Ces étrangers qui firent l’Histoire de France (XXe siècle) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

« Nul doute que notre patrie ne doive beaucoup à l’influence étrangère. Toutes les races du monde ont contribué pour doter cette Pandore. […] Races sur races, peuples sur peuples. »

Jules MICHELET (1798-1874 ), Histoire de France, tome I (1835)

Le phénomène de l’immigration n’est pas traité en tant que tel. Il mérite pourtant d’être repensé à l’aune de ces noms plus ou moins célèbres.

  • Diversité d’apports en toute époque, avec une majorité de reines (mères et régentes) sous l’Ancien Régime, d’auteurs et d’artistes (créateurs ou interprètes) à l’époque contemporaine.
  • Parité numérique entre les femmes et les hommes, fait historique exceptionnel.
  • Origine latine (italienne, espagnole, roumaine), slave (polonais) et de proximité (belge, suisse), plus rarement anglo-saxonne et orientale.
  • Des noms peuvent surprendre : Mazarin, Lully, Rousseau, la comtesse de Ségur, Le Corbusier, Yves Montand, Pierre Cardin… et tant d’autres à (re)découvrir.

V. XXe siècle politique et tragique, entre révolutions artistiques et guerres mondiales.

Vassily Kandinsky – Marie Curie – Serge (de) Diaghilev – Guillaume Apollinaire – Pablo Picasso – Amedeo Modigliani – Foujita – Robert Schuman

Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.

Vassily Kandinsky (1866-1944), né à Moscou, pionnier de l’art abstrait, deux fois exilé en Allemagne (1914 et 1933), pour finir sa vie à Paris et à contretemps des avant-gardes artistiques.

« L’artiste doit avoir quelque chose à dire. »1

Vassily KANDINSKY (1866-1944), Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911)

« La peinture est un art, et l’art dans son ensemble n’est pas une création sans but qui s’écoule dans le vide. C’est une puissance dont le but doit être de développer et d’améliorer l’âme humaine. »

L’artiste n’oubliera jamais cette mission, malgré un destin rendu chaotique par l’Histoire. Il appartient à la longue liste des étrangers contraints à l’émigration et dont l’existence fut bouleversée par les deux guerres mondiales – douteux privilège dû aussi à l’âge. Mais c’est en Allemagne que ce Russe choisira (deux fois) de s’exiler.

Né à Moscou, fils d’un riche marchand qu’il accompagne dans ses déplacements à travers la Russie, c’est un enfant extrêmement sensible - souffrant de synesthésie, maladie inoffensive qui permet d’apprécier les sons, les couleurs ou les mots avec plusieurs sens. Étonnante prédestination, d’autant plus qu’il associait les couleurs à des sons !!  « Les couleurs sont les touches d’un clavier, les yeux sont les marteaux, et l’âme est le piano lui-même, aux cordes nombreuses, qui entrent en vibration. » ! La découverte d’un tableau impressionniste de Claude Monet détermine sa vocation artistique. C’est pourtant à une carrière dans le droit qu’il se destine. Mais à 30 ans, ayant accumulé dans son pays natal le « capital mythique » qui traversera son œuvre, il décide d’abandonner ses études pour se consacrer à la peinture, sa passion secrète !

À l’aube du siècle nouveau, il part s’installer en Allemagne à Munich, l’un des foyers de la modernité. Il prend des cours à l’Académie des Beaux-Arts. Avec sa compagne, la peintre allemande Gabriele Münter, il développe une peinture postimpressionniste à forte composante colorée.

« Le cheval porte son cavalier avec vigueur et rapidité, mais c’est le cavalier qui conduit le cheval. Le talent conduit l’artiste à de hauts sommets, mais c’est l’artiste qui maîtrise son talent »

Vassily KANDINSKY (1866-1944), Almanach Der Blaue Reiter (1911) Almanach du Cavalier bleu, Musée du Centre Pompidou, Paris

Le Cavalier bleu (1903), première œuvre fondamentale de l’artiste : un personnage portant une cape bleue chevauche à travers une prairie. Le cavalier est représenté par une série de touches colorées plus que par des détails précis. Cette peinture indique clairement la direction de Kandinsky dans les années suivantes et le cavalier hantera son œuvre à venir.

En 1909, le couple s’installe à Murnau, village de la campagne bavaroise. L’œuvre de l’artiste devient moins figurative, faisant apparaître des formes et des masses de couleurs. Il fait une percée vers le monde de l’invisible. Sa première aquarelle abstraite date de 1910.

En 1911, il crée l’almanach du Cavalier bleu (« Blaue Reiter ») avec d’autres artistes peintres et Arnold Schönberg surtout connu comme compositeur - créateur de la musique dodécaphonique, il donne une importance comparable aux douze notes de la gamme chromatique et évite ainsi toute tonalité. Kandinsky de son côté maintient encore un équilibre entre la figuration et la puissance autonome des couleurs.

La même année, il rédige son essai théorique, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier : il exprime sa progression du figuratif vers l’abstraction au moyen de trois expressions : les impressions, les improvisations et les compositions. En 1913, il passe à l’abstraction radicale : la spontanéité dirige l’action et l’art exprime « une nécessité intérieure ». Mais l’Histoire rattrape l’artiste, avec une violence extrême…

« Et voilà, c’est arrivé. N’est-ce pas affreux ? Je me sens comme arraché au rêve. J’ai vécu intérieurement dans un temps de l’impossibilité que ces choses puissent se produire. Mon illusion m’a été ôtée. Des montagnes de cadavres, des souffrances atroces de toutes sortes, la régression de la civilisation pour un temps indéterminé… »

Vassily KANDINSKY (1866-1944), Lettre à Herwarth Walden, 2 août 1914

Quand la Grande Guerre éclate en 1914, Kandinsky quitte l’Allemagne. Après un périple de six semaines, il retrouve Moscou avec une mentalité d’exilé. Pendant un an, il ne peint plus. Ce retour forcé dans sa ville natale qu’il aime tant pourtant, marque une nouvelle rupture dans sa vie personnelle et artistique.

La Révolution d’Octobre (1917) va offrir aux artistes une place privilégiée dans la société. Dès 1918, Kandinsky est sollicité pour participer à l’avènement d’une société post-révolutionnaire nouvelle. Nommé à des postes prestigieux, il en oublie ses propres créations. Mais malgré le travail colossal accompli pour les Soviétiques, il ne s’est jamais politiquement engagé et se voit de plus en plus isolé artistiquement, ses conditions matérielles devenant difficiles. Fin 1921, il quitte l’Union soviétique pour revenir à Berlin.

« Everything starts from a dot. » « Tout part d’un point. »

Vassily KANDINSKY (1866-1944), Point et ligne sur plan (1926)

Dès son retour en Allemagne, Kandinsky devient citoyen allemand et professeur au Bauhaus. Cette école d’avant-garde crée et dirigée par Walter Gropius (1882-1969), architecte, designer et urbaniste allemand (naturalisé américain en 1944), représente le mouvement clé de l’art européen de l’entre-deux-guerres et jette les bases du style international.

L’approche pédagogique originale de Kandinsky est inspirée par ses recherches plastiques antérieures et ses méthodes appliquées en Russie (ateliers supérieurs d’art). Il travaille avec ses étudiants à la réalisation de décors. Il publie Point et ligne sur plan, son second essai. Si son art tend à des formes plus géométriques, c’est plus que jamais dans la continuité de sa recherche d’une perception intérieure. Kandinsky cherche de nouvelles techniques picturales. Et en 1927, il commence au Bauhaus son cours de peinture libre qui va devenir très populaire.

Kandinsky occupe son poste jusqu’à la fermeture de l’école, persécutée par les nazis et l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933. Vingt ans et un Bauhaus plus tard, le voilà une nouvelle fois forcé à l’exil. Il n’est pas juif, mais il représente « l’art dégénéré » qui sera officiellement interdit en 1937 par le dictateur.

« Celui qui ne travaille pas sans relâche et ne lutte pas sans cesse sombre immanquablement. »

Vassily KANDINSKY (1866-1944), Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911)

Il fuit l’Allemagne et s’installe à Paris, emménageant à Neuilly-sur-Seine en 1934 avec sa seconde femme Nina dans un nouvel immeuble que leur a indiqué Marcel Duchamp, peintre et plasticien d’avant-garde échappant à toutes les écoles. Les artistes abstraits l’ignorent, contrairement aux poètes et artistes surréalistes. Il se lie avec Miró et Arp, Breton et Max Ernst, il rencontre aussi son compatriote Marc Chagall, le Roumain Brancusi, Fernand Léger le Français et le Néerlandais Piet Mondrian.

L’artiste exilé intensifie sa pensée en se nourrissant des découvertes qui lui permettront d’illustrer la vibration qu’il ressent face au Monde - ultime tentative pour dépasser l’abstraction par trop géométrique. Il essaye, il découvre, il explore, les formes comme les couleurs, les fonds unis et la multitude d’objets qui s’y développe. Découverte majeure de cette période : les cellules observées au microscope. Kandinsky est fasciné par ces formes rondes et les organismes découverts dans les livres de sciences qu’il dévore :  explorations esthétiques et infini symbolique se rejoignent. Ces cellules, ces formes, ces couleurs composent notre être biologique : opportunité extraordinaire pour Kandinsky, plus introspectif que jamais, de « résonner » avec le Monde. Les deux infinis de Pascal s’unissent, l’infiniment petit rejoint l’infiniment grand. Vertige du spectateur perdus dans l’immensité de l’univers ou dans celle de l’atome, nous partageons le sentiment de l’artiste avec émotion.

Mais ses recherches ne sont plus ou pas encore dans l’air du temps : la mode des avant-gardes françaises est à la quête formelle, le cubisme ou l’Art déco - arts décoratifs devenus objets de commerce. Kandinsky décline pourtant l’invitation de s’installer aux États-Unis où son œuvre séduit le public. En 1937, il a une exposition personnelle à New York, une autre, collective à Paris, une importante rétrospective à Berne et la présentation à Munich, dans l’exposition « Art dégénéré », de quatorze de ses œuvres confisquées par les nazis aux musées allemands.

En 1939, les Kandinsky obtiennent la nationalité française. Quand l’Allemagne envahit la France en 1940, ils décident de rester à Paris, malgré les difficultés quotidiennes qui s’accumulent. Kandinsky, explorateur inlassable, peint sa dernière grande toile, Tensions délicates, en 1942.

« De chaque ère cultuelle naît un art qui lui est propre et qui ne saurait être répété. Tenter de faire revivre des principes d’art anciens ne peut, tout au plus, conduire qu’à la production d’œuvres mort-nées. »

Vassily KANDINSKY (1866-1944), Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1911)

Peintre, dessinateur, artiste graphique, scénographe, designer, sculpteur, graveur, illustrateur, professeur d’université, ce théoricien de l’art souvent visionnaire nous laisse en marge de son œuvre un florilège de citations tirées de cette même source, à méditer pour mieux comprendre l’Art, l’artiste et ses relations à la société.

« Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments. »

« L’art peut atteindre son plus haut niveau s’il se dégage de sa situation de subordination vis-à-vis de la nature, s’il peut devenir absolue création et non plus imitation des formes du modèle naturel. »

« Les couleurs sont les touches d’un clavier, les yeux sont les marteaux, et l’âme est le piano lui-même, aux cordes nombreuses, qui entrent en vibration. »

« L’artiste est la main qui par l’usage convenable de telle ou telle touche met l’âme humaine en vibration. »

« L’artiste recherche le salaire de son habileté, de sa puissance inventive et de sa sensibilité sous forme matérielle. Son but devient de satisfaire son ambition et sa cupidité. Au lieu d’une collaboration approfondie, c’est une concurrence pour la conquête de ces biens que l’on voit naître entre les artistes. On se plaint de cette concurrence excessive et de la surproduction. La haine, la partialité, les coteries, l’envie et les intrigues viennent en conséquence de cet art matérialiste détourné de son véritable but. »

« Les grandes foules se promènent à travers les salles et trouvent les toiles « gentilles » ou « formidables ». L’homme qui pourrait parler à ses semblables n’a rien dit et celui qui eût pu entendre n’a rien entendu. C’est cet état de l’art que l’on nomme « l’art pour l’art ». Cet étouffement de toute résonance intérieure, qui est la vie des couleurs, cette dispersion inutile des forces de l’artiste, voilà « l’art pour l’art ». »

« L’art abstrait tourne le dos à la figuration, à la représentation du monde. Partant, c’est le plus déroutant pour le spectateur qui perd ici toutes ses habitudes de lecture directe et immédiate de l’œuvre d’art. »

« A double titre l’artiste est sommé de s’expliquer. Pour le contenu de l’œuvre qui paraît inaccessible, d’abord, mais aussi pour le bouleversement provocateur des coutumes du monde de l’art. »

« L’artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme « reconnue » ou « non-reconnue », sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la nécessité intérieure. »

« La chasse au succès rend la recherche toujours plus superficielle. De petits groupes, qui ont, par hasard, réussi à s’écarter de ce chaos d’artistes et d’images, se retranchent sur les positions conquises. Le public, resté en arrière, regarde sans comprendre, perd tout intérêt pour un tel art et lui tourne tranquillement le dos. »

« Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement. »

 

Marie Curie (1867-1934), polonaise mariée à Pierre Curie, couple voué à la science, nobélisé et panthéonisé, Marie étant une seconde fois nobélisée pour la découverte du radium.

« La vie n’est facile pour aucun de nous. Mais il faut avoir de la persévérance, et surtout de la confiance en soi. Il faut croire que l’on est doué pour quelque chose, et que cette chose, il faut l’atteindre coûte que coûte. »2

Marie CURIE (1867-1934) Madame Curie (1938), Ève Curie

D’apparence froide, allure austère, silhouette fantomatique, toujours en noir, elle n’a aucun souci de son apparence. Son monde reste celui des laboratoires, des chaudrons fumants et des fioles débordant de liquide incandescent. Les images que nous en avons semblent d’un autre âge. En 1903, elle partage de prix Nobel de physique avec son mari pour leurs travaux sur la radioactivité.

« Qu’est-ce que cela fait d’être mariée à un grand savant ? lui demande un journaliste.
— Je ne sais pas, il faudrait demander à mon mari. »3

Marie CURIE (1867-1934), citation non sourcée

Veuve à 39 ans, Marie Curie se retrouve seule à élever ses deux filles, Ève et Irène. Elle recevra le prix Nobel de chimie, doublé unique dans l’histoire. Irène Joliot-Curie recevra comme ses parents le prix Nobel de chimie en 1935 avec son époux Frédéric Joliot-Curie pour leurs travaux sur la radioactivité artificielle. Sous-secrétaire d’État à la recherche scientifique, c’est l’une des trois premières femmes faisant partie d’un gouvernement en 1936, sous le Front Populaire.

« Sans la curiosité de l’esprit, que serions-nous ? Telle est bien la beauté et la noblesse de la science : désir sans fin de repousser les frontières du savoir, de traquer les secrets de la matière et de la vie sans idée préconçue des conséquences éventuelles. »

Marie CURIE (1867-1934) Madame Curie (1938), Ève Curie

Sa carrière culmine en 1911 : prix Nobel de chimie (doublé unique dans l’histoire, après son prix Nobel de physique partagé avec son époux et avec Henri Becquerel). Mais comme Pierre, elle n’a que faire de reconnaissance et elle affronte la rumeur : la « Veuve radieuse » est la maîtresse de son confrère Paul Langevin, en instance de divorce. La presse nationaliste et xénophobe dénonce le scandale et plusieurs duels à l’épée au vélodrome du Parc des Princes opposent les partisans et les détracteurs du couple.

Marie va désormais consacrer toute sa passion à la recherche. Quand la guerre éclate en 1914, elle se rapproche du Dr Béclère qui lui enseigne l’usage des rayons X à des fins diagnostiques. Elle décide de mettre ses connaissances au service de la santé - et de la France. Sur le front, elle découvre l’horreur de la guerre :  pénurie de denrées alimentaires et de médicaments, blessés évacués à même la paille dans des wagons à bestiaux avec une majorité de médecins qui ne savent pas opérer. Des milliers de soldats meurent faute de soins. D’autres sont amputés à cause d’erreurs de diagnostic.

Mi-août 1914, elle crée le premier service de radiologie mobile. Soutenue par de riches bienfaiteurs, elle récupère plus de 200 véhicules (les « petites Curie ») qu’elle équipe de dynamos, d’appareils à rayons X et de matériel photo. Elle sillonne les routes et longe les tranchées à la recherche de blessés. Ses postes de radiologie auraient sauvé un million de vies pendant la guerre ! À 17 ans, Irène rejoint Marie au front. Sa fille la seconde, en même temps qu’elle apprend sur le terrain.

« Dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre. »

Marie CURIE (1867-1934) Madame Curie (Gallimard, 1938), Ève Curie

Et d’ajouter ce message qui vaut aujourd’hui encore : « C’est maintenant le moment de comprendre davantage, afin de craindre moins. La seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même. »

Marie Curie souffre d’une trop grande exposition aux éléments radioactifs qu’elle étudie depuis 1898, atteinte notamment au niveau des yeux et des oreilles. Au début des années 1920, très affaiblie, elle pense que le radium pourrait avoir une responsabilité dans ses problèmes de santé… Elle reste cependant à la direction de son Institut spécialisé dans la thérapeutique contre le cancer grâce aux radiations produites par le radium. Atteinte d’une leucémie radio-induite ayant déclenché une anémie aplasique, elle part en juin 1934 au sanatorium de Sancellemoz (Haute-Savoie). Elle refuse tout acharnement thérapeutique qu’elle sait inutile et meurt le 4 juillet, à 66 ans. Sa fille Irène Joliot-Curie mourra en 1956 d’une leucémie aiguë liée à son exposition au polonium et aux rayons X.

20 avril 1995, sur décision du président Mitterrand, les cendres de Pierre et Marie Curie sont transférées du cimetière familial de Sceaux au Panthéon de Paris.

Serge de Diaghilev (1872-1929), dandy homo, créateur des Ballets russes, animateur de la vie culturelle européenne qui révolutionne la danse, faisant de Paris la capitale des arts en 1917.

« Étonne-moi ! »4

Serge (de) DIAGHILEV (1872-1929) à Jean Cocteau. Titre de l’Exposition Serge Diaghilev et les Ballets russes au Nouveau Musée national de Monaco (9 juillet-27 septembre 2009), Villa Sauber

Le mot, cité par Cocteau dans une lettre de 1939, est parfaitement contextualisé par l’artiste : « J’étais à l’âge absurde où l’on se croit poète et je sentais chez Diaghilev une résistance polie. Je l’interrogeais : ‘Étonne-moi, me répondit-il, j’attendrai que tu m’étonnes.’ Cette phrase me sauva d’une carrière de brio. Je devinai vite qu’on n’étonne pas un Diaghilev en quinze jours. De cette minute, je décidai de mourir et de revivre… »

Le mot est parfois attribué à Cocteau lui-même : poète, peintre, dessinateur, dramaturge et cinéaste, il a côtoyé la plupart de ceux qui ont animé la vie culturelle de son époque en France. Lanceur de modes, qualifié de « poète-orchestre » par Louis Aragon et de bon génie par d’innombrables artistes, il a pu répéter le mot à tel ou tel venu lui demander conseil.

Reste que Diaghilev, le dandy de Saint-Pétersbourg (qui ajoute une particule à son nom francisé) n’a cessé d’étonner lui-même le monde artistique en génial promoteur de l’art russe. Animateur multipliant les défis esthétiques autant que financiers (jusqu’à la ruine finale), il devient « entrepreneur d’art », montant chaque année, de 1909 à 1929, à Paris puis à Londres, New York ou Monte-Carlo, de somptueux spectacles chorégraphiques, musicaux et picturaux bientôt connus sous le nom de « Ballets russes de Diaghilev ». En puisant dans les effectifs des théâtres impériaux, il réunit une troupe d’élite pour atteindre son but : « créer un certain nombre de ballets nouveaux qui, tout en étant pourvus de valeur artistique, établiraient un lien plus étroit que jamais entre les trois facteurs principaux qui devaient les composer : la musique, le dessin décoratif et la chorégraphie. » C’est en faisant fusionner ces éléments constitutifs du ballet que Diaghilev fait œuvre novatrice, voire révolutionnaire.

D’où la liste impressionnante de Noms qui acquièrent avec lui une célébrité internationale : les chorégraphes Michel Fokine, Léonide Massine, Bronislava Nijinska (sœur de Nijinski) et George Balanchine ; les danseurs Vaslav Nijinsky, Anna Pavlova, Serge Lifar ; les musiciens Igor Stravinsky ou Serge Prokofiev ; les peintres Léon Bakst ou Pablo Picasso !

Il bouleverse l’art chorégraphique du XXe siècle, redonnant au danseur le premier rôle perdu avec le règne du « ballet blanc » tout en tutus et en pointes et de la ballerine romantique. Son premier grand danseur étoile, Nijinsky, est à l’origine des deux scandales liés aux Ballets russes, avec ses chorégraphies de L’Après-midi d’un faune et du Sacre du printemps. Le dernier sera Serge Lifar. Tous deux homosexuels, même si la femme est quand même présente dans leur vie, Diaghilev affichant une homosexualité provocante qui lui ouvre autant de portes qu’elle lui en ferme.

« Pas de femmes ! »

Serge (de) DIAGHILEV (1872-1929) à ses danseurs

Pas de femmes ! Autrement dit, la fatigue sacrée de la danse doit chasser les tentations mauvaises.

