Ces étrangers qui firent l’Histoire de France (suite du XXe siècle) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

« Nul doute que notre patrie ne doive beaucoup à l’influence étrangère. Toutes les races du monde ont contribué pour doter cette Pandore. […] Races sur races, peuples sur peuples. »

Jules MICHELET (1798-1874 ), Histoire de France, tome I (1835)

Le phénomène de l’immigration n’est pas traité en tant que tel. Il mérite pourtant d’être repensé à l’aune de ces noms plus ou moins célèbres.

  • Diversité d’apports en toute époque, avec une majorité de reines (mères et régentes) sous l’Ancien Régime, d’auteurs et d’artistes (créateurs ou interprètes) à l’époque contemporaine.
  • Parité numérique entre les femmes et les hommes, fait historique exceptionnel.
  • Origine latine (italienne, espagnole, roumaine), slave (polonais) et de proximité (belge, suisse), plus rarement anglo-saxonne et orientale.
  • Des noms peuvent surprendre : Mazarin, Lully, Rousseau, la comtesse de Ségur, Le Corbusier, Yves Montand, Pierre Cardin… et tant d’autres à (re)découvrir.

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VI. XXe siècle : entre révolutions artistiques et tragédies politiques (suite)

Marc Chagall citations

Marc Chagall (1887-1985), juif et russe, doublement marqué par l’Histoire, mais plus que tout artiste heureux, homme de famille, français de cœur, infatigable créateur d’une œuvre protéiforme et colorée.

« Si toute vie va inévitablement vers sa fin, nous devons, durant la nôtre, la colorier avec nos couleurs d’amour et d’espoir. »1

Marc CHAGALL (1887-1985), inaugurant le 7 juillet 1973 (jour de son 85e anniversaire) le musée qui porte son nom à Nice, musees-nationaux-alpesmaritimes.fr

Chagall se révèle la meilleure source pour connaître Chagall et en quelques mots, il résume l’essentiel.
Une très longue vie – il finit presque centenaire, contrairement à nombre de peintres contemporains morts avant 40 ans, dont Van Gogh et Modigliani (déjà traités), étrangers attirés par Paris, mais moins doués pour l’amour, l’espoir et plus généralement le bonheur !

Ces deux mots clés, amour et espoir, vont de pair avec sa vocation artistique, ses dons naturels et un travail incessant. Au terme de quoi la vie de Chagall fut heureuse malgré le contexte historique tragique, les deux guerres mondiales et l’antisémitisme génocidaire. Quant à la couleur, omniprésente dans son œuvre, elle s’impose en contraste frappant avec les modes et les écoles.

« L’amour de ma mère pour moi était si grand que j’ai travaillé dur pour le justifier. »

Marc CHAGALL (1887-1985). Le Figaro.fr Scope

Citation apparemment plus banale, mais l’importance de la mère et de son amour ne se retrouvent exprimés et portés à ce degré que chez un autre juif originaire de Russie, Romain Gary (auteur à suivre dans cet édito).

Pour le meilleur ou le pire, la clé de toute vie se trouve dans l’enfance. Nul besoin de recourir à la psychanalyse comme dans le cas de son compatriote et confrère Soutine (à suivre), surdoué pour le désespoir et le malheur. Chagall l’a rencontré à Paris, mais pas du tout apprécié.

« J’ai choisi la peinture parce qu’elle m’était autant nécessaire que la nourriture. Elle me semblait être une fenêtre par laquelle je pouvais m’envoler dans un autre monde. »

Marc CHAGALL (1887-1985) en 1958. Centre Pompidou @CentrePompidouChagall

Autre citation pertinente. L’art est vital pour tout Artiste digne de ce nom - et Chagall s’exprimera à travers d’autres formes artistiques (comme Picasso). Mais les derniers mots sont remarquables : ses personnages souvent suspendus en l’air semblent voler, appartenant d’ores et déjà à un monde irréel.

Né Moïche Zakharovitch Chagalov le 7 juillet 1887, dans une famille juive en Biélorussie, à Vitebsk : « un pays bien à part ; une ville singulière, ville malheureuse, ville ennuyeuse », mais surtout paradis fantasmé de son enfance. Sa mère, modeste épicière, lui apprend à lire dans la Bible et à aimer les hommes. Malgré l’interdiction de la reproduction d’images par la tradition juive, l’enfant découvre l’art dès son plus jeune âge : un peintre local l’initie au dessin, c’est une révélation.

De 1907 à 1909, il fait quelques académies d’art à Saint-Pétersbourg et découvre les travaux de l’avant-garde parisienne. Premier choc. En 1911, son souhait est exaucé grâce à une bourse : il passe trois ans à Paris devenu sa seconde ville natale. Il fréquente les grands noms de l’École de Paris, Delaunay, Léger, Modigliani, Cendrars, Apollinaire… Son style se précise et incorpore certains préceptes du fauvisme et du cubisme, accentuant la gaité des couleurs et la déconstruction de l’objet. Son originalité fascine. Il expose ses travaux en 1914 au Salon des indépendants, avant sa première exposition personnelle à Berlin : véritable reconnaissance du milieu.

Il retourne au pays natal pour quelques jours… La Première Guerre mondiale éclate, impossible de revenir à Paris.

« Dans la vie comme sur la palette d’un peintre, il n’y a dans notre vie qu’une seule couleur qui donne un sens à la vie et à l’art, la couleur de l’amour. »

Marc CHAGALL (1887-1985). https://www.radiofrance.fr/franceculture. Chagall est-il le peintre de l’amour ? 28 septembre 2021

L’amour n’est pas un mot, c’est une idée fixe chez lui : « Malgré tous les ennuis de notre monde, je n’ai jamais abandonné dans mon cœur l’amour dans lequel j’étais élevé ou l’espoir de l’homme dans l’amour. »

Après l’amour de sa mère, il épousera Bella Rosenfeld en 1915 et leur fille Ida naît le 18 mai 1916. Il a rencontré Bella en Suisse, à Bâle, en 1909. Coup de foudre. Il peint Ma fiancée aux gants noirs : allure altière et robe immaculée, Bella semble inaccessible. Six ans plus tard, il la retrouve dans leur village natal ! « C’est comme si elle me connaissait depuis longtemps, comme si elle savait tout de mon enfance, de mon présent, de mon avenir ; comme si elle veillait sur moi, me devinant du plus près, bien que je la voie pour la première fois. Je sentis que c’était elle ma femme. Son teint pâle, ses yeux. Comme ils sont grands, ronds et noirs ! Ce sont mes yeux, mon âme… »

Bella sera désormais sa muse, son modèle, l’éternelle fiancée. Cet amour survivra à sa mort (en 1944, à New York), même si l’artiste se remarie après une grave dépression, concevant mal la vie sans une famille : Virginia Haggard (de 1945 à 1952), Valentina Brodsky (de 1952 à sa mort en 1985). Entre-temps, l’Histoire continue.

« Vêtu d’une chemise russe, une serviette de cuir sous le bras, j’avais bien l’allure d’un fonctionnaire soviétique. »

Marc CHAGALL (1887-1985), Ma vie (1923)

En 1917, Chagall adhère à la révolution bolchévique en Russie : « Je pense que la révolution peut être grande tout en conservant le respect de l’autrui. » Nommé commissaire aux Beaux-Arts de sa ville, il doit quitter son poste sous l’influence des suprématistes. Il s’installe en 1920 à Moscou et crée le décor du Théâtre juif. Son univers personnel s’enrichit, mêlant suprématisme, futurisme, cubisme, avec une vision onirique qui lui est propre.

« L’essentiel c’est l’art, la peinture, une peinture différente de celle que tout le monde fait. Mais laquelle ? Dieu, ou je ne sais plus qui, me donnera-t-il la force de pouvoir souffler dans mes toiles mon soupir, soupir de la prière et de la tristesse, la prière du salut, de la renaissance ? »

Marc CHAGALL (1887-1985). Ma vie (1923)

Après un séjour à Berlin, il s’installe à Paris en 1923, voyageant en Europe avec sa famille. Classé par les nazis « artiste dégénéré » en Pologne où il mesure l’ampleur du sentiment antisémite, il demande la nationalité française en 1937 pour se sentir protégé. La Seconde Guerre mondiale le rattrape. Arrêté en 1941 par les nazis, il parvient à s’enfuir, s’exile aux États-Unis, retrouve ses pairs artistes et réfugiés : Léger, Masson, Mondrian, Bernanos, Maritain, Breton. Il expose à la Galerie Pierre Matisse.

Il renoue des liens anciens avec des écrivains russes envoyés à New York par l’allié soviétique. Parler à nouveau yiddish avec eux, puis découvrir les grands espaces américains enneigés qui rappellent les paysages de sa jeunesse et relancent en lui l’inspiration russe. Sa peinture est quand même marquée par la Guerre et l’angoisse pour le sort des Juifs. Le Christ, symbole du martyre des populations juives d’Europe, devient le personnage principal de ses tableaux. La mort de Bella est l’autre drame de sa vie new-yorkaise.

Après la guerre, Chagall expose à nouveau en Europe. En 1948, il s’installe sur la Côte d’Azur, petit paradis des artistes en marge de Paris. Prolifique, il s’exprime désormais dans tous les arts : céramiques, sculptures, mosaïques, vitraux, lithographies, décors et costumes pour l’opéra - aimant passionnément la musique. Il répond à de nombreuses commandes publiques et privées, réalise des vitraux à Metz, Jérusalem ou New York, le plafond de l’Opéra de Paris, la tapisserie du parlement israélien… Il créera jusqu’à sa mort, le 28 mars 1985 à Saint-Paul-de-Vence où il est enterré.

« L’Art, c’est l’effort inlassable d’égaler la beauté des fleurs sans jamais y arriver. »

Marc CHAGALL (1887-1985), Ma vie (1923)

Ses mots, comme ses peintures, dévoilent sa profondeur d’âme et sa vision poétique du monde, nous invitant à plonger dans un univers où l’imaginaire et la réalité se rencontrent. La plupart des citations se trouvent dans son autobiographie.

« Il faut faire chanter le dessin par la couleur. » Il adore la musique à l’égal de la peinture et vénère son contemporain Debussy. Il écrit aussi dans ses Poèmes : « De Bach et de Mozart / J’entends leur souffle qui sonne / Moi-même je deviens un son. »

« Je voudrais dire que c’était quelque part en elle que s’était caché mon talent, que c’est par elle que tout m’a été transmis. » Hommage à sa mère toujours présente.

« Je me réveille dans le désespoir / D’une journée nouvelle, de mes désirs. Pas encore dessiné / Pas encore frottés de couleurs. » Poèmes.

« Mon art est peut-être un art insensé, un mercure flamboyant, une âme bleue, jaillissant sur mes toiles. » Le bleu voisine avec le rouge, mais tout l’arc-en-ciel s’invite dans sa palette, ses tableaux, ses vitraux, toute son œuvre multiple et unique en son gente.

« Personnellement, je ne crois pas que la tendance scientifique soit heureuse pour l’art… Époque qui chante des hymnes à l’art technique, qui divinise le formalisme… L’art me semble être surtout un état d’âme. » En tout cas, Chagall ne théorise jamais…

« Si je crée avec mon cœur, à peu près tout fonctionne ; si c’est avec ma tête, presque rien.  » Et son cœur toujours vibrant est particulièrement présent dans ses tableaux les plus célèbres. Citons, entre mil e tre… (compte approximatif à son catalogue) :

Moi et le village, 1911 : Vitebsk, paradis fantasmé de son enfance revu par son imagination (l’année de son arrivée à Paris), sans tenir compte de la couleur naturelle, de la taille ni des lois de la gravité. C’est une idéalisation du type de communauté où Chagall a grandi, où les gens et les animaux vivent en harmonie. De facture cubiste, l’œuvre déborde d’images tendres et oniriques se chevauchant dans un espace continu.

Autoportrait aux sept doigts, 1912-13 : mythologie des villes où il a vécu, Vitebsk, Paris, Saint-Pétersbourg, Chagall étant lui-même occupé à peindre sa toile. Les sept doigts de sa main gauche questionnent les historiens d’art : mise en image de l’expression yiddish « faire tout avec ses sept doigts », être un homme-orchestre capable de tout faire ? renvoi à la date de naissance de Chagall, un 7 juillet (7-7) ? référence au monde biblique, à la création du monde et de l’homme en sept jours ?

