Femmes historiques (XIXe siècle, seconde partie) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

VIII. Les femmes historiques du XIXe siècle (seconde partie)

Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.

1. Eugénie de Montijo (1826-1920), mariage d’amour avec Napoléon III, impératrice plutôt impopulaire.

« Ce n’est pas la peine d’avoir risqué le coup d’État avec nous tous pour épouser une lorette. »2254

Duc de PERSIGNY (1808-1872), à Napoléon III, décembre 1852. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

Parole du seul honnête homme dans l’équipe d’aventuriers qui prépara le 2 décembre 1851 et se retrouve ministre de l’Intérieur.

Il traite Eugénie de lorette, autrement dit, de femme de plaisir aux mœurs faciles. Le nom vient de Notre-Dame-de-Lorette, église proche de la Trinité, quartier où beaucoup de ces femmes résidaient.

La « lorette », Eugénie de Montijo, est quand même une jeune fille de vraie noblesse espagnole (par son père, trois fois Grand d’Espagne), fort belle et moins sotte qu’on ne le dira. Mais sa mère irlandaise, quelque peu aventurière, promenait sa fille en Europe dans l’espoir d’un bon mariage. Et l’empereur en est fou !

« On peut tomber amoureux de mademoiselle de Montijo, mais on ne l’épouse pas. »2255

Princesse MATHILDE (1820-1904). Napoléon III ou l’empire des sens (2010), Michel de Decker

Mathilde-Létizia Wilhelmine Bonaparte, dite « la princesse Mathilde », fille de Jérôme Bonaparte (roi de Westphalie et frère de Napoléon Ier), cousine germaine de Napoléon III, auquel elle fut fiancée vers 1835, se montre elle aussi bien méprisante. Épouse d’un richissime parvenu russe dont elle s’est séparée en 1845 avec une pension de 200 000 roubles, elle vit avec un sculpteur, tient fort élégamment la maison de son cousin Président et va perdre son rôle à la cour quand Eugénie entre dans la vie de Napoléon III. Il a répondu : « Je l’aime, c’est elle que je veux. »

« Douée de toutes les qualités de l’âme, elle sera l’ornement du trône, comme, au jour du danger, elle deviendrait un de ses courageux appuis. Je viens donc, Messieurs, dire à la France : J’ai préféré une femme que j’aime et que je respecte, à une femme inconnue dont l’alliance eût eu des avantages mêlés de sacrifices. Sans témoigner de dédain pour personne, je cède à mon penchant, mais après avoir consulté ma raison et mes convictions. »

NAPOLÉON III (1808-1873), communication du 22 janvier 1853 devant le Sénat, le Corps législatif et le Conseil d’État

On a rarement vu et entendu souverain plus enthousiaste avant le mariage. Celui-ci échappe totalement à la raison d’État, mais l’empereur ne manque pas d’arguments : « Celle qui est devenue l’objet de ma préférence est d’une naissance élevée. Française par le cœur, par l’éducation, par le souvenir du sang que versa son père pour la cause de l’Empire, elle a, comme Espagnole, l’avantage de ne pas avoir en France de famille à laquelle il faille donner honneurs et dignités… Catholique et pieuse, elle adressera au ciel les mêmes prières que moi pour le bonheur de la France ; gracieuse et bonne, elle fera revivre dans la même position, j’en ai le ferme espoir, les vertus de l’Impératrice Joséphine. »

Cette allusion à Napoléon le Grand n’est peut-être pas très opportune… Et l’auteur de « Napoléon le Petit », Victor Hugo en exil à Jersey, ne rate pas le mot juste : « L’Aigle épouse une cocotte. »

Cependant qu’une épigramme malveillante et anonyme court dans Paris.

« Montijo, plus belle que sage,
De l’Empereur comble les vœux :
Ce soir s’il trouve un pucelage,
C’est que la belle en avait deux. »

Pamphlet anonyme. Les femmes galantes des Napoléons (1856), Eugène de Mirecourt, Jules Abelsdorf, Berlin

D’une beauté éclatante, la future impératrice avait acquis une grande liberté d’allure, passionnée et séductrice, voire provocante, mais avec une forme de retenue conforme aux canons de l’époque.