À l’époque de #Metoo, il faut contextualiser ce mot. Un drame bouleversa le mécène fondateur des Ballets russe. En 1913, lors d’une tournée en Amérique du Sud qu’il ne peut accompagner pour cause de mal de mer, Nijinski tombe amoureux de la danseuse hongroise Romola de Pulszky et l’épouse le 10 septembre à Buenos Aires. Il en informe Diaghilev par télégramme… L’attachement de Serge était pour lui sans limite. C’était son ami et son amant, c’est avec lui qu’il a remporté au Théâtre du Châtelet, le 18 mai 1909, sa victoire décisive. C’est un peu son œuvre et son bien le plus cher. Fou de jalousie, Diaghilev congédie Nijinski sans préavis. Il fera de nouveau appel à lui en 1916. Leurs relations seront toujours orageuses… Mais l’Art est le plus fort.

Après la Révolution russe de 1917, Diaghilev est contraint de quitter définitivement la Russie. Il produit à nouveau sa troupe à Paris, la nouveauté, la fraîcheur et l’inventivité des danses font le grand succès de ses ballets. Il propose à Picasso de réaliser les costumes de Parade. Cela lui permet de se tourner vers l’avant-garde internationale et de se détacher de ses décorateurs russes. Il rencontre Debussy qui crée la musique tirée du poème de Mallarmé Prélude à l’après-midi d’un faune. La chorégraphie de Nijinski choque par sa sensualité sauvage, mais la modernité des gestes marque durablement les contemporains. L’artiste semble irremplaçable, il en use et en abuse et Diaghilev n’est pas en reste dans ce jeu de couple.

« Diaghilev qui, en toutes choses, aimait à se faire remarquer, portait un monocle. M’étant aperçu qu’il ne lui était pas nécessaire, je lui demandai pourquoi et il me répondit en m’affirmant que la vue de cet œil-là était défectueuse. Ce mensonge où je trouvais la preuve que Diaghilev abusait de ma crédulité me causa une si vive contrariété que je ne lui accordai plus aucune confiance et à dater de ce jour, je mis tous mes efforts à progresser d’une façon indépendante. Il me garda rancune de ce changement qui ne lui avait pas échappé, mais sachant que lui-même avait modifié son attitude, il me garda auprès de lui. »

Vaslav NIJINSKI (1889-1950), Journal de Nijinsky

Querelles d’artistes qui reflètent le climat des Ballets russes et nous fait entrer ici dans l’intimité de ses deux stars (russes). Nijinski poursuit : « Je m’étais mis à le haïr ouvertement. Un jour dans une rue de Paris je lui envoyai une bourrade pour montrer que je n’avais pas peur de lui. Mais au moment où j’allais m’en aller dans une autre direction, il me frappa avec sa canne. Puis à l’idée que je le quittais pour de bon, il me courut après. Je marchais posément de peur d’être remarqué car les gens déjà nous observaient. En le repoussant, je m’étais fait mal à la jambe — sans avoir toutefois agi avec brutalité ; ce qu’il m’inspirait n’était pas de la colère, mais seulement de la tristesse. Et puis je me suis mis à pleurer, tandis que lui m’invectivait, ce qui me fit éprouver autant d’abattement que si une armée de chats s’était mis à m’écorcher l’âme ; je n’étais plus moi-même. Nous marchions lentement l’un près de l’autre — et je ne me rappelle plus où nous sommes allés. Nous vécûmes à la suite de ces événements très longtemps ensemble, moi en un isolement triste où je me laissais aller au chagrin dans ma solitude pleine de larmes. »

Pour son entourage, Diaghilev apparaît comme sévère et exigeant, mais ce qui compte avant tout, c’est sa troupe. Il se dépense ET dépense sans compter pour elle, capable de faire preuve d’une extrême gentillesse. En contrepartie, il peut lancer aux danseurs des phrases assassines.

Sa compagnie de ballets donnera 19 saisons de spectacles à Paris entre 1909 et 1929, année de son décès. Quand il meurt à Venise, il ne reste que les proches, Boris Kochno (écrivain et librettiste russe naturalisé français, né en 1904 à Moscou et mort en 1990 à Paris) et Serge Lifar (Nom à suivre), les favoris qui partageaient sa vie. C’est sa grande amie Coco Chanel qui règlera les obsèques. Sa succession houleuse entraîne la dispersion d’une immense collection de textes, manuscrits, partitions et livres rares. Malgré les tentatives de Serge Lifar et de Boris Kochno, la troupe ne survit pas à son fondateur, mais l’esprit en sera préservé jusqu’au Ballet du marquis de Cuevas (1885-1961) créé à Monte-Carlo en 1951 et dissoute en 1962.

Autre destin de Nijinsky : il souffrait d’hallucinations et le psychiatre de Zurich Eugen Bleuler lui diagnostique une schizophrénie en 1919. Sa femme le fait soigner en Suisse, sans succès. Il passera le reste de sa vie d’hôpitaux en cliniques. Mort à Londres le 8 avril 1950, il est enterré à Paris au cimetière de Montmartre.

Guillaume Apollinaire (1880-1918), né polonais dans l’Empire russe, nationalisé français et « mort pour la France » à 38 ans, poète avant-gardiste et précurseur du surréalisme.

« De temps en temps, il est bon d’arrêter notre quête de bonheur et d’être tout simplement heureux. »6

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), Wikiquote

Douteux privilège d’être aujourd’hui cité dans tous les livres de feel-good et autres références « inspirantes », diffusé sur les réseaux sociaux, imprimé sur les tee-shirts. Publicité paradoxale pour ce poète discret, toujours en quête de bonheur, affirmant en même temps que « Le rêve est la meilleure chose qui soit au monde, car c’est grâce à lui que nous avançons dans le réel. »

Au nom de quoi il a mené une vie chaotique et souvent secrète, avec l’omniprésence de l’Art en général et en particulier de la poésie, sous le signe d’amours ambiguës et d’une mère « surréaliste », avec quelques prises de position qui s’opposent aux prises de tête esthétique de son temp et aux recherches poussées à l’extrême.

« Je suis partisan acharné d’exclure l’intervention de l’intelligence, c’est-à-dire de la philosophie et de la logique dans les manifestations de l’art. L’art doit avoir pour fondement la sincérité de l’émotion et la spontanéité de l’expression : l’une et l’autre sont en relation directe avec la vie qu’elles s’efforcent de magnifier esthétiquement. »

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), ArtWiki, Apollinaire

Oui. Mais… rien n’est simple dans une vie d’artiste et en cela, Apollinaire est exemplaire, de sa naissance d’apatride jusqu’à sa mort « pour la France » dans la Grande Guerre.

Wilhelm Albert Włodzimierz Apollinary de Wąż-Kostrowicki est né à Rome de père inconnu et d’une mère - Angelika Kostrowicka, polonaise de l’Empire russe – qui le reconnaît quelques mois après, demi-mondaine exubérante et intrigante qui ne cessera de veiller sur lui. Il se rêve poète et en 1900, le couple s’installe à Paris, centre des arts et de la littérature européenne.

La vocation poétique ne rapporte rien et sa mère suggère à Guillaume la sténographie pour gagner sa vie. Employé de banque, il écrit comme nègre un roman-feuilleton dans Le Matin pour un avocat, mais faute de rémunération, il séduit sa jeune maîtresse. Il séduira autant qu’il sera séduit, source sans fin de malheur(s) et de poésie(s).

Il travaille pour divers organismes boursiers, publiant contes et poèmes dans des revues, sous le pseudonyme d’« Apollinaire » inspiré du prénom de son grand-père maternel et rappelant aussi Apollon, dieu de la poésie.

« Si je vous tenais dans un lit, vingt fois de suite, je vous prouverais ma passion. Que les onze mille vierges ou même onze mille verges me châtient si je mens ! »

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), Les Onze mille verges (1907), signé G.A

L’identité de l’auteur ne fait plus de doute aujourd’hui. Le parcours du héros est ponctué de scènes donnant à voir tous les fantasmes : le sadisme alterne avec le masochisme, la zoophilie avec l’ondinisme, la scatophilie avec le vampirisme, la pédophilie avec la gérontophilie et la nécrophilie, l’onanisme avec les orgies, le saphisme avec la pédérastie… L’écriture est alerte, l’humour (noir au besoin) toujours présent, l’ensemble du roman dégageant une impression de « joie infernale » qui trouve son apothéose dans la scène finale.

La même année 1907, il rencontre Marie Laurencin - une relation chaotique et orageuse de sept ans avec cette artiste peintre. Il fréquente les peintres André Derain, Maurice de Vlaminck, le Douanier Rousseau et nous une amitié qui durera jusqu’à sa mort avec Picasso. Il commence enfin à vivre de sa plume… Jusqu’à un fait divers qui fait la une des journaux, le 7 septembre 1911.

« J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison. »

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), Alcools (1913)

Il est accusé de complicité dans le vol de La Joconde - parce qu’une de ses relations avait dérobé des statuettes au Louvre. Il se retrouve en prison à la Santé. L’innocent est marqué par cette expérience.

Mais Apollinaire, toute sa vie, a joué à cache-cache avec la censure (comme il joue double jeu avec les femmes). Officiellement, il gagne sa vie comme journaliste, écrivain et poète. Officieusement, l’auteur des Onze mille verges est éditeur clandestin de textes qu’il coupe et fait publier sous le manteau. Il exhume Sade – qui a aujourd’hui les honneurs de la Pléiade. L’« apatride cosmopolite » qui n’a pour tout papier qu’une carte de lecteur à la Bibliothèque nationale est soupçonné de participer à la diffusion de la littérature pornographique clandestine. Il défend fièrement ce travail de bibliophile, exfiltre ses auteurs fétiches du second rayon (celui des livres interdits), mais même édulcorées, ces éditions demeurent compromettantes. C’est d’autant plus courageux que, s’il va trop loin, n’étant pas de nationalité française, il risque l’expulsion. Il jouera toujours avec le feu. Et pourtant…

« Je souhaite dans ma maison :
Une femme ayant sa raison,
Un chat passant parmi les livres,
Des amis en toute saison
Sans lesquels je ne peux pas vivre. »

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), Le Chat 1911 Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée

Il rejoint la longue liste des artistes et des intellectuels épris de cette race, à commencer par Montaigne au XVIe siècle et naturellement Baudelaire à la fin du XIXe, dans un genre plus sulfureux. Mais ce rêve récurrent d’« Être tout simplement heureux » est un fantasme et rien ne sera jamais simple pour l’Homo Poeticus.

« Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir. »

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), La Chanson du Mal-Aimé publié dans Alcools (1913)

Long poème lyrique inspiré au « Mal-Aimé » qui est aussi mal-aimant dans ses engagements douteux. D’où l’échec de sa relation amoureuse avec Annie Playden, gouvernante anglaise dans une grande famille où il jouait les précepteurs. Le ton général est celui d’une complainte, le poète voguant entre regrets, rêveries consolatrices et la dure acceptation d’un présent douloureux. La juxtaposition des tons, des sentiments, des points de vue rapproche ce poème de l’esthétique cubiste, ce mouvement qui constitue au début du XXᵉ siècle une révolution dans la peinture et la sculpture, influençant aussi l’architecture, la musique et la littérature.

« Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours / Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure. »

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), Le Pont Mirabeau (publié dans Alcools, 1913)

« L’amour s’en va comme cette eau courante / L’amour s’en va / Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente / Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé / Ni les amours reviennent. »

Le Pont Mirabeau, avec Les Saltimbanques et autres chansons, ont « popularisé » le nom du poète qui a séduit de grands interprètes, tels Léo Ferré, Yves Montand.

« Ta bouche me disait
Des mots de damnation si pervers et si tendres
Que je me demande ô mon âme blessée
Comment j’ai pu alors sans mourir les entendre. »

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), Poèmes à Lou, écrit en 1915 (publié en 1955)

Autre aventure amoureuse et naturellement malheureuse. « O mots si doux si forts que quand j’y pense il me semble / Que je les touche / Et que s’ouvre encore la porte de ta bouche. »

La guerre est déclarée En août 1914, Apollinaire tente de s’engager dans l’armée française, mais le conseil de révision ajourne sa demande : cet apatride n’a toujours pas la nationalité française. Il part pour Nice où sa seconde demande sera enfin acceptée en décembre. Entre temps, un ami lui présente Louise de Coligny-Châtillon. Divorcée, elle mène une vie très libre. Il s’éprend d’elle le jour même, la surnomme Lou et la courtise, elle cède, mais ne lui dissimule pas son attachement pour un autre homme. Après la rupture, ils resteront amis, il écrira dès qu’il le peut pour garder le moral et rester poète.

« De cette alliance nouvelle – car jusqu’à présent costume et décor d’une part, chorégraphie d’autre part, n’étaient liés qu’artificiellement – naît dans Parade une sorte de surréalisme. »

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), 1917

L’artiste toujours engagé dans l’Art est spectateur du premier rang aux Ballets russes de Diaghilev - et ami de Picasso à l’affiche comme décorateur. Influencé par la poésie symboliste dans sa jeunesse, admiré de son vivant par les jeunes poètes qui formèrent plus tard le noyau du groupe surréaliste (Breton, Aragon, Soupault), Apollinaire est bien l’inventeur du terme « surréalisme », révélant très tôt une originalité qui l’affranchit de toute influence d’école et en fait l’un des précurseurs de la révolution littéraire qui marque la première moitié du XXe siècle.

« Ah Dieu ! que la guerre est jolie
Avec ses chants, ses longs loisirs. »2574

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), Calligrammes, « L’Adieu du cavalier » (1918)

A la fois russe, polonais, italien, apatride jusqu’à ses trente-six ans, son engagement militaire en 1916 lui permit enfin d’obtenir la nationalité française. Le 14 mars, il reçoit sur le front le décret lui notifiant cette naturalisation.

Trois jours après, le 17 mars, « le sous-lieutenant Kostrowitzky est blessé par l’éclat d’un obus qui traverse son casque et son crâne. » Ironie de l’histoire, il lisait le Mercure de France dans sa tranchée… Évacué du front sur Paris, trépané le 10 mai 1916, voilà « l’homme étoilé » nommé censeur par une autre ironie du destin : il relit les courriers des soldats, les expurge de toute indication géographique qui pourrait renseigner l’ennemi sur la position des troupes, mais aussi de tout propos nuisible au moral des « vainqueurs ».

Après une longue convalescence, Apollinaire se remet au travail. Il fait jouer sa pièce Les Mamelles de Tirésias (sous-titrée drame surréaliste) en juin 1917. Autre invention : Thérèse réalise une transition de genre pour gagner du pouvoir parmi les hommes, modifier les coutumes et obtenir l’égalité des sexes. Mais à la fin, elle doit accepter le rôle de procréatrice et met fin au renversement carnavalesque. La première de la pièce fit scandale.

En 1918, il publie Calligrammes (autre néologisme désignant ses poèmes écrits en forme de dessins et non de forme classique en vers et strophes). Il épouse enfin Jacqueline (la « jolie rousse » d’un poème) à qui l’on doit nombre de publications posthumes.

« Mon cher Pablo la guerre dure
Guerre bénie et non pas dure
Guerre tendre de la douceur
Où chaque obus est une fleur. »

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), À mon ami Pablo Picasso en souvenir de son mariage le 10 juillet 1918

Impossible de ne pas faire le rapprochement avec les utopistes de la Commune qui qualifiaient en 1871 de « choses printanières » les obus des Versaillais venant rétablir l’ordre.

La guerre s’arrête le 11 novembre 1918. Affaibli par sa blessure, à 38 ans, Apollinaire mort le 9 novembre de la grippe espagnole est déclaré « mort pour la France » en raison de son engagement durant la guerre. Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise à Paris le 11 novembre, alors que, dans les rues, les Parisiens célèbrent la fin de la guerre. Sa mère, elle aussi victime de la pandémie comme quelque 20 millions d’Européens, meurt le 7 mars 1919.

Pablo Picasso (1881-1973), espagnol réfugié en France, artiste engagé au génie multiple et créateur infatigable, il restera l’un des peintres les plus célèbres de l’Histoire.

« Je ne cherche pas, je trouve. »3143

Pablo PICASSO (1881-1973). Le Sens ou La Mort : essai sur Le Miroir des limbes d’André Malraux (2010), Claude Pillet

Le 8 avril 1973 mourait à Mougins (Alpes-Maritimes) le plus grand peintre du siècle, âgé de 91 ans et travaillant jusqu’au bout – il fut aussi dessinateur, graveur, sculpteur, céramiste. C’est un mythe toujours vivant. En 1907, ses Demoiselles d’Avignon, rupture avec l’art figuratif et attentat contre la vraisemblance, provoquèrent stupeur et scandale. Malraux voit dans l’ensemble de son œuvre « la plus grande entreprise de destruction et de création de formes de notre temps. »

Les années 1970 et 1980 marquent l’explosion du marché de l’art avec une inflation record des prix de vente : Yo Picasso (Moi Picasso, autoportrait) voit son prix décupler de 1981 à 1989 (310 millions de francs). En 2010, Nu au plateau de sculpteur (portrait de sa maîtresse et muse Marie-Thérèse Walter en 1932) bat le record de l’œuvre d’art la plus chère jamais vendue aux enchères : adjugée pour 106,4 millions de dollars chez Christie’s à New York.

La folie des prix continue et Picasso « garde la cote » : printemps 2021, ses Femmes d’Alger (1955) ont battu un nouveau record aux enchères chez Christie’s à New York : 161,5 millions de dollars.

On a tout dit et tout écrit sur lui. Rappelons une anecdote Historique au sens littéral du mot.

« C’est vous qui avez fait cela ?
— Non… Vous ! »9

Réponse de Pablo PICASSO à Otto ABETZ, ambassadeur du Troisième Reich à Paris durant l’Occupation. Cité par Roland Penrose (1900-1984), Pablo Picasso. His Life and Work (1958), biographie traduite en français, Picasso (1962)

Picasso avait quitté le Bateau-Lavoir, cité d’artistes de ses débuts désargentés à Montmartre, et vivait rue des Grands-Augustins à Paris, dans un beau quartier. Aux visiteurs allemands des années 1940, il distribuait volontiers des photos de son Guernica  (toile conservée à New York au MoMA)…

« Emportez-les. Souvenirs, souvenirs ! »

Lundi 26 avril 1937, jour de marché, quatre escadrilles composées d’appareils de la légion Condor, de bombardiers italiens et escortées par des avions de chasse allemands bombardent la ville, symbole historique des libertés traditionnelles basques. Cette opération permet aux 44 avions allemands et 11 italiens de tester leurs nouvelles armes. L’attaque débute à 17 h 30 et dure trois heures, par vagues successives, à la mitrailleuse puis aux bombes explosives et incendiaires. Entre les destructions directes et la propagation des incendies, les deux tiers de cette ville de 6 000 habitants sont détruits. Le bilan humain demeure controversé - de 120 morts à plus de 1 500.

Quelques jours après, Picasso apprend le drame de Guernica. Très impliqué dans la défense de la République espagnole et marqué par la prise de Malaga - sa ville natale - par les rebelles en février, il décide de prendre ce crime pour thème de la commande faite par le gouvernement républicain en guerre, destinée à décorer le pavillon de l’Espagne à l’Exposition internationale dite « des arts et des techniques appliqués à la vie moderne » de Paris. Il espère, entre autres, convaincre la France de sortir de sa neutralité et de s’engager au côté des Républicains. L’intervention directe des Allemands et des Italiens pourrait provoquer cet engagement. Il n’en fut rien.

Du 1er au 11 mai, Picasso conçoit Guernica et le réalise en quelques semaines, assisté de sa maîtresse Dora Maar qui photographie l’œuvre en gestation et l’artiste en pleine création. Le choix du noir et blanc n’est pas seulement dû à l’urgence et aux couleurs du deuil. Il rejoint la perception des reportages photographiques dans les journaux. La toile achevée le 4 juin est exposée à partir du 12 juillet : trop « fou », trop « compliqué », trop cérébral. Par ailleurs insuffisamment engagé de façon explicite : ni symboles politiques, ni références exactes à l’événement, ni évocation de la cause menant à la catastrophe. Tout cela fait aujourd’hui sa force, son universalité, son intemporalité : un manifeste contre la guerre et l’horreur, par la représentation, dans une grande « peinture d’histoire » (3,493 x 7,766 m), d’une scène de violence, de barbarie et de mort. On peut y voir une géniale caricature de la réalité, appartenant à la période cubiste de l’artiste, née en 1906 avec Les Demoiselles d’Avignon.

Mais en 1937, la prise de position de l’homme est aussi forte que celle de l’artiste :

« J’exprime clairement mon horreur sur la caste militaire qui a fait sombrer l’Espagne dans un océan de douleur et de mort. »

« La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi. »

« Peindre un tableau, c’est engager une action dramatique au cours de laquelle la réalité se trouve déchirée. Ce drame l’emporte sur toute autre considération. »

Après l’Exposition, la toile part pour Londres, puis voyage en Europe, afin de collecter des fonds pour la cause républicaine. À partir de 1939, elle est au Museum of Modern Art (Moma) de New York. En novembre 1970, dans une lettre écrite avec son avocat Roland Dumas, Picasso refuse que le tableau aille en Espagne au pouvoir de Franco, et aussi longtemps que « les libertés publiques n’y seront pas rétablies ».

Tout a été dit sur les sources d’inspiration du tableau (Horreurs de la guerre de Cranach et Goya, Massacre des Innocents de Poussin) et sur son symbolisme (taureau, cheval, oiseau, lumière). Reste la portée politique et historique de Guernica.

« Moi je ne fais pas la guerre… Je révolutionne l’art. »

Pablo PICASSO (1881-1973) à Modigliani, cité par Laurent Seksik, Modigliani : Prince de la Bohème (2014)

Mission accomplie au-delà de Guernica, de la guerre et de l’imaginable. Picasso est un mythe.

