Le suicide de Vatel en 1671, un fait divers au siècle de Louis XIV à l’origine de la légende du premier « grand cuisinier » de l’Histoire !
« Vatel, le grand Vatel, maître d’hôtel de M. Fouquet, qui l’était présentement de M. le Prince [Condé], cet homme d’une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de contenir tout le soin d’un État… »1
Marquise de SÉVIGNÉ (1626-1696), A Paris, ce dimanche 26e avril 1671. Lettres (1696)
Quelque 1 500 lettres nous restent de la talentueuse commère, d’où une savoureuse chronique du temps : la guerre y figure au même titre que le procès de son ami Fouquet, les potins de la cour ou les grandes créations théâtrales. Son humour fait toujours sourire.
Dans le cas de Vatel, il s’agit pourtant d’un drame, rapporté les vendredi 24 et dimanche 26 avril 1671. Ses deux lettres vont assurer la célébrité posthume d’un personnage très représentatif du siècle de Louis XIV, associé aux deux grands noms qu’il a servis, Fouquet et Condé, tombés en disgrâce et déshonorés en des circonstances historiques bien différentes.
François Vatel (1631-1671) est fils de laboureur, né à Tournai (Belgique) ou selon d’autres sources dans la Somme, près de Péronne… À 15 ans, on le retrouve apprenti chez un pâtissier-traiteur. À 22 ans, il est engagé par le maître d’hôtel de Fouquet comme « écuyer de cuisine », au château de Vaux-le-Vicomte en cours de construction. Doué pour l’organisation comme le précise Mme de Sévigné, Vatel devient très jeune maître d’hôtel et ami du maître des lieux. Belle promotion sociale !
Mais quelques années plus tard, il va vivre avec Fouquet un premier drame réellement historique. Il en sera marqué toute sa vie.
« Quo non ascendet ? »
« Jusqu’où ne montera-t-il pas ? »858Nicolas FOUQUET (1615-1680), devise figurant dans ses armes, sous un écureuil
Fils d’un conseiller au Parlement, vicomte de Vaux, enrichi par le commerce avec le Canada, Fouquet achète la charge de procureur général au Parlement de Paris, devient ami de Mazarin le Premier ministre, surintendant des Finances, s’enrichit encore, se paie le marquisat de Belle-Isle, y établit une force militaire personnelle et même des fortifications ! Au château de Vaux-le-Vicomte, il mécène les plus prestigieux artistes du temps : La Fontaine, Molière, Lully, Poussin, Le Vau, Le Brun.
17 août 1661, Fouquet invite le nouveau roi alors âgé de 23 ans, la reine mère Anne d’Autriche et toute la cour – quelque 600 courtisans. « C’est un événement très joyeux, c’est la fête où il faut être, à laquelle il faut être invité, et d’ailleurs, vous savez que vous êtes en disgrâce si vous n’avez pas reçu de carton d’invitation » explique l’historien Maxime Patte, enseignant et chroniqueur audiovisuel.
Chef du protocole à 20 ans, encore timide, mais déjà doué, chargé d’organiser des agapes « éblouissantes », Vatel met en scène une fête grandiose avec un dîner de 80 tables, 30 buffets et cinq services de faisans, cailles, ortolans, perdrix… Vaisselle en or massif pour les hôtes d’honneur et en argent pour le reste de la cour. Vingt-quatre violons jouent Lully, surintendant de la Musique du Roi. Molière et Lully donnent Les Fâcheux, comédie-ballet composée pour la circonstance. Mais trop, c’est trop…
« Ah ! Madame, est-ce que nous ne ferons pas rendre gorge à tous ces gens-là ? »2
LOUIS XIV ( 1638-1715) à sa mère, cité par l’abbé de Choisy, témoin. Mémoires pour servir à l’Histoire de Louis XIV (posthume, 1727)
Au moment où un feu d’artifice illumine le ciel au-dessus du château, ivre de rage, il aura ces mots. Il veut faire arrêter sur-le-champ le surintendant et les responsables de cette débauche financière qui fait de l’ombre au Roi Soleil. Sa mère réussit à l’en dissuader.
Financièrement exsangue, le roi a dû faire fondre sa vaisselle d’or pour renflouer les caisses du Royaume englué dans la guerre de Trente Ans. Il est blessé dans son orgueil de jeune souverain : ce faste dépasse celui de sa cour à Fontainebleau (pendant les travaux d’extension de Versailles). Après le feu d’artifice tiré au-dessus du château, le roi refuse la chambre préparée par son hôte et retourne chez lui.