Le mariage aura donc lieu, le 29 janvier 1853. Épouse bientôt déçue (et trompée), mère passionnée, catholique dans l’âme et conservatrice convaincue, elle se mêlera un peu trop de politique, mais ce sera surtout une mère exemplaire.

« L’Impératrice venait de remplir sa principale mission. Elle avait donné à son époux un fils, et à l’Empire un héritier. L’enfant était né un jour de triomphe, le jour des Rameaux… Ce qui charmait surtout l’heureuse mère, c’est que cet enfant si désiré était non seulement un fils de France, mais un fils de l’Église et que, filleul du Pape, la bénédiction du Saint-Père planait sur son berceau. »

Arthur-Léon Imbert de SAINT-AMAND (1834-1900), La Cour du Second Empire (1856-1858) (1898)

Diplomate et historien, il s’est surtout intéressé aux femmes de la cour. Eugénie a quelque peu tardé à enfanter – une fausse couche, une chute de cheval – mais l’enfant est enfin né. En 1858, le prince impérial étant malade, elle envoie une de ses dames d’honneur quérir un peu d’eau réputée miraculeuse. Suite à la guérison de leur fils, l’impératrice Eugénie convainc Napoléon III de donner l’ordre de réouverture de la grotte qui était fermée aux pèlerins. Le drame de sa vie – sans doute plus que la défaite de Sedan – sera la perte de ce fils en 1879.

Autre mission impériale, le mécénat, et elle y veille.

À l’impératrice qui lui demande de quel style peut bien être ce projet d’Opéra pour Paris :
« C’est du Napoléon III, Madame. »2283

Charles GARNIER (1825-1898), 1861. Napoléon III et le Second Empire : l’aube des temps (1975), André Castelot

Un concours public est lancé pour l’édification d’un opéra digne du nouveau Paris haussmannien : 171 concurrents déposent un millier de dessins. Viollet-le-Duc, ami du couple impérial, est favori. Un inconnu l’emporte, à l’unanimité du jury. Et l’empereur s’incline, séduit par la maquette.

Les plus grands artistes, peintres, décorateurs, sculpteurs œuvrent pour le monument. Mais le chef-d’œuvre est bien signé Garnier, illustrant l’éclectisme en architecture : au lieu de se référer à un style unique, on dresse un répertoire des modèles les plus achevés, pour combiner les éléments issus des différentes époques et civilisations, en les adaptant à la réalité contemporaine. Ainsi, Garnier utilise les nouveaux matériaux pour leur aspect fonctionnel, mais à l’inverse des modernistes (tels Eiffel, Baltard), il dissimule le fer de la charpente sous le stuc et la pierre de taille. « Cathédrale mondaine de la civilisation » selon Théophile Gautier, l’Opéra de Paris va fasciner le monde, et sera « copié » une centaine de fois.

« Bon voyage, vieux Badinguet,
Porte aux Prussiens ta vieille Badinguette !
Bon voyage, vieux Badinguet,
Ton p’tit bâtard ne régnera jamais. 2334

Les Actes de Badinguet (1870), chanson. La Commune en chantant (1970), Georges Coulonges

Ces couplets vengeurs s’adressent à l’empereur déchu dont la popularité s’est écroulée en quelques jours – Badinguet est le nom du maçon dont Louis-Napoléon Bonaparte emprunta les vêtements pour s’enfuir du fort de Ham, en 1846. Quant à l’impératrice, elle ne fut jamais aimée du peuple.
Réfugiée en exil au Royaume-Uni depuis la fin du Second Empire, elle meurt à 94 ans au palais de Liria à Madrid, dans son pays natal. Elle aura eu le temps de voir la revanche de la France sur l’Allemagne en 1918.

2. Louise Michel (1830-1905), Vierge rouge des barricades sous la Commune qui voua sa vie à la lutte.

« Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes,
Venez, c’est l’heure d’en finir.
Debout ! La honte est lourde et pesantes les chaînes,
Debout ! Il est beau de mourir. »2326

Louise MICHEL (1830-1905), À ceux qui veulent rester esclaves. La Commune (1898), Louise Michel

La Commune de Paris inspira bien des poèmes, des chants qui sont autant de cris de guerre, de haine ou d’espoir. Louise Michel est l’héroïne la plus populaire de cette page d’histoire : ex-institutrice, militante républicaine et anarchiste, la « Vierge rouge » appelle à l’insurrection les quartiers populaires de la capitale, ceux qui font toujours peur aux bourgeois.