Est-il intouchable ? On ne peut s’empêcher, toute proportion gardée, de comparer avec l’abbé Pierre au cœur d’une polémique à la une des médias, depuis l’été 2024. Bienfaiteur de l’humanité souffrante et prédateur sexuel. Faut-il déboulonner la statue, débaptiser les rues ?

Le cas Picasso – connu de son vivant – est publiquement posé.

« Je l’adore et je le hais. L’homme est exécrable, le génie est absolu. »

Sophie CHAUVEAU (née en 1953), Picasso, le Minotaure (2020)

« Je vais tenter de comprendre comment est né l’ogre Picasso. Ce Minotaure qui dévore ses proies, ses amours comme la peinture. Celui qui occupe tout le temps, partout, toute la place, toutes les places. »

Elle admet avoir un rapport « schizophrénique » avec les œuvres de Picasso. Spécialiste de l’artiste, elle dresse le portrait d’un « grand dévorateur » dans son livre et regrette le manque de prise de conscience des musées. Cinquante ans après sa mort, le peintre de Guernica (1937) et des Demoiselles d’Avignon (1907) continue de fasciner. Les musées du monde entier, notamment en France et en Espagne, lui consacrent en 2023 une cinquantaine d’expositions ! Or, Picasso est accusé d’avoir été violent avec les femmes et son entourage. Dans la foulée du mouvement #metoo, la figure de ce bourreau de travail à l’œuvre pléthorique est écornée par les accusations d’emprise parfois violente, qu’il pouvait exercer sur les femmes qui ont partagé sa vie et inspiraient son œuvre.

Universellement adulé, Picasso éblouit de son génie tant les artistes qu’il côtoie que ses proches, ses amis ou les femmes de sa vie. Mais cette emprise irrésistible est tout aussi dévastatrice. Du tremblement de terre de 1884 où le petit Pablo assiste pétrifié à la naissance de sa sœur jusqu’à ses dernières années où il fait figure de demi-dieu, l’auteure dresse un portrait stupéfiant des deux visages de Picasso. Un monstre consacré qui s’enfonce résolument dans un labyrinthe dont il a façonné les parois, créant sans répit une œuvre titanesque qui semble ne jamais devoir s’achever.

Amadeo Modigliani (1884-1920), juif italien attiré par Paris la capitale des avant-gardes artistiques, peintre « maudit » et incarnation de la bohème, dandy séducteur et autodestructeur.

« Le bonheur est un ange au visage grave. »11

Amedeo MODIGLIANI (1884-1920), message daté de 1913 à son très proche ami Paul Alexandre et signé « Le ressuscité »

Expression récurrente dans nombre d’articles et d’expositions consacrées à l’artiste. C’est son autoportrait, celui d’un jeune dandy italien naturellement séduisant sur les photos et toujours soucieux de son image. L’homme a le sentiment d’être différent des autres, y compris des artistes bohêmes qui l’entourent. Et toute sa vie, il sera hanté par la mort à laquelle il a échappé enfant et qui le rattrape à 35 ans.

C’est aussi le portrait de son dernier amour, la jeune Jeanne Hébuterne qui se suicidera en apprenant la nouvelle, enceinte de neuf mois de leur deuxième enfant.

« D’un œil, observer le monde extérieur, de l’autre regarder au fond de soi-même. »

Amedeo MODIGLIANI (1884-1920), cité par Laurent Seksik, Modigliani : Prince de la Bohème (2014)

Léopold Survage (peintre russe lui aussi attiré par le Paris de tous les arts) invite en 1918 son ami Modi à peindre dans son appartement de Nice. Devant son portrait, il l’interroge : « Pourquoi ne m’as-tu fait qu’un seul œil ? » et le peintre lui répond : « Parce que tu regardes le monde avec l’un, avec l’autre, tu regardes en toi ». D’où la citation couramment reproduite, très juste autoportrait de l’artiste si souvent reflété dans son œuvre.

Né en Toscane dans une famille juive séfarade et désargentée, le jeune Amedeo est un enfant chétif, atteint d’une typhoïde, suivie d’une pleurésie à l’origine d’une tuberculose qui ne le quittera jamais. Devant sa vocation d’artiste précoce, on lui paie ses années de formation italienne, de la Toscane à Venise en passant par le Mezzogiorno (sud de la péninsule). En 1906, il choisit de se fixer à Paris, capitale européenne des avant-gardes artistiques.

Il intègre à Montmartre les cercles de la bohème et fréquente les peintres du Bateau-Lavoir, cité d’artistes sur la Butte. Picasso y peint depuis deux ans, rejoint par van Dongen, Juan Gris, le Douanier Rousseau…

En 1909, il rencontre Constantin Brancusi, sculpteur roumain (naturalisé français en 1952), maître de l’abstraction et pionnier du surréalisme dans son art. Modigliani le rejoint à Montparnasse, second centre de l’avant-garde parisienne plus intellectuelle, découvre l’art africain et se consacre à la sculpture sur pierre en s’inspirant de modèles primitifs.

« L’alcool nous isole du dehors, nous aide à entrer dans notre intérieur, tout en se servant du monde du dehors »

Amedeo MODIGLIANI (1884-1920), Extrait d’une lettre du 6 juin 1913, présentée lors de l’exposition « Modigliani, l’ange au visage grave ». Musée du Luxembourg, Paris, 2003

Toute son étude artistique se tourne vers l’analyse de la figure, de préférence féminine et nue. Grâce à l’alcool et à la drogue, Modigliani parvient à atteindre cet idéal de « plénitude » qui lui permet de plonger dans l’âme humaine, telle « une voyante ».

L’effervescence artistique d’avant-guerre déborde dans ce Paris bouillonnant, laissant libre cours aux excès. Modigliani tombe dans cette spirale infernale, ce qui n’arrange en rien sa santé déjà fragile. Errance, toxicomanie et alcoolisme croissants, amours orageuses ou sans lendemain, exhibitionnisme agressif : Modigliani incarnera « la jeunesse brûlée » dont parle sa première fille, Jeanne Modigliani, Amedeo Modigliani (1958).

Sous l’effet de l’alcool ou des stupéfiants, il peut devenir violent : jour de l’an 1909, rue du Delta, il aurait balafré plusieurs toiles de ses camarades et provoqué un incendie en faisant brûler du punch. Cachant un certain mal-être derrière son exubérance, il a l’ivresse spectaculaire et peut finir la nuit dans une poubelle ou au commissariat.  Quoiqu’il en soit, admirateurs, mécènes et collectionneurs, dont Roger Dutilleul, croient en son talent. Il vend peu. Mais leur soutien inconditionnel aide quand même à sa survie.

Ayant épuisé ses réserves et vivant au jour le jour, Modigliani habite chez un camarade. On le retrouve quelques mois plus tard, misérablement installé à Montmartre mais soucieux de sa tenue vestimentaire, errant de brasserie en café, récitant à la perfection des passages entiers de Dante, Verlaine ou Rimbaud, toujours ivre, exécutant en un tour de main des dessins sublimes qu’il donne ou vend pour quelques sous. Pour trouver la forme parfaite, Modigliani dessine sans relâche. Puis il sculpte directement dans la pierre, au prix d’un effort surhumain.

Au début de l’année 1914, il doit renoncer à son idéal artistique, la taille directe et la sculpture en raison de sa santé fragile : les poussières et l’épuisement l’obligent à se consacrer seulement à la peinture. C’est pour lui un renoncement et un énorme constat d’échec. Paul Guillaume, jeune marchand devenu son mécène et ami, le pousse à peindre et encourage son penchant pour le portrait – il lui servira aussi de modèle. L’artiste cherche son style et la trentaine d’œuvres de cette période montre les hésitations du peintre, les tableaux sont mal construits et pas toujours réussis, cependant que la guerre fait rage. Il veut s’engager, mais l’État français refuse les tuberculeux ! Il est réformé. Apollinaire, lui aussi étranger volontaire, n’aura pas cette chance.

« Je fais de nouveau de la peinture et je vends. »

Amedeo MODIGLIANI (1884-1920), Lettre à sa mère, novembre 1915, Jean-Luc Chalumeau, Modigliani (1995)

Il finit par atteindre « la plénitude ». Ses œuvres se partagent désormais entre des portraits et des nus.

Devenu le portraitiste de la bohème cosmopolite de Paris, il prend comme modèles les artistes croisés au fil de ses rencontres - Pablo Picasso, Moïse Kisling, Diego Rivera, Chaïm Soutine, etc. - ainsi que les marchands, les poètes et les excentriques qui gravitent autour de lui.

Il trouve en même temps « la figure idéale » et son style figuratif abstrait reconnaissable entre tous. Le visage de ses modèles devient « le masque » de leur âme : visage grave et derrière les yeux souvent inexpressifs se cache le plus profond de l’être que l’artiste révèle par le juste trait, le bon geste et une couleur souvent monochrome. Au gré des modèles, le portrait se fait ironique, critique, respectueux, amoureux, compatissant… L’artiste dévoile ainsi les faiblesses ou les qualités de l’autre. Cependant que le vrai visage de Modigliani est finalement dans son œuvre : un homme sensible et tendre qui peint avec un sens très pur de la vérité.

« Pour travailler, j’ai besoin d’un être vivant, de le voir devant moi. »

Amedeo MODIGLIANI (1884-1920), Musée de Grenoble, Femme au col blanc, Modigliani

Une constante chez l’artiste, quel que soit son mal de vivre : « C’est l’être humain qui m’intéresse. Son visage est la création suprême de la nature. Je m’en sers inlassablement. » Lors d’une discussion à Paris avec le peintre mexicain Diego Rivera, il a même assuré : « Le paysage n’existe pas. »

« En bras de chemise, tout ébouriffé, essayant de fixer mes traits sur la toile, de temps en temps, il tendait la main vers une bouteille de vieux marc. Je voyais que l’alcool faisait son effet : il s’excitait , je n’existais plus ; il ne voyait plus que son œuvre. Il était si absorbé qu’il me parlait en italien. »

Lunia CZECHOWSKA (1894-1990), surnommée Lunia, Citée par Ambrogio Ceroni, Amedeo Modigliani, Peintre (1958)

Elle témoigne ainsi, alors qu’il exécute son premier portrait, en 1916. Totalement concentré, Modigliani ne perçoit plus le modèle, mais pénètre la nature profonde de l’être humain. Au total 14 portraits de cette Polonaise qui fut son modèle et une amie, née la même année que lui, mais morte à 95 ans.

« Nu couché », 1917. Vendu aux enchères 170,4 millions de dollars en 2015 chez Christie’s.

La première (et dernière) exposition de nus signés Modigliani fait scandale à la Galerie Berthe Weill : les toiles, jugées indécentes par le préfet de police, doivent être décrochées trois heures après l’ouverture. Que reproche-t-on à l’artiste ? Une toison pubienne sur sa Vénus pourtant idéalisée. Scandale !