Anniversaire, 1915 : illustre l’amour de sa vie et sa muse éternelle, Bella. Chagall flotte au-dessus d’elle, cou tendu pour un baiser sur les lèvres. L’œuvre date du jour de l’anniversaire de Bella, peu avant leur mariage, illustrant les sentiments d’amour et d’engouement ressentis par le peintre. Il se peindra souvent avec Bella, deux amants flottants et entrelacés, images intemporelles et emblématiques de l’Amour.

Au-dessus de la ville, 1918 : autobiographie fantasmée et folklorique. Chagall survole aux côtés de Bella leur ville natale de Vitebsk. Les amants s’enlacent en volant, leur légèreté symbolisant l’amour et l’insouciance. Le corps du peintre est d’inspiration cubiste, les formes de Bella se font plus rondes.

Le Violoniste vert, 1923-24 : une figure centrale dans la vie de Vitebsk et dans l’iconographie de Chagall. Son visage peint en vert, couleur de l’espoir mais aussi de l’ébriété, symbolise la vision du réel onirique prônée par l’artiste. Flottant dans les airs, il surplombe le toit des maisons.

Crucifixion blanche, 1938 : mélancolie obsédante, reflet des temps horribles traversés par Chagall. Après un voyage à Berlin, l’œuvre s’impose au témoin de la persécution des Juifs dans la montée du nazisme. Le Christ est au centre, le martyr juif crucifié et laissé pour mort. Derrière lui, des Juifs terrifiés fuient un pogrom alors que les nazis brûlent leurs maisons.

Fresque pour le plafond de l’opéra Garnier, 1964 : couleurs gaies et lumineuses, thématiques de la vie et de la musique. Des monuments emblématiques de Paris, des instruments de musique et les portraits de 14 compositeurs d’opéra voltigent sur ce majestueux plafond entré dans l’Histoire.

« Il y a deux ans, monsieur André Malraux me proposait de peindre un nouveau plafond de l’Opéra à Paris. J’étais troublé, touché, ému… Je doutais jour et nuit. »2

Marc CHAGALL (1887-1985), 23 septembre 1964, à l’inauguration du plafond

L’histoire du nouveau plafond commence en 1960. Lors d’une représentation de Daphnis et Chloé à l’Opéra, le ministre de la Culture André Malraux s’ennuie – il s’avouait peu sensible à la musique. Levant les yeux, il prend soudain conscience de l’aspect académique du plafond originel, signé Jules Lenepveu (1819-1898). Dès l’entracte, il contacte son ami Marc Chagall, travaillant alors à Jérusalem sur les vitraux d’une synagogue. Le peintre hésite, puis accepte. Il se met au travail en janvier 1963.

Pari tenu ! Impossible de rester insensible à cette œuvre, illuminés par le grand lustre central. Les personnages de Chagall s’animent en une danse enchanteresse. Il déclare en poète : « J’ai voulu, en haut, tel dans un miroir, refléter en un bouquet les rêves, les créations des acteurs, des musiciens ; me souvenir qu’en bas s’agitent les couleurs des habits des spectateurs. Chanter comme un oiseau, sans théorie ni méthode. Rendre hommage aux grands compositeurs d’opéras et de ballets. »  Suscitant admiration ou rejet, le plafond de Chagall déchaine les passions et représente le nouveau visage de l’Opéra-Garnier.

« Ce plafond dépasse mes espérances. Il introduit dans l’Opéra la couleur et la lumière, quelque chose de neuf. Il rendra à cette salle un attrait plus vivant. »

Georges POMPIDOU (1911-1974), Premier ministre du général de Gaulle

Pompidou reste connu comme grand amateur d’art contemporain. Responsable du Centre à son nom, quartier Beaubourg (entre les Halles et le Marais), il fit changer le décor de l’Élysée au temps de sa présidence.

La fascination pour le plafond de Chagall à l’Opéra tient d’abord à ses teintes chatoyantes. Il est composé de cinq parties, différenciées par des panneaux de couleurs vives. Chagall rend ainsi hommage à quatorze compositeurs marquants des arts lyriques et présents dans le répertoire de l’Opéra. Dans le compartiment bleu, des motifs rappellent La flûte enchantée de Mozart et Boris Goudounov de Moussorgski. Sur le vert, le Tristan et Isolde de Wagner et le Roméo et Juliette de Berlioz sont mis à l’honneur. Le blanc accueille les décors des Indes Galantes de Rameau et le Pelléas et Mélisande de Debussy. Le jaune contient des références au Lac des Cygnes de Tchaïkovski et à Giselle d’Alfred Adam. Le rouge correspond à Ravel et Stravinski. Les décors non dédiés à ces ballets et opéras donnent à voir des couples légendaires, des créatures féériques ou des monuments parisiens importants pour lui, tel la Tour Eiffel, sujet de la modernité, des cubistes, de Delaunay. En cherchant bien, on peut même trouver la représentation d’André Malraux et de Chagall… Seul problème : difficile d’apprécier à distance cette toile de 220m², même avec des jumelles d’opéra. 

Contrairement aux rumeurs, le peintre ne toucha pas un centime de l’État pour ce chef-d’œuvre : « C’était le cadeau de Chagall au pays qui l’a accueilli. Un hommage à la France et à Paris. » (Anne Monfort-Tanguy commissaire de l’exposition Chagall au centre Pompidou, 3 octobre 2023).

Le Corbusier citations

Le Corbusier (1887-1965), né en Suisse, architecte et grand voyageur, il se fixe en France, pays à reconstruire après la Grande Guerre. Théoricien, novateur de génie contesté, il crée la Cité radieuse de Marseille (1952).

« J’ai toujours été porté par la créativité. La peinture m’a aidé à comprendre les relations entre l’homme et son environnement. C’est un environnement exaltant et dangereux. »3

Le CORBUSIER (1887-1965), Le Corbusier, Galerie Raphaël Durazzo, raphael.durazzo.com

Charles-Édouard Jeanneret-Gris nait à La Chaux-de-Fonds en Suisse, d’une famille d’artisans horlogers. Il entame une formation de graveur-ciseleur, mais doit renoncer à cette carrière, ne voyant plus que d’un œil. Admis à l’École d’art de sa ville, il suit des cours de dessin et de gravure, se tourne vers la peinture, mais son professeur qui ne lui trouve pas assez de talent l’oriente vers l’architecture et la décoration, en 1904. Inspiré par ses voyages (Europe, Afrique du Nord, Balkans), il ouvre en 1914 un cabinet indépendant d’architecture, mais les commandes sont trop rares, les devis toujours dépassés, les défauts techniques de construction exaspérants pour le jeune architecte. En raison de sa neutralité, la Suisse est épargnée par la Première Guerre mondiale. Tout le contraire de la France ! Vu l’ampleur des besoins pour la reconstruction, il va s’installer à Paris dès 1917.
Il rencontre le peintre Amédée Ozenfant, travaillant avec lui à l’élaboration du purisme, genre artistique opposé au cubisme, résumable en quelques mots qui dépassent le champ artistique : « Là où naît l’ordre, naît le bien-être. »

Ils exposent leurs tableaux et fondent L’Esprit nouveau, revue d’art et d’architecture - Charles-Édouard prend alors le pseudonyme de Le Corbusier (d’origine cathare, signifiant marchand de corbeilles ou cordonnier). Le cabinet fait faillite, il trouve alors un associé parfait, son cousin Pierre Jeanneret (1896-1967), architecte et designer suisse. Il ouvre avec lui un second cabinet d’architecture - qui restera son atelier à vie. Il se fait connaître par des livres techniques et donne sa vision de l’art (Vers une architecture, 1923 ; Urbanisme, 1924). Il met en œuvre ses théories dans divers chantiers, alliant toujours l’esthétique à la fonctionnalité - par exemple la Villa Savoye, construite par les deux associés à Poissy (dans les Yvelines) entre 1928 et 1931.

Le Corbusier va s’intéresser au design, notamment au mobilier, d’où le fameux fauteuil Chaise longue LC4, cocréant aussi des canapés, tables et chaises, dans un style minimaliste. Il prend part aux Congrès internationaux d’architecture moderne. Sa créativité est évidente, comme son souci constant de recherche. Hormis la figure humaine (chère à tant de peintres), tout peut inspirer le grand architecte à venir.

« L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique, des formes assemblées dans la lumière. »

Le CORBUSIER (1887-1965), Vers une architecture (1924)

Prenant toujours part au débat sur l’architecture moderne, Le Corbusier défend le modernisme, le retour aux lois immuables de l’architecture et sanctionne le décor purement décoratif. L’entre-deux-guerres lui apporte enfin une reconnaissance nationale. Il conçoit de nombreuses villas qui sont autant de manifestes de sa pensée architecturale. En 1925, il travaille à un projet de réaménagement de Paris, connu sous le nom de « plan Voisin » », prévoyait de raser une partie de la rive droite pour y construire des gratte-ciels. Trop polémique !

Sa Villa Savoye de Poissy, conçue en 1928 et achevée en 1931, est une réalisation exemplaire, combinant lois mathématiques et habitat moderne. Ce manifeste de modernité affirme une volonté architecturale satisfaisant « à l’intérieur, tous les besoins fonctionnels » et illustrant le « purisme » fonctionnaliste qui lui est cher. Qualifiée de « machine à habiter » par Le Corbusier lui-même, cette villa achève la période dite des « villas blanches » - le blanc domine, simplement souligné de noir, avec les plinthes et les tablettes sous les fenêtres en gris clair. Conçue comme un habitat fonctionnel, cette maison est la mise en application de sa célèbre théorie sur « les cinq points de l’architecture moderne » : pilotis, toit-terrasse, plan libre, fenêtres en bandeaux, façade libre. L’architecte cherche à réduire au maximum les cloisons. Précisons que son « langage » architectural s’applique aussi bien au logement social qu’à la villa de luxe. Cédée à l’État, la Villa Savoye sera classée en 2016 au patrimoine mondial de l’Unesco.

En 1930, naturalisé français, Le Corbusier épouse Yvonne Gallis qui exerce une influence positive sur lui : très dogmatique, trop rigoureux, il s’adoucit à son contact, s’orientant vers un style plus poétique et surréaliste, le rapprochant du peintre Fernand Léger.

Il développe des projets d’urbanisme… généralement pas réalisés. Il crée le prototype de la « ville radieuse » et son aura internationale s’accroît, même s’il est toujours critiqué pour sa radicalité. Dans la Charte d’Athènes (1933), il présente ses conceptions de l’architecture liée à la vie sociale et quotidienne urbaine. Il participe aux grandes manifestations de son époque, telle l’Exposition internationale des arts et techniques (1937). Mais la guerre va rattraper ce citoyen devenu français.

« Des canons, des munitions ? Merci ! Des logis… SVP »

Le CORBUSIER (1887-1965), Titre de son livre en 1938. Fondation Le Corbusier

L’attitude de Le Corbusier fait polémique et son rapport à la politique pose problème. Son pacifisme n’est pas en cause. Mais il faut parler de son engagement fasciste et de son antisémitisme qui dépassent « l’opportunisme tolérable » en temps de guerre.

« Si nous avions vaincu par les armes, la pourriture triomphait, plus rien de propre n’aurait jamais plus pu prétendre à vivre. »

Le CORBUSIER (1887-1965), lettre à sa mère. « Le Corbusier plus facho que fada », Libération, 18 mars 2015

Le Corbusier n’est ni un héros, ni un résistant, ni un saint. Il a prononcé des paroles indignes, frayé avec des personnages immondes. Le même homme a aussi côtoyé des gens sublimes, développé des théories profondes et réalisé des œuvres d’une rare intensité.