« Faisons la révolution d’abord, on verra ensuite. »2330

Louise MICHEL (1830-1905). L’Épopée de la révolte : le roman vrai d’un siècle d’anarchie (1963), Gilbert Guilleminault, André Mahé

Elle se retrouve sur les barricades dès les premiers jours du soulèvement de Paris : cause perdue d’avance, révolution sans espoir, utopie d’un « Paris libre dans une France libre » ? En tout cas, rien de moins prémédité que ce mouvement qui échappe à ceux qui tentent de le diriger, au nom d’idéaux d’ailleurs contradictoires.

« La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur. »2365

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

Star de la Commune, la Vierge rouge symbolise cette brève révolution et porte bien son surnom ! Un quart de siècle après, elle fera revivre ces souvenirs vibrants et tragiques. Face aux Communards (ou Fédérés) qui improvisent au jour le jour, les Versaillais se préparent, troupes commandées par les généraux Mac-Mahon et Vinoy. En plus des 63 500 hommes dont l’État dispose, il y a les 130 000 prisonniers libérés par Bismarck – hostile à tout mouvement populaire de tendance révolutionnaire. Le 30 mars, Paris est pour la seconde fois ville assiégée, bombardée à présent par des Français.

« Puisqu’il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n’ait droit qu’à un peu de plomb, j’en réclame ma part, moi ! Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi ! »2375

Louise MICHEL (1830-1905). Histoire de ma vie (2000), Louise Michel, Xavière Gauthier

Semaine sanglante : la Vierge rouge se retrouve sur les barricades, fusil sur l’épaule. Paris est reconquis, rue par rue, et incendié. La dernière barricade des Fédérés, rue Ramponeau, tombe le 28 mai 1871. À 15 heures, toute résistance a cessé.

« Le bon Dieu est trop Versaillais. »2378

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

La Vierge rouge témoigne de l’inévitable victoire des Versaillais, vu l’inégalité des forces, et de l’organisation. Bilan de la Semaine sanglante, du 22 au 28 mai 1871 : au moins 20 000 morts chez les insurgés, 35 000 selon Rochefort. De son côté, l’armée bien organisée des Versaillais a perdu moins de 900 hommes, depuis avril.

La Commune est l’un des plus grands massacres de notre histoire, tragédie qui se joue en quelques jours, Français contre Français, avec la bénédiction des occupants allemands, Bismarck ayant poussé à écraser l’insurrection. Il y aura 100 000 morts au total d’après certaines sources, compte tenu de la répression également sanglante, « terreur tricolore » qui suit la semaine historique – en comparaison, sous la Révolution, la Grande Terreur fit à Paris 1 300 victimes, du 10 juin au 27 juillet 1794.

« On ne peut pas tuer l’idée à coups de canon ni lui mettre les poucettes [menottes]. »2381

Louise MICHEL (1830-1905), La Commune, Histoire et souvenirs (1898)

« Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout », dit aussi Hugo à propos de la Commune. La force des idées est l’une des leçons de l’histoire et la Commune en est l’illustrations, malgré la confusion des courants qui l’animent. Un chant y est né, porteur d’une idée qui fera le tour du monde et en changera bientôt le cours, c’est L’Internationale.

« On aura besoin du socialisme pour faire un monde nouveau. »2434

Louise MICHEL (1830-1905), Lettre à la Commission des grâces, mai 1873. Je vous écris de ma nuit : correspondance générale de Louise Michel, 1850-1904 (1999), Louise Michel, Xavière Gauthier

La Vierge rouge de la Commune, des barricades et des quartiers populaires, est condamnée à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Elle se mettra au service des indigènes, avant de revenir en France (amnistie de 1880),  soutenue par Clemenceau qui estime cette femme à l’égal d’un homme, pour se battre du côté des « damnés de la terre » et militer de nouveau, par la plume et la parole, prêchant l’anarchie, l’union libre, la justice.

3. Berthe Morisot (1841-1895), passionnément peintre et pionnière de l’impressionnisme. 

« Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme traitant une femme d’égale à égal, et c’est tout ce que j’aurais demandé, car je sais que je les vaux. ».