Le Nu couché est l’une de ses œuvres maîtresses. Une femme brune alanguie réactualise le motif de la Vénus allongée dont la sensualité incitative, presque provocatrice, est tempérée par le regard vide, une des marques de fabrique de l’artiste. Le tableau fait partie d’une série de nus peinte en 1917 sous le patronage du marchand d’art polonais Léopold Zborowski, rencontré en 1916, devenu son marchand exclusif et son ami – il organise les expositions, lui achète ses toiles pour la somme de 15 francs versés chaque jour, son domicile servant souvent d’atelier à l’artiste qui peindra de lui trois portraits authentifiés.

Un siècle plus tard, les notes de Christie’s concernant la vente de Nu couché indiquent que la série des nus de Modigliani a servi à réaffirmer et relancer le genre comme un sujet d’art moderne.

« Peignez avec joie… avec la même joie que celle que vous mettez à aimer une femme… Caressez longtemps vos toiles. Moi, je pelote des fesses pendant des jours avant de terminer une toile.
— Moi, je n’aime pas les fesses ! Ni les peloter, ni les peindre !… Et mon nom est Modigliani ! Allez on s’en va ! »

Amedeo MODIGLIANI (1884-1920), dialogue avec Renoir, cité par Laurent Seksik, Modigliani : Prince de la Bohème (2014)

Souffrant de tuberculose déclarée, Modi ne peut plus travailler dans son atelier glacé de Montparnasse et livrer à Zborowski les tableaux promis pour la prochaine expo. Il faut partir, rejoindre le soleil de la Côte d’Azur avec la femme qui partage désormais sa vie, Jeanne Hébuterne.

C’est à Nice, le 29 novembre 1918, que viendra au monde la fille du couple, la petite Jeanne, tandis que pour la première fois, des paysages apparaissent sous la palette du peintre – quatre recensés, un faux air de Van Gogh.

L’expérience n’aura pas de suite, tout comme la relation qui aurait pu s’établir avec Auguste Renoir, le grand maître impressionniste, lui aussi plus attiré par la femme que par le paysage. Rongé depuis plus de vingt ans par une douloureuse (et très invalidante) polyarthrite rhumatoïde, retiré à Cagnes-sur-Mer (Alpes-Maritimes), le septuagénaire travaille toujours. Ses ongles pénétrant dans la chair de ses paumes, des bandelettes de gaze talquées protègent ses mains (de là, la légende du pinceau attaché à sa main). L’infatigable artiste s’est quand même mis à la sculpture ! Il continue surtout de peindre ses femmes « à la Renoir », ostensiblement épanouies, à l’opposé des nus et des visages de Modigliani.

Il est temps de rentrer à Paris pour partager le succès de l’exposition organisée en Angleterre par Zborowski. Mais « Modi » n’aura pas le loisir de profiter de sa renommée. 24 janvier 1920 au soir, une méningite tuberculeuse finit par l’emporter, à 35 ans.

Un autre marchand d’art, Valenkoff, guettait la nouvelle, persuadé que la cote de l’artiste allait s’envoler post mortem. Il s’est précipité chez Jeanne pour lui acheter des toiles – il les enlève toutes une à une, pressé de payer à bas prix la pauvre et naïve Jeanne, ravie de vendre enfin des toiles de son amant incompris. Quand elle apprend sa mort, en état de choc, enceinte de leur deuxième enfant, elle se jette au milieu de la nuit par la fenêtre du cinquième étage de la maison de ses parents. Ils attendront 10 ans avant d’accepter que les corps des deux amants soient réunis au cimetière du Père-Lachaise.

« Il ne faut pas peindre ce qu’on voit, il faut peindre ce qu’on sent. La ligne du dessin doit toujours être un peu la ligne du cœur… prolongée. »

Amedeo MODIGLIANI (1884-1920), cité par Henri Jeanson, dialoguiste du film Modigliani, Montparnasse 19 (1958)

Montparnasse 19 (ou Les Amants de Montparnasse) est un film français en coproduction franco-italienne, réalisé par Jacques Becker. Il raconte les dernières années d’Amedeo Modigliani, depuis sa rencontre en 1917 avec sa dernière compagne, jusqu’à sa mort en 1920 à Montparnasse en pleine effervescence artistique. La passion de Jeanne pour son « Modi » lui fait supporter tous ses excès. L’alcool et la drogue, son amour démesuré pour son art et son refus de vendre ses œuvres à des fins commerciales le mènent inexorablement vers la déchéance et une fin tragique.

Gérard Philipe (1922-1959), éternel jeune premier, incarne idéalement le dandy fascinant, mort au même âge à quelques mois près ! Anouk Aimée est parfaite en Jeanne. Les dialogues de Jeanson ont été en partie coupés (d’où son refus d’être crédité parmi les auteurs) : le réalisateur remplaçant Max Ophuls décédé voulait plus de réalisme que de romantisme. Reste le personnage fidèle à sa « légende » d’artiste maudit : « Les souvenirs ? Des verres vides. On ne sait plus ce qu’ils contenaient, ni si on a bu avec plaisir ou dégoût, mais on est quand même soûl… »

Foujita (1886-1968), peintre japonais attiré par Paris en 1913, « Foufou » adopté par la bohème des Années folles, mais compromis dans la guerre du Japon, ce surdoué finira mystique.

« On me prédisait que je serais le premier peintre du Japon, mais c’était le premier peintre de Paris que je rêvais d’être. »33

FOUJITA (1886-1968), Fondation Foujita

À 14 ans, un dessin du jeune Japonais est distingué à l’Exposition universelle de Paris (1900) : cela renforce son désir d’être peintre ! Admis à l’École des Beaux-arts de Tokyo en 1905, inscrit dans la section « Peinture occidentale », il prend des cours de français le soir. Diplômé en 1910, il se distingue en présentant un autoportrait aux couleurs sourdes qui s’opposent aux enseignements reçus. Il montre déjà son intérêt pour la figure humaine et la figuration classique. Il participe au décor de l’Opéra impérial de Tokyo, mais rêve plus que jamais de se confronter à l’avant-garde parisienne, comme tant d’artistes de cette époque.

Avec l’accord de son père (général de l’armée impériale, médecin, ouvert aux idées progressistes et à l’Occident) et une généreuse pension, il découvre en 1913 la Ville lumière. Il rencontre aussitôt Picasso dans son atelier, derrière le cimetière du Montparnasse ! Le choc !!

« Je suis bien tombé au milieu des meilleurs. »

FOUJITA (1886-1968), cité par Jérôme Coignard, « Récit d’une vie : Léonard Foujita, artiste fou de dessin », Connaissance des Arts. Arts et Expositions, 27 novembre 2019

Les premiers mois de son séjour, le jeune ambitieux ne se précipite pas sur son pinceau. Trop âgé pour s’inscrire aux Beaux-Arts, il prend une carte de copiste au Louvre, arpente les salles, avide de tout découvrir, à commencer par l’art antique dont il apprécie le hiératisme et la stylisation. Il s’imprègne de l’atmosphère de la ville, dessine dans les cafés. Il s’imprègne aussi des œuvres occidentales et apprend en copiant. Il admire l’art naïf du Douanier Rousseau, honoré par Picasso deux ans avant sa mort en 1910. Il s’intéresse au cubisme, sans s’y attarder. On le rattache à « l’École de Paris », mais cela ne signifie pas grand-chose. Il dit aimer «  peindre à l’européenne avec des pinceaux japonais  » et lui seul saura le faire. Pour diverses raisons (et folies), ce serait un extraordinaire personnage de manga.

« Il prend conscience très rapidement qu’il lui faut repenser non seulement sa peinture, mais aussi sa culture, et se façonner un avenir soit en rupture, soit en conciliation. »

Anne Le DIBERDER (née dans les années 60) directrice de la maison-atelier Foujita, citée par Sylvie Buisson, éditrice du catalogue général de l’œuvre de Foujita

Ce sera la conciliation… Et la pratique de l’hybridation : tout un art dans l’art.

Rompu à la technique picturale occidentale enseignée à l’École des Beaux-arts de Tokyo, Foujita va élaborer une remarquable synthèse entre les traditions issues de son pays natal et l’art moderne européen en pleine émergence. Il sera très vite remarqué par de grands galeristes et marchands, ainsi que par ses pairs. Il fascine déjà avec son allure de dandy excentrique et ambigu… et ce n’est qu’un début.

« Aucun autre artiste japonais avant lui n’a osé transgresser les conventions de son pays. Les précieuses estampes nishiki-e l’enchantent au même titre que les madones du gothique et de la Renaissance. »

Sylvie BUISSON (née en 1947), éditrice du catalogue général de l’œuvre de Foujita à qui le musée Maillol rend hommage en 2018

Elle s’est consacrée à l’étude et l’expertise des œuvres signées du plus japonais des artistes modernes français, universellement reconnu et surnommé Foufou par les connaisseurs. Attirée par le Japon lors de ses études d’Histoire de l’art et des techniques, elle rencontre le peintre et « trésor national » vivant Keisuke Serizawa : il lui dit son admiration pour Foujita et lui suggère d’écrire sur cet artiste méconnu du plus grand nombre.

« Le plus japonais des Parisiens et le plus parisien des Japonais. »

FOUJITA (1886-1968) se décrivant lui-même, cité par Sylvie Buisson, Foujita, le maître japonais de Montparnasse (2004)

Cela s’entend à deux niveaux : l’œuvre et l’homme, l’essentiel et l’apparence. L’art de Foujita sera de réunir les deux, avec une originalité absolue. Aucun autre artiste peintre n’y parviendra aussi vite et bien. Trop vite et trop bien sans doute… L’autoportrait occupe une place de choix dans la construction de son identité artistique.

« Il ne ressemble à personne, même pas à un autre Japonais. Sa frange noire, ses lunettes de myope, ses costumes étranges qu’il confectionne dans le tissu des rideaux et des corsets, ses bijoux trop voyants qui pendent à son cou et à ses oreilles comme ceux des gitans effraient… Et que dire de la montre-bracelet qu’il s’est tatouée lui-même au poignet ! »

Sylvie BUISSON (née en 1947), Foujita : peindre dans les années folles (2018)

Sans oublier le Chat ! Les chats de sa vie, petits félins mystérieux et têtus comme lui, omniprésents dans sa vie et son œuvre, toujours admirables à ses yeux.

