqu’à sa mort (décembre 1882), il propose une constitution républicaine. Légitimistes et conservateurs n’en veulent toujours pas, mais Gambetta va rallier une partie de la gauche à la cause du seul régime possible dans la France de cette époque : une république modérée, qui n’effraie pas le pays (bourgeois et paysans). Un renouveau bonapartiste aux élections partielles et le spectre du jeune prince impérial (fils de Napoléon III) effraient les députés qui préfèrent encore la République à l’Empire !

C’est dans ce climat politique que va travailler la commission de 30 membres désignés par l’Assemblée pour accoucher enfin… d’un projet de constitution, sagement remis à plus tard par Thiers gérant d’autres urgences.

« La politique est l’art du possible. »

Léon GAMBETTA (1838-1882). La Politique en citations : de Babylone à Michel Serres (2006), Sylvère Christophe

Formule fameuse, expression du pragmatisme – également attribuée à Bismarck, adepte de la Realpolitik.

Qui l’eut crue signée du pur et dur républicain, à la fois idéologue tranchant et démagogue bruyant ? C’est un autre homme qui se révèle en 1874 et parle à ses contemporains : un tempérament foncièrement modéré, doué d’une saine appréciation des réalités. Cette formule de Gambetta fera qualifier ses partisans d’« opportunistes » en 1877.

« À reculons, nous entrons dans la République ! »

Léon GAMBETTA (1838-1882), dans son journal La République française en 1875. La Troisième République (1968), Maurice Baumont

Il ironise dans son journal. Mais il l’a voulue, il l’a eue, et son opportunisme (mot véritablement lancé en 1880) permet que la Constitution passe, sous forme de trois lois constitutionnelles du 25 mai au 16 juillet 1875. Paradoxe de cette république votée par une assemblée monarchiste, grâce à l’union des centres qui regroupe une partie des républicains (radicaux exclus) et des conservateurs (légitimistes exclus). On va donc pouvoir gouverner entre « honnêtes gens ».

Le texte est plein de compromis et d’incertitudes. Son imprécision et sa concision feront sa force, l’usage permettant de résoudre les problèmes à mesure qu’ils se posent et de choisir entre régime présidentiel ou parlementaire. Cela fonctionnera tant bien que mal, de crise en crise, jusqu’en 1940. « République des camarades », voire des copains et des coquins, nous lui devons quand même, outre la République et son apprentissage : l’expansion coloniale qui est alors un atout national ; l’enseignement laïc, gratuit et obligatoire que les lois Ferry imposent au peuple ; la séparation des Églises et de l’État, autre combat républicain ; et le divorce, les syndicats, la liberté de la presse… entre autres acquis.

« Quels que soient les défauts ou les mérites de la Constitution, il faut la consolider et non l’ébranler. C’est une œuvre de paix et de conciliation, qui a été pour les républicains une occasion brillante de montrer leur union apparente. Nous avons bien fait de rompre un instant avec les intransigeants. »

Léon GAMBETTA (1838-1882) en 1875. Cité par Paul Deschanel, Gambetta (1919)

Loin des discours enflammés, c’est un texte écrit où chaque mot est bien choisi. « Notre nouvelle née est une œuvre de conciliation, par conséquent de patriotisme. Le pays voit enfin se réaliser ce rapprochement tant désiré qui, s’il s’était opéré il y a soixante, quarante ou seulement trente ans, aurait achevé le cycle de la Révolution française. »

Comme le souligne l’historien Daniel Halévy : « Gambetta avait bien travaillé au succès commun et on l’en félicitait, mais on n’était pas pressé de travailler au sien. » Il accède quand même à la présidence de l’importante commission du budget à l’Assemblée. Il propose d’introduire l’impôt sur le revenu, projet qui lui tient à cœur, adopté par la commission, mais jamais discuté en session plénière, de nombreux députés s’y opposant, à commencer par le ministre des Finances Léon Say.