Berthe MORISOT (1841-1895). Présentation de l’œuvre de l’artiste de juillet à septembre au musée d’Orsay, Philippe Lançon, 18 juillet 2019

C’est une femme libre et sûre de son talent qui s’exprime, comparable en d’autres temps à Madame Vigée-Lebrun, de la fin de l’Ancien Régime à la Monarchie de juillet. Si l’époque est certes politiquement moins troublée, il ne faut pas oublier que le XIXe siècle est particulièrement misogyne.
Arrière-petite-fille du peintre Fragonard, née dans une famille bourgeoise aisée, Berthe Morisot reçoit, comme ses deux sœurs et son frère, une éducation où l’art a une grande place. Son talent est rapidement reconnu, avec celui de son ainée Edma. Elles suivent les cours particuliers de plusieurs maîtres - les écoles d’art étant interdites aux filles jusqu’en 1897 - mais se détournent vite d’un enseignement trop académique pour elles.

« Avec des natures comme celles de vos filles, ce ne sont pas des petits talents d’agrément que mon enseignement leur procurera ; elles deviendront des peintres. Vous rendez-vous bien compte de ce que cela veut dire ? Dans le milieu de la grande bourgeoisie qui est le vôtre, ce sera une révolution, je dirais presque une catastrophe. Êtes-vous bien sûre de ne jamais maudire un jour l’art qui, une fois entré dans cette maison si respectablement paisible, deviendra le seul maître de la destinée de deux de vos enfants ? »

Joseph GUICHARD (1806-1880), élève de Delacroix et d’Ingres. Cité dans « Berthe Morisot : nouvelle Expo au muse d’Orsay, 18 juin-22 septembre 2019

Professeur d’Edma et Berthe, il leur trouve « du talent et des âmes fortes ». Mais il prévient leur mère  en ces termes. Pourtant, ni elle ni son mari n’empêchent leurs filles de poursuivre leur apprentissage.

Elles rencontrent Manet au Louvre - la meilleure école d’art qui existe alors, pour tout peintre qui sait observer, imiter, copier, avant de trouver son style personnel. Immédiatement séduit par ces deux talentueuses peintres qui admirent ses tableaux en connaisseuses, notamment sa scandaleuse Olympia, il décrète : « Dommage qu’elles ne soient pas des hommes », avant de suggérer avec humour qu’elles pourraient servir la cause des révolutionnaires de la peinture en épousant des académiciens…

Edma est plus douée que Berthe, mais elle se marie et abandonne la peinture : « non carrière classique » chez les artistes et pas que… Berthe la benjamine s’acharne et côtoie des abîmes – impossible de ne pas penser au destin à venir de Camille Claudel. L’histoire se répète…

« Plus on veut, mieux on veut, au moral comme au physique. J’ai toujours eu la sensation du gouffre ; gouffre de l’action, du rêve, des souvenirs, du désir, etc… du beau… J’ai entrevu mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j’ai toujours le vertige et aujourd’hui, 23 janvier 1862, j’ai senti sur moi le vent de l’asile, de l’imbécillité. Que de pressentiments et de signes envoyés déjà par Dieu, qu’il est grandement temps d’agir, de considérer la minute présente comme la plus importante des minutes, et de faire ma perpétuelle volupté de mon tourment ordinaire, c’est-à-dire du travail. »

Berthe MORISOT (1841-1895), Carnets, cité dans Berthe Morisot : le Secret de la femme en noir (2019), Dominique Bona

Sa vie sera faite de travail, certes, mais aussi de rencontres et d’amitiés avec de grands artistes : Corot, Fantin-Latour, Manet surtout… Leur coup de foudre artistique et amical rapproche les Morisot et les Manet, deux familles de grands bourgeois. Fut-elle sa maîtresse ? Cette question sans réponse fera fantasmer des générations d’amateurs d’art.

En tout cas, il réalisera quatorze portraits d’elle !

Berthe qui comprend aussitôt son génie (encore discuté à l’époque) accepte de délaisser son cher labeur pour poser. Manet a trouvé en cette jeune femme jugée par ses contemporains étrange, trop brune, trop maigre, trop farouche et solitaire, un passionnant sujet. Sur Le Balcon, présenté au Salon de 1869, elle apparaît presque sévère, le regard d’une puissance dévorante et noir (ses yeux sont pourtant verts).