« Ils n’abandonnent jamais. Ils sont prêts à tout pour obtenir ce qu’ils veulent. Ils ont des manières passionnées de tigre si on les provoque. Ils ont cette grâce, cette mystérieuse langueur, ces mouvements magnifiques. Ils ne sont jamais pressés, jamais anguleux. Ils se meuvent en douceur, lentement, tout en courbes et en déliés. »

FOUJITA (1886-1968) parlant des chats, cité par Sylvie Buisson, Léonard-Tsuguharu Foujita, tome 1 (1987)

Foujita a multiplié ses autoportraits au chat, cet animal étant son double. Il se représente volontiers assis à une table basse et prêt à dessiner. Le chat pose et s’impose ailleurs et autrement, dans tous ses états, joueur ou dormeur, câlin et malin, preuve qu’il les a beaucoup aimés, bien observés et quotidiennement fréquentés. Les femmes aussi… Ses Nus concurrencent les Chats dans l’œuvre et la vie et de Foujita. Son éclectisme et sa passion de peindre se reflètent également dans ses portraits d’enfants, surtout des fillettes, souvent accompagnées de chats ou d’oiseaux, d’autres animaux, des paysages et des natures mortes, notamment ses bouquets de fleurs. Des sujets religieux existent, Maternité, Vierge et enfant ou Mère et enfant, Madones. En attendant sa (dernière) période mystique.

« Le chef-d’œuvre ne se produisant que rarement, je pris la ferme résolution d’essayer de laisser des milliers d’œuvres. »

FOUJITA (1886-1968), cité par Vincent Remy, « Qui était vraiment Foujita, grand peintre japonais des années folles ? » Télérama, 27 novembre 2018

1914. Foujita décide de rester en France pendant la Grande Guerre. Après s’être engagé comme infirmier de la Croix-Rouge, il tombe éperdument amoureux de Fernande Barrey, peintre et modèle. Il l’épouse treize jours plus tard. Le couple ne survivra pas aux aventures extraconjugales et parfois homosexuelles des deux partenaires.

Invité à Cagnes-sur-Mer pour travailler et échapper aux bombes allemandes, son art s’épanouit enfin sur la Côte d’Azur ! Le 1er juin 1917, il expose pour la première fois une centaine d’œuvres, des aquarelles, à la galerie de Georges Chéron, marchand de ses amis Modigliani Soutine. C’est un triomphe. Picasso vient dès le premier jour et reste plusieurs heures ! Chéron lui demande de produire deux aquarelles par jour. Cela tombe bien… il a donc décidé de « laisser des milliers d’œuvres » – quelque 6 000 authentifiées. Les faux se multiplieront avec la cote qui s’affole sur le marché de l’art - 50 000 à 2 000 000 euros pour une peinture en 2024.

Après la Grande Guerre, à la réouverture du Grand Palais au printemps 1919 et surtout au Salon d’automne, Foujita expose au milieu des grands de la peinture française. Les Années folles battent leur plein. Paris veut oublier la guerre et refuse de voir la montée des périls. Les « Montparnos » vivent une euphorie sans précédent… Une anecdote entre mille, à propos d’une autre originale qui sert de modèle à Foujita et va contribuer à son succès.

« Quand elle a quitté son manteau, elle était absolument nue […]. Elle prend ma place devant le chevalet, me demande de ne pas bouger et tranquillement commence à dessiner mon portrait. Elle m’a demandé de l’argent de sa pose et triomphalement est partie, son croquis sous le bras. Trois minutes après, au café du Dôme, un riche collectionneur lui avait acheté un prix fou ce croquis. »

FOUJITA (1886-1968), préface pour Souvenirs, cité par Wikipédia

Elle, c’est Kiki de Montparnasse (1901-1953), rencontrée à 16 ans et déjà délurée, « Reine de Montparnasse » avant une déchéance précoce. Muse et amante d’artistes célèbres - Modigliani, Soutine, Kisling, Man Ray le peintre et phonographe américain naturalisé français devenu son fidèle compagnon. Elle sera aussi chanteuse, danseuse, gérante de cabaret, artiste peintre et actrice de cinéma.

Autre rencontre, Lucie Badoud n’a pas 20 ans quand Foujita l’aborde à la Rotonde, en 1922. Pour son anniversaire, il lui offre une décapotable - le bouchon de radiateur est un bronze de Rodin plus coûteux que la voiture. Sa blancheur de peau inspire à Foujita le prénom de Youki, « neige » en japonais. Devenue son modèle et sa femme (après Fernande qui l’a ouvertement trompé avec son cousin le peintre Koyanagi), il n’a de cesse de l’observer, la peindre, la photographier.

Elle lui inspire ses plus beaux Nus, selon un processus créatif étonnant. Foujita s’imprègne de la pose, élabore un dessin préparatoire, jamais retouché. Sur la toile et en son absence, le modèle « est réduit à son âme, à un réseau de lignes d’une sensibilité extrême, porteuses de vie ». Pour l’artiste, l’essence du modèle est dans le trait : « Le trait est vivant. Et l’intervalle qui s’installe dans l’entre-deux, le vide que les lignes ménagent entre elles, est un élément constituant du trait et de l’œuvre. Il s’agit du « ma », concept esthétique qui régit l’art japonais depuis toujours et auquel Foujita ne déroge jamais. » (Vincent Rémy, « Qui était vraiment Foujita, grand peintre japonais des années folles ? » Télérama, 27 novembre 2018). Il s’en explique, revendiquant sa différence.

« La plupart des artistes, comme Matisse, Braque, peignaient avec une brosse large. Contrairement à eux, je me suis mis à peindre avec un pinceau fin. Tout le monde utilisait beaucoup de couleurs superbes. Mais j’ai cherché à peindre légèrement, et en noir et blanc. »

FOUJITA (1886-1968), Fondation Foujita

Désireux de « représenter la qualité de la matière la plus belle qui soit, celle de la peau humaine », il s’est approprié un genre absent de la peinture japonaise, le Nu. Il peint désormais à l’huile. Sa technique sur toile est unique. Son atelier est un espace de travail solitaire : « Jaloux de ses secrets, en particulier de ses fonds blancs, il laisse peu de personnes s’approcher » (Anne Le Diberder). On finit par savoir qu’il applique en glacis un mélange d’huile de lin, de blanc de plomb ou de Meudon et de silicate de magnésium. Cette technique inédite en Occident confère à sa matière une rare opalescence. Il travaille ses fonds en dernier, entourant le trait d’une auréole grise qui fait ressortir et vibrer les corps.

Son style et son originalité ont séduit le Tout-Paris des Années Folles et ses amis de Montparnasse. Cet univers artistique et intime représente désormais une conjugaison réussie entre Orient et Occident, faisant de lui un personnage emblématique dans la relation d’amitié entre la France et le Japon. Artiste aux multiples facettes, il incarne tour à tour l’image du peintre perfectionniste, du photographe ouvert au monde, du styliste-dandy extravagant et de l’artisan magicien du quotidien.

« Il se met en scène dans son œuvre, mais aussi dans sa vie, au risque d’être pris à son propre jeu et d’y être pour ainsi dire claquemuré. »

Anne Le DIBERDER (née dans les années 60), historienne d’art, conservatrice et directrice de la Maison-Atelier Foujita à Villiers-le-Bâcle (Essonne), à propos de l’exposition Foujita, Télérama 27 novembre 2018

« Foufou » s’est composé un personnage au look inimitable et mémorable : avec sa coupe au bol et sa frange, sa fine moustache et ses grosses lunettes rondes cerclées de noir, il ressemble à un acteur fardé de blanc du théâtre Kabuki. Il déambule aussi en tunique grecque dans les rues de Montparnasse, il apparait dans les bals costumés en coolie quasiment nu, portant sur son dos sa compagne Youki dans une cage à oiseau. M. « Champs de Glycine » est de toutes les fêtes, tous les délires. Mais sans jamais être ivre ni se coucher après minuit, contrairement à ses nombreux amis Modigliani, Soutine, Kisling, Pascin…

Il gardera jusqu’à 81 ans sa silhouette, sa discipline de vie et son énergie créatrice, mais l’image initialement constructive peut se retourner contre lui.

« Progressivement, aux yeux du public, des critiques et du milieu artistique, l’image de dandy va prendre le pas sur sa peinture. »

Anne Le DIBERDER (née dans les années 60), Visite privée de l’exposition Foujita au musée Maillol, Le Point, 12 mars 2018

Il faut pourtant rétablir la vérité de l’Artiste au-delà du dandy. Derrière l’oiseau de nuit maniéré aux tenues extravagantes et le noceur invétéré se cache un travailleur acharné qui laissera derrière lui une œuvre considérable où domine le fameux trait, sa marque de fabrique.

« J’ai étudié toutes les sortes de lignes que l’homme avait tracées : les premiers dessins de l’humanité, les peintures d’enfants, les lignes de l’art primitif des Nègres, les lignes tracées par les fous, les criminels, les dessins des peintres contemporains et même les lignes de style nouveau dans un état hors du bons sens, produites artificiellement sous l’effet de médicaments. Je me suis promis de tracer des lignes meilleures que tout cela. »

FOUJITA (1886-1968), cité par Sylvie Buisson, Léonard-Tsuguharu Foujita, tome 1 (1987)

Il en témoigne avec ce mélange de passion et de minutie propre à l’artiste qu’il est, littéralement unique en son genre et reconnu comme tel aujourd’hui sur le marché de l’art – au passage, il incrimine le mélange de drogues et d’alcool fatal à l’art et aux artistes de son temps. Picasso eut la même attitude et les deux hommes s’admiraient pour de bonnes raisons.

En 1925, nommé chevalier de la Légion d’honneur, c’est l’un des artistes qui gagnent le plus d’argent. Envié et inconscient de l’ampleur de sa réussite, un lourd redressement fiscal en 1928 va bouleverser sa vie. Il divorce de Fernande pour épouser Youki. Mais les commandes se raréfient. Pour vendre ses œuvres, alors que la Crise de 1929 touche l’Occident, il retourne à Tokyo après dix-sept ans d’absence. Il doit quand même diminuer son train de vie, vendre maison et voiture… et il perd Youki, follement éprise de Robert Desnos. Après avoir tenté l’expérience d’une vie à trois, Foujita ne voit qu’une issue possible, quitter Paris.

Il part fin 1931 avec son modèle, danseuse au Casino de Paris, Madeleine Lequeux, dite Mady Dormans, pour un voyage de deux ans en Amérique latine. Elle l’aide à surmonter ses déboires et leurs découvertes - Brésil, Argentine, Colombie, Pérou, Mexique et Californie - lui redonnent goût à la vie et à la peinture. Célèbre pour son look, se présentant comme citoyen du monde, il séduit avec sa gentillesse et son humour. Il aime observer les gens dans leur diversité et leur vie quotidienne, pour les saisir dans leur singulière humanité.

Le couple vit du fruit des expositions et arrive à Tokyo en novembre 1933. Accueilli en vedette, Foujita organise à la galerie Nichido une série d’expositions et réalise de grandes peintures murales. Mais en juin 1936, Madeleine meurt d’une overdose à Tokyo… Une jeune Japonaise, Kimiyo Horiuchi, lui apporte le réconfort. Elle sera sa dernière femme. Bref retour à Paris, jusqu’à l’arrivée des Allemands en mai 1940. Rattrapé par l’Histoire, sa vie bascule à nouveau.