Après la démission du cabinet Dufaure en décembre 1876, Gambetta espère être nommé président du Conseil. Mais Mac Mahon, président de la République, tout comme les autres leaders républicains, craignent son autorité et son tempérament. C’est finalement le républicain modéré Jules Simon qui est nommé. Gambetta ne cache pas son amertume… Le commis-voyageur de la République bénéficie pourtant d’une popularité sans précédent dans le pays. Son voyage en vallée du Rhône est vécu comme un « véritable sacre républicain, alors même qu’il n’occupe aucune fonction majeure dans la République » Jean Garrigues, La République incarnée : De Léon Gambetta à Emmanuel Macron (2019).

« Puisque nous sommes les plus forts, nous devons être modérés. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), devant le progrès constant des républicains aux élections en 1876. Discours et plaidoyers politiques de M. Gambetta, volume V (1882)

Premières élections nationales, sous le signe de la nouvelle Constitution qui fonde la Troisième République. D’où leur importance, même si c’est la seule Assemblée qui sera dissoute, et très vite.

Dès le 30 janvier 1876, ô surprise, le Sénat manque de peu d’être républicain, malgré un système électoral prudent qui favorise les communes rurales. Et Gambetta fait preuve de sagesse : « Comme disait un ancien, il y a quelque chose de plus difficile à supporter que l’adversité : c’est la bonne fortune. »

Le 20 février, les républicains ont une confortable majorité au premier tour des élections à la Chambre. Gambetta lance des appels à la pondération entre les deux tours : les républicains, s’ils veulent gouverner, ne doivent surtout pas effaroucher l’opinion ! Le second tour du 5 mars est un grand succès pour eux : le suffrage universel a amené 393 députés républicains de toute tendance et seulement 140 conservateurs orléanistes, légitimistes et bonapartistes (sur 533 sièges). Jules Grévy est élu président de la Chambre des députés (avant de succéder à Mac-Mahon, à la présidence de la République).

« Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours sur les menées ultramontaines, Chambre des députés, 4 mai 1877. Le Cléricalisme, voilà l’ennemi ! (1879), Paroles de M. Gambetta, commentées par Émile Verney

L’orateur cite ses sources, Alphonse Peyrat (1812-1890), journaliste et homme politique qui doit sa renommée à ce mot et à Gambetta : « Et je ne fais que traduire les sentiments intimes du peuple de France en disant du cléricalisme ce qu’en disait un jour mon ami Peyrat : Le cléricalisme? voilà l’ennemi ! »

La question religieuse prend souvent des proportions démesurées, sous la Troisième République. Pour l’heure, les catholiques français veulent aider le pape contre le gouvernement italien, et les républicains refusent absolument cette intervention : « Nous en sommes arrivés à nous demander si l’État n’est pas maintenant dans l’Église, à l’encontre de la vérité des principes qui veut que l’Église soit dans l’État » proteste Gambetta. En tout cas, il redonne à l’union des gauches son principe d’anticléricalisme. Sa formule fait mouche, elle va beaucoup resservir !

Président de la République, Mac-Mahon, après le renvoi de Jules Simon, rappelle un monarchiste, le duc de Broglie comme chef de gouvernement, le 16 mai. L’ordre moral revient à l’ordre du jour, face à une Assemblée qui ne peut l’accepter comme il y a quelques années.

« Vous êtes le gouvernement des prêtres et le ministre des curés. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), au ministre de l’Intérieur Fourtou, mi-juin 1877. Discours et plaidoyers politiques de M. Gambetta (1884)

Oscar Bardy de Fourtou, adepte de la manière forte, de nouveau en poste à l’Intérieur, a pour mission d’empêcher le retour en force des républicains à l’Assemblée. La coalition monarchiste et conservatrice caresse à nouveau la France à rebrousse-poil (Edmond About). Ce serait le retour du cléricalisme et de « l’ordre moral ».