Elle épousera finalement son frère Eugène en 1874, en robe de deuil suite à la mort de son père. Rentier fortuné, peintre dilettante au tempérament placide, c’est le soupirant assidu de Berthe. Leur admiration commune pour le génie de Manet cimente le couple qui voyage et peint. Son mari surprend par l’énergie mise à promouvoir l’œuvre de sa femme, laquelle continue à signer ses œuvres de son nom de jeune fille – exemple unique pour une femme mariée, de son temps.

Jugeant qu’elle a enfin trouvé sa voie, l’intransigeante Berthe détruit ses œuvres de jeunesse. Dédaignant le Salon officiel, elle fait partie des « Indépendants » qui gagnent en 1874 leur nom d’impressionnistes, Impression, soleil levant de Monet essuyant les moqueries des conservateurs avec d’être reconnu comme un chef d’œuvre de la nouvelle peinture.

Avec Pissarro, c’elle est la seule artiste du groupe qui participera à toutes leurs expositions jusqu’en 1886 (sauf en 1879, l’année qui suivit la naissance de sa fille Julie).

« Votre phrase : « Je travaille, et m’applique à vieillir » est absolument moi. Si vous parliez toujours à ma place ! Je ne suis pas mécontente de moi et j’ai tort de le dire car cela me portera malheur. »

Berthe MORISOT (1841-1895), Lettre à Mallarmé, 14 juillet 1891

Elle se confie au poète Mallarmé, son grand ami (tuteur de sa fille Julie, à la mort de son mari Eugène Manet). Elle a enfin trouvé son style et sa famille artistique parmi les Degas, Monet, Renoir, Sisley et Pissarro… Elle ne se cantonne plus aux portraits et les paysages diversifient sa palette, avec leurs couleurs pastel.

« Nul ne représente l’impressionnisme avec un talent plus raffiné, avec plus d’autorité que Mme Morisot. »

Gustave GEFFROY (1855-1926 ), « L’exposition des artistes indépendants », La Justice, 19 avril 1881

Ce journaliste, critique et historien d’art, rendait ainsi hommage au très grand talent et à l’originalité de l’artiste : « Les formes sont toujours vagues dans les tableaux de Mme Berthe Morisot, mais une vie étrange les anime. L’artiste a trouvé le moyen de fixer les chatoiements, les lueurs produites sur les choses et l’air qui les enveloppe… le rose, le vert pâle, la lumière vaguement dorée, chantent avec une harmonie inexprimable. »

Pourtant, les critiques d’art spécialistes de l’impressionnisme classeront Berthe Morisot parmi les peintres mineurs du mouvement. Elle a quand même laissé 423 tableaux, 191 pastels, 240 aquarelles, 8 gravures, 2 sculptures et plus de 200 dessins. Une de ses toiles, Jeune femme en toilette de bal, prend place au musée du Luxembourg à la demande de Mallarmé. Mais la quasi-totalité de son œuvre appartient à des collections privées – un vrai problème de non-visibilité publique.

Un siècle après sa mort, des rétrospectives apparaissent comme une réhabilitation tardive, avec quelques expositions monographiques.

4. Sarah Bernhardt (1844-1923), première star mondiale, tragédienne à la voix d’or au théâtre et volonté de fer à la ville.

« Quand même. »;

Sarah BERNHARDT (1844-1923), sa devise. Ma double vie (1907)

« Ce n’était pas un fait du hasard, mais bien la suite d’un vouloir réfléchi. À l’âge de neuf ans, j’avais choisi cette devise, après un saut formidable au-dessus d’un fossé que personne ne pouvait sauter et auquel mon jeune cousin m’avait défiée; je m’étais abîmé la figure, cassé un poignet, endolori le corps. Et pendant qu’on me transportait, je m’écriais, rageuse : « Si, si, je recommencerai, quand même, si on me défie encore ! Et je ferai toute ma vie ce que je veux faire ! »

Recenser les défis qu’elle a relevés et les handicaps dont elle a triomphé tout au long de sa vie est une manière d’approcher le personnage au fil de sa carrière exceptionnelle.

Juive dans une France antisémite, elle sera ensuite baptisée, mais ne cachera jamais ses origines, insultée avant de devenir une star quasi intouchable sur ce « détail ».

Courtisane à ses débuts, comme sa mère Youle, elle se battra pour échapper à cet engrenage de la prostitution.

