Au début de la monarchie et sous l’Ancien Régime, il y a les enfants du peuple et les petits rois.
On ne pense aux premiers qu’en cas de disette ou de famine, pour déplorer la cruauté de leur sort. Le reste du temps, ils doivent travailler comme leurs parents. Seuls, les petits rois monopolisent l’intérêt des contemporains et des historiens. Mais ils n’ont pas la vie facile !
Exception à la règle, la cour sous Henri IV. Les enfants y sont traités comme tels, le Bon Roi s’en occupe personnellement et les bâtards royaux sont pour la première fois légitimés.
Le petit roi peut être fiancé bien avant ses 10 ans et le mariage (souvent avec une princesse étrangère) n’est pas une question d’amour - la raison d’État s’impose. Majeur à 13 ans, il apprend ce métier depuis la prime enfance. À 5 ans, le Parlement s’adresse à lui comme à un adulte. À 8 ans, terrifié à l’idée de subir le même sort, le petit Louis XIII doit se conduire en roi devant le corps de son père Henri IV assassiné par Ravaillac. La régence s’impose, elle va se passer très mal sous le règne de sa mère Marie de Médicis. Mais peu de régences sont heureuses.
Seul Louis XIV s’en tire bien : roi à 4 ans, déjà impatient de régner, initié par Mazarin et seul roi de l’Histoire vraiment fait pour « ça ». Là est le secret d’une vie réussie, comme dans la plupart des métiers.
Autre souci qui tourne à l’obsession en monarchie héréditaire : la succession. Il faut avoir un fils et ce n’est pas toujours facile. Encore faut-il qu’il survive à une mortalité infantile très élevée (aggravée par la consanguinité dans les familles royales), au danger d’une guerre où il est engagé d’office ou à sa situation d’otage quand il remplace son père prisonnier (les deux fils de François Ier vaincu à Pavie).
Le problème de l’éducation des enfants commence à se poser au XVIIe siècle et l’éducation des filles vaut débat de société. Au siècle des Lumières, un seul philosophe s’en préoccupe : Rousseau. Même s’il abandonne ses cinq enfants naturels aux Enfants-trouvés, son traité sur l’éducation fait école auprès des parents. Mais la petite fille n’est pas traitée à l’égale des garçons.
À partir de la Révolution… tout change, ou presque. Louis XVII (fils de Louis XVI) sera le dernier dauphin martyr de l’Histoire.
Le problème de la succession se posera une fois encore sous l’Empire héréditaire : Napoléon divorce de Joséphine pour devenir enfin père. Mais son Aiglon adoré aura une vie brève et malheureuse.
Le problème de l’éducation est réglé de manière dictatoriale et quasi militaire par l’Empereur. La Troisième République s’y intéressera passionnément, les lois Ferry créant l’éducation nationale, gratuite et obligatoire à la fin du XIXe siècle. La politique de l’éducation fera chuter bien des ministres sous la Cinquième République, preuve que le sujet reste conflictuel !
La natalité devient pour la première fois un problème majeur – la dénatalité étant l’une des causes de la guerre perdue en 1939. Pétain s’empare du problème à sa manière, de Gaulle fait de même et le « règle » étonnamment vite et bien en 1946.
L’enfant et l’enfance conçus en tant que tels concernent de plus en plus d’auteurs et leur réalité infiniment diverse et complexe s’impose dans l’histoire au quotidien.
Seul point commun à toutes les époques, la métaphore de l’enfant et de l’enfance fait symbole et multiplie les allégories poétiques et populaires - surtout en temps de crise, de guerres ou de révolutions. La France est notre mère malade et nous sommes ses enfants depuis la Renaissance. De même face au Père, le roi dont le peuple attend tout et d’abord le pain nourricier.
Le mythe de Saturne dévorant ses enfants ressuscite sous la Révolution et reparaît pour fustiger le travail au nom du socialisme utopique né au XIXe siècle. Aujourd’hui encore, nous restons les « enfants de la patrie » avec la Marseillaise, hymne national toujours d’actualité.
I. Sous la monarchie et l’Ancien Régime.
MOYEN ÂGE
« J’ai de beaux enfants, par la Sainte Mère de Dieu ! Je les mettrai en gage, car je trouverai bien quelqu’un qui me prêtera dessus. »202
BLANCHE DE CASTILLE (1188-1252), au roi Philippe II Auguste, janvier 1217. Chroniques du ménestrel de Reims (contemporain anonyme et souvent cité, éditions posthumes à partir du XIXe siècle)
Étonnant chantage de la part d’une femme de tête capable de tout… et qui deviendra une mère abusive par excès d’attachement au futur Saint Louis !
Femme du Dauphin (futur Louis VIII) et belle-fille du roi, Blanche s’irrite de ce qu’il lui refuse argent ou hommes pour aider le prince Louis à prendre la couronne d’Angleterre. Louis peut y prétendre et les grands barons anglais la lui offrent, révoltés contre Jean sans Terre, roi déplorable et malade caractériel. La situation se complique après la mort de ce roi et le changement d’attitude de la nation. Héritier du trône de France, Louis risque même de périr en terre étrangère, dans cette aventure mal engagée. Il est battu le 20 mai 1217 par les troupes royales, commandées par le régent d’Angleterre Guillaume le Maréchal (70 ans), réputé « le meilleur chevalier du monde ».
Le roi de France craint des complications diplomatiques avec l’Angleterre, s’il intervient ! Mais le chantage aux héritiers du trône va porter ses fruits.
« Gardez vos enfants et puisez à votre gré dans mon trésor. »203
PHILIPPE II Auguste (1165-1223), cédant à sa belle-fille, Blanche de Castille. Chroniques du ménestrel de Reims (contemporain anonyme et souvent cité, éditions posthumes à partir du XIXe siècle)
Heureux et pacifique épilogue. Par le traité de Kingston, 1er septembre 1217, Louis, dauphin de France, renonce au trône d’Angleterre et se retire du piège anglais contre une forte indemnité – 10 000 marcs. La couronne anglaise est aussitôt reprise par Henri III.
Blanche de Castille s’affirme déjà en femme de caractère, mais son attachement au futur Saint Louis passera les bornes de l’amour maternel.
« Aventurer ses armes, c’est mettre en aventure la parure de ses enfants et de son lignage. »270
Olivier de LA MARCHE (1426-1502), Mémoires
Chroniqueur et poète du temps, il se plaît à rapporter les exploits des chevaliers dans les joutes et tournois. La coutume veut que le tournoyeur ne porte pas sur lui les armes de sa famille, mais des armes de fantaisie, pour ne pas compromettre l’honneur des siens en cas de défaite.