La débâcle de juin 1940 apparaît à Le Corbusier comme « la miraculeuse victoire française ». Quelques semaines plus tard, il se réjouit du grand « nettoyage » qui se prépare : « L’argent, les Juifs (en partie responsables), la franc-maçonnerie, tout subira la loi juste. Ces forteresses honteuses seront démantelées. Elles dominaient tout. » Il va plus loin, toujours extrême dans sa pensée : « Nous sommes entre les mains d’un vainqueur et son attitude pourrait être écrasante. Si le marché est sincère, Hitler peut couronner sa vie par une œuvre grandiose : l’aménagement de l’Europe. »

Le Corbusier le grand architecte est nul en géopolitique. Mais il se persuade que son heure est venue.

« Il s’est fait un vrai miracle avec Pétain. Tout aurait pu s’écrouler, s’anéantir dans l’anarchie. Tout est sauvé et l’action est dans le pays. »

Le CORBUSIER (1887-1965), lettre à sa mère. « Le Corbusier plus facho que fada », Libération, 18 mars 2015

Cela fait tant d’années qu’il voudrait construire autre chose que de belles villas, tant d’années qu’il rêve de villes édifiées ex nihilo. Alors, pourquoi ne pas faire confiance au Maréchal, même si rien dans le parcours du vieil homme ne le prédispose à accueillir ses impétuosités modernistes…

Le Corbusier rejoint Vichy dès la fin de 1940. Nommé conseiller pour l’urbanisme auprès du gouvernement, il a son bureau à l’hôtel Carlton et commence à écrire l’Urbanisme de la Révolution nationale. Le 27 mars 1941, il rencontre Pétain, « celui qui a les pleins pouvoirs pour mettre en œuvre le domaine bâti de la France ». Malgré ses nombreuses relations à Vichy, rien ne se concrétise. En juin 1942, son plan d’urbanisme pour Alger est rejeté. Début juillet, il fait ses adieux « au cher merdeux Vichy ». De retour à Paris, il devient conseiller technique à la fondation du docteur Alexis Carrel, le théoricien de l’eugénisme. Il démissionne le 20 avril 1944, « l’esprit régnant-là ne me convenant pas », découvre-t-il soudain.

Après la guerre, soutenu par Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, admiré par Malraux qui voit en lui le plus grand architecte du siècle, Le Corbusier peut enfin construire les tours et les barres qu’il dessine depuis les années 20. Travaillant à la reconstruction comme en 1918, il propose des cités-jardins d’un type nouveau, mais ses plans les plus audacieux trouvent rarement leur réalisation concrète. La « Cité radieuse » de Marseille fait exception.

« C’est une cité-jardin verticale qui groupe 1 600 personnes en un seul bloc d’habitation. »

Le CORBUSIER (1887-1965), à l’inauguration de la Cité radieuse, 14 octobre 1952

Il détaille son projet avant-gardiste, avec des arguments qui datent de l’époque d’après-guerre.

« Les avantages les plus clairs, c’est libérer la femme, la maîtresse de maison, des contraintes domestiques qui sont un véritable esclavage et qui peuvent être facilitées par l’organisation des services communs tels que :

- les ravitaillements dans la maison elle-même par coopérative
- la médecine préventive et le dispensaire
- la culture physique réalisée dans cette habitation
- les clubs d’enfants qui permettent aux mamans de sentir que leurs enfants se trouvent en bonne compagnie.

Cette cité-jardin verticale permet l’élevage - pardonnez-moi le mot - l’élevage de l’enfance. Une enfance qui se déroule dans l’air, le soleil, l’espace et la verdure et qui réunit toutes les conditions morales et physiques d’un bon développement. »

Sa première « unité d’habitation » est aujourd’hui classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. On a tout dit et tout écrit sur ce « jeu savant des formes assemblées dans la lumière », selon sa définition de l’architecture. C’est un immeuble fou, un « village vertical » de 1 600 habitants dans un quartier désert de Marseille, un parallélépipède sur pilotis (en forme de piètements évasés à l’aspect rugueux) long de 130 m et haut de 56 m, géométriquement composé de 337 appartements en duplex distribués par des « rues intérieures », avec une école, une piscine, des commerces et un centre d’art contemporain. Très discutée, mais très visitée aussi et toujours habitée, la Cité radieuse est surnommée familièrement « La Maison du Fada ».

Dans les années 1950, le peintre de vocation voit grand et se lance dans la peinture murale. Il s’intéresse à la pratique du collage, grave des émaux sur tôle d’acier, multiplie les lithographies. Infatigable, l’architecte crée encore la chapelle de Ronchamp en Franche-Comté, avant un autre projet d’architecture religieuse, le couvent de la Tourette près de Lyon. Seule ville à lui confier une réalisation d’envergure, Chandigarh en Inde, où il prend en charge l’intégralité de l’urbanisme. Nouveau défi monumental, réalisation jugée aujourd’hui et globalement très réussie.

Le Corbusier meurt à 77 ans, d’un accident cardiaque lors de sa séance quotidienne de natation à Roquebrune. Le 1er septembre 1965, il a droit à de grandioses obsèques nationales à Paris dans la cour du Louvre, orchestrées par son grand ami André Malraux, ministre de la Culture, faisant du bâtisseur de la Cité radieuse l’une des incarnations de la France gaulliste… Selon sa volonté, il est simplement enterré sur un promontoire de Roquebrune avec sa femme. Le sobre monument funéraire en béton à double forme est de sa conception.

Le Corbusier reste un mythe toujours vivant, l’un des noms d’architectes les plus célèbres au monde, bien que régulièrement remis en question, et non sans raison. Laissons-lui le mot de la fin, réaliste et modeste.

« Vous savez, c’est toujours la vie qui a raison, l’architecte qui a tort. »

Le CORBUSIER (1887-1965), informé que la cité Frugès à Pessac conçue par lui a été modifiée par ses habitants. Propos rapporté par Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier (1969).

Soutine citations

Soutine (1893-1943), juif lithuanien marqué par une enfance malheureuse, malade et tourmenté, solitaire et insensible à l’art nouveau, artiste maudit jusque dans son œuvre.

« Soutine, ayant fait le portrait d’un vieillard du village, fut ensuite rossé brutalement par les fils de ce dernier et le laissant pour mort. »4

Michel KIKOÏNE (1892-1968), Mes Souvenirs sur mon camarade Soutine (1910)

« Fait divers » rapporté dans toutes les biographies et parfois contesté, mais Soutine parlait peu, n’écrivait guère, se plaisant à brouiller les pistes et accréditant l’hypothèse d’une perpétuelle malédiction, jusqu’à la fin de sa vie. Cet épisode va jouer le rôle de « mythe fondateur » dans sa carrière : « Soutine se sentait inconsciemment tendu vers le drame » (même source) - d’où l’intérêt de la psychanalyse dans ce cas extrême, unique en son genre.

Chaïm Soutine naît en 1893 (ou 1894, selon les sources) dans une famille juive orthodoxe d’origine lituanienne de Smilovitch, un shtetl de 400 habitants près de Minsk, en Biélorussie. Les conditions de vie sont pénibles, les violences s’ajoutant à l’angoisse des pogroms : la sauvagerie de Soutine adulte et sa peur viscérale de l’autorité s’enracinent logiquement dans des traumatismes enfantins. Son père gagne sa vie comme raccommodeur chez un tailleur. Chaïm est le dixième de onze enfants. Timide, il se livre peu. Il aime plus que tout dessiner : « avec du charbon, sur des morceaux de papier récupéré, il n’en finit pas de faire le portrait de ses proches. » La loi hébraïque frappe d’interdit toute représentation humaine ou animale et Chaïm est souvent battu par son père ou ses frères.

Cette fois, sa mère porte plainte et obtient de l’accusé un dédommagement d’une vingtaine de roubles. La somme permet à Soutine de quitter son village pour Vilna avec Kikoine, en 1909. Les deux camarades trouvent un emploi de retoucheurs chez un photographe. En 1910, ils passent l’examen d’entrée à l’école des Beaux-Arts. Mais ils rêvent de la capitale française, comme d’une « ville fraternelle, généreuse, qui sut offrir la liberté aux peuples venus d’ailleurs », moins menacée que la Russie par l’antisémitisme et en constante ébullition artistique. Ils arrivent en 1912 (ou 1913). Soutine n’apporte rien avec lui, même pas ses dessins.

« Il ne se rend pas dans les Salons qui exposent la peinture contemporaine, mais il passe ses journées au musée du Louvre, devant les maîtres flamands qu’il vénère. Et aussi devant Courbet, Chardin, Rembrandt surtout, à ses yeux le premier d’entre tous. Il apprend la lumière. »

Dan FRANCK (né en 1952), Bohèmes (1998)

Pour subsister, il travaille de nuit comme porteur à la gare Montparnasse. Il ressent les premiers symptômes consécutifs à des années de privations, gardant de son enfance des souvenirs morbides et obsédants de souffrances et de pauvreté. Il se voit traqué par la misère et tente de se pendre, sauvé par son camarade Krémègne. Ces souffrances intérieures provoquent chez lui une tension nerveuse source d’ulcères gastriques.

Faute de pouvoir acheter des toiles neuves, il peint sur des croûtes venues du marché aux Puces de Clignancourt. Le résultat lui déplaît presque toujours et il déchire au couteau ce qu’il vient de faire. De même lorsqu’un confrère ne montre pas assez d’enthousiasme. Les peintres de Montparnasse se sont passé le mot : ne jamais critiquer les œuvres de Soutine ! Quand il manque de matériel, il reprend les toiles, s’arme de fil et d’aiguilles, recoud des morceaux dépareillés et peint ces visages déformés, ces membres tordus, ces outrances qui font son génie : plus brutal que Van Gogh, plus fauve que Vlaminck.

2 août 1914, l’ordre de mobilisation générale est donné. Soutine se porte volontaire et creuse des tranchées. Le terrassier est vite réformé pour raison de santé. Recensé comme Juif, il obtient de la Préfecture de police du 15e arrondissement un permis de séjour au titre de réfugié.
Solitaire, Soutine se tient à l’écart de toutes tendances artistiques et s’installe à la Cité Falguière. C’est là que Jacques Lipchitz (sculpteur lituanien, naturalisé français) lui présente Amedeo Modigliani – lui aussi réformé, pour cause de tuberculose.

« Que peuvent donc avoir en commun Modigliani, le « prince » italien de Montparnasse, au regard ardent et au charme irrésistible, et Chaïm Soutine, le Slave des confins de la Biélorussie, introverti et taiseux, laid et sale pour certains ? Ils font connaissance en 1915. De cette rencontre artistique naît une fulgurante amitié. »

Modigliani-Soutine, derniers bohèmes de Montparnasse, Documentaire de Catherine Aventurier, France 5, 26 novembre 2017

Ils se sont connus par l’intermédiaire du sculpteur Jacques Lipchitz à « la Ruche » (quartier du Montparnasse) où se retrouvait toute une communauté d’artistes, souvent juifs, venus des quatre coins du monde. De cette rencontre artistique naît une fulgurante amitié.

Parisien d’adoption depuis huit ans, Modigliani prend sous son aile Soutine, de dix ans son cadet. Ils survivent cité Falguière, souffrent de la faim et du froid, se noient dans l’alcool et la drogue. Modigliani affine son style, axé sur une approche sculpturale des personnages. Ainsi fait-il le Portrait de Chaïm Soutine (1916). Loin de la pureté de la ligne propre à son ami, l’expressionnisme violent et tourmenté de Soutine provoque et choque. Admirateur de Rembrandt, il déforme, vieillit et enlaidit ses modèles. Les deux compagnons de misère ont pourtant un point commun : révéler l’âme par le portrait : « l’un la montre par la beauté, l’autre par la laideur. L’approche est opposée, mais la quête est la même » (Marc Restellini, historien d’art). Pendant cinq ans, ils vont écrire un chapitre unique et énigmatique dans l’histoire de l’art moderne.

20 janvier 1920. Soutine est bouleversé en apprenant la mort de Modi et le suicide de sa jeune femme enceinte. Il va soudain le dénigrer sans raison, mais il renonce à l’alcool – preuve qu’il n’est pas suicidaire ! Reste l’ulcère, inguérissable. La chance va quand même sourire à l’artiste maudit, par l’intermédiaire d’un marchand.