Il charge Colbert, principal ministre d’État, financier expert et jaloux du surintendant, de prouver la malversation de Fouquet. Après trois semaines d’enquête, de perquisitions, et une campagne de dénigrement, le roi fait arrêter son surintendant par un certain D’Artagnan à Nantes, le 5 septembre 1661. Premier coup de théâtre du règne. Après trois ans de procédure, Fouquet finira ses jours dans la forteresse de Pignerol – éventuel « masque de fer ».
Vatel, ignorant l’intention royale de reprendre le personnel du château de Vaux-le-Vicomte pour Versailles, s’est enfui en Angleterre de peur d’être emprisonné à son tour. Deux ans d’exil… Il rencontre Jean Hérault de Gourville, gestionnaire, financier, ex-ami de Fouquet qui convainc « le Grand Condé » d’engager Vatel pour son château de Chantilly. Mais le Prince revient de loin… Son destin a basculé lors de la Fronde.
« J’ai assez de la guerre des pots de chambre. »791
Louis II de Bourbon-Condé, dit le Grand CONDÉ (1621-1686), été 1651. Histoire de France au dix-septième siècle, Richelieu et la Fronde (1858), Jules Michelet
Chargé à 21 ans du commandement des armées du Nord, le quatrième prince de Condé remporta l’éclatante victoire de Rocroi (1643) qui anéantit l’armée espagnole des Pays-Bas, empêchant l’invasion menaçante par les Ardennes. Le voilà célèbre dans toute l’Europe ! Il s’est battu ensuite pour la régente Anne d’Autriche et le petit roi, mais il changea de camp par haine de Mazarin, ce qui lui valut un an de prison. Libéré, il prit la tête de la Fronde des princes au printemps 1651, mais il est bientôt las des manières courtisanes – il faut « tenir le pot de chambre » aux gens influents.
Impopulaire auprès du peuple, se montrant toujours très au-dessus des autres hommes, fâché avec tout le monde, il va mener sa propre Fronde. L’anarchie dépasse l’imaginable ! Le bouillant vainqueur de Rocroi, entre autres titres gouverneur de Guyenne, prend les armes en septembre 1651, s’agite comme un furieux pour soulever sa province, lève des troupes dans le Midi… et conclut une alliance avec le roi Philippe IV d’Espagne, combattant alors contre l’armée française ! Le voilà traître à la patrie.
Prince du sang français, cousin de Louis XIV, il est finalement autorisé par le roi à rentrer en France et à récupérer ses biens en 1660. Mais il reste en semi-disgrâce : aucun emploi public ne lui est proposé. D’où sa retraite (dorée) dans son château de Chantilly, à 40 km au nord de Paris (aujourd’hui Hauts de France).
Vatel, lui aussi malmené par l’Histoire et recommandé par leur ami commun, le baron de Gourville, se retrouve au service du Grand Condé après avoir fait ses preuves chez Fouquet et loué entre-temps ses services dans diverses maisons pour des évènements exceptionnels. Cette seconde promotion finira par un drame personnel.
« Vatel sait y faire : suivre la répétition d’un opéra, agencer un festin de vingt-cinq tables, orner un salon de jonquilles en plein hiver, créer fontaines et jeux d’eau à en éblouir le roi, concevoir des feux d’artifice sont de ses talents. Derrière l’homme des fêtes, il y a aussi l’administrateur qui gère bâtiments, personnel, équipement, haras… »
Dominique MICHEL (née en 1932), Vatel et la naissance de la gastronomie (1999)
Notons au passage que contrairement à l’opinion courante et à de nombreux sites numériques, Vatel ne doit pas figurer en tête des grands chefs cuisiniers de l’histoire, à l’origine de la fameuse gastronomie française ! Ce « cuisinier de génie » n’a jamais été aux fourneaux. Moins connu, Antonin Carême (son vrai nom) méritera ce titre sous la Restauration, associé à son maître et ami, Talleyrand.
Vatel lui-même ne s’attribue qu’une seule invention, la crème Chantilly… Et c’est faux ! Vraisemblablement d’origine italienne, elle existait déjà sous Catherine de Médicis, la reine ayant apporté à la cour de France son raffinement et sa douceur de vivre florentine. Notre pseudo-cuisinier s’est contenté de ressusciter cette crème et de la sublimer : battue avec des branchettes de buis ou d’osier, baptisée au nom du prestigieux château de Chantilly où il se retrouve, au service du Prince de Condé.