Le tournoi, à la fois spectacle et sport, culmine au XVe siècle quand la chevalerie cesse d’être un ordre militaire, après les terribles défaites de Crécy, Poitiers et Azincourt, face à la piétaille des archers anglais.
« On vit des pères tuer leurs enfants, des enfants tuer leur père ; on vit des malheureux détacher les corps suspendus aux gibets, pour se procurer une exécrable nourriture. Des hameaux disparurent jusqu’au dernier homme. »291
Chronique du temps. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux
Après la peste de 1348, voici la famine de 1349. Par suite de l’épidémie, dans la plupart des provinces il n’y a eu ni moissons, ni labours, ni semailles. Le peuple, déjà appauvri, meurt littéralement de faim.
La mort est à ce point présente que les églises s’ornent de danses macabres. La Mort symbolique (squelette armé d’une faux) entraîne tous les hommes, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, innocents ou coupables. Au total, la guerre de Cent Ans fera beaucoup moins de victimes que ces deux années terribles !
« Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche. »296
PHILIPPE II de Bourgogne, dit le Hardi (1342-1404), à Jean II le Bon, bataille de Poitiers, 19 septembre 1356. Histoire de France (1868), Victor Duruy
Le dernier fils du roi, à peine âgé de 14 ans, tente de détourner les coups pour sauver son père. Le jeune prince ne régnera pas, mais il recevra pour son courage la Bourgogne en apanage… et le surnom de Philippe le Hardi.
Jean le Bon (ou le Brave) aligne 15 000 hommes. Face à lui, 7 000 Anglais et à leur tête, le Prince Noir – prince de Galles, redoutable chef de guerre. Les archers anglais, bien placés, criblent de flèches par le côté nos chevaliers français qui ne sont armés et protégés que de face. La défaite de Crécy, dix ans plus tôt, n’a pas servi de leçon et les Anglais renouvellent leur tactique gagnante, archers anglais contre chevaliers français.
« Une enfant de douze ans, une toute jeune fille, confondant la voix du cœur et la voix du ciel, conçoit l’idée étrange, improbable, absurde si l’on veut, d’exécuter la chose que les hommes ne peuvent plus faire, de sauver son pays. »334
Jules MICHELET (1798-1874), Jeanne d’Arc (1853)
Le personnage inspire ses plus belles pages à l’historien du XIXe siècle : « Née sous les murs mêmes de l’église, bercée du son des cloches et nourrie de légendes, elle fut une légende elle-même, rapide et pure, de la naissance à la mort. »
D’autres historiens font de Jeanne une bâtarde de sang royal, peut-être la fille d’Isabeau de Bavière et de son beau-frère Louis d’Orléans, ce qui ferait d’elle la demi-sœur de Charles VII. Mais princesse ou bergère, c’est bien un personnage providentiel qui va galvaniser les énergies et rendre l’espoir à tout un peuple – et d’abord à son roi.
RENAISSANCE ET GUERRES DE RELIGION.
« Le roi, notre souverain seigneur […] justement baptisé « le Père du peuple » […] donne satisfaction à votre requête, il veut que le mariage se fasse de Madame Claude, sa fille, et de Monseigneur de Valois [d’Angoulême]. »432
Cardinal d’AMBOISE (1460-1510), États généraux, 16 mai 1506. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux
Pour l’heure, on n’en est qu’aux fiançailles ratifiées par les États généraux des deux cousins, un garçon de 12 ans avec une petite fille de 7 ans ! Louis XII l’emporte sur sa femme Anne de Bretagne, voulant « n’allier ses souris qu’aux rats de son grenier ».
Le cardinal, Premier ministre du roi, honnête administrateur et sage conseiller qui fit beaucoup pour la popularité de Louis XII, prend la parole en son nom. Claude de France n’épousera pas le futur Charles Quint – ce qui aurait changé la suite de l’histoire de France. Le mariage de François (héritier du trône, aussi longtemps que Louis XII est sans fils) avec Claude de France assurera le maintien de la Bretagne dans la suzeraineté française.
« Ce gros garçon gâtera tout. »435
LOUIS XII (1462-1515). Louis XII et François Ier ou Mémoires pour servir à une nouvelle histoire de leur règne (1825), Pierre Louis Rœderer
Ainsi parle-il de son cousin et successeur, le futur François Ier à qui il a fiancé sa fille Claude. Son exubérante et folle jeunesse doit effrayer le « Père du peuple ». La mort de la reine Anne (9 janvier 1514) va permettre la célébration de ce mariage qui la contrariait si fort.
Louis XII à peine veuf épouse lui-même la très jeune Marie d’Angleterre (Marie Tudor), sœur du roi Henri VIII. Il ne profitera pas longtemps des charmes de cette troisième femme : il meurt le 1er janvier 1515.
« Le traité qu’il lui faut ce jour signer au profit de l’Empereur, il l’a fait et le fait pour éviter les maux et inconvénients qui pourraient advenir à la chrétienté et à son royaume, et c’est par force et contrainte, détention et longueur de prison, que tout ce qui est convenu sera et demeurera nul et de nul effet. »459
FRANÇOIS Ier (1494-1547), à ses conseillers, avant de signer le traité de Madrid du 14 janvier 1526. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux
Pour se libérer, il renonce – sur le papier – à toute prétention sur l’Italie, la Flandre et l’Artois. Il s’engage aussi à céder la Bourgogne à Charles Quint et à épouser sa sœur, Éléonore de Habsbourg (sa femme Claude étant morte en 1524). Enfin, il laisse en otage ses deux fils, François et Henri (futur Henri II), le 17 avril 1526. Henri II restera marqué par cette épreuve, mais cette pratique était bien admise à l’époque et François Ier n’est donc pas un père indigne. Il récupèrera ses fils sur la Bidassoa en 1530. En attendant, le voilà libre.
« Dieu qui avait frappé le père à l’œil a frappé le fils à l’oreille. »496
Jean CALVIN (1509-1564). Charles IX (1986), Emmanuel Bourassin
Le « pape de Genève » fait en ces termes l’oraison funèbre de François II, mort à 16 ans d’une infection à l’oreille, le 5 décembre 1560 – un an et demi après Henri II, mort d’un œil crevé dans un tournoi.
Charles IX lui succède à 10 ans et sa mère Catherine de Médicis se retrouve régente. Protestants et catholiques déplorent que le pouvoir politique échappe aux hommes : « Ceux-là ont sagement pourvu à leur État qui ont ordonné que les femmes ne vinssent jamais à régner », selon Théodore de Bèze, grand théoricien protestant rappelant la loi salique.