« Un jour que j’étais allé voir chez un peintre un tableau de Modigliani, je remarquais, dans un coin de l’atelier, une œuvre qui, sur-le-champ, m’enthousiasma. C’était un Soutine et cela représentait un pâtissier. Un pâtissier inouï, fascinant, réel, truculent, affligé d’une oreille immense et superbe, inattendue et juste, un chef-d’œuvre. Je l’achetai. Le docteur Barnes le vit chez moi[…] Le plaisir spontané qu’il éprouva devant cette toile devait décider de la brusque fortune de Soutine, faire de ce dernier, du jour au lendemain, un peintre connu, recherché des amateurs, celui dont on ne sourit plus… »

Paul GUILLAUME (1891-1934), l’un des grands marchands et collectionneur d’art parisiens

Son ami Guillaume Apollinaire l’a introduit dans le Tout-Paris artistique et sa galerie rue de Miromesnil expose Picasso, Derain, van Dongen… En 1922, il conseille et fournit en tableaux Albert Barnes, richissime Américain qui crée près de Philadelphie la fondation portant son nom.

À dater de 1922, Soutine vit confortablement, soigne sa mise, lit beaucoup pour se perfectionner en français et se passionne pour la musique de Bach. Il habite près du parc Montsouris et loue un atelier spacieux. Il continue à peindre des séries, comme beaucoup de peintres - rappelons les Iris ou les Tournesols de Van Gogh, les tableaux d’enfants de Modigliani. Soutine est très éclectique : hommes en prière, pâtissiers et garçons de café, enfants de chœur, cuisinières, garçons d’étage… mais aussi des raies (poissons) et d’autres animaux qu’il ne peut plus manger pour cause d’ulcère et va peindre à l’envi…

Ses voisins, horrifiés par les carcasses qu’il conserve, se plaignent des odeurs putrides émanant de son atelier. Ces animaux écorchés ou éventrés qu’il prend comme modèle sont les visions de son enfance qui caractérisent une part de sa peinture. À chacun ses obsessions… chez lui, tout remonte à l’enfance. Cette fois, il s’exprime clairement.

« Autrefois, j’ai vu le boucher du village trancher le cou d’un oiseau et le vider de son sang. Je voulais crier, mais il avait l’air si joyeux que le cri m’est resté dans la gorge. Ce cri, je le sens toujours là. Quand, enfant, je faisais un portrait grossier de mon professeur, j’essayais de faire sortir ce cri, mais en vain. Quand je peignis la carcasse de bœuf, c’était encore ce cri que je voulais libérer. Je n’ai pas réussi. »

SOUTINE (1893-1943), cité parDan FRANCK (né en 1952), Bohèmes (1998)

En 1925 Soutine réalise une série de toiles sur le thème du bœuf écorché qui a pour point de départ un tableau du Louvre : La Carcasse de bœuf de Rembrandt. Il choisit cette œuvre non pour la copier, mais pour l’interpréter et, à partir de là, inventer sa propre peinture.

Ne pouvant travailler qu’en présence d’un modèle, il fait installer une carcasse de bœuf dans son atelier et, sans dessins préparatoires, exécute plusieurs versions du sujet. On pénètre autant dans les entrailles de l’animal que dans la peinture elle-même. L’œuvre peut aussi être vue comme une évocation de la crucifixion exaltée par la fusion des formes et des couleurs. À travers cette image surprenante où la vie côtoie la mort, l’artiste parvient à restituer l’émotion et le tourment que lui ont procuré l’acte de peindre en série…

« Il décline en maintes variations des « victimes immolées » : « Amas sanglants, poulets morts, lapins étripés, bœufs écorchés, viande crue qu’il paraît peindre avec leurs muscles, leurs os, leur graisse, leur sang malaxés ensemble, leurs aponévroses bleuissantes, ces mille moires qui rampent en s’interpénétrant… »

Élie FAURE (1873-1937) Soutine (1929)

Lorsqu’il s’attaque à la série des peintures de bœuf, rappelons qu’il se fait livrer par les abattoirs d’immenses carcasses sanguinolentes : les gens du quartier appelaient son atelier « la boucherie de Soutine ». Il avait naturellement d’autres sources d’inspiration, mais le traitement n’était pas moins violent, voire choquant.

« Ses paysages et ses portraits de cette époque étaient sans mesure. On aurait dit qu’il peignait dans un état d’affolement lyrique. Le sujet (selon l’expression consacrée, mais au pied de la lettre) débordait le cadre. Une si grande fièvre était en lui qu’elle déformait tout à l’excès. Les maisons quittaient terre, les arbres semblaient voler. »

Maurice SACHS (1906-1945), cité par Anne Juranville, Le « bipolaire » et la psychanalyse, Figures de la psychanalyse. 2013/2 n° 26

Cet écrivain maudit, « juif collabo » et auteur scandaleux s’est particulièrement intéressé au cas Soutine. Trait commun à cette partie de l’œuvre soutinienne, le traitement de la peinture poussé à l’extrême dans les années 1930.

« L’expression est dans la touche. »

SOUTINE (1893-1943), Esti Dunow et Maurice Tuchman, « D’après nature : Soutine et ses thèmes », Catalogue de l’exposition « Chaïm Soutine, l’ordre du chaos » (2012)

… C’est-à-dire dans le mouvement, le rythme, la pression du pinceau contre la surface de la toile. L’artiste a vite dépassé le « dessin linéaire et rigide » des premières natures mortes pour découvrir « son véritable élément, la touche de couleur et sa flexion sinueuse » héritée de Van Gogh, même s’il dénigre sa technique. Son trait est moins une ligne qu’une « tache grasse » où se ressent l’énergie de cette fameuse « touche ».

Il attaque directement à la couleur, « évitant ainsi d’appauvrir ou de fragmenter la force de l’inspiration… Le dessin prenait forme à mesure qu’il peignait. » Il travaille lentement, au pinceau, à l’occasion au couteau, ou encore à la main, malaxant la pâte, l’étalant avec les doigts, maniant la peinture comme une matière vive. Il multiplie les touches et les couches, pour accentuer les contrastes. Puis il reprend les détails, avant d’opérer sur les fonds des frottis qui les estomperont et feront ressortir l’avant-plan. Ce qui frappe les rares témoins qui le voient peindre (car il déteste ça), c’est son état d’excitation, sa gestuelle, sa frénésie proche de la transe : s’élançant parfois de loin, il se rue sur la toile et y jette la peinture à coups de pinceau vigoureux, agressifs - il se serait un jour disloqué le pouce, comme si sa peinture prenait forme de sculpture. La preuve ?

Liée à la touche, « la trituration de la matière » est jugée essentielle dans cette peinture « éruptive ». Élie Faure (1873-1937) médecin et historien de l’art, estimait la matière de Soutine « l’une des plus charnelles que la peinture ait exprimées… Soutine est peut-être, depuis Rembrandt, le peintre chez lequel le lyrisme de la matière a le plus profondément jailli d’elle, sans tentative aucune d’imposer à la peinture, par d’autres moyens que la matière, cette expression surnaturelle de la vie visible qu’elle a charge de nous offrir. »

Le traitement qu’impose Soutine à ses sujets continue à surprendre, voire à repousser : visages bosselés, comme meurtris, silhouettes humaines ou animales déjetées, maisons et escaliers ondulant, paysages secoués par quelque tempête ou séisme. À l’image de sa vie quotidienne…

« Il s’installe, déménage, ne se plaît nulle part, quitte Paris, y revient, craint le poison, se nourrit de pâtes, se ruine chez les psychiatres, s’en lasse, économise, court les marchands pour racheter ses mauvaises toiles de jeunesse. Si l’on refuse de les lui vendre pour un prix qui lui paraît justifié, la rage le prend ; il les lacère, les arrache de la cimaise, en envoie une nouvelle en dédommagement. Il rentre harassé, se met à lire… » 

Maurice SACHS (1906-1945), Le Sabbat. Souvenirs d’une jeunesse orageuse (posthume, 2011)

… « quelquefois, on l’aperçoit le soir à Montparnasse, assis à ces mêmes terrasses qu’il fréquentait avec Modigliani et riant. Mais poète triste et descendant de cette race légendaire des peintres maudits dont Rembrandt fut le plus grand, - légion tantôt obscure, tantôt brillante, où Van Gogh met du pittoresque, Utrillo de la candeur et Modigliani de la grâce -, Soutine entre mystérieusement et secrètement dans la gloire. » Au prix d’une vie farouchement solitaire.

« J’ai du mépris pour les femmes qui m’ont désiré et possédé. »

SOUTINE (1893-1943), confidence à son ami Modigliani, Clarisse Nicoïdski, Soutine ou la profanation (1993)

Ce grand misanthrope était également misogyne. Exceptions à la règle, il a eu un seul ami, Modi, et aimé une seule femme, Gerda, jeune Juive allemande qui a fui l’Allemagne de Hitler. Rencontrée à Montparnasse en 1937, elle ignore tout de lui, simplement intriguée et charmée par le personnage. L’attirance est réciproque.

« Gerda, tu as été cette nuit ma garde, tu es Garde, et maintenant c’est moi qui te garde. »

SOUTINE (1893-1943), cité par Garde, Mes années avec Soutine (2022)

Et Gerda Michaelis devint pour tous Mlle Garde. À ses côtés, le peintre vit deux années de douceur et d’équilibre au point de renouer contact par écrit avec sa famille et son terrible passé. Souffrant perpétuellement de l’estomac, il décide de se soigner vraiment. Il consulte des spécialistes, renoue avec certains aliments (dont la viande qu’il se contentait de peindre) et prend ses médicaments. Mais outre son affaiblissement général, les médecins jugent son ulcère inopérable. Ils ne lui donnent pas plus de six ans à vivre - l’avenir va confirmer ce pronostic.

La guerre sépare ce couple de juifs immigrés. Soutine, trop craintif et soumis aux autorités, ne fait rien pour aider sa compagne (d’autres s’en chargeront)… La dernière, Marie-Berthe Aurenche (sœur du scénariste Jean Aurenche, première épouse du peintre Max Ernst, femme-enfant égérie des surréalistes) ne sera d’aucun secours à l’artiste. Malgré sa réussite matérielle, il se laisse rattraper par ses « vieux démons » : « la peur, la misère, la crasse ». Il se remet quand même au travail, mais le mal l’emporte sur sa volonté. Il meurt à 50 ans d’un ulcère ayant perforé l’intestin et devenu cancer inopérable.

« Soutine a reçu le don de peindre à sa naissance, mais ce don a brûlé ses yeux et son cerveau comme un fer rouge. Il aime son tourment, mais c’est un tourment. »

Anne JURANVILLE (docteur d’État, agrégée de philosophie, diplômée en psychopathologie clinique et psychanalyse), Le « bipolaire » et la psychanalyse, Figures de la psychanalyse. 2013/2 n° 26

Ce sera le mot de la fin. Le cas Soutine relève « naturellement » de la psychanalyse, une clé pour comprendre l’homme et entrer dans l’œuvre foisonnante, aussi attirante que repoussante, qu’il fut le premier à rejeter en la détruisant. Au terme de cette vie tragiquement laborieuse, il laisse quelque 500 tableaux – souvent signés, jamais datés, aujourd’hui cotés (entre 200 000 et 300 000 euros).

Artiste maudit, oui, mais contrairement à Van Gogh et Modigliani, Soutine était le premier à se maudire.

Elvire Pospesco citations

Elvire POPESCO (1894 ?-1993), née roumaine, jeune vedette à Bucarest, elle va faire une éblouissante carrière au théâtre de boulevard, dirigeant deux grandes salles et tenant salon en reine de Paris.

« Un verre de champagne avec des larmes au fond… »5

Tristan BERNARD (1866-1947), cité dans l’Encyclopédie Universalis

Définissant Elvire Popesco, morte le 13 décembre 1993 dans son appartement parisien, à l’âge officiel de 98 ans.

Sa date de naissance, selon les sources, variait entre 1894 et 1896. Elle déclarait avoir perdu toute fiche d’état civil en arrivant en France… restée étonnamment séduisante et séductrice jusqu’à la fin.