Cuisine mise à part, le « grand Vatel » cher à la marquise de Sévigné avait tous les autres talents de metteur en scène et d’organisateur, en ce siècle où tout est spectacle, à la cour du roi mais aussi dans l’aristocratie qui prend exemple sur lui… au risque parfois de le surpasser – Fouquet étant l’exemple le plus célèbre.
En 1663, François Vatel est promu « contrôleur général de la Bouche » du prince de Condé, autrement dit chargé de l’organisation, des achats, du ravitaillement et de tout ce qui concernait « la bouche » au château. Ce n’était pas une mince affaire et cela inspirera un petit bijou théâtral au XIXe siècle où la gourmandise prévaut sur toutes les (bonnes) tables bourgeoises.
« Messieurs, chef, sous-chef, aides, marmitons, tourne-broches, gâte-sauces, vous avez travaillé hier toute la journée, vous avez passé la nuit sur vos fourneaux… »
Eugène SCRIBE (1791-1861) et Édouard-Joseph-Ennemond MAZÈRES (1796-1866), Vatel ou Le Petit-fils d’un grand homme (1825). Comédie-vaudeville en un acte
Cette comédie (co)signée du maître du genre met en scène le fils (supposé) de Vatel, maître d’hôtel comme son père, pareillement imbu de son métier, conscient de sa valeur et de ses responsabilités face à tous ses collaborateurs au travail, et César Vatel, petit-fils de l’illustre aïeul. Elle insiste avec humour sur le côté théâtral de cet acteur principal dans la gastronomie française toujours spectaculaire, vivant à plein temps son métier, théoriquement incompatible avec une vie privée en général et l’amour en particulier. Dans la réalité, c’est un fait : on ne connaît pas de vie privée à Vatel ! Ni femme, ni enfant, pas même un petit bâtard ou une maîtresse cachée.
Le Grand Vatel va réellement entrer dans l’Histoire à 40 ans, lors des fêtes de Chantilly, 23 au 25 avril 1671. Et permettre à Condé de rentrer définitivement en grâce.
Après des années de patience, le Grand Condé, le héros de Rocroi a enfin la satisfaction de recevoir son cousin le roi et toute la cour dans son superbe château de Chantilly, au nord de Paris. Le prince de Condé avait été pardonné officiellement en 1659, mais son entente avec le roi restait fragile : « Louis XIV a l’orgueil farouche et il ne pardonne pas si facilement. Avec cette réception, le Grand Condé veut revenir dans la famille, aller plus loin dans la réconciliation » précise l’historien Maxime Patte.
Coût de la fête : 50 000 écus d’or. Somme considérable, qu’on peut estimer aujourd’hui à 50 000 €. Condé se serait endetté à l’occasion, mais c’est une forme d’investissement : il pourrait ensuite « louer » son armée au roi dans la guerre qu’il prépare contre la Hollande. Les enjeux politiques de cette réception sont évidents – comme jadis dans le cas de Fouquet. On n’a pas le droit à l’erreur… C’est dire la responsabilité de Vatel ! Et cela explique la suite de l’histoire qui se joue en deux jours et deux nuits d’avril 1671, contés par la marquise de Sévigné toujours bien informée dans ce genre de faits divers.
« Monsieur, je ne survivrai pas à cet affront-ci, j’ai de l’honneur et de la réputation à perdre. »3
François VATEL (1631-1671) à Jean Hérault de Gourville, avril 1671. Cité par Mme de Sévigné, Lettres (1696)
Tout avait bien commencé comme prévu, quoique… « Le Roi arriva le jeudi au soir ; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa ; il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners où l’on ne s’était point attendu ; cela saisit Vatel… »
Vatel qui veille à tout se sent responsable – mais pour l’heure pas coupable. Quelque 75 invités de la dernière heure se sont présentés, exigeant une table de plus… Il s’en ouvre au baron de Gourville, vieil ami du maître de maison et devenu son intendant deux ans plus tôt. C’est un homme très considéré, presque sur un pied d’égalité avec Condé, Boileau, la marquise de Sévigné et le duc de La Rochefoucauld – marié secrètement à l’une de ses trois filles. Cas alors assez rare d’une ascension sociale à partir d’une origine très modeste.