Le 18 juin, les 363 députés républicains font adopter un ordre du jour – l’Ordre des 363 – qui refuse la confiance au cabinet de Broglie. Une semaine plus tard, avec l’accord du Sénat, Mac-Mahon dissout la Chambre des députés, le 25 juin. C’est la crise la plus grave depuis la Commune : le sort du régime républicain est en jeu. Tout va dépendre des prochaines élections, fixées au 14 octobre.

« Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, […] il faudra se soumettre ou se démettre. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours de Lille, 15 août 1877. Histoire de la France (1947), André Maurois

C’est au président de la République que ce discours s’adresse, après la crise institutionnelle ouverte le 16 mai, le renvoi du président du Conseil et la dissolution de la Chambre. Mac-Mahon a tenté d’imposer au pays un régime présidentiel et c’est toute l’orientation de la Troisième République qui se joue alors. La campagne électorale est dure, le peuple étant rendu arbitre de l’opposition entre le législatif et l’exécutif – le Parlement et le président.

« Nous avons dit : le cléricalisme, voilà l’ennemi ! Il appartient au suffrage universel de répondre, en appelant le monde à contempler son ouvrage : le cléricalisme, voilà le vaincu. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours du 9 octobre 1877. La Fièvre hexagonale : les grandes crises politiques de 1871 à 1968 (1987), Michel Winock

Fin de campagne électorale, toujours sur le thème de l’anticléricalisme cher à la gauche. La formule a fait mouche et Gambetta, en bon avocat, la replace au fil de ses nombreux discours.

« Nous partons trois cent soixante-trois, nous reviendrons quatre cents ! »

Léon GAMBETTA (1838-1882). Histoire de la France (1947), André Maurois

Le chef des républicains enfin tous regroupés derrière son nom était un peu trop optimiste. Partis 363, ils n’auront que 321 élus à la Chambre des députés, les 14 et 28 octobre 1877. La pression administrative de Fourtou, à l’Intérieur, a certainement joué. Cela fait quand même une forte majorité républicaine, face aux 208 députés monarchistes. De Broglie démissionnera, le 23 novembre.

Mac-Mahon qui a voulu imposer un régime présidentiel par la force institutionnelle prend acte de son échec, signant, les larmes aux yeux, le message qui sera lu devant les sénateurs et les députés…

« La Constitution de 1875 a fondé une république parlementaire en établissant mon irresponsabilité, tandis qu’elle a institué la responsabilité solidaire et individuelle des ministres. »

MAC-MAHON (1808-1893), Message du président de la République aux Chambres, 14 décembre 1877. Gouvernements, ministères et constitutions de la France depuis cent ans (1893), Léon Muel

Le président se soumet – avant de se démettre. Il démissionnera en 1879, les républicains devenant également majoritaires au Sénat. Avec le départ de ce président monarchiste, la République sera totalement acquise.

D’ores et déjà, le droit de dissolution est discrédité, le président jouant désormais le jeu du régime parlementaire, avec ses qualités et ses défauts.

« La France est un éblouissement pour le monde. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Inauguration de la troisième Exposition universelle de Paris, 1er mai 1878. Gloires et tragédies de la IIIe République (1956), Maurice Baumont

L’année 1878 marque une trêve dans la vie politique du pays qui organise l’Exposition universelle. Comme le Second Empire, la Troisième République est portée par la vague du progrès scientifique et technique et par l’avènement de la civilisation industrielle. Les deux autres Expositions universelles qui se tiendront à Paris avant 1914 (en 1889 et 1900) en témoigneront.

C’est aussi une pause (relative) pour Gambetta. Le plus célèbre des députés fait l’acquisition de la maison des Jardies (ancienne propriété  de Balzac) sur la commune de Sèvres. Cette maison de taille modeste lui convient et il acquiert deux parcelles mitoyennes en 1879 et 1882 pour agrandir la propriété. Il y séjourne avec sa compagne et conseillère, Léonie Léon - « Je t’embrasse et t’aime comme la patrie. » Il loge aussi dans le petit appartement loué à Paris dabs le 16eme arrondissement, 57 de rue Saint-Didier.