« Maigre à faire pleurer les oies » alors que la mode est aux femmes épanouies de Renoir, caricaturée comme enceinte après avoir avalé une cerise… elle relève le défi et sublime ce défaut dans ses premières photographies signées Nadar – c’est lui qui a eu l’idée d’arracher un épais rideau de son studio et de le mettre sur ses épaules pour cacher les salières.

Jeune comédienne de l’Odéon, elle gifle une sociétaire en 1866, ce qui entraîne son renvoi immédiat au risque de ruiner sa carrière. Mais quelques mois après, elle se fait engager à la Comédie française, le vrai départ de sa carrière. Elle démissionnera en 1880, pour créer sa propre troupe et parcourir le monde.

Peinture et sculpture, deux arts quasiment réservés aux hommes ! Sarah relève le défi et choisit de s’exprimer au travers d’œuvres bientôt exposées (autoportrait, portrait funéraire de son mari Damala, La Jeune fille et la mort présentée au Salon de 1880, « moins comme un résultat qu’une promesse »). 

Hypersensible, émotive et hantée depuis toujours par la mort, traumatisée en 1874 par l’agonie de sa jeune sœur Régina tuberculeuse, elle lui prête son lit et couche la nuit dans le cercueil capitonné déjà préparé à son intention. Elle finit par recevoir les visiteurs dans cette mise en scène naturellement très commentée.

Féministe, elle multiplie les rôles en travesti qui lui vont si bien (et les maîtresses un peu trop jalouses), jouant avec les genres au risque de s’y perdre et de choquer.

Tombée amoureuse en 1882 d’Aristide Damala, gigolo grec et morphinomane, elle épouse ce piètre comédien intégré à sa troupe, au grand dam de son entourage. Il la quitte et réapparaît sept ans après. Jouant la Dame aux camélias et toujours en pleine forme, elle l’impose dans le rôle de l’amant, quasi mourant sur scène. On imagine les critiques. Elle sera ensuite la Veuve Damala, risée de la presse, assumant ce rôle comme un nouveau défi.

Elle impose aussi Maurice, son fils adoré (enfant naturel d’un prince belge), auteur de quelques pièces qu’elle joue et directeur de ses trois grands théâtres successifs, Ambigu, Porte St-Martin et Sarah-Bernhardt (place du Châtelet). Sarah paie les dettes.

Dépensière, vivant fastueusement et entretenant, outre son fils, toute une cour d’ami(e)s, amants, artistes, avec une ménagerie de bêtes parfois dangereuses mais qu’elle adore aussi, elle parcourt le monde pour « remplir la sacoche » avec les tournées qui feront sa gloire internationale.

Star perpétuellement fêtée, entourée, harcelée, elle rêve soudain de s’isoler dans la nature. Son portraitiste attitré, Clairin, lui fait découvrir Belle-île-en-Mer, elle s’y installe à grands frais pour y passer les étés avec toute sa bande et les invités, mais il lui faudra revendre ce trop coûteux paradis estival.

Bedonnante passée la cinquantaine, elle crée l’Aiglon (1900) d’Edmond Rostand, personnage qu’elle a voulu et qu’elle jouera plus de mille fois, défi devenu l’un de ses plus grands triomphes.

Fascinée par le progrès, elle découvre le cinématographe et le phonographe, trop tôt  pour ces techniques naissantes, trop tard pour elle, mais  elle se lance quand même, au risque de laisser d’elle une image fausse, démodée…

Amputée à 70 ans de la jambe droite (tuberculeuse osseuse et série de chutes sur le genou dans le rôle de Tosca), elle refuse d’être appareillée : « On me portera ». La « Mère Lachaise » jouera quand même sur scène et devant la caméra pendant dix-huit ans, ne s’apitoyant jamais sur son sort, se moquant d’elle-même – « Je fais la pintade » - et mourant pendant le tournage de son dernier film, La Voyante de Sacha Guitry.

« Je résolus d’être la grande artiste que je souhaitais être. Et je me vouai à ma vie. »

Sarah BERNHARDT (1844-1923), Ma double vie (1907)

Défiant tous les « quand même » et relevant tous les paris, malgré les critiques, les ennemis, les échecs inévitables dans une longue carrière, Sarah Bernhardt devient un mythe vivant et mérite ses surnoms : la Divine, l’Impératrice du théâtre, la Voix d’or selon Hugo bouleversé par sa création dans la Reine de Ruy Blas. Quant à Jean Cocteau, fasciné par la star, il invente pour elle l’expression qui lui va si bien : monstre sacré.