Elle débute à 16 ans au théâtre national de Bucarest en jouant Shakespeare – après deux ans de formation au Conservatoire, elle brûle déjà les planches. Elle tourne le premier film de fiction (muet) en Roumanie (La Petite Tzigane de la chambre à coucher), se mariant deux fois et fondant deux théâtres, l’Excelsior et le Mic. Promise à une belle carrière, Elvira Popescu pense malgré tout à Paris, la ville des arts et des spectacles, parlant déjà français comme tous les Roumains cultivés. En 1923, le poète et romancier Jean Richepin, en tournée de conférences dans les Balkans, la découvre sur scène et lui conseille de partir avec lui en 1923. Elle n’hésite pas !

Elle débute aussitôt au théâtre de l’Œuvre dans une tragédie roumaine jouée en V.O., Passions rouges. Richepin la présente à l’auteur dramatique et scénariste Louis Verneuil. Fasciné, et bien qu’elle ne maîtrise pas complètement la langue française, il lui écrit une comédie : Ma cousine de Varsovie, jouée au théâtre Michel à partir de décembre 1923. L’intrigue est typiquement boulevardière : Archibald que sa femme Lucienne trompe avec Hubert, charge sa cousine Sonia venue passer quelque temps à Paris, de séduire Hubert. Mais il tombe amoureux de Sonia alors que celle-ci s’éprend d’Hubert. Lucienne reconquiert finalement son amant et, désabusée, l’étrangère repart pour son pays… C’est un triomphe. L’adaptation au cinéma suivra en 1931, avec au générique un jeune scénariste d’avenir, Georges-Henri Clouzot. Malgré tout, le film a (mal) vieilli. Mais Elvire Popesco est lancée : l’authenticité de sa veine comique et son accent coloré deviennent proverbiaux. Les critiques de théâtre lui trouvent vite une série de surnoms qu’elle porte à merveille.

« La reine du boulevard », « Notre-Dame du Théâtre » , « Monstre Sacré », « la Parisienne »

Moins souvent roumaine sur scène qu’héroïne slave ou italienne, elle est tour à tour princesse décadente, aristocrate fofolle, aventurière cosmopolite, séductrice fatale. Les plus célèbres auteurs du boulevard sont à ses pieds. Toujours Verneuil (Pile ou face, Du sang sur l’hermine, La Course à l’étoile, etc.) Elle triomphe également dans Tovaritch de Jacques Deval, (1933), La Machine infernale (1954) de Jean Cocteau, La Contessa ou la volupté d’être de Maurice Druon (1962)… André Roussin lui taille à son tour des rôles sur mesure : Nina (1949), La Mamma (1957), La Voyante (1971)… En 1979, à 84 ans, elle reprend La Mamma et fait salle comble « chez elle ». Car Elvire Popesco va (co)diriger successivement deux grandes salles parisiennes : le Théâtre de Paris (1956-1965), puis le Marigny sur les Champs-Élysées.

Cette reine du théâtre de boulevard à sa belle époque fait quelques apparitions au cinéma : La Présidente de Fernand Rivers, (1938), Tricoche et Cacolet de Pierre Colombier, (1938), Ils étaient neuf célibataires de Sacha Guitry, (1939), Paradis perdu (1938) et Austerlitz d’Abel Gance, (1959), Plein Soleil de René Clément, (1960).

Remariée (en troisièmes et dernières noces) avec Sébastien Foy (1900-1967) et devenue comtesse de Foy, la comédienne tient salon, réunissant le Tout-Paris des arts, des lettres et de la bonne société dans une superbe propriété à Mézy-sur-Seine (les Yvelines), puis à Paris, avenue Foch, dans les années 1980. Les immortels de l’Académie, des comédiens retraités ou des jeunes premiers, se pressent à ses dîners. Elle accueille des noms prestigieux : André Roussin, Sacha Guitry, Jacques Chirac ou Pierre Cardin. En 1987, elle reçoit un Molière pour l’ensemble de sa carrière et, deux ans plus tard, François Mitterrand lui remet les insignes de commandeur de la Légion d’honneur.

Michel Simon citations

Michel SIMON (1895-1975), suisse venu faire carrière à Paris, il brûle les planches au théâtre et crève l’écran au cinéma, avec sa personnalité inclassable et sa laideur remarquable.

« Eusèbe député » (1939) énième version de « la Belle et la Bête »6

Ce film français d’André Berthomieu (sorti l’année de la Seconde Guerre mondiale) n’est pas resté dans les annales du 7e art. Il réunit quand même en tête d’affiche les deux vedettes étrangères faisant carrière à Paris, Michel Simon et Elvire Popesco, alias Eusèbe Bonbonneau, clerc de notaire devenant député et Mariska, comédienne plus trépidante que nature qui manipule Eusèbe.

Le trajet personnel de Michel Simon et d’Elvire Popesco prouve que la beauté ne fait (presque) rien à l’affaire. Comme dans le célèbre Borsalino (réalisé en 1970 par Jacques Deray), Alain Delon et Jean-Paul Belmondo ayant une présence et une célébrité comparables, avec des atouts physiques opposés. Le cas Michel Simon est quand même unique en son genre, comme le personnage, à la ville et à la scène.

« À qui vous ressemblez ? à votre père ou à votre mère ?
Oh ! vous savez, je ne voudrais faire de tort à personne. »

Michel SIMON (1895-1975), Ouest-France, citation du jour

Délicate allusion à son « physique ingrat », autrement dit cette laideur évidente devenue obsessionnelle avec l’âge et dont il sut jouer comme personne au long de sa carrière, multipliant aussi les conquêtes féminines en tous genres.

Acteur « caméléon » à la voix tonitruante, il tourne dans 145 films. Né la même année que le cinématographe (1895), il en plaisante aussi : « Un malheur n’arrive jamais seul ». Il reste inoubliable dans quelques chefs d’œuvre devenus à juste titre des classiques du 7e art  : La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer, L’Atalante de Jean Vigo, La Chienne et Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir, Drôle de drame et Le Quai des brumes de Marcel Carné, La Beauté du diable de René Clair, La Poison de Sacha Guitry, Le Viel Homme et l’Enfant de Claude Berri.  On le retrouve aussi en scène dans quelque 150 pièces de théâtre.

Son premier choc artistique date de son service militaire : en permission à Genève, il voit Georges Pitoëff jouer pour la première fois en français dans Hedda Gabler d’Henrik Ibsen, en 1915. Sa vocation d’acteur est née. Il débute cinq ans après dans la compagnie des Pitoëff, et suit la troupe qui s’établit en 1952 à Paris, au théâtre de la Comédie des Champs-Élysées. Il quitte les Pitoëff l’année suivante, pour se vouer au boulevard (de qualité). Il joue des vaudevilles de Tristan Bernard et de Marcel Achard. On le voit aussi dans des comédies musicales d’Albert Willemetz. Remarqué par Louis Jouvet qui a remplacé Pitoëff à la Comédie des Champs-Élysées, il s’impose et explose en 1929 dans Jean de la Lune d’Achard. Tenant le rôle secondaire de Cloclo, Michel Simon devient la principale attraction de la pièce. Indiscipliné et voulant tirer la couverture à lui, il s’attire l’inimitié du « patron », Louis Jouvet.

Sa carrière théâtrale enchaîne les succès pendant un demi-siècle, avec William Shakespeare, George Bernard Shaw, Luigi Pirandello, Oscar Wilde, Maxime Gorki, Édouard Bourdet et Henri Bernstein. Littéralement inclassable,  entre comique, dramatique, tragique, vaudeville, etc., Michel Simon est avant tout lui-même.

« L’importance de Michel Simon dépasse l’importance de ses rôles. C’est un personnage qui est grand en lui-même. »

Jean RENOIR cité par Claude Gauteur, Michel Simon (1987)

Comédien hors pair à la scène et à l’écran, il fut également un homme hors du commun. Son meilleur rôle, c’est celui qu’il écrit et met en scène lui-même. Jean Renoir le connaît bien, l’ayant fait tourner dans deux chefs d’œuvre, La Chienne et Boudu sauvé des eaux. Quant à Claude Gauteur, son biographe fut son ami : libraire-galeriste (Les Larmes d’Éros), archiviste (Les Archives d’Éros), éditeur (Éditions Astarté), chercheur, écrivain et photographe, spécialiste dans les domaines de l’érotisme, la pornographie et la prostitution, il dresse le portrait le plus complet de « Citizen Simon ».

« Michel Simon se sentait laid, si laid qu’avec les filles, au moins, ça pouvait passer. Il était très complexé et puis, à cette époque, il faut quand même tenir compte du contexte : les femmes libres et affranchies, elles se vendaient. »

Alexandre DUPOUY, L’album pornographique de Michel Simon (2020)

Amateur notoire de pornographie, Michel Simon possède une collection de plus de 100 000 objets en relation avec le sexe : photos (c’est lui-même un très bon photographe), éditions originales du marquis de Sade (pornographe assumé, inventeur du mot « sadisme, criminel récidiviste emprisonné la moitié de sa vie, ayant aujourd’hui les honneurs de la Pléiade), des godemichets et des automates surprenants. C’est l’une des plus grandes collections au monde dans ce domaine, dispersée après sa mort lors de nombreuses ventes par son fils François Simon, lui aussi comédien.

« Ce sera la première fois que vous embrasseriez quelqu’un ?
— Non, avant j’avais un chien. Il m’embrassait, lui. »

Michel SIMON (1895-1975), rôle de Boudu dans Boudu sauvé des eaux (1932), film de Jean Renoir adapté de la pièce homonyme de René Fauchois, créée en 1919

Vilipendé à sa sortie, le film connaîtra un véritable triomphe dans les années soixante, où sa modernité et sa glorification de l’anarchie, le plaçait au sommet de la tendance libertaire, De plus, rétrospectivement, Boudu offre à Michel Simon un de ses plus grand rôle à l’écran.

Dans ce classique libertaire de 1932, Michel Simon reprend le rôle créé sur scène sept ans plus tôt. Boudu, clochard désespéré parce que son chien est parti et que la société le dégoûte, décide de se jeter dans la Seine. Un bon bourgeois le sauve et se sent obligé de le ramener chez lui. Les pires ennuis commencent pour le brave homme…

Le Boudu de Jean Renoir – le SDF, l’exclu des années 30 - incarne la lutte des classes au premier degré ! Michel Simon, le clochard au comportement incontrôlable qui mange naturellement ses sardines à l’huile avec les doigts ira jusqu’à coucher sans remords avec la femme de son sauveur, faisant imploser la petite vie tranquille du notable ! Pire ou mieux encore, devenu riche, Boudu décide de tout laisser tomber et de retourner à la nature : « Vaut mieux être pauvre et dehors que riche et enfermé. »

Cinglante satire du conformisme bourgeois, coproduit par Michel Simon, Boudu est un échec commercial et critique lors de sa sortie en salles. C’est devenu l’un des classiques du cinéma français ! Il a même eu droit à deux remakes : Le Clochard de Beverly Hills avec Nick Nolte en Boudu et Boudu de Gérard Jugnot avec Depardieu plus vrai que nature dans le rôle-titre. Sans faire oublier l’inoubliable Michel Simon. Laissons la parole aux grands témoins de son temps.

« Michel Simon est un acteur extraordinaire. Il est capable de tout, de la farce à la tragédie. Il a une compréhension profonde de la nature humaine et il est capable de nous faire rire et pleurer à la fois. C’est un artiste complet, un véritable génie. J’ai toujours été un grand admirateur de son travail, en particulier de sa performance dans « Le Quai des brumes ». Il est un acteur qui ne ressemble à aucun autre. Il a une présence unique et une capacité à nous transporter dans ses personnages. C’est un véritable artiste. »

Charlie CHAPLIN (1889-1977) Revue Cinémonde, No 700, (1958)

Hommage du génie au génie, créateur du personnage de Charlot et réalisateur universellement reconnu.

« Michel Simon est le plus grand acteur du monde. »

Sacha Guitry, réalisateur de La Poison, La Vie d’un honnête homme et Les Trois font la paire.