Après une période de repos plus que nécessaire à sa santé, Gambetta entre en campagne pour les élections sénatoriales de 1879 qui pourraient aboutir à la constitution d’une majorité républicaine à la Chambre haute. Il entreprend une nouvelle tournée triomphale. Son voyage en vallée du Rhône est vécu comme un « un véritable sacre républicain, alors même qu’il n’occupe aucune fonction majeure dans la République » (Jean Garrigue).

« Criez : Vive la République !… Permettez-moi de vous rappeler ce que je vous ai toujours dit : qu’il fallait se garder du prestige des personnalités et qu’il n’y a rien de plus dangereux que de faire d’un homme une idole… J’ai réclamé mon rang dans la démocratie pour la servir et non pour me placer au-dessus d’elle. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Valence, le 18 septembre 1878

Les cris de « Vive Gambetta ! » ne cessent de retentir, même quand il accompagne le président de la République Jules Grévy, éclipsé par son confrère républicain acclamé par 50 000 personnes ! Devenu une figure officielle et accueilli comme tel, il répond ainsi à ceux qui l’acclament… Contrairement au bruit que font courir ses opposants, il refuse le mythe de l’homme providentiel et ce culte de la personnalité, s’opposant en cela à Louis-Napoléon Bonaparte, contre-modèle absolu pour les républicains comme les monarchistes.

Cela dit, il n’est pas tendre pour le personnel politique de la « République des camarades ».

« Nos ministres ? De simples numéros d’ordre sortis au hasard de la foule représentative que nous décorons du beau nom de Parlement ! »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Chambre des députés, 5 février 1879. La Troisième République (1968), Maurice Baumont

On croirait entendre « le Tigre » Clemenceau ! Gambetta fulmine contre les députés et les ministres du nouveau gouvernement : « Dans trois mois, ils iront rejoindre dans les sous-sols de la vie publique les inconnus engendrés par le scrutin d’arrondissement. Ils végéteront jusque-là, ne disant rien, ne faisant rien, ex nihilo nihil. »

De fait, avec Grévy à la présidence commence le système des crises ministérielles qui va caractériser, paralyser, empoisonner le régime.

« Gambetta […] ce n’est pas du français, c’est du cheval ! »

Jules GRÉVY (1807-1891). Histoire des institutions et des régimes politiques de la France (1985), Jean Jacques Chevallier, Gérard Conac

Deux avocats, deux républicains, mais trente ans les séparent et la haine éclate au grand jour. Le rigide Grévy se moque de Gambetta qui parle, passionnément, précipitamment, impressionnant à la tribune. Il l’écartera du pouvoir, de peur qu’il fasse peur au pays, surtout aux ruraux. C’est méconnaître son immense popularité.

Dans les premiers temps, l’Assemblée nationale choisit des présidents de la République pour leur effacement, lesquels nommeront des présidents du Conseil eux-mêmes assez insignifiants pour ne pas leur porter ombrage. En vertu de quoi Gambetta n’a aucune chance, pas plus que Clemenceau, autre forte personnalité.

« Néron, Dioclétien, Attila, préfigurateur de l’antéchrist ! »

Les catholiques insultant Jules Ferry. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

Surnommé hier Ferry-la-Famine – sous la Commune – et demain Ferry-Tonkin – pour sa politique coloniale.

Cette fois, il est attaqué en tant que ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts : son projet de réforme de l’enseignement public primaire (laïc, gratuit et obligatoire) réduit l’importance de l’enseignement privé. Débats déjà animés, le 15 mars 1879. Le 16 juin, la loi Ferry enflammera la Chambre. Gambetta défend son ami Ferry et tape si fort du poing sur la table… qu’il perd son œil de verre. Les députés en viennent aux mains. Et volent manchettes et faux cols !