« Dieu m’a laissée avec trois enfants petits et un royaume tout divisé, n’y ayant aucun à qui je puisse entièrement me fier. »499
CATHERINE DE MÉDICIS (1519-1589), Lettre à sa fille Élisabeth, janvier 1561. Le Siècle de la Renaissance (1909), Louis Batiffol
Elle n’a plus qu’une ambition : assurer le règne de ses fils dont la santé, minée par la tuberculose, justifiera de sombres prédictions. Elle va manœuvrer entre les partis, intriguer avec les intrigants contre d’autres intrigants : « Divide ut regnes. » Michel de L’Hospital, promu chancelier, sera son principal ministre. La vraie religion de ce grand juriste est la tolérance. Mais les guerres de Religion l’emporteront bientôt sur toute raison !
« Soyez comme un bon Prince amoureux de la gloire,
Et faites que de vous se remplisse une histoire,
Du temps victorieux, vous faisant immortel,
Comme Charles le Grand [Charlemagne] ou bien Charles Martel. »399Pierre de RONSARD (1524-1585), L’Institution pour l’adolescence du Roi (1562)
Renonçant à la carrière des armes et à la diplomatie pour cause de surdité précoce, Ronsard devient « le prince des poètes », puis « le poète des princes », sans être jamais bassement courtisan. Sincèrement patriote, il élabore un art de gouverner à l’intention du roi Charles IX, alors âgé de 12 ans. C’est le début d’une véritable amitié jusqu’à la mort (précoce) du roi.
« Sire, ce n’est pas tout que d’être Roi de France,
Il faut que la vertu honore votre enfance :
Un Roi sans la vertu porte le sceptre en vain,
Qui ne lui sert sinon d’un fardeau dans la main. »505Pierre de RONSARD (1524-1585), L’Institution pour l’adolescence du Roi Très Chrétien (1562)
Le poète esquisse un plan d’éducation en alexandrins, puis passe à l’art de gouverner et aux devoirs du très jeune roi, dans une France déchirée par la guerre civile. L’auteur le plus célèbre de la Pléiade adopte un ton de généreuse gravité et de sollicitude inquiète qui tranche sur les vers galants et l’épicurisme de son Ode à Cassandre (« Mignonne, allons voir si la rose… ») ou plus tard des Sonnets pour Hélène (« Quand vous serez bien vieille, le soir à la chandelle… »).
Charles IX, tombé littéralement sous le charme de Ronsard, lui aménagera un appartement à l’intérieur de son palais. Dans l’histoire, d’autres grands noms des lettres seront préposés à l’éducation des princes ou dauphins, et prendront cette tâche fort à cœur, comme Bossuet et Fénelon au XVIIe siècle.
« Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée. »545Agrippa d’AUBIGNÉ (1552-1630), Les Tragiques (1616)
L’allégorie (politique et poétique) entre en scène. La France est « une mère » comme le Roi sera « Père du peuple ». Dans les deux cas, cette métaphore hautement symbolique renvoie à la notion d’ « enfants » (de la Patrie, sous la Révolution). Nous la retrouverons presque toujours en temps de guerre et de crise majeure.
Témoin à 8 ans des horreurs de la guerre civile qui commence à déchirer le pays et jurant à son père calviniste de venger les pendus d’Amboise en 1560, Agrippa d’Aubigné mourra à 78 ans, sous le règne de Louis XIII. Combattant aussi farouche l’épée ou la plume à la main, il entreprend cette épopée de la foi en 1577 – long poème de sept livres, publié en 1616, quand le fond et la forme en apparaîtront totalement anachroniques. Cri de haine contre les catholiques, hymne à la gloire des protestants, chant d’amour à la France incarnée en femme.
NAISSANCE DE LA MONARCHIE ABSOLUE
« Hâtez-vous de me faire ce fils, de sorte que je puisse vous faire une fille. »651
HENRI IV (1553-1610), Lettre à Henriette d’Entragues, marquise de Verneuil, 1601. Henri IV (1933), Georges Slocombe
Sous le règne du bon roi Henri, les enfants vont occuper une place plus importante que jamais avant ni après.
À la mort brutale de Gabrielle d’Estrées (1599), il se dit inconsolable : « La racine de mon cœur est morte et ne rejettera [repoussera] plus. » Trois mois après, il tombe fou de la nouvelle favorite et lui écrit une promesse de mariage fort bien libellée, car il va se séparer de Margot, sa première femme toujours sans enfant.
Ce que roi veut… Henriette sa favorite accouche de ce fils et, deux ans après, d’une fille. Entre-temps et pour raison d’État, le roi a épousé Marie de Médicis, fille du grand-duc de Toscane, François de Médicis – banquier de l’Europe depuis le Quattrocento. (Renaissance italienne au XVe siècle.)
« Vous faites tout ce que je veux ; c’est le vrai moyen de me gouverner : aussi ne veux-je jamais être gouverné que de vous. »652
HENRI IV (1553-1610), Lettre à Marie de Médicis, 27 janvier 1601. Henri IV écrivain (1855), Eugène Yung
Marie de Médicis, sitôt épousée, lui fait le fils qui devait lui succéder : le dauphin Louis naît à Fontainebleau le 27 septembre 1601. Louis XIII n’héritera pas de la santé du père. Mais la joie du roi et du royaume est grande : on attendait un héritier depuis quarante ans ! Cette obsession de la succession « hystérise » logiquement le désir et le besoin d’enfants (mâles, de surcroît).
Henriette d’Entragues la favorite en titre se fâche et traite Marie de « grosse banquière » – fine allusion à la dot de la reine, 600 000 écus d’or, la plus grosse dot de l’Histoire. Elle va comploter contre le roi, déjà au lit d’autres femmes. Car la reine lui donne peu de plaisir.
« Je ne trouve ni agréable compagnie, ni réjouissance, ni satisfaction chez ma femme […] faisant une mine si froide et si dédaigneuse lorsqu’arrivant du dehors, je viens pour la baiser, caresser et rire avec elle, que je suis contraint de dépit de la quitter là et de m’en aller chercher quelque récréation ailleurs. »653
HENRI IV (1553-1610), Lettre à Sully. Lettres intimes de Henri IV (1876), Louis Dussieux
Marie de Médicis n’a pas le tempérament de la reine Margot, sa première femme (réputée nymphomane) ! Ce mariage florentin fut un sacrifice à la raison d’État – mais les rois ne se mariaient pas par amour, pour cela, ils avaient les maîtresses. La belle-famille est très riche et très catholique : deux raisons qui auraient dû faire de ce mariage une bonne affaire pour le roi de France. Il n’en est rien.