Elle a inventé la notion de star, avec son excentricité, ses colères, ses caprices, sa générosité, mais aussi l’attention portée à la maîtrise de son image, les tournées internationales. Dans ses mémoires, elle dit l’importance de sa rencontre avec l’imprésario américain Jarrett qui connaît l’importance de la « réclame » et sait utiliser à merveille les défauts comme les qualités de sa vedette. Bizarrement, Wikipédia et plus généralement le Net ignore ce personnage ! À part ce « détail » capital, la carrière de Sarah Bernhardt est amplement documentée, commentée, illustrée – photogénie étonnante.

« On peut jeter à bas les ennuis, les soucis de la vie, pour quelques heures, on dépouille sa propre personnalité pour endosser une autre ; et l’on marche dans le rêve d’une autre vie, oubliant tout. »

Sarah BERNHARDT (1844-1923), Ma double vie (1907)

D’une phrase, elle nous livre sa vérité d’artiste, le secret de sa réussite.

Ajoutons qu’elle y a largement contribué en encourageant d’autres artistes à créer pour elle. Pour Hugo, c’était trop tard, elle a seulement participé à la reprise de Ruy Blas et Hernani. Mais elle a encouragé Edmond Rostand, poète joué (à perte) avant de gagner : triomphe de l’Aiglon. Victorien Sardou a écrit ses drames historiques pour Sarah, réservant ses comédies à l’autre reine de Paris, Réjane, grande amie de Sarah à la ville. Elle a également inspiré le jeune Alphonse Mucha (son amant), créateur de l’Art nouveau à la Belle Époque, génial affichiste de la star dans ses meilleurs rôles.

« La légende reste victorieuse en dépit de l’histoire. »

Sarah BERNHARDT (1844-1923), Ma double vie (1907)

Elle parle de ses personnages historiques incarnés avec bonheur : L’Aiglon, Ruy Blas (la reine), Hernani (Dona Sol), Lorenzaccio, Adrienne Lecouvreur, Marion Delorme, Fédora, Théodora (reine de Byzance), Cléopâtre, La Reine Élizabeth…  Mais dans son propre cas, elle entretient la confusion sur son personnage, faisant de sa vie une (vraie) légende. On peut parler de mythomanie sur certains cas, mais les faits bien connus sont amplement suffisants.

Reste un trait de son caractère rarement mentionné, qui renvoie à l’Histoire de France : son patriotisme.

« Buvons à la France, mais à la France tout entière, Monsieur le ministre de Prusse ! »2471

Sarah BERNHARDT (1844-1923), en tournée au Danemark, automne 1880. Ma double vie (1907)

Lors d’une triomphale tournée en Europe, elle entend le baron Magnus porter ce toast : « Je bois à la France qui nous donne de si grands artistes ! À la France, à la belle France que nous aimons tous. » D’où la cinglante réplique de la comédienne. L’orchestre de la cour fait éclater La Marseillaise (les Danois détestent les Allemands, à l’époque). Bismarck s’indigne et l’on frise l’incident diplomatique.

La star du théâtre français, mondialement célèbre, a déjà prouvé son patriotisme pendant la guerre franco-allemande de 1870. Jeune comédienne, elle a fait rouvrir le grand théâtre de l’Odéon au cœur du Quartier latin, transformé en hôpital de guerre. Elle-même, en costume d’infirmière, tient son rôle avec le plus grand dévouement. Certes, c’est bon pour l’image de l’artiste, mais cela n’ôte rien à la sincérité du geste. Elle a d’ailleurs reçu la Légion d’Honneur à ce titre.

Pendant la Première guerre mondiale, amputée, la Mère La Chaise » va visiter les Poilus au front – comme Clemenceau. Repartie en tournée aux États-Unis en 1917, le public américain crie “Vive la France !” devant le courage de cette femme toujours fière. Et elle trouve les mots pour haranguer les jeunes qui vont s’engager pour venir au secours de la France.

5. Élisabeth d’Autriche et de Hongrie, dite Sissi (1854-1898), une héroïne tragiquement romanesque, personnage populaire de son vivant et immortalisée par Romy Schneider au cinéma.