En tant qu’intendant, Gourville s’occupe des finances de la maison de Condé, de la gestion et de l’embellissement des jardins du château… et du budget considérable alloué à cette réception royale – 50 000 écus d’or.
Vatel se sent d’autant plus responsable de son bon déroulement, d’où ces mots à Gourville qui se moque gentiment de lui, inconscient de la gravité de la situation, vue par Vatel. Qui répéta : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » C’était déjà annoncer le drame possible… Il en donna la raison toute simple, il n’avait eu que deux semaines pour tout organiser, il se retrouvait alors contraint d’avouer et de déléguer…
« La tête me tourne ; il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres. »
François VATEL (1631-1671) à Jean Hérault de Gourville, avril 1671. Cité par Mme de Sévigné, Lettres (1696)
« Gourville le soulagea en ce qu’il put. Ce rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes [invités de la dernière table], lui revenait toujours à l’esprit. Gourville le dit à M. le Prince. » Entre amis, cela se fait aisément.
Le Grand Condé avait lui-même traversé des évènements autrement plus tragiques et s’était perdu auprès du roi, avant de retrouver sa confiance, d’où ces trois jours et trois nuits de fête et de réconciliation.
Malgré son caractère réputé peu amène, le Prince réagit en toute humanité vis-à-vis du maître d’hôtel devenu lui aussi un ami proche, depuis l’exil partagé. D’après Nicole Garnier (chargée du Musée Condé au château de Chantilly), « c’est vraiment l’homme de confiance, il lui confie des missions presque d’espionnage. Vatel, c’est celui à qui on peut tout dire. »
« — Vatel, tout va bien, rien n’était si beau que le souper du roi.
— Monseigneur, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables.
— Point du tout, ne vous fâchez point, tout va bien. »Louis II de Bourbon-Condé, dit le Grand CONDÉ (1621-1686), Cité par Mme de Sévigné, Lettres (1696)
Selon d’autres témoignages, le ton serait monté entre les deux hommes.
Quoiqu’il en soit, Vatel est au comble de l’angoisse, il se sent responsable de tout dans cette histoire et doit tenir encore deux jours !!
On parlerait aujourd’hui d’un burn-out : syndrome d’épuisement professionnel, correspondant à un « épuisement physique, émotionnel et mental qui résulte d’un investissement prolongé dans des situations de travail exigeantes sur le plan émotionnel ». Haute Autorité de Santé (HAS). C’est exactement le cas pathologique de Vatel. Dans cette situation, le moindre incident devient un drame. Relaté par la marquise, toujours informée des moindres détails, pris sur le vif qu’elle aime à rapporter.
« La nuit vient ; le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage ; il coûtait seize mille francs. À quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi ; il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée ; il lui demanda : ‘Est-ce là tout ? — Oui, monsieur.’ »
Marquise de SÉVIGNÉ (1626-1696), A Paris, ce dimanche 26e avril 1671. Lettres (1696)
Vendredi 24 avril, jour maigre et qui plus est de carême : Vatel a passé commande de poissons frais dans divers ports de Haute-Normandie pour le dîner - on parlerait aujourd’hui de déjeuner, le repas du soir étant alors le souper.
Il avait décidé de ne pas proposer aux invités des poissons de rivière : trop communs à l’époque (saumons, truites) et la pêche au mois d’avril est trop aléatoire pour assurer le ravitaillement complet. Des commentateurs critiques et parfois professionnels ont noté qu’il aurait pu conserver les poissons choisis dans un vivier comme cela se pratiquait déjà, mais ça ne faisait pas partie de son plan.
Il avait un acheteur habituel à Dieppe, le plus grand port de pêche sur la Manche. Il disposait d’autres acheteurs dans les ports de la baie de Somme, il avait envoyé des émissaires pour y acheter de la sole, du turbot et de la barbue, peut-être de la raie, du carrelet ou de la limande, espèces sédentaires et abondantes en cette saison. Des coquillages sont également cités par certaines sources. Tout est parfaitement documenté, dans cette histoire… Et la marquise de Sévigné poursuit : « Il attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne viennent point ; sa tête s’échauffait, il croit qu’il n’aura point d’autre marée… »
« Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient point mortels. Il tombe mort. »11
Marquise de SÉVIGNÉ (1626-1696), A Paris, ce dimanche 26e avril 1671. Lettres (1696)
La commère du siècle, toujours bien informée par les amis proches présents à cette gigantesque fête, relate dans les moindres détails ce suicide qui va devenir célèbre, mis en situation avec les acteurs principaux du drame. On le retrouvera plus tard en gravure, à la une de La Cuisine des familles – recueil hebdomadaire de recettes d’actualité très clairement expliquées, en vogue au début du XXe siècle.