La vie privée du roi justifie sa réputation de Vert Galant et la progéniture d’Henri IV est à l’image de sa santé amoureuse, exceptionnelle. Il légitime souvent ses enfants nés hors mariage – premier roi de France qui ose cela. Quant au nombre de favorites, sur un temps de vie et de règne plus court, il bat largement les deux autres grands amoureux, Louis XIV et Louis XV. On avance le nombre de 73.
« Vous ne traiteriez pas ainsi vos bâtards !
— Mes bâtards peuvent être à tout moment corrigés par le Dauphin, s’ils sont méchants, mais qui corrigera le Dauphin si je ne le fais moi-même ? »656HENRI IV (1553-1610), répondant à Marie DE MÉDICIS (1575-1642). Les Rois qui ont fait la France, Henri IV (1981), Georges Bordonove
Les scènes sont fréquentes entre les deux époux. Marie est jalouse des maîtresses du roi fort généreux et galant avec toutes ces dames, alors qu’il a peu d’égard pour la reine.
Elle lui reproche ici de frapper avec sa canne le petit Dauphin (futur Louis XIII). Il est vrai que le bon roi n’hésite pas à jouer les pères Fouettard, « sachant bien qu’il n’y a rien au monde qui lui fasse plus de profit ; car étant de son âge, j’ai été fort fouetté ».
Selon Jean Héroard médecin du roi, le Dauphin est un enfant gai, à l’esprit vif, sachant prendre parti avec courage et d’une grande piété. Mais il remarque sa timidité devant les filles, ce qui n’est certes pas un héritage paternel.
« Priez Dieu, Madame, que je vive longtemps, car mon fils vous maltraitera quand je n’y serai plus. »657
HENRI IV (1553-1610), à Marie de Médicis. Les Rois qui ont fait la France, Henri IV (1981), Georges Bordonove
Sait-il que sa femme n’est pas étrangère à certains complots tramés autour de lui ? Cette phrase est en tout cas prémonitoire des relations entre la mère et le fils : une véritable guerre, au terme de laquelle Marie de Médicis perdra son pouvoir, ses amis, sa liberté, pour finir en exil.
« Monsieur l’Ambassadeur, avez-vous des enfants ? »658
HENRI IV (1553-1610). Dictionnaire encyclopédique d’anecdotes modernes, anciennes, françaises et étrangères (1872), Victor Fournel
Le dialogue est banal, c’est l’image qui frappe, souvent reproduite dans les livres d’histoire. Elle perpétue dans la mémoire des écoliers le personnage du bon roi, père de famille : l’ambassadeur d’Espagne ouvre une porte et tombe sur Sa Majesté, marchant à quatre pattes, portant son fils (le Dauphin) sur son dos. « Monsieur l’Ambassadeur, avez-vous des enfants ? — Oui, Sire. — En ce cas, je peux achever le tour de la chambre. »
Le non-formalisme de la cour est typique de ce règne. On imagine mal Henri III dans cette situation, non plus que Louis XIII ou Louis XIV ! La présence des enfants à la cour est tout aussi remarquable. D’habitude, on les cache, ou on les déguise en petits adultes.
Outre ses nombreux bâtards, Henri IV eut six enfants en dix ans de mariage avec Marie de Médicis : le Dauphin, futur Louis XIII, trois filles qui épouseront chacune un roi, un petit Nicolas de France mort à 4 ans, et Gaston d’Orléans, le frère redoutablement comploteur du futur roi.
« Je voudrais n’être point roi et que mon frère le fût plutôt : car j’ai peur qu’on me tue, comme on a fait du roi mon père. »663
LOUIS XIII (1601-1643), le soir du 14 mai 1610. Journal pour le règne de Henri IV et le début du règne de Louis XIII (posthume, 1960), Pierre de L’Estoile
L’enfant n’a pas 9 ans. Henri IV vient d’être poignardé par Ravaillac : l’homme a sauté dans le carrosse bloqué par un encombrement, rue de la Ferronnerie, alors que le roi se rendait à l’Arsenal, chez Sully son ministre et ami souffrant. Le corps a été ramené au Louvre. Louis XIII restera traumatisé à jamais par ce drame où sa mère est sans doute compromise.
La plupart des enfances royales furent éprouvantes à vivre. Les enfants de pauvres avaient naturellement des conditions de vie physiquement très rudes, mais les dauphins ou les très jeunes rois ont également souffert pour d’autres raisons, la palme du martyre revenant à « Louis XVII », mort à la prison du Temple à la fin de la Révolution, âgé de 10 ans.
« Votre Majesté m’excusera. Les rois ne meurent point en France. »664
Nicolas Brulart de SILLERY (1544-1624), 14 mai 1610. Le Mercure français (1611), Jean Richier
Ainsi parle le chancelier devant le petit Louis XIII, cependant que la reine Marie de Médicis se lamente bien fort face au corps du roi et que les conseillers la prient instamment d’agir « en homme et en roi ».
En juriste, Sillery rappelle un très ancien précepte de la monarchie française : « Le Roi de France ne meurt jamais », de sorte que le trône ne soit jamais vacant, d’où l’expression : « Le Roi est mort. Vive le roi ! »
« On m’a fait, six ans durant, fouetter les mulets aux Tuileries. Il est temps qu’enfin je fasse mon métier de roi. »674
LOUIS XIII (1601-1643), après la mort de Concini et le départ de Marie de Médicis, avril 1617. Louis XIII et Richelieu (1855), Alexandre Dumas
Le roi a 16 ans, mais sa mère régente, soucieuse de garder le pouvoir après sa majorité (13 ans), plaçait ses conseillers indignes et incompétents. Pour une fois, le romancier est fidèle à l’histoire et le mot de Louis XIII est souvent repris. L’heure de sa revanche a sonné. Mais pour faire son métier de roi qu’il prend très au sérieux, Louis XIII aura toujours besoin d’un second.
En attendant de trouver Richelieu, Luynes à ses côtés, promu duc, pair, connétable de France, gouverneur de Picardie, va diriger les affaires du royaume. Belle promotion pour le fauconnier royal – il est vrai que Louis XIII adore la chasse. Mais quand même, tant d’honneurs et de pouvoir, cela fait jaser.