« Ce qui constitue la vraie démocratie, ce n’est pas de reconnaître des égaux, mais d’en faire. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Cité par Jacques Chirac évoquant son projet pour l’école, discours du 19 février 2002

Bel exemple du pragmatisme, à l’opposé des grands mots ou des formules creuses. Rappelons qu’il a mis l’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire dans son « programme de Belleville » en 1869. Il faut encore trois ans avant que passe le train des lois Ferry, un des acquis indiscutablement porté au crédit de cette République.

Gambetta, chef de la coalition républicaine et président de la Chambre des députés (31 janvier 1879-27 octobre 1881) va jeter ses dernières forces dans un combat qui lui tient le plus à cœur, l’amnistie des communards. 

« Et [la France] dit à ses gouvernants et à vous-mêmes : Quand me débarrasserez-vous de ce haillon de guerre civile ? »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours du 21 juin 1880, Chambre des députés. Discours et plaidoyers choisis. Sur l’amnistie des Communards (1880)

Il prononce un ardent plaidoyer pour la réconciliation et apparaît plus que jamais comme le chef de file de la coalition républicaine. L’amnistie totale sera votée le 11 juillet 1880. Ce discours reste célèbre à divers titres.

« Il n’y a qu’une France et qu’une République »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours du 21 juin 1880, Chambre des députés

La loi obtient une large majorité à la Chambre, mais elle est amendée par le Sénat qui veut exclure de l’amnistie les condamnés pour assassinat ou incendie. Gambetta presse le président du Conseil de rédiger une loi pour amnistier l’ensemble des Communards, ce qui permettrait selon lui de contenir la poussée de l’extrême gauche aux élections.

Son discours à la Chambre soulève l’enthousiasme, y compris chez les opposants : « Restez avec nous, dans cette mesure de pardon et de clémence. Il faut que vous fermiez le livre de ces dix dernières années, que vous mettiez la pierre tumulaire de l’oubli sur les crimes et les vertiges de la Commune et que vous disiez à tous […] qu’il n’y a qu’une France et qu’une République ». Obsession gambettiste de toujours réunir un peuple apparemment si prompt à se diviser en de pseudo-guerres civiles ! Cela vaut à toutes les époques.

« Vous allez peut-être m’accuser d’opportunisme ! Je sais que le mot est odieux. Pourtant je pousse encore l’audace jusqu’à affirmer que ce barbarisme cache une vraie politique. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), 21 juin 1880. Chambre des députés

Gambetta, avocat de métier, tribun par nature et « grande gueule » en diverses occasions plaide pour l’amnistie totale des communards. À cette occasion est lancé « officiellement » le mot qui va faire fortune en politique, les opportunistes devenant les disciples de Gambetta après sa mort prochaine, à 44 ans (1882).

En 1881, lors d’un autre discours prononcé dans le XXe arrondissement de Paris, il ajoutera : « Pour une chose mal conçue, il fallait un vocable mal conçu : on l’a appelée opportunisme. »

Ce n’est pas qu’un mot, c’est une conviction et la preuve d’une sagesse que reflète cette autre phrase : « La politique est l’art du possible. » Formule fameuse. Le républicain pur et dur, idéologue tranchant et démagogue bruyant des premiers discours, se révèle bien différent au pouvoir et très responsable devant ses contemporains : tempérament foncièrement modéré, doué d’une saine appréciation des réalités.

« [La France] ne demande pas que toutes ces questions posées soient résolues : elle demande qu’on prenne une question, qu’on s’y attelle, qu’on l’étudie, qu’on la formule en projet de loi et qu’on la résolve enfin dans la législation. Quand une question sera résolue, la suivante se posera et, par les mêmes procédés, on résoudra la seconde ; puis on passera à la troisième. Si l’on veut aborder toutes les questions à résoudre et si l’on veut que le programme à réaliser en un certain temps comprenne toutes les questions, on aboutira à l’impuissance, à la division et […] à la lassitude du pays. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours de Neubourg, le 4 septembre 1881

Dernier grand discours du « commis-voyageur de la République » au bord de l’épuisement – après ses 84 discours donnés devant des publics extra-parlementaires entre 1870 et 1882.