Ironie du sort, Vatel est mort pour rien, ce matin du Vendredi saint, à 8 heures sonnantes ! Au moment précis où le troisième coup d’épée le tue, un bruit sourd et rythmé de roues résonne sur les pavés de la majestueuse entrée du domaine de Chantilly. C’est le convoi des charrettes arrivées de Boulogne, gorgées de poisson frais et ruisselants.
Mme de Sévigné reprend la parole, toute à cette affaire qui fait déjà grand bruit.
« La marée cependant arrive de tous côtés ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre ; on heurte, on enfonce la porte ; on le trouve noyé dans son sang ; on court à M. le Prince, qui fut au désespoir. »
Marquise de SÉVIGNÉ (1626-1696), A Paris, ce dimanche 26e avril 1671. Lettres (1696)
« … M. le Duc pleura… M. le Prince le dit au Roi fort tristement. On dit que c’était à force d’avoir de l’honneur à sa manière ; on le loua fort, on loua et blâma son courage. Le roi dit qu’il y avait cinq ans qu’il retardait de venir à Chantilly, parce qu’il comprenait l’excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu’il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout le reste ; il jura qu’il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi ; mais c’était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâche de réparer la perte de Vatel ; elle le fut… »
Autrement dit, la vie continue et le spectacle aussi. La majorité des invités ignoraient sans doute le nom de Vatel.
« On dîna très bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua ; on fut à la chasse ; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté. Hier, qui était samedi, on fit encore de même ; et le soir, le Roi alla à Liancourt, où il avait commandé un médianoche… »
Marquise de SÉVIGNÉ (1626-1696), A Paris, ce dimanche 26e avril 1671. Lettres (1696)
« Médianoche », repas pris au milieu de la nuit. On connaît l’appétit royal pour toutes les (bonnes) choses de la vie.
« Voilà ce que m’a dit Moreuil pour vous mander. Je jette mon bonnet par-dessus le moulin, et je ne sais rien du reste. M. d’Hacqueville, qui était à tout cela, vous fera des relations sans doute ; mais comme son écriture n’est pas si lisible que la mienne, j’écris toujours et voilà bien des détails… »
Pour résumer le propos et donner la moralité de cette triste histoire en forme de fait divers, résumée par la Commère du Siècle dans sa première lettre…
« [Vatel] n’a pu soutenir l’affront dont il a cru qu’il allait être accablé, et, en un mot, il s’est poignardé. Vous pouvez penser l’horrible désordre qu’un si terrible accident a causé dans cette fête… Je ne doute pas que la confusion n’ait été grande ; c’est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus. »
Marquise de SÉVIGNÉ (1626-1696), A Paris, ce dimanche 24e avril 1671. Lettres (1696)
Le poisson ne fut même pas mangé ce jour-là, par respect pour le défunt. Les avis sont d’ailleurs partagés : « On le loua fort, on loua et blâma son courage. » Et dans les récits du temps, l’événement sera relaté comme un succès et la mort de Vatel ne sera même pas évoquée, selon la conservatrice du musée de Chantilly, Nicole Garnier-Pelle.
Il y a quand même un problème, évoqué dans sa récente monographie. Le roi de France ne pouvant rester dans un château où se trouve un cadavre, il faut au plus vite sortir ce corps embarrassant.
« On va très vite se débarrasser du corps pour l’enterrer à la sauvette, et d’ailleurs, le prêtre de la paroisse s’y oppose car il s’agit d’un suicide, il l’enterre un peu contraint et forcé. »
Nicole GARNIER-PELLE (née en 1955), Vatel, les fastes de la table sous Louis XIV (2021)
Nul ne sait exactement où François Vatel a été inhumé, les suicidés n’ayant pas droit à une sépulture au XVIIe siècle. Selon certaines sources, il reposerait de façon anonyme dans le petit cimetière de Vineuil-Saint-Firmin, juste en face du domaine de Chantilly.