« Michel Simon est une énigme vivante. Sa grandeur vient de ce que ni lui, ni aucun autre ne peuvent la résoudre. Il était tout à la fois Boudu et Clo-Clo [dans Jean de la lune], le vieil homme attendrissant de Gérard Brach dans La Maison et le solitaire inquiétant du Quai des brumes. Dans quelle peau se sentait-il le plus à l’aise ? »

Jean Cocteau

« C’est en regardant tourner Michel Simon que j’ai eu devant les yeux l’image du génie humain, surtout dans Drôle de drame. Il a vraiment donné toute sa mesure au cinéma et je n’ai vraiment qu’un regret : c’est de n’avoir tourné que deux films avec lui. Il était aussi à l’aise dans le comique que dans le drame et il aurait pu faire un grand tragédien, un interprète de Shakespeare. »

Marcel Carné

« C’était une des plus grandes figures du théâtre et du cinéma français. Une personnalité unique dont le caractère bien marqué lui permettait justement de se prêter à tous les rôles. »

René Clair

« C’est un seigneur, un clochard étoilé, un impeccable Lord de la rue des Anglais, un génial idiot de vaudeville, un terrible assassin de Thomas de Quincey. »

Jacques Prévert

« Il présente son personnage avec une telle vérité, qu’il risque de faire éclater l’illusion. »

Jean-Louis Barrault

« J’étais persuadé que Michel Simon nous enterrerait tous. Il était d’une force prodigieuse. Lors du tournage du Vieil Homme et l’Enfant, à 74 ans, il se baignait dans les eaux glacées. Pour moi, ce film avait représenté une aventure exceptionnelle. Peut-être la plus importante de toute ma vie.  Je n’en reviens pas »

Claude Berri

« Lorsqu’il jouait, il n’y avait pas une inflexion de sa voix, une lueur de son regard, un geste, un mouvement de son corps qui n’exprimaient pas cette espèce de vérité intégrale. Plus qu’un acteur de génie ; il était monstrueusement humain. »

Michel Galabru, le petit frère artistique de Michel Simon a peut-être trouvé le mot de la fin

Kessel citations

Joseph KESSEL (1898-1979), cosmopolite naturalisé français pour fait de guerre en 1916, résistant et auteur du Chant des partisans en 1943, grand reporter sur tous les fronts et romancier inspiré par la Vie.

« Je ne sais pas votre emploi du temps. Mais, pour ma part, chaque jour que Dieu m’a donné ici, j’ai aimé autant que j’ai bu. Et par la vierge, j’avais soif  ! »7

Joseph KESSEL (1898-1979), Les Enfants de la chance (1934)

Romancier, grand reporter, aventurier, résistant et académicien français, une vie si bien remplie qu’elle semble un roman dont il serait le personnage plus grand que nature.

Il est le fils d’un médecin juif d’origine lituanienne, ayant fait une partie de ses études en France avant de s’installer en Argentine où Joseph Kessel naît en 1898. La famille déménagea ensuite en Russie, de 1905 à 1909, puis retourne s’installer en France. Après une licence de lettres, le jeune homme travaille comme journaliste.

Pendant la Première Guerre mondiale, engagé volontaire dans l’armée en 1916, il sert notamment dans l’aviation. Cette expérience donnera naissance à L’Équipage (1923), roman de guerre mettant en scène un pilote chargé de manœuvrer l’avion et un observateur qui examine le terrain. Les deux hommes ont noué une amitié fusionnelle, mais ils découvrent qu’ils sont amoureux de la même femme… Hymne bouleversant au courage et à la fraternité, ce livre donne le ton à la suite d’une œuvre qui lui ressemble, inspirée sur un vécu héroïque et en quête d’hommes exceptionnels.

En 1920, il est envoyé à Londres par le Journal des débats pour son premier grand reportage. Ayant alors un statut d’apatride, il se fait faire un faux passeport… Cela l’incite à demander l’année suivante la nationalité française qu’il obtient, faisant intervenir Robert Dreyfus, conseiller haut placé au bureau du sceau, en mars 1922.

Après la guerre, il se consacre en parallèle au journalisme et à l’écriture romanesque. Il participe à la création de Gringoire, hebdomadaire politique et littéraire devenu l’un des plus importants de l’entre-deux-guerres. Il signe des grands reportages à succès pour Paris-Soir dirigé par Pierre Lazareff. C’est l’âge d’or de cette forme de journalisme. Il publie en même temps deux romans, Belle de jour qui fait scandale, entouré d’une réputation sulfureuse jusqu’à son adaptation cinématographique en 1967 par Luis Buñuel, et Fortune carrée, inspiré d’un périple en Mer Rouge où il rencontre Henry de Monfreid.

Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, Kessel est correspondant de guerre, avant de rejoindre la Résistance et de rallier le général de Gaulle à Londres.

« Ami, entends-tu
Le vol noir
Des corbeaux
Sur nos plaines ?
Ami, entends-tu
Ces cris sourds
Du pays
Qu’on enchaîne ? »2798

Joseph Kessel (1898-1979) et Maurice Druon (1918-2009), neveu de Kessel, paroles, et Anna Marly (1917-2006), musique, Le Chant des partisans (1943)

Il y compose et coécrit avec son neveu Maurice Druon les paroles du Chant des partisans, devenu l’hymne de la Résistance. Composé à Londres, sifflé par Claude Dauphin à la BBC, largué par la RAF (Royal Air Force, force aérienne royale) sur la France occupée, créé par Germaine Sablon (dans le film Pourquoi nous combattons) et repris par Yves Montand, entre autres interprètes. Marche au rythme lent, lancinant : « Ohé Partisans / Ouvriers / Et paysans / C’est l’alarme / Ce soir l’ennemi / Connaîtra / Le prix du sang / Et des larmes… / Ami si tu tombes / Un ami sort de l’ombre / À ta place. »

La Résistance, devenue un phénomène national, mêle tous les milieux, tous les courants d’opinion, toutes les régions, recréant une union sacrée contre l’ennemi dont la présence se fait de plus en plus insupportable, à mesure que ses « besoins de guerre » le rendent plus exigeant en hommes, en argent, en matières premières.

« J’ai su que nous faisions la plus belle guerre du peuple français. Une guerre matériellement peu utile puisque la victoire est assurée même sans notre concours. Une guerre à laquelle personne ne nous oblige. Une guerre sans gloire. Une guerre d’exécution et d’attentats. Une guerre gratuite en un mot. Mais cette guerre est un acte de haine et un acte d’amour. Un acte de vie. »

Joseph KESSEL (1898-1979), L’Armée des ombres (1943)

Kessel écrit ce roman-témoignage en hommage à ses combattants. Il finit la guerre comme capitaine dans l’aviation. Après la Libération, il retourne aux voyages - dont il tire de grands reportages et la matière de chefs d’œuvres romanesques au succès populaire et critique.

Consécration pour ce fils d’immigrés russes juifs, l’Académie française lui ouvre ses portes. Kessel est élu le 22 novembre 1962, au fauteuil du duc de La Force, par 14 voix contre 10 au premier tour de scrutin, face à Marcel Brion. Devant l’Académie française, il revendique hautement son appartenance au judaïsme, comme il en avait témoigné dans Terre de feu (1948), publié lors de la création de l’État d’Israël. Il tient à faire orner son épée d’académicien d’une étoile de David.

« Un saint ne naît jamais armé de la sainteté comme d’une cuirasse. Un héros ne sort jamais tout cuit d’un moule fabriqué à l’avance. La grandeur de l’homme est dans sa complexité. Le reste n’est qu’image d’Épinal. »

Joseph KESSEL (1898-1979), Mermoz, 1938

Leçon de l’Histoire, leçon de la vie : Kessel a mêlé les deux, passionnément, à la folie, avec un talent très personnel et cette force de la nature qu’André Malraux ou Romain Gary pouvaient lui envier. Décapsulant encore les bouteilles avec ses dents, disait-on, il meurt à 81 ans, foudroyé par une rupture d’anévrisme.

« Il est de ces êtres à qui tout excès aura été permis, et d’abord dans la témérité du soldat et du résistant, et qui aura gagné l’univers sans avoir perdu son âme. »

François MAURIAC (1885-1970), intellectuel de gauche et chrétien tourmenté, rendant hommage dans son Bloc-notes

Brassaï citations

Brassaï (1899–1984), né hongrois, chasseur d’images, « l’œil de Paris » sous toutes ses formes les plus secrètes est aussi journaliste, peintre, sculpteur, dessinateur et proche de Picasso.

« Le photographe a le respect de son sujet, un respect qui touche presque à la vénération; un pouvoir d’observation aigu; la patience et la rapidité de l’aigle pour fondre sur sa proie; l’impulsivité; une prédilection pour l’humain par rapport à la simple « nature »; l’amour de l’éphémère; le sens du surréel caché derrière le réel; le mépris de la couleur et la joie de la retenue et de la sobriété du noir et blanc, ainsi que, finalement, le désir de dépasser l’anecdotique pour élever son sujet au rang de l’universel. »8

BRASSAÏ (1899-1984), Ouest-France

La plus belle définition du photographe, signée de Gyula Halász, hongrois mondialement connu sous le pseudo inspiré du nom de sa ville natale, Braslov.

Fils d’un professeur de littérature française, il suit son père à Paris en 1903-1904. À quatre ans, il découvre la capitale avec ses grands yeux déjà émerveillés ! De retour en Hongrie, il entre à l’Université des beaux-arts de Budapest, sert dans la cavalerie de l’armée austro-hongroise à la fin de la Première Guerre mondiale et s’installe à Berlin en 1921. Il y côtoie de nombreux artistes d’avant-garde, dont Kandinsky. Son désir le plus ardent est pourtant de retourner à Paris, capitale des arts.

Installé à Montparnasse, au cœur du Paris artistique des années 1920, il apprend le français en lisant les œuvres de Marcel Proust, il se lie à Henry Miller, Léon-Paul Fargue et Jacques Prévert. Il travaille d’abord comme journaliste, travail alimentaire. Il se révèle bientôt curieux de tout voir. Confronté à une demande d’illustration de ses textes, il joint des images qu’il collecte, notamment des cartes postales… Jusqu’au jour de 1929 où une amie lui confie un appareil photo. Il commence à prendre lui-même des images et découvre l’extraordinaire possibilité de restituer sa vision de la ville !

Il devient réellement photographe en 1930, pour se consacrer au Paris interlope et nocturne : les Halles, le canal Saint-Martin, Ménilmontant, Belleville deviennent un décor de théâtre où le sujet prédomine sur l’esthétique. Il prend alors son pseudonyme de Brassaï et fait aussitôt preuve d’une grande conscience professionnelle.

« La photographie, c’est la conscience même de la peinture. Elle lui rappelle sans cesse ce qu’elle ne doit pas faire. Que la peinture prenne donc ses responsabilités. »

BRASSAÎ (1899-1984), cité dans L’Intransigeant, 15 novembre 1932

Proche du surréalisme sans y être associé, Brassaï se révèle désormais un extraordinaire chasseur d’images. Paris est son terrain, la nuit est son moment. Filles de joie, scènes de bistrot, travestis et bars louches, l’artiste aime les lieux et les ambiances interlopes.

« Le surréalisme de mes images ne fut autre que le réel rendu fantastique par la vision. »

BRASSAÎ (1899-1984), « Le surréalisme, de l’icône au Photomaton », Le Monde, 25 septembre 2009

Il capture des sujets anodins ou étranges dont il cherche à percer l’intime, voyeur sans voyeurisme ni jugement moral. Il s’invite dans des bals homosexuels, des maisons closes, une fumerie clandestine d’opium. Il scrute aussi les traces gravées sur les murs de la ville. En 1960, il publiera Grafitti, fruit de 30 ans de recherches, régulièrement réédité, qui propose pour la première fois le graffiti comme une forme d’art brut, primitif, éphémère. Picasso y participe.

« L’œil de Paris ».

Henry MILLER (1891-1980), essayiste et romancier américain, surnomme ainsi son ami Brassaï, à la publication de son premier livre Paris de nuit (1932)

Au-delà de sa vision, on pourrait parler de son expérience de la ville ou de son « observation participante » pour reprendre les termes d’un ethnologue. Il ressort de la majeure partie de ces images une impression d’étrangeté : le rendu de l’obscurité, le sentiment du lecteur de ne pas reconnaître la ville qui lui est de jour si familier. Dans sa préface, Paul Morand souligne que « la nuit n’est pas le négatif du jour, le blanc des photographies diurnes ne se contente pas de noircir : ce ne sont tout simplement pas les mêmes images ». Qualifiée par un journaliste du Monde de « symphonie en noir majeur », l’œuvre de Brassaï fait grand bruit. Outre les faveurs de la critique, l’ouvrage diffusé à 12 000 exemplaires rencontre un large public et influencera durablement nombre de photographes. Le Paris secret des années trente (1976) fera écho à Paris de nuit.