Refusant la simplification à outrance, Gambetta ne cède jamais au catastrophisme. Quand la France est ébranlée par les changements de régime successifs, qu’elle peine à se remettre de la défaite de 1870 et que le pouvoir central est soumis à la menace permanente d’un coup d’État, il dit la nécessité absolue de répondre méticuleusement et successivement aux périls qui émergent. Chaque problème en son temps.

« Tu m’as très loyalement, très cordialement soutenu, mais pas un de tes fidèles n’a voté avec moi. »

Jules FERRY (1832-1893), nouveau président du Conseil, lettre à Gambetta. Citée par Gérard Unger, Gambetta (2022)

Appelé par le président de la République Jules Grévy, Ferry préside le Conseil des ministres du 23 septembre 1880 au 10 novembre 1881 - Gambetta prendra sa suite. Au plan politique, Ferry et Gambetta partagent nombre de combats de gauche : républicains opportunistes, ils s’accordent sur l’éducation, les libertés publiques, l’anticléricalisme. Des nuances séparent les deux hommes et leurs partis, la Gauche républicaine de Ferry étant plus bourgeoise que l’Union républicaine de Gambetta qui conserve un électorat populaire.

Leur amitié n’exclut pas une certaine rivalité, Gambetta n’étant toujours pas président du Conseil et Ferry ayant conscience d’agir dans l’ombre d’un Gambetta si populaire et charismatique que les députés de son camp ne le soutiennent même pas.

Les législatives de 1881 (21 août et 4 septembre) sont un succès pour les républicains : 457 sièges, dont 204 élus pour l’Union républicaine de Gambetta et 168 pour la Gauche républicaine de Ferry. L’extrême gauche, menée par Georges Clemenceau et Camille Pelletan, progresse avec 46 sièges, le centre gauche ne comptant plus que 34 élus. Ce large succès cache les difficultés des républicains pour se faire élire, y compris Gambetta chahuté dans sa circonscription de Belleville.

« De toutes les douleurs qu’on peut ressentir dans la politique, […] il y en a une que je ne peux subir en silence : c’est d’être constamment présenté à cette Chambre, que dis-je ? au parti républicain tout entier, comme un homme qui méditerait de se séparer ou de s’écarter de lui ».

Léon GAMBETTA (1838-1882), 26 janvier 1882, cité par Gérard Unger, Gambetta (2022)

Ayant présidé la Chambre des députés pendant plus de deux ans (1879-1881), il se retrouve président du Conseil le 14 novembre 1881, le président de la République Grévy se résignant à l’appeler en dernier recours après son succès aux législatives et l’échec de Ferry à ce poste.  Mais « le Grand ministère » ou gouvernement Gambetta qui rassemble tous les grands noms de son camp républicain va tomber au bout de 73 jours. C’est un échec.

Gambetta défendait une réforme de la Constitution qui renforce le pouvoir exécutif. Il doit rejeter les accusations sur sa prétendue volonté d’un renforcement de son pouvoir personnel, avec l’héritage césarien et providentialiste de Louis-Napoléon Bonaparte. Il se bat depuis toujours pour les valeurs, les principes et les objectifs du régime qu’il défend, la République. L’entreprise bonapartiste visait à une reconnaissance personnelle dans la perspective du coup d’État, Gambetta se faisait le « commis-voyageur » d’une idée, d’un projet politique, la République étant menacée par le gouvernement d’ordre moral.

Il finira par tomber après le rejet de son projet de révision de la Constitution. Il remet aussitôt sa démission au président Grévy. Il part se reposer dans le sud de la France, puis en Italie. De retour à Paris, il reprend sa place de simple député, très critique sur le devenir de « sa » Troisième République.