« Mon Dieu, que vous êtes grandi ! »678
MARIE DE MÉDICIS (1575-1642), à Louis XIII, rappelée d’exil, 5 septembre 1619. L’Ancienne France : Henri IV et Louis XIII (1886), Paul Lacroix (dit Sébastien Jacob)
Terme provisoire à la première « guerre de la mère et du fils » : la reine mère reconnaît d’une certaine manière que le roi est bien Roi.
Le 22 février, elle s’est échappée de sa prison au château de Blois d’une manière rocambolesque, pour prendre la tête d’un soulèvement contre son fils. Le traité d’Angoulême, négocié par Richelieu, apaise le conflit. Mais quelques mois plus tard, la mère repartira en guerre contre le fils, en ralliant les Grands du royaume.
Le roi n’aime pas sa mère et il a quelques raisons, mais il est assez intelligent pour comprendre que, tenue de force éloignée de la cour, elle ne cessera de comploter contre lui. Cette réconciliation et quelques autres sont négociées par le très habile Richelieu, qui se rapproche ainsi du pouvoir. Après la mort de Luynes (favori du roi et hostile à tout nouvel ambitieux), la reine mère le fit nommer cardinal, puis entrer au Conseil du roi en 1624, espérant avoir un allié en la place.
« Nous avons un Dauphin,
Le bonheur de la France,
Rions, buvons sans fin
À l’heureuse naissance. »725SAINT-AMANT (1594-1661), La Naissance de Louis XIV (1638), chanson. Des chansons populaires chez les anciens et chez les Français (1867), Charles Nisard
La naissance d’un enfant royal est toujours une occasion de fêtes pour le peuple. Quand c’est un fils, attendu depuis plus de vingt ans, l’événement est salué par une explosion de joie, ce 5 septembre 1638 : « Ce n’était rien que jeux, feux et lanternes / On couchait dans les tavernes […] On fit un si grand feu / Qu’on eut en grande peine / À sauver la Samaritaine / Et d’empêcher de brûler la Seine. »
Et toujours chantant, le peuple prédit : « Lorsque ce Dieu-Donné / Aura pris sa croissance / Il sera couronné / Le plus grand roi de France. / L’Espagne, l’empereur et l’Italie, / Le Croate et le roi d’Hongrie / En mourront de peur et d’envie. »
« Ici rien pour la nature. Dieudonné est le fils de la raison d’État. »726
Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de France, tome XIV (1877)
L’historien remet l’événement en perspective. La très longue stérilité du mariage de Louis XIII et d’Anne d’Autriche faisait craindre pour la succession. « L’enfant apparut au moment où la mère se croyait perdue si elle n’était enceinte. Il vint exprès pour la sauver. »
Le roi étant peu empressé auprès de la reine, les bonnes âmes murmurent les noms d’amants supposés. Un doute planera toujours sur la filiation entre Louis XIII le Juste et ce petit Dieudonné qui deviendra Louis XIV le Grand.
« Comment vous appelez-vous à présent ?
— Louis XIV, mon papa.
— Pas encore, mon fils, pas encore, mais ce sera peut-être pour bientôt. »739LOUIS XIII (1601-1643), au futur roi qui n’a pas 5 ans, 21 avril 1643. Archives curieuses de l’histoire de France, depuis Louis XI jusqu’à Louis XVIII (1837), Félix Danjou
À peine âgé de 40 ans, le roi n’a plus que deux mois à vivre. Mais sa piété lui enlève toute crainte. C’est un fait assez rare dans l’histoire et son fils, l’heure et le jour venus (en 1715), fera preuve du même courage. Ce sera surtout l’enfant roi le plus doué pour le métier.
« Ils font comme leurs enfants, ils jouent « à la fronde ». »745
Louis MADELIN (1871-1956), La Fronde
L’historien cite le mot à la mode : « Lorsqu’en 1649 on verra la population de Paris tenir en échec le gouvernement royal et le mettre en fuite sans d’ailleurs penser à le mettre bas, on dira : Ils font comme leurs enfants, ils jouent « à la fronde ». » Et le mot est adopté.
Le « jeu » sera quand même assez sérieux pour faire fuir hors de Paris et à plusieurs reprises, non seulement le gouvernement mais aussi la famille royale, la Fronde parlementaire étant relayée par celle des princes, à partir de 1650, et les émeutes populaires éclatant un peu partout en province. Jeu dangereux qui aurait pu déboucher sur une révolution.
« Il importe à la gloire de Votre Majesté que nous soyons des hommes libres et non pas des esclaves. Il y a, Sire, des ans que la campagne est ruinée, les paysans réduits à coucher sur la paille. »769
Omer TALON (1595-1652) à Louis XIV, 15 janvier 1648. Un magistrat de l’Ancien régime : Omer Talon (1902), Hubert Mailfait
L’avocat général au Parlement de Paris s’adresse au roi qui n’a pas encore 10 ans, à l’occasion d’un lit de justice qui va enregistrer de force de nouveaux édits, pour les annuler le lendemain.
C’est l’un des épisodes de la lutte qui oppose Mazarin au Parlement, amendant ou rejetant systématiquement chaque année les édits financiers aggravant la fiscalité, frappant les paysans aussi bien que les bourgeois, les rentiers et les « robins » (hommes de robe). Le pouvoir fait ainsi l’unanimité contre lui. Mazarin va manœuvrer habilement et finalement l’emporter au bout de cinq ans.
« Qui n’admire l’enfance
D’un jeune Roi plus beau que le jour,
Soit qu’il chante ou qu’il danse
Les dames pour lui brûlent d’amour
Et tout bas disent avec rougeur :
Qu’il est beau, que n’est-il majeur. »786Qui n’admire l’enfance (1650), chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
La Fronde des princes fait rage, cela n’empêche pas le peuple d’adorer le petit Louis. Cette chanson date de ses 12 ans, on épie l’adolescent, on le jauge, on évalue non sans tendresse la poussée de ses jeunes forces.
Louis XIV le Grand deviendra l’un des plus brillants danseurs de son siècle, s’exhibant volontiers dans des ballets consacrant la gloire du Roi-Soleil, et même ses ennemis salueront sa prestance.
SIÈCLE DE LOUIS XIV
« Ces agitations terribles avant et après ma majorité, une guerre étrangère où les troubles domestiques firent perdre à la France mille et mille avantages, un prince de mon sang et d’un très grand nom [Condé] à la tête de mes ennemis. »797
LOUIS XIV (1638-1715), Mémoires pour l’instruction du Dauphin (1662)
Jamais le roi n’oubliera l’humiliation et l’insécurité de sa jeunesse. Le souvenir de la Fronde vue et vécue par l’enfant commande et explique bien des aspects de la politique intérieure du roi.