Sa première exposition au MoMA de New York est organisée en 1948. D’autres suivent. Sa popularité ne change rien à sa simplicité.

« Ce que j’aime, c’est les photos où il y a un sujet très simple qui, par une saisie particulière, devient un objet de luxe. Moi je ne suis pas reporter. L’actualité ne m’intéresse pas. La vie quotidienne est plus bouleversante. Que Mr. Truman arrive à Paris, ce n’est pas la réalité. La concierge, la boulangère, des femmes qui font la queue à la boucherie, voilà la grande vie… »

BRASSAÏ (1899-1984), Commentaire de Brassaï accompagnant la présentation de ses photographies à l’exposition « Five French Photographers », MOMA, New York, 1951

Brassaï continue de subvenir à ses besoins grâce à la photographie commerciale. En tant que réalisateur, il obtient le prix du film le plus original au Festival de Cannes pour Tant qu’il y aura des bêtes en 1956. En 1961, il cesse la photographie artistique et se consacre à la sculpture. Mais en 1978, deux ans après la publication chez Gallimard du Paris secret des années 30, Brassaï reçoit le premier Grand Prix national de la photographie.

« Si l’on devait vivre éternellement, tout deviendrait monotone. C’est l’idée de la mort qui nous talonne. C’est la hantise et le désir de l’homme de laisser une trace indélébile de son éphémère passage sur cette terre qui donnent naissance à l’art. »

BRASSAÏ (1899-1984), Ouest-France

Il fut aussi peintre et dessinateur, poète et humaniste. Ami de Pablo Picasso et d’Henry Miller, le photographe ne voulait qu’une chose, dit-il, « être libre ».

Serge Lifar

Serge LIFAR (1905-1986), danseur et chorégraphe issu des Ballets russes de Diaghilev et  maître de ballet à l’Opéra de Paris pendant presque trente ans, une vie pour la Danse.

« Ce n’est qu’en dansant que je sais dire les choses les plus sublimes. »9

Serge LIFAR (1905-1986), Fondation pour l’amour de la danse

Le mot est emprunté à Nietzche dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885).

Lifar fut certes une étoile de la danse, mais il se révéla un grand communiquant, personnage charismatique et conférencier doué. En 1958, quand il fonde l’Université de la danse, il inaugure même une nouvelle activité de professeur-conférencier. Quant à sa beauté naturelle, sa prestance, elle frappe tous ceux qui l’ont vu.

« Qu’on se figure un jeune garçon qui prétend avoir 18 ans, mais qui en paraît 15, un corps mince et dur aux épaules encore enfantines, un visage mat et bridé de Tartare, brûlé par des yeux verts, vifs, tendres et gais, des yeux de jeune chien que tout amuse… Dans les gestes vit cette brusquerie que le temps n’a pas encore effacée. Le sourire est charmant de confiance… Sur tout cela de la naïveté, de la joie, de la victoire. »

Joseph KESSEL (1898-1979), Fondation Serge Lifar

Fils d’un fonctionnaire des Eaux et Forêts, Sergueï Mikhaïlovitch Lifar naît à Kiev (Ukraine) en 1905, à l’aube des troubles révolutionnaires. Enfance paisible, mais l’adolescent rêveur souffre de la guerre civile entre Rouges et Blancs. Blessé à la main par un éclat d’obus, il renonce à la carrière de pianiste qu’il préparait au Conservatoire de musique avec Vladimir Horowitz. En 1921, sa curiosité le conduit au cours de danse de Bronislava Nijinska, sœur du célèbre danseur Nijinski et seule femme chorégraphe. C’est une véritable révélation : il vient de découvrir son univers. Mais il est déjà bien tard pour commencer…

Il devient son élève jusqu’au jour où elle rejoint Serge Diaghilev et ses Ballets russes à Paris. Il manque de garçons. Seul Lifar trouve grâce aux yeux de Diaghilev qui le prend pour amant, sidéré par sa beauté… et l’envoie travailler en Italie pour parfaire sa technique. Devenu danseur des Ballets russes, il rencontre Balanchine (futur créateur de l’American Ballet à New York) et fait merveille dans Apollon musagète et Le Fils prodigue. En 1929, Lifar règle sa première chorégraphie, Renard, sur une musique de Stravinsky : un triomphe, la naissance d’une nouvelle esthétique du ballet.

À la mort de Diaghilev en 1929, l’administrateur-mécène de l’Opéra, Jacques Rouché, invite Lifar pour danser dans Les Créatures de Prométhée (sur la musique de Beethoven). Balanchine commence la chorégraphie, mais tombe malade. Lifar règle entièrement le ballet, modifie le livret et donne la primauté au Prométhée qu’il incarne. L’année suivante, nommé maître de ballet de l’Opéra, il prend les rênes de la compagnie. Il crée une classe d’adage (suite de mouvements amples sur un rythme lent) et grâce à lui, le danseur n’est plus le « faire-valoir » de la ballerine. Il crée un répertoire composé de ses propres œuvres (Icare, Roméo et Juliette, Suite en blanc, Les Mirages, Phèdre et Variations…), d’œuvres emblématiques des Ballets russes et de grands classiques du XIXe siècle, dont Giselle qui avait disparu du répertoire.

« Il y a entre la danse et la sculpture antique une corrélation si étroite que l’on peut affirmer que la sculpture est la fixation de divers moments dansés. »

Serge LIFAR (1905-1986)

Il impose surtout au ballet de l’Opéra son style néoclassique, point de fusion parfait des techniques classique et moderne. 

« Sa bonne humeur, son enthousiasme, sa patience, sa présence étonnante, son magnétisme faisaient que l’on donnait le meilleur de nous-mêmes, que l’heure ne comptait pas. On respirait une atmosphère de constante créativité. Tout ceci a beaucoup contribué à garder de lui un souvenir attachant et des plus respectueux. Le Maître reste le grand chorégraphe, auteur d’une période glorieuse pour la danse française. »

Yvette Chauviré (1917-2016), étoile de l’Opéra de Paris. Fondation Serge Lifar / Témoignages

Serge Lifar forme de jeunes Étoiles (Yvette Chauviré, Liane Daydé, Lycette Darsonval, Claude Bessy, Christine Vaussard…), dynamise le Corps de ballet, institue des soirées entières consacrées à la danse. Le Ballet de l’Opéra ainsi remodelé, il l’entraîne dans de nombreuses tournées : Canada, États-Unis, Brésil, Argentine, Japon, U.R.S.S. Maître de ballet sous l’Occupation, Lifar est condamné en 1945 par le Comité d’épuration et suspendu d’activité à l’Opéra pendant un an – on discute encore de son attitude, entre collaboration et opportunisme. Il revient avec Les Mirages en 1947, dans un climat tendu. Il restera en poste jusqu’en 1958.

« C’est terrible ! J’ai cru percer mon fils. » 

Marquis de CUEVAS (1885-1961), Paris Match

En mars 1958, Serge Lifar et le marquis de Cuevas s’opposent à propos d’une exclusivité revendiquée par Lifar sur le répertoire du Nouveau-Ballet de Monte-Carlo du marquis. C’est le choc de deux hommes aux ego hypertrophiés.

George de las Cuevas de Bustillo y Teran, marquis de Piedrablanca de Guana, grand d’Espagne et cousin du duc d’Albe, a consacré sa vie et sa fortune à la danse. Chilien par sa naissance, espagnol par ses ancêtres, américain par son mariage avec une héritière Rockefeller, il est devenu français par le cœur. Fantasque, il se trimballe en robe de brocart et collier de pierres fines, accompagné de ses 18 pékinois blancs, qu’il appelle « les sylphides », et défraie régulièrement la chronique. Face à lui, Serge Lifar, flamboyant danseur et chorégraphe d’origine ukrainienne, adulé par la presse et les critiques qui louent sa beauté autant que son charisme, maître de ballet de l’Opéra de Paris, demeure l’une des figures les plus en vue de la vie culturelle et mondaine parisienne. Le premier a souffleté publiquement le second qui lui a envoyé son gant à la figure. Seul un duel peut laver l’affront et sauver l’honneur.

À la quatrième reprise, Cuevas tend le bras et ne bouge plus. Lifar, lui, tremble, s’agite et, dans un geste maladroit, s’égratigne l’avant-bras sur la pointe de l’épée du marquis. Le sang a coulé, le duel est terminé, l’honneur est sauf. Paniqué, le marquis s’écroule dans les bras de Jean-Marie Le Pen, témoin. « C’est terrible, dit-il, j’ai cru percer mon fils. » De son côté, Lifar affirme : « Je me suis battu contre lui, et je le considère comme mon père. » Le duel s’achève par des embrassades. On croyait assister à un drame, ce fut une tragi-comédie.

« Au moment où vous quittez l’Opéra de Paris, auquel vous avez consacré toute votre activité artistique pendant tant d’années pour le plus grand renom de notre Ballet National, je tiens à vous redire mon admiration pour votre grand talent et à vous exprimer mes remerciements pour la part personnelle que vous avez prise au rayonnement culturel de la France à l’étranger. »

Charles de GAULLE (1890-1970), président de la République en 1958, cité par Serge Lifar, Les mémoires d’Icare, 1989

La fin de règne fut difficile et contestée pour diverses raisons, comme la période de la Seconde Guerre mondiale dont Lifar ne s’est pas tout à fit remis.

En 1961, il a la joie de retrouver sa mère-patrie derrière le rideau de fer, Moscou et son Bolchoï, Leningrad et son théâtre Kirov. Il revoit Kiev, sa ville natale quittée 40 ans auparavant, le temps lui semble aboli : « Ainsi le voyage se bouclait parfaitement. La jeunesse se mariait à la sagesse qui venait. Kiev rejoignait Kiev. J’y retrouvai tout, ma maison et mon collège, mes rues, jusqu’aux souvenirs de mes parents, tout sauf un certain parfum de la vie, enfui à jamais. Je vis les écoles de danse. Désormais, c’est de là-bas, je le pressentais, qu’allait nous revenir la vérité chorégraphique. »

L’Histoire doit retenir l’essentiel, l’indiscutable apport artistique de Serge Lifar à la danse en général, l’Opéra de Paris en particulier. En témoignent divers noms appartenant au milieu culturel - citations publiées sur la Fondation Serge Lifar.

« S’il jouait Napoléon, il était Napoléon. Si c’était un pharaon, il devenait Pharaon, et dans Icare, il brûlait ses ailes dans le soleil et, symboliquement, il mourrait sur la terre, dévoré par son ambition de s’élever au-dessus des possibilités humaines. »

Attilio LABIS (1936-2023), Serge Lifar par un danseur étoile (2001)

« A ce propos, on peut parler de son côté mystique, qui risque d’échapper à ceux qui l’ont connu superficiellement, car dans ces moments de transfiguration, le mystère d’avoir une autre vie intérieure impalpable le submergeait. Il vivait alors intérieurement et détaché du monde. »

« Chaque fois que Lifar danse, je vois du sang ; ses genoux sont blessés, sa bouche est une blessure, ses veines s’ouvrent. Il ruisselle littéralement, non pas du sang rouge que la foule et les familles cachent vite avec des linges, mais de ce sang de l’âme dont la perte nous épuise et qui est une sueur d’amour… »

Jean COCTEAU (1889-1963)

« Lorsque à ce privilège surnaturel comme les stigmates s’ajoutent les grâces de la jeunesse, alors la danse au lieu d’être un art assez ridicule retrouve son caractère sublime et religieux. »

« Les pieds des danseurs savent non seulement parler, écrire, mais aussi penser… »

Paul VALERY (1871-1945)

« Le ballet peut-il exister sans musique ? L’idée de Lifar est forte parce qu’elle rencontre la vérité. Et ce qui est pour moi plus étonnant encore, c’est que j’ai commencé à faire de la poésie qui naît uniquement du rythme… »

« Les Italiens et les Russes ont des tempéraments intéressants pour la Danse … mais vous, les Français, vous avez quelque chose qui est rare et que personne n’a : c’est le sens de la mesure. »

Serge LIFAR (1905-1986), cité par Attilio Labis (novembre 2001)

« Il voulait parler des extrêmes qui caractérisent l’extrême sensibilité et l’extériorisation passionnée parfois incontrôlable… Il ne parlait bien évidemment pas de la musique, mais du geste précis, là où il faut qu’il soit pour préserver l’équilibre et le sens du mouvement. »

Missak Manouchian (1909-1944), réfugié arménien rescapé du génocide, ouvrier et poète, militant anti-fasciste, communiste et résistant actif, héros de l’Affiche rouge, fusillé et panthéonisé 80 ans après. 

« Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants. »12

Louis ARAGON (1897-1982), « Strophes pour se souvenir », poème extrait du Roman inachevé (1955)

Poète engagé, il écrit onze ans après ces vers en mémoire du « groupe Manouchian », résistants étrangers fusillés par la Gestapo en 1944. Leur condamnation fut annoncée par une affiche reproduisant leurs photographies, restée sous le nom de « l’Affiche rouge » après la chanson de Léo Ferré, en 1961. Étonnante histoire dans l’Histoire…

Missak Manouchian (1909-1944) est un survivant du génocide arménien de 1915. Réfugié en France en 1924, menuisier de formation, il pratique divers métiers manuel pour vivre. Sa nationalisation lui est refusée en 1934 (pour cause de chômage et de demande trop tardive).

Il écrit par nécessité d’être (poèmes, notes, réflexions) et fonde même une revue littéraire. Il s’engage au PCF (Parti communiste français),  par conviction politique et pour lutter contre le fascisme montant. Mobilisé dans l’armée française en octobre 1939, démobilisé après la défaite et l’armistice du 22 juin 1940, militant communiste clandestin au printemps 1941, il participe à nombre d’opérations. Arrêté par la police française après une longue filature, torturé, livré à la police secrète de l’armée allemande, condamne à mort avec vingt-deux de ses camarades, il meurt, comme il l’écrit à son épouse Mélinée juste avant son exécution au Mont Valérien, « en soldat régulier de l’Armée française de la Libération », refusant de se couvrir les yeux face au peloton d’exécution.

« … Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain… Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense… »

Missak MANOUCHIAN (1909-1944), Dernière lettre à sa femme, 21 février 1944

« Ma chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée. Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. On va être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas, mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais. Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps. Je m’étais engagé dans l’armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur ! à tous ! »

La plupart des articles de presse couvrant le procès et l’exécution sont marqués par la xénophobie, l’antisémitisme et l’anticommunisme pour discréditer la Résistance aux yeux de l’opinion publique française. Mais le destin en décide autrement. Aragon veut raviver le souvenir d’hommes qui ont donné leur vie pour la liberté, des résistants, afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli. Il écrit ses « Strophes pour se souvenir »… « Onze ans déjà que cela passe vite onze ans »… Cette lettre de 1944, devenue poème de Louis Aragon en 1955, sera mise en musique six ans après par Léo Ferré.

« Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant. »

Léo FERRÉ (1916-1993), dernière strophe de L’Affiche rouge (1961). https://www.youtube.com/watch?v=SFt2v4OSTbU

L’Affiche rouge se transforma en « tube », devenu porte-drapeau des récitals de Ferré, auteur-compositeur-interprète toujours engagé. Habité par ce texte évoquant le courage, l’abnégation et l’amour, il finissait sa chanson, presque en pleurant, scandant cette dernière strophe.

À l’occasion des 80 ans de son exécution, le résistant d’origine arménienne Missak Manouchian sera panthéonisé, accompagné de son épouse Mélinée. « Si Manouchian entre au Panthéon aujourd’hui, il le doit naturellement à son action, mais aussi à cette fameuse Affiche rouge qui eut l’effet inverse de celui escompté par les Allemands. » Le Figaro, 21 février 2024.

Joséphine Baker (1906-1975), artiste noire d’origine américaine, femme politique et combattante tout terrain, panthéonisée pour une vie bien remplie.

« J’ai deux amours : mon pays et Paris. »14

Joséphine BAKER (1906-1975), J’ai deux amours, chanson, paroles de Géo Koger et Henri Varna, musique de Vincent Scotto

C’est son refrain fétiche et jusqu’à la fin de sa vie, qu’elle entre sur un plateau de télévision, dans un restaurant ou une boîte de nuit, l’orchestre joue aussitôt les premières mesures : « J’ai deux amours / Mon pays et Paris / Par eux toujours / Mon cœur est ravi / Ma savane est belle / Mais à quoi bon le nier / Ce qui m’ensorcelle / C’est Paris, Paris tout entier. »

Le Panthéon lui a ouvert ses portes le 30 novembre 2021. Elle « coche toutes les cases » comme l’on dit : artiste populaire, star mondiale, femme libre, descendante d’esclave noire, bisexuelle assumée, naturalisée française, résistante triplement décorée, protectrice des animaux, mère de douze enfants adoptés et chacun d’ethnie différente… Sa vie est un feuilleton dont l’héroïne est douée de tous les talents, avec un sacré caractère et une énergie hors norme dont elle a quand même abusé jusqu’à la limite de ses forces.

« Eh oui ! Je danserai, chanterai, jouerai, toute ma vie, je suis née seulement pour cela. Vivre, c’est danser, j’aimerais mourir à bout de souffle, épuisée, à la fin d’une danse ou d’un refrain. »

Joséphine BAKER (1906-1975), Les Mémoires de Joséphine Baker recueillies par Marcel Sauvage (1949)

Elle a tenu parole, ses dernières apparitions sont pathétiques, telle est sa (riche) nature ! Mais ce n’est pas la raison de sa panthéonisation, ni même l’essentiel chez ce personnage hors norme ! Ses racines sont plus profondes. Elle nous donne la clé de l’énigme qu’est sa vie.

« Un jour j’ai réalisé que j’habitais dans un pays où j’avais peur d’être noire. C’était un pays réservé aux Blancs. Il n’y avait pas de place pour les Noirs. J’étouffais aux États-Unis. Beaucoup d’entre nous sommes partis, pas parce que nous le voulions, mais parce que nous ne pouvions plus supporter ça… Je me suis sentie libérée à Paris. »

Joséphine BAKER (1906-1975). Alliages culturels : la société française en transformation (2014), Heather Willis Allen, Sébastien Dubreil

Dans le Paris des Années folles, l’esthétique nègre est à la mode et la première exposition d’art nègre va influencer les artistes Fauves et Cubistes. Le peintre Fernand Léger conseille à l’administrateur du Théâtre des Champs-Élysées de monter un spectacle entièrement exécuté par des Noirs : « la Revue nègre », vingt-cinq artistes dont douze musiciens parmi lesquels le trompettiste Sidney Bechet et une danseuse de 19 ans à l’incroyable présence. Paul Colin crée l’affiche de la revue. Joséphine Baker y apparaît dans une robe blanche ajustée, poings sur les hanches, cheveux courts et gominés, entre deux noirs, l’un portant un chapeau incliné sur l’œil et un nœud papillon à carreaux, l’autre arborant un large sourire. Cette œuvre folklorique est l’une des grandes réussites de l’Art déco : les déformations cubistes rendent admirablement le rythme du jazz, nouveau en France à cette époque.

La « Vénus noire » est lancée en 1925 : elle a le diable au corps, vêtue d’une ceinture de plumes blanches, dansant  le charleston avec son partenaire Joe Alex. Scandale… et succès immédiat. La salle affiche complet. Forte de sa renommée, Joséphine devient la meneuse des Folies Bergère en 1926 : les plumes laissent place à la ceinture de bananes. Encore plus provoquant ! Le tout Paris des Années folles n’a plus que ce nom à la bouche : Joséphine Baker. D’autres artistes afro-américains vont séjourner en Europe : peintres, sculpteurs, poètes, romanciers trouvent à Paris le lieu où prolonger la « renaissance nègre » de Harlem et y apprécient une société libérale qui ignore la ségrégation.

« C’est la France qui m’a fait ce que je suis, je lui garderai une reconnaissance éternelle. La France est douce, il fait bon y vivre pour nous autres gens de couleur, parce qu’il n’y existe pas de préjugés racistes. Ne suis-je pas devenue l’enfant chérie des Parisiens. Ils m’ont tout donné, en particulier leur cœur. Je leur ai donné le mien. Je suis prête, capitaine, à leur donner aujourd’hui ma vie. Vous pouvez disposer de moi comme vous l’entendez. »

Joséphine BAKER (1906-1975) à Jacques Abtey chef du contre-espionnage militaire à Paris qui la cite dans La Guerre secrète de Joséphine Baker (1948)

Septembre 1939. Le capitaine Abtey est chargé de recruter des « Honorables Correspondants » susceptibles de se rendre partout sans éveiller les soupçons afin de recueillir des renseignements sur l’activité des agents allemands. Elle se présente à lui en toute simplicité, lors de leur première rencontre, villa Beau Chêne au Vésinet. Elle expliquera ensuite sa méthode pour faire passer des messages secrets : « C’est très pratique d’être Joséphine Baker. Dès que je suis annoncée dans une ville, les invitations pleuvent à l’hôtel. A Séville, à Madrid, à Barcelone, le scénario est le même. J’affectionne les ambassades et les consulats qui fourmillent de gens intéressants. Je note soigneusement en rentrant… Ces papiers seraient sans doute compromettants si on les trouvait. Mais qui oserait fouiller Joséphine Baker jusqu’à la peau ? Ils sont bien mis à l’abri, attachés par une épingle de nourrice (à son soutien-gorge). D’ailleurs mes passages de douane s’effectuent toujours dans la décontraction… Les douaniers me font de grands sourires et me réclament effectivement des papiers… mais ce sont des autographes ! » À ce petit jeu, elle risque quand même la prison et parfois sa vie.

Lors de son passage à Alger en 1943, le général de Gaulle, reconnaissant pour ses actions dans la Résistance, lui offre une petite Croix de Lorraine en or. Titulaire d’un brevet de pilote pour masquer son engagement dans le contre-espionnage, elle rejoint les Infirmières Pilotes Secouristes de l’Air (IPSA) et accueille des réfugiés de la Croix Rouge. À ses funérailles en 1975, elle fut la première femme d’origine américaine à recevoir les honneurs militaires.

« Quelle importance y a-t-il à ce que je sois noire, blanche, jaune ou rouge ? Dieu, en nous créant, n’a pas fait de différence. Pourquoi l’homme voudrait-il le surpasser en créant des lois auxquelles Dieu même n’a pas songé ? »

Joséphine BAKER (1906-1975), Discours du 28 décembre 1953 – Meeting de la LICA (Ligue internationale contre l’antisémitisme) (LICA) devenue en 1980 LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme)

Dans son château des Milandes (où elle perd tout l’argent gagné en tournées et plus encore…), elle est fière de sa « tribu arc-en-ciel ». Faute de pouvoir être mère, elle a adopté ses douze enfants, chacun d’une ethnie différente (coréen, finnois, français, japonais, ivoirien,  colombien, canadien, algérien, marocain, vénézuélien, juif français…).

Elle retourne aux USA en 1963 et participe à la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté organisée par Martin Luther King - elle prononce un discours, avec son uniforme de l’Armée de l’air française et ses médailles de résistante.

Tout le reste de sa vie, elle mettra sa popularité au service de ses idées inlassablement répétées : « Je combats la discrimination raciale, religieuse et sociale n’importe où je la trouve, car je suis profondément contre et je ne puis rester insensible aux malheurs de celui qui ne peut pas se défendre dans ce domaine. Du reste, je suis navrée d’être obligée de combattre car, à l’époque où nous vivons, de telles situations ne devraient pas exister. Je lutte de toutes mes forces pour faire abolir les lois existantes dans différents pays qui soutiennent la discrimination raciale et religieuse parce que ces lois font croire à ces citoyens qu’ils ont raison d’élever leurs enfants dans cet esprit. » Bref, une belle personne, à tout point de vue et un personnage politique au meilleur sens du terme.

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