« Nous glissons sur la pente d’une république de Sud-Amérique où le pouvoir, avili, déshonoré, discrédité, paraît une proie pour toutes les concupiscences ; le portefeuille est à l’encan, le pouvoir dans la rue, nous allons crouler dans les bas-fonds de l’envie démagogique. »

Léon GAMBETTA (1838-1882), cité par Gérard Unger, Gambetta (2022)

Dans une lettre adressée à son ancien chef de cabinet, il expose son pessimisme. Mais la politique coloniale de la France continue de le passionner : en décembre 1882, il rédige une note qui préconise une politique ambitieuse en Indochine, face à l’Empire chinois.

« Quelques années avaient fait du jeune homme alerte encore et grisonnant à peine, un homme affaissé, chargé d’embonpoint, presque vieillard. »

Édouard DRUMONT ( 1844-1917), cité par Gérard Unger, Gambetta (2022)

Ce journaliste, écrivain, polémiste et homme politique d’extrême droite est sans doute trop content de constater l’évidence. La santé de son très populaire adversaire se dégrade rapidement.

Depuis son départ de la présidence du Conseil en 1881, il apparaît vieilli et fatigué. Sa santé fut toujours fragile, depuis une péritonite à huit ans, la perte accidentelle d’un œil trois ans après, une dysenterie où il frôle la mort à 27 ans, une phlébite à 33 ans qui le tient à l’écart de sa vie politique.

Son rythme de travail et son hygiène de vie n’arrangent rien. Il mourra vraisemblablement d’un cancer digestif à 44 ans. La blessure accidentelle à la main qu’il se fait quelques jours avant (22 novembre 1882) en voulant retirer une cartouche d’un revolver n’y est pour rien. La rumeur d’un complot maçonnique est sans fondement. Pire encore, Henri Rochefort répand l’idée d’une vengeance intime, accusant sa maîtresse Léonie Léon de l’avoir abattu… D’autres journaux en font une espionne au service de l’Allemagne qui, se sachant découverte, tente de se suicider devant

Gambetta qui détourne l’arme et reçoit le projectile. En septembre 1920, le journaliste d’extrême-droite Léon Daudet reprend cette thèse. Le cousin et biographe de Gambetta, Pierre-Barthélemy Gheusi, évoque une dispute qui aurait mal tourné entre les deux amants, au sujet d’un domestique que Gambetta voulait renvoyer… Les fake-news ne datent pas du XXIe siècle.

Gambetta meurt le 31 décembre 1882. Le 6 janvier 1883, le char funèbre rejoint le cimetière du Père-Lachaise devant quelque 100 000 personnes massées sur le parcours. Cinq ans après Thiers, la République perd son deuxième leader : occasion pour les républicains de célébrer le premier deuil « officiel » d’un de leurs grands hommes. Sa mort appelle des funérailles nationales, pour la première fois dans l’histoire de la République.

11 novembre 1920, son cœur est transféré du monument de Ville-d’Avray offert par les Alsaciens-Lorrains au Panthéon, le jour de l’installation de la tombe du Soldat inconnu sous l’arc de triomphe de l’Étoile. Une cérémonie organisée en présence du président Alexandre Millerand célèbre également le cinquantenaire de la proclamation de la Troisième République. Le cœur repose dans une urne placée dans l’escalier qui descend à la crypte. Cette relique républicaine reproduit la tradition capétienne de la bipartition du corps avec deux sépultures.

Laissons le mot de la fin à notre dernier personnage historique lui rendant le plus bel hommage.

« Gambetta personnifie devant l’histoire le sursaut de la patrie […]. Il eut des dons de chef et l’audace d’en faire usage, en un temps où la France succombait, faute d’être conduite. »

Charles de GAULLE (1890-1970), La France et son armée (1938).

Encore simple colonel et déjà remarquable historien qui se révèlera dans ses Mémoires à venir, de Gaulle exprime son admiration pour l’homme d’État, l’un des pères fondateurs de la Troisième République dans ce qu’elle eut de meilleur.

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