La France n’oublie pas non plus le bilan désastreux de cette guerre civile, aggravée par la guerre étrangère et l’appui des Espagnols aux rebelles : famines et pestes endémiques ont fait mourir dans la seule année 1652 un quart de la population, dans certains villages en Île-de-France, Champagne et Picardie ! Le commerce extérieur est désorganisé, la marine ruinée. Le pays doit penser : tout plutôt que cette anarchie. Il est prêt pour une monarchie absolue.
« Les enfants ne se soutiennent que par des herbes et des racines qu’ils font bouillir, et les enfants de quatre à cinq ans, auxquels les mères ne peuvent donner de pain, se nourrissent dans les prairies comme des moutons. »840
Procureur général du Parlement de Bourgogne. La Vie quotidienne sous Louis XIV (1964), Georges Mongrédien
Ce témoignage date de 1709. Le Grand Hiver hantera les mémoires : la Seine gèle, de Paris à son embouchure ! Les transports par eau sont paralysés, les récoltes perdues – même les oliviers dans le Midi – et le prix du blé décuple dans certaines provinces. Hors ces circonstances exceptionnelles qui aggravent une économie de guerre déjà insupportable pour le peuple, les témoignages sont unanimes : la France profonde a beaucoup souffert de la misère et des famines, sous le règne de Louis XIV. Le roi lui-même en a douloureusement conscience, à la fin de sa vie. Notons que les paysans des autres pays moins riches étaient sans doute plus malheureux.
« Fils de roi ; père de roi ; jamais roi ! »864
Horoscope de Louis de France. Le Siècle de Louis XIV (1751), Voltaire
Le Grand Dauphin (Monseigneur) naît le 1er novembre 1661. Fils aîné de Louis XIV, il sera père de Philippe V roi d’Espagne, mais meurt de la petite vérole à 50 ans, avant d’avoir pu accéder au trône.
Il n’est pas sûr qu’il l’ait ardemment désiré, vu son caractère un peu mou et son éducation un peu rude. Il reporta toute la fierté de son sang royal sur son deuxième fils, le duc d’Anjou (les autres moururent jeunes), revendiquant l’héritage de la couronne d’Espagne sur laquelle sa mère Marie-Thérèse d’Autriche (infante espagnole) lui a donné des droits.
Les astrologues étaient régulièrement consultés en ces époques où superstition, sorcellerie et magie faisaient partie de la vie quotidienne – le Grand Siècle est en cela plus proche de la Renaissance que des Lumières.
« Ad usum Delphini. » « À l’usage du Dauphin. »874
Nom donné aux éditions des classiques latins destinées au Grand Dauphin
C’est le seul des six enfants de Louis XIV et Marie-Thérèse qui ne soit pas mort en bas âge. Bossuet devient son précepteur en 1670 et durant dix ans, il renonce à prêcher pour préparer au métier de roi cet élève médiocre et mou, que rien n’intéresse. Il se charge de tout lui enseigner (sauf les mathématiques), rédige lui-même les cours de religion, latin, philosophie, droit romain, physique, histoire naturelle. « Ad usum Delphini » désigne les éditions dont on a retranché quelques passages trop crus.
Par la suite, on emploiera ironiquement cette formule (« À l’usage du Dauphin ») à propos de publications expurgées ou arrangées, pour diverses raisons de censure.
« Il faut élever vos bourgeoises en bourgeoises. Il n’est pas question de leur orner l’esprit ; il faut leur prêcher les devoirs de la famille, l’obéissance pour le mari, le soin des enfants […] La lecture fait plus de mal que de bien aux jeunes filles. »904
Mme de MAINTENON (1635-1719). Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle (1880), Gabriel Compayré
Dans cet esprit, elle fonde en 1686 la maison d’éducation de Saint-Cyr, destinée aux jeunes filles nobles et sans fortune – ce qui a été son cas. L’éducation des filles est une question qui agite le XVIIe siècle. Molière dans ses Femmes savantes (1672) trahit l’angoisse qui accompagne tout changement de mœurs dans une société. Sans doute se situait-il entre Chrysale (très « bas-bleu », façon Saint-Cyr) et les femmes savantes, style Bélise et Armande (trop savantes et un peu ridicules), dans le juste milieu représenté par Henriette et Clitandre : « Je consens qu’une femme ait des clartés de tout, / Mais je ne lui veux point la passion choquante / De se rendre savante afin d’être savante. »
« Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles. La coutume et le caprice des mères y décident souvent de tout. On suppose qu’on doit donner à ce sexe peu d’instruction. L’éducation des garçons passe pour une des principales affaires par rapport au bien public. »905
FÉNELON (1651-1715), Traité de l’Éducation des filles (1687)
Dans ce traité écrit quelques années avant sa publication pour la duchesse de Beauvilliers, une des filles de Colbert dont il est le directeur spirituel, Fénelon professe des idées pédagogiques en avance sur son temps.
« Accablé des plus funestes revers et d’une cruelle famine, hors de pouvoir de continuer la guerre, ni d’obtenir la paix […], ce prince vit périr sous ses yeux son fils unique, une princesse qui seule fit toute sa joie, ses deux petits-fils, deux de ses arrière-petits-fils. »940
Duc de SAINT-SIMON (1675-1755), Mémoires (posthume)
Triste fin de règne, en contraste avec les temps si longtemps florissants. La princesse en question est Marie-Adélaïde de Savoie, femme de l’aîné de ses petits-fils, le duc de Bourgogne. Les époux mourront de la rougeole à six jours d’intervalle en février 1712. Suivis un mois après par leur fils aîné, Louis, duc de Bretagne. Au terme de tous ces décès, l’héritier de la couronne sera l’arrière-petit-fils de Louis XIV, le futur Louis XV, né à Versailles le 15 février 1710.
« Mon enfant, vous allez être un grand roi. Ne m’imitez pas dans le goût que j’ai eu pour les bâtiments ni dans celui que j’ai eu pour la guerre. Tâchez de soulager vos peuples, ce que je suis malheureux pour n’avoir pu faire. »943
LOUIS XIV (1638-1715), au futur Louis XV, 26 août 1715. Mémoires (posthume), Saint-Simon
Le roi reçoit une dernière fois le petit Dauphin dans sa chambre. Cet arrière-petit-fils n’a que 5 ans, seul héritier survivant après l’hécatombe familiale, malédiction de cette fin de règne. Le roi lui donne une ultime leçon.