« Figure de proue des peintres de guerre, il n’avait jamais manifesté le plus petit doute, même en privé, quant à la justesse de la cause impériale. »

Jean-Louis MARGOLIN (né en 1952), L’Armée de l’empereur : Violence et crimes du Japon en guerre 1937-1945 (2007)

Une organisation japonaise précise en 1946 que Foujita « collabora de la façon la plus active et la plus énergique avec l’armée au travers de son travail artistique. S’investit par écrit dans la propagande militariste. Voix écoutée dans le monde de l’art, comme dans la société, il eut un rôle important dans les mouvements militaristes et une influence extrêmement forte sur l’ensemble du peuple. » Cela ne l’empêcha pas d’être, dès 1945, « le principal collaborateur des Américains dans le domaine de l’art […] de rassembler pour eux des peintures de guerre, sans se priver au passage de placer certains de ses propres tableaux dans les meilleures collections américaines. »

Cette mission fait basculer Foujita du statut de héros à traître et collaborateur. Cette remise en cause est ressentie comme une terrible injustice. Désirant quitter le Japon pour toujours, il obtient un visa auprès des États-Unis en mars 1949. Protégé par le général MacArthur, il rappelle qu’un peintre ne doit s’occuper que de peinture. Seuls « la paix et le beau véritable » doivent être recherchés avec obstination. Il réaffirmera cette nouvelle foi artistique.

« Seule la force de l’art dépasse les barrières de langue et de croyance, elle dépasse les frontières et œuvre pour la paix. »

FOUJITA (1886-1968), cité par Sylvie Buisson, « Léonard Foujita, sa vie, son œuvre », Union française des Experts en objets d’art, ufe-experts.fr

Cette vision de la place de l’artiste dans la société annonce une rupture dans son parcours. Le 14 février 1950, il retrouve Paris et s’installe avec Kimiyo à Montparnasse, renouant avec ses anciens marchands. Il repart à zéro, mais il mène désormais une vie calme, laborieuse, sereine et retirée du monde.

En 1955, il obtient la nationalité française. Il se convertit au catholicisme en 1959, après une illumination mystique en visitant la basilique Saint-Rémi à Reims. Il prend le prénom baptismal de « Léonard » : en l’honneur du bienheureux Léonard Kimura, l’un des martyrs du Japon… ou de l’amour qu’il voue depuis toujours à l’art de Léonard de Vinci. Les deux versions alternent, dans l’abondante littérature le concernant.

Il achète en 1960 une petite maison dans la vallée de Chevreuse, aspirant à une retraite mystique et artistique avec sa femme, ne recevant que de très bons et vieux amis. En 1964, il décide de bâtir et décorer une chapelle à Reims : la chapelle Notre-Dame-de-la-Paix, dite chapelle Foujita, C’est son dernier grand chantier. Mort à Zurich, il repose depuis 2003 dans la chapelle à son nom, auprès du corps de sa dernière épouse qui l’a rejoint en 2009.

« Le destin de Foujita était de naître Japonais et de mourir Français… Le destin de son art est d’être, pour la postérité, ce trait d’union parfait entre l’art de l’Orient et celui de l’Occident. »

Sylvie BUISSON (née en 1947), Léonard-Tsuguharu Foujita, tome 1 (1987)

Laissons le mot de la fin à cette admiratrice éclairée de l’œuvre d’un des artistes les plus originaux en raison de sa double nature.

Robert Schuman (1886-1963), luxembourgeois, homme d’État français et père fondateur de la construction européenne (« Plan Schuman »), sauvé de l’indignité nationale par de Gaulle en 1945 et en voie de béatification par le pape François en 2021.

Ne pas confondre avec Robert Schumann (1810-1856), compositeur allemand, et Maurice Schumann (1911-1998), ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères.

« Que soit vidé sur-le-champ ce produit de Vichy ! »34

André DIETHELM (1896-1954), ministre de la Guerre en 1944, premier gouvernement de Gaulle à la Libération

Résistant rallié au général et à la France libre pendant la Seconde guerre mondiale, il parle en ces termes de Robert Schuman pris dans une situation absurde, au terme d’un itinéraire bouleversé par deux guerres.

Orphelin à 24 ans, il songe au sacerdoce avant d’y renoncer sur le conseil de son meilleur ami : « Aujourd’hui, nous avons besoin de saints en costume. » Mais il restera un militant et fervent catholique, selon les témoignages de tous ceux qui l’ont approché. À 26 ans, en juin 1912, il ouvre un cabinet d’avocat à Metz. Il connaît mal la France d’avant-guerre, se définissant comme un « cosmopolite » ou un « indifférent comme il y en a beaucoup dans nos pays frontières, où le sang se mélange et les caractères nationaux se confondent. »

En 1914, il est choqué par une guerre qu’il ne fait pas - réformé en 1908 pour raisons médicales, dispensé de service militaire, incorporé dans le service auxiliaire et affecté à une unité non combattante, il remplit des fonctions de soldat-secrétaire pendant un an. Après avoir quitté l’uniforme, surnuméraire balloté par les autorités allemandes, embusqué discret, frappé par les horreurs de cette Grande Guerre, sa seule obsession est de préserver les valeurs essentielles, car dans ce « tourbillon d’égoïsme et d’instincts primaires… on s’accroche aux Bons ».

Après la guerre, sa formation de juriste et sa connaissance de la langue française font de lui un des rares Lorrains capables de participer à la délicate réintégration de l’Alsace-Moselle dans l’ensemble français. Élu à 33 ans député de la Moselle dès 1919, il représentera ce département ou la circonscription de Thionville pendant toute sa carrière.

Très actif parlementaire de l’entre-deux-guerres, ardent défenseur de la justice sociale et du maintien du Concordat (exception à la laïcité de 1905, séparation des Églises et de l’État), il est appelé au gouvernement aux heures tragiques : sous-secrétaire d› État aux réfugiés dans le gouvernement Paul Reynaud du 21 mars 1940. Après l’offensive allemande du 10 mai, il estime qu’il « faut mettre bas les armes ». Confirmé à son poste, il est du premier gouvernement Pétain et vote pour les pleins pouvoirs au maréchal, le 10 juillet. Mais il refuse de participer à son second gouvernement et retourne à Metz. Emprisonné par les nazis le 14 septembre, placé en résidence surveillée dans le Palatinat en avril 1941, il s’évade en août 1942, passe quelques jours réfugié dans des couvents et des monastères (comme la trappe de Notre-Dame des Neiges) et gagne la zone libre. Quand les Allemands décident de l’envahir en novembre (surnommée alors Zone sud), il entre dans la clandestinité.

En septembre 1944, le général De Lattre de Tassigny qui progresse vers l’Alsace avec la Première Armée Française le choisit comme conseiller politique expérimenté dans les affaires d’Alsace-Lorraine. Mais trois semaines plus tard, le ministre de la Guerre, André Diethelm, exige que « soit vidé sur-le-champ ce produit de Vichy »…

Metz libérée accueille avec enthousiasme son ancien député, il n’en est pas moins considéré comme « indigne » et « inéligible ». Ses amis mosellans le font siéger au Comité départemental de libération où cet homme sensible et juste s’emploie à modérer l’épuration. Soucieux de reprendre des responsabilités politiques, il finit par écrire au général de Gaulle le 24 juillet 1945 : affaire classée sur son intervention personnelle. Un non-lieu est prononcé par la commission de la Haute Cour début septembre : il peut reprendre sa place dans la vie politique.

« La vie sans responsabilité politique est certes plus facile, surtout dans le désarroi actuel. Mais nul n’a le droit de se dérober, moins que jamais. Ma santé est bonne, malgré des accès de lassitude qui ne sont pas toujours suffisamment expliqués par l’effort que je fais. Mais j’espère pouvoir faire face à toutes les exigences raisonnables. Je m’en remets pour cela à la Providence. »

Robert SCHUMAN (1886-1963), texte cité (entre autres) par Jeunes Cathos, Le Portail des Jeunes de l’Église catholique

Son collaborateur et ami Jean Monnet intervient au bon moment dans son parcours : fonctionnaire international français, banquier international, promoteur de l’atlantisme et du libre-échange et visionnaire du XXe siècle, il défend le principe de supranationalité dans une Europe traumatisée par deux guerres successives. Il lui fait part de l’urgente nécessité pour la France de se faire un allié de l’Allemagne et rédige un projet de fédération européenne. Schuman est l’homme de la situation pour le faire passer !

« L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord des solidarités de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée. L’action entreprise doit toucher au premier chef la France et l’Allemagne. »

Robert SCHUMAN (1886-1963), ministre des Affaires étrangère, Déclaration du 9 mai 1950

Il fait accepter le projet en un temps record par les ministres des Affaires économiques du Royaume-Uni, des trois pays du Benelux et de l’Italie réunis dans le plus grand secret à Paris le 8 mai 1950 ; par Konrad Adenauer auprès de qui Schuman a dépêché un émissaire spécial et par le gouvernement Bidault en Conseil des ministres, le 9 mai – devenu depuis la « Journée de l’Europe ». 

Il concrétise l’initiative en proposant de placer la production franco-allemande du charbon et de l’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe. Suivi de rencontres discrètes (comme à Luxeuil-les-Bains en juillet 1950), le « plan Schuman » entraîne la signature du traité de Paris (18 avril 1951) créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) à l’origine de l’Union européenne : « une grande stratégie à petits pas ».

Pèlerin de la paix et de la détente en Europe, Robert Schuman, président du Mouvement européen, est élu par acclamation premier président du nouveau Parlement européen en 1958. En 1959, frappé par les premiers symptômes d’une sclérose cérébrale, il renonce à ses engagements.

« Être contemplatif en action, compétent, rayonner de l’espérance de la foi, ne pas se décourager par la bureaucratie européenne et les défis de ce projet à 27, être personnaliste, avoir le respect absolu de la dignité humaine et promouvoir la culture de solidarité et de dialogue. »

Diocèse de Namur, « Modèle du politique en voie de sainteté, Robert Schuman incarne les caractéristiques de l’humaniste chrétien ». 30 avril 2024

Déjà qualifié par Paul VI de « pionnier infatigable de l’Europe unie », le pape François a fait de Robert Schuman un « vénérable de l’Église », rappelant le « saint en costume » appelé de ses vœux par son meilleur ami le dissuadant d’entrer en religion. En juin 2021, il reconnait par un décret ses vertus héroïques, ouvrant la voie à la béatification de ce réconciliateur de la France et de l’Allemagne. Lors de nombreuses interventions publiques, ce Pape voyageur a répété son souhait de voir l’esprit de la « Déclaration Schuman » inspirer ceux qui ont la responsabilité de l’Union européenne actuelle.

Rappelons que le monument dévoilé le 20 octobre 2012 « Hommage aux Pères fondateurs de l’Europe » devant la maison de Robert Schuman à Scy-Chazelles (département de la Moselle) donne à voir les quatre fondateurs de l’Europe : Robert Schuman, Jean Monnet, Alcide De Gasperi (fondateur de la Démocratie italienne) et Konrad Adenauer (premier chancelier de la nouvelle République fédérale d’Allemagne de 1949 à 1963).

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