Rappelons qu’une dérogation comparable permit l’enterrement du grand Molière, le 21 février 1673 – qui ne sera pas mis dans la fosse commune, contrairement à la légende. Les comédiens étaient excommuniés d’office, leur métier étant assimilé à la prostitution. Mais sa femme était intervenue, le Roi ne pouvait être insensible à ce cas… Pour Vatel, Monsieur l’Archevêque ordonna qu’il fût enterré sans aucune pompe, ayant défendu aux curés et religieux de son diocèse de faire aucun service pour lui.
Ce rapprochement entre les deux hommes est tout à l’honneur de Vatel. Il continuera à faire parler de lui – pour ses qualités professionnelles, mais plus encore pour ce suicide à 40 ans. Diversement commenté.
« Un maître d’hôtel, qui avait paru et qui était en réputation d’être un homme très sage, se tua parce que M. le Prince s’était fâché d’un service qui n’était pas arrivé à temps pour le souper du roi. »
Mlle de Montpensier, dite la GRANDE MADEMOISELLE (1627-1693), citée par Dominique Michel, Vatel et la naissance de la gastronomie (1999)
Cousine germaine de Louis XIV, femme fort peu sage, frondeuse sous la Fronde, qui fit tirer le canon de la Bastille sur Turenne pour sauver son amant M. le Prince (le Grand Condé), par ailleurs plus grande fortune de France et fort tempérament, le Grande Mademoiselle défrayait la chronique et ne cessait d’irriter son royal cousin.
Mme de Sévigné en fera le sujet d’une de ses lettres les plus divertissantes : « Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie… » C’est tout simplement le mariage annoncé pour dimanche prochain de M. de Lauzun avec… « Devinez qui ? […] Mademoiselle, la Grande Mademoiselle ; Mademoiselle fille de feu Monsieur ; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV ; Mlle d’Eu, Mlle de Dombes, Mlle de Montpensier, Mlle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. » En fait, Mademoiselle n’épousera pas Lauzun, ou du moins pas « dimanche prochain » comme annoncé. Le roi s’y oppose.
« Le suicide de Vatel indique plutôt l’homme de l’étiquette que l’homme du dévouement. »
DUMAS père (1802-1870),Grand Dictionnaire de cuisine (posthume, 1873)
Cet ouvrage mythique, véritable « cathédrale gastronomique » - sans doute le plus grand livre jamais consacré aux plaisirs de la table avec la Physiologie du goût de Brillat-Savarin – évoque naturellement le cas Vatel, mais de manière critique, très professionnelle et surtout pratique : « Laisser manquer le poisson dans une saison où, grâce à la fraîcheur de l’atmosphère et à la glace sur laquelle on l’étend, on peut conserver le poisson trois ou quatre jours, c’est d’un homme imprévoyant qui ne va pas au-devant, par l’imagination, des accidents dont peut l’écraser la mauvaise fortune. »
D’autres suicides ont défrayé la chronique gastronomique - perte d’une étoile dans un guide, défaut de clientèle, passage d’une mode à l’autre, stress permanent et responsabilité écrasante… tout peut être prétexte ou raison à ce genre de drame, dans le métier.
Reste la victoire posthume de Vatel : outre son entrée dans la légende, ce pour quoi d’autres noms se sont damnés, il a fait de la cuisine une arme politique à part entière – bien avant Antonin Carême au service du grand diplomate Talleyrand. Seul le temps lui a manqué – et aussi le sang-froid – pour faire véritablement partie de l’Histoire à ce titre. Cet édito lui rend justice, fin d’année 2024.
« Inventeur de l’idée de dîner politique, et par extension du repas d’affaires, Vatel aura finalement réussi à mener à bien sa dernière mission. »
« Histoire : François Vatel, cuisinier politique », article publié le 05/02/2021, hautsdefrance.fr
« Organisateur de génie des festins royaux de Chantilly, en Hauts-de-France, il a consacré sa vie à porter au plus haut le rayonnement de la gastronomie française. Au prix exorbitant de sa vie, il est entré dans la légende, faisant de son nom le symbole de la gastronomie française dans le monde entier. Le poisson ne fût jamais mangé, mais le Grand Condé se réconcilia avec le roi Soleil. »
Cette fête admirée par la cour et par le roi marque le retour en grâce du Grand Condé auprès de Louis XIV qui va user de ses services pour les guerres à venir. Et François Vatel, à 40 ans, entre dans la légende des grands organisateurs de festins d’exception associés à l’histoire de France.
Autrement dit, après l’échec avec Fouquet, mission accomplie dix ans après avec Condé.
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