Le marquis de Dangeau, mémorialiste, nous a laissé un Journal de la cour de Louis XIV qui retrace avec minutie les derniers jours. Roi Très Chrétien, Louis XIV fait preuve d’autant de dignité que d’humilité. La guerre, entreprise et soutenue par souci de grandeur mais aussi par vanité, cause de la ruine des peuples, semble être son grand remords.
« Mon neveu, je vous fais Régent du royaume. Vous allez voir un roi dans le tombeau et un autre dans le berceau. Souvenez-vous toujours de la mémoire de l’un et des intérêts de l’autre. »945
LOUIS XIV (1638-1715), à Philippe d’Orléans, Testament, 1715. Histoire de la Régence pendant la minorité de Louis XV, volume I (1922), Henri Leclercq
Le texte sera lu au lendemain de sa mort. Le roi a institué un Conseil de régence dont le Régent en titre est président, la réalité du pouvoir allant au duc du Maine (fils légitimé de Mme de Maintenon). Son neveu, dont il se méfie non sans raison, ne s’en satisfera pas et le roi mourant a peu d’illusion sur l’avenir de ses dernières volontés royales.
SIECLE DES LUMIÈRES
« Sire, je viens rendre mes devoirs à Votre Majesté, comme le premier de ses sujets. Voilà la principale noblesse de votre royaume, qui vient vous assurer de sa fidélité. »1608
Philippe d’ORLÉANS (1674-1723), au petit Louis XV de 5 ans, 1er septembre 1715. Louis XV (1989), Michel Antoine
Sa Majesté de 5 ans pleure à chaudes larmes, le jour de la mort de son arrière-grand-père Louis XIV, devant la foule des princes, princesses, ducs et pairs, maréchaux et grands officiers, évêques et autres courtisans venus en foule saluer le nouveau roi et le futur Régent, Philippe d’Orléans.
Dès le 2 septembre, le Régent obtient tous les pouvoirs du Parlement et, en échange, lui redonne le droit de remontrance. Du même coup, il en devient l’otage. Jusqu’à la Révolution, pouvoir royal et magistrature ne cesseront de s’affronter.
« Sire, tout ce peuple est à vous. »1085
Maréchal de VILLEROY (ou VILLEROI) (1644-1730), au petit roi âgé de 10 ans, 25 août 1720. Analyse raisonnée de l’histoire de France (1845), François René de Chateaubriand
Ami d’enfance de Louis XIV, militaire fameux pour ses défaites plus que ses victoires, moqué à la cour et chansonné dans la rue, il n’en est pas moins gouverneur de Louis XV enfant. Il lui désigne, d’un balcon des Tuileries, la foule venue le voir et l’acclamer, le jour de la Saint Louis (anniversaire de la mort du roi Louis IX).
Le vieux courtisan se distingue surtout comme professeur de maintien, accablant l’enfant-roi de parades, audiences, revues, défilés, autant de corvées fastueuses qui vont donner au futur roi, et pour la vie, l’horreur de la foule, des ovations et des grands mouvements de peuple.
Autre conséquence de cette éducation, soulignée par Chateaubriand l’opposant à « Henri IV [qui] courait pieds nus et tête nue avec les petits paysans sur les montagnes du Béarn ». Ici, l’enfant du trône est complètement séparé des enfants de la patrie, ce qui le rend étranger à l’esprit du siècle et aux peuples sur lesquels il va régner. Et de conclure : « Cela explique les temps, les hommes et les destinées. »
« Je supplie Votre Majesté de ne pas être effrayée de ce qu’elle n’entendra pas d’abord […] Chaque chose se développera l’une après l’autre d’elle-même, et sans qu’Elle s’en aperçoive, les affaires où Elle croira n’entendre rien lui deviendront insensiblement familières. »1089
Philippe d’ORLÉANS (1674-1723). Louis XV (1980), Pierre Gaxotte
Le jeune roi atteint l’âge de la majorité légale (13 ans) et le Régent, son oncle, commence à l’initier à son métier de roi : le 22 août 1722, à dix heures et demie du matin.
Le cardinal Dubois dirige la rédaction des leçons royales confiées à d’éminents spécialistes dont la sagesse est grande. Exemple : « Le Roi ne peut être riche qu’autant que ses sujets le sont. »
« Où trouver une fille charmante
Pour donner au roi Louis ?
Où trouver une ligue puissante
Contre tous ses ennemis ? »1093Où trouver une fille charmante ? (1725), chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
Le peuple qui adore son petit roi chante, tandis que la cour cherche… l’alliance la plus profitable.
C’est tout un feuilleton. Trois ans pour aligner rien moins que 17 princesses ! Encore furent-elles choisies parmi 99 possibilités. On évitera (dit la chanson) « la Salpêtrière » – la fille du roi du Portugal, « d’une famille dont l’esprit est dérangé », selon le rapport. On renverra sa cousine germaine, l’infante d’Espagne, vraiment trop jeune – fiancée à 3 ans, elle en a 7, Louis est de santé fragile, sa mort sans descendance donnerait la couronne au duc d’Orléans, fils du Régent, ennemi des Condé, mais l’affront fait à l’Espagne est près de provoquer une guerre. Et on la trouvera (dit la chanson) « dans une chaumière » : autrement dit, on se rabat sur la plus pauvre, fille d’un roi (de Pologne) sans royaume, Marie Leczinska. Au grand dam des autres cours d’Europe.
« Le roi déclara hier son mariage et je vous assure que l’on ne peut être plus gai ni désirer plus vivement l’arrivée de la princesse ; il nous a promis que dix mois après son mariage, il serait père. »1094
Maréchal de VILLARS (1653-1734), 28 mai 1725. Mémoires du maréchal de Villars (posthume, 1904)
L’adolescent, très pieux, se réserve pour sa femme, mais son sang Bourbon bouillonne, face à toutes les jeunes beautés de la cour, impatientes de lui plaire. En attendant le mariage, la chasse est l’exutoire de sa vitalité et restera plus tard, avec l’amour, son passe-temps favori. Des bruits courent cependant, dans cette cour qui se fait l’écho de tous les ragots : Marie est, dit-on, affreuse, avec des pieds palmés, des crises d’épilepsie et des sueurs froides. Plus sérieusement, on assure que le mariage a été arrangé par la jolie Mme de Prie, maîtresse de M. le Duc de Bourbon (Premier ministre plus ou moins soumis à la dame), et qu’elle a voulu la future reine sotte et laide, afin de mieux la dominer.
« Prenez parole avec Peira pour un garçon. »1099
LOUIS XV (1710-1774), à la reine, 28 juillet 1728. Les Rois qui ont fait la France, Louis XV le Bien-Aimé (1982), Georges Bordonove
Marie Leczinska vient d’accoucher d’une fille, après les jumelles de l’année précédente. Elle pleure de n’avoir toujours pas donné le Dauphin espéré à la France et au roi tant aimé. Lequel ne se permet pas d’autre reproche et s’en remet à Peira, l’accoucheur. Le fils ardemment désiré naît le 4 septembre 1729 et met fin à la rivalité dynastique avec l’Espagne.
Dans une monarchie héréditaire, la naissance d’un héritier (mâle) est une obsession nationale. La mortalité infantile élevée, une espérance de vie relativement brève rendent la situation plus dramatique encore.
« Toujours coucher, toujours grosse, toujours accoucher. »1106
Marie LECZINSKA (1703-1768), en 1737. Les Rois qui ont fait la France, Louis XV le Bien-Aimé (1982), Georges Bordonove
Le mot, souvent cité, est sans doute apocryphe – femme très réservée, princesse bien éduquée, elle n’a pu dire cela. Mais elle a dû le penser. En dix ans de mariage, elle donne dix enfants au roi (dont sept filles). La dernière grossesse est difficile, sa santé s’en ressent, elle doit se refuser à son époux sans lui dire la raison, il s’en offusque et s’éloigne d’elle.
Elle perd toute séduction, se couvre de fichus, châles et mantelets pour lutter contre sa frilosité. Toujours amoureuse, elle sera malheureuse, et l’une des reines les plus ouvertement trompées.
« J’ai fait de grandes pertes ; mon fils le Dauphin, sa femme, la reine, mes filles aînées ; je vieillis et par mon âge, je serais le père de la moitié de mes sujets ; par mon affection, je le suis de tous. »1181
LOUIS XV (1710-1774), au roi de Danemark en visite à Paris. Souvenirs du marquis de Valfons (posthume, 1860)
Confidence du roi de France, âgé de 57 ans - la moyenne de vie passe en France de 21 ans en 1680 à 32 ans en 1774 (la mortalité infantile reste élevée, ce qui infléchit lourdement cette statistique).
« Il n’y a qu’une science à enseigner aux enfants, c’est celle des devoirs de l’homme. »1050
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), L’Émile ou De l’Éducation (1762)
C’est le seul des grands philosophes qui s’intéresse vraiment aux enfants et à leur éducation, lui-même marqué par une enfance difficile.
Pas de société saine sans des hommes sains. Idéal pédagogique : préserver la liberté naturelle de l’enfant. Rousseau qui doit beaucoup à Montaigne s’inspire aussi de son expérience d’autodidacte : « L’essentiel est d’être ce que nous fit la nature ; on n’est toujours que trop ce que les hommes veulent que l’on soit. » Immense succès de ce traité sur l’éducation qui aura d’heureux effets immédiats : des mères se mettent à allaiter leurs enfants, on cesse d’emmailloter les nouveau-nés comme des momies et d’imposer les baleines aux corps des petites filles. Cette « régénération » morale profite aussi aux esprits. « Il me semble que l’enfant élevé suivant les principes de Rousseau serait Émile, et qu’on serait heureux d’avoir Émile pour son fils », dira Mme de Staël en 1788. Moins heureux furent les cinq enfants de Rousseau et Thérèse Levasseur, abandonnés aux Enfants trouvés.
« La femme est faite pour céder à l’homme et pour supporter même son injustice. »1051
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), L’Émile ou De l’Éducation (1762)
Peut-on parler d’une ombre à la philosophie des Lumières, dans un siècle où les femmes, reines en leurs salons littéraires, ont une influence dans la politique et l’art ?
Rousseau précise : « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance. » Autrement dit, la petite Sophie ne partira pas avec les mêmes chances dans la vie que le petit Émile !
« Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. C’est comme si l’on me disait : proposez de faire ce que l’on fait […] Pères, mères, ce qui est faisable est ce que vous voulez faire. »1052
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), L’Émile ou De l’Éducation (1762)
Toute la Révolution va marcher dans l’élan de ce « vouloir, c’est pouvoir », appliqué aux choses politiques, et comparable deux siècles plus tard au fier slogan de Mai 68 : « Soyez réalistes, demandez l’impossible. »
« Si les corps des enfants ne sont plus oppressés par des ressorts de baleine, si leur esprit n’est plus surchargé de préceptes, si leurs premières années du moins échappent à l’esclavage et à la gêne, c’est à Rousseau qu’ils le doivent. »1193
Marquis de CONDORCET (1743-1794), en 1774. Lettres d’un théologien, Œuvres complètes de Condorcet, volume X (1804)
Disciple des physiocrates, auteur de plusieurs articles d’économie politique dans l’Encyclopédie, ce philosophe et mathématicien, qui jouera un rôle politique sous la Révolution, rend ainsi hommage à l’auteur de l’Émile (publié en 1762). Les idées des philosophes parfois ont changé la vie, avant de révolutionner la France.
« Ne parlez point allemand, Monsieur ; à dater de ce jour, je n’entends plus d’autre langue que le français. »1186
MARIE-ANTOINETTE d’Autriche (1755-1793), à M. d’Antigny, chef de la Cité (Strasbourg), 7 mai 1770. Les Grands Procès de l’histoire (1924), Me Henri-Robert
Il lui adressait la bienvenue en allemand. La jeune « princesse accomplie » à peine âgée de 14 ans va à la rencontre de son fiancé le dauphin Louis (futur Louis XVI) et de toute la cour qui l’attend à Compiègne. Elle a déjà dû, selon l’étiquette de la cour, se dépouiller de tout ce qui pouvait la rattacher à son ancienne patrie, pour s’habiller à la mode française.
On parle couramment le français dans toutes les cours d’Europe. C’est aussi la langue de la diplomatie. Marie-Antoinette, est sans doute l’une des princesses les moins couramment francophones, vue son éducation imparfaite à la cour d’Autriche. Le mariage fut négocié par le ministre Choiseul et la mère de la mariée, également soucieux de réconcilier les Bourbons et les Habsbourg. L’alliance autrichienne renforce la position de la France en Europe, en cas de guerre avec l’Angleterre ou la Prusse. Tout cela repose sur les frêles épaules d’une femme-enfant.
Lire la suite : Et les enfants, dans l’Histoire ? (de la Révolution à nos jours)
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