« Elle est fraîche comme une amande. Cette magnifique couronne de cheveux autour de son visage, la douceur de son regard… Et ses lèvres, comme les plus belles fraises ! »[

FRANÇOIS-JOSEPH (1830-1916), 16 août 1853, le jour de ses fiançailles. François-Joseph et Sissi : Le devoir et la rébellion (2017), Jean des Cars

Coup de cœur de l’empereur pour sa fiancée… mais le fringant souverain de 23 ans choisit la cadette de 15 ans, déjà surnommée la Rose de Bavière et préférée à l’ainée de 19 ans, la princesse Hélène qui lui était destinée. Toute sa vie, Sissi sera servie par cette beauté qui deviendra aussi un esclavage.

Trois jours plus tard, François-Joseph demandera sa main. La jeune fille est pareillement éprise du prince Charmant qui est un peu son cousin. Mariage célébré le 24 avril 1854 dans la joie et la magnificence : une foule en délire acclame la radieuse souveraine, on sème les roses à pleines mains sous ses pas et les vœux du peuple autrichien l’accompagnent tout au long de ce beau Danube prétendument bleu qui la mène jusqu’à Vienne.

« Si seulement il n’était pas Empereur… » avait dit Sissi le jour de ses fiançailles. Après son mariage, le protocole impérial lui fera perdre ce qu’elle aime plus que tout : sa liberté.

« Le mariage est une institution absurde. Enfant de 15 ans, j’ai été vendue. »

ÉLISABETH d’Autriche et de Hongrie, dite SISSI (1837-1898), confidence tardive à sa fille Marie-Valérie. Élisabeth d’Autriche (1985), Brigitte Hamann

La jeune impératrice, née duchesse de Bavière et habituée aux manières simples de son entourage provincial, supporte mal la pesante étiquette viennoise… avant de sombrer dans une profonde dépression.

Contrairement à la tradition, la nuit de noces n’est pas publique. La cour est surprise par cette jeune femme qui s’oppose aux volontés de l’empereur et sa belle-mère Sophie est choquée : une souveraine est la première sujette de son mari et doit, à ce titre, être disponible et soumise afin de donner au plus tôt le jour à l’héritier mâle requis par la dynastie.

Mais l’insoumission de Sissi aura parfois d’heureuses conséquences politiques.

« On ne peut pas continuer comme cela, ce n’est pas possible, nous sommes détestés. »

ÉLISABETH d’Autriche et de Hongrie, dite SISSI (1837-1898), « Élisabeth de Wittelsbach, Sissi, destin tragique d’une impératrice » (2020), Remy Ragois

En 1857, le jeune couple impérial est en visite officielle dans le Royaume de Lombardie-Vénétie, État dépendant de l’Empire d’Autriche, créé lors du congrès de Vienne (1815) après la chute de Napoléon Ier et l’effondrement du royaume d’Italie établi en 1805. Cette annexion légale est mal supportée par le peuple – et plus encore par la bourgeoisie milanaise.

Lors d’une représentation d’opéra à la Scala de Milan, on fait croire à l’impératrice et à l’empereur que toute la société italienne sera présente… mais les places ont été données aux domestiques. Au lieu de l’hymne autrichien, ils entonnent le fameux chant de la liberté de Verdi (Va pensiero, chœur des Esclaves dans Nabucco). L’impératrice n’a peut-être pas applaudi comme dans les films relatant l’événement… et elle est restée jusqu’à la fin de la représentation. Mais elle saura convaincre son mari et François-Joseph assouplira sa politique en Italie.

Parfois plus intelligente (et sensible) que les diplomates et conseillers professionnels, elle jouera bientôt un rôle encore plus important en faveur de la Hongrie… Mais son caractère s’affirme aussi dans la sphère privée.

« Je souhaite que les pleins pouvoirs me soient reconnus pour tout ce qui concerne les enfants, le choix de leur entourage, le lieu de leur séjour, la direction complète de leur éducation, en un mot, il me revient de tout décider seule jusqu’au jour de leur majorité. De plus je souhaite qu’il me soit reconnu de décider seule de tout ce qui touche à mes affaires personnelles ; entre autres : le choix de mon entourage, le lieu de mon séjour, les dispositions relatives à la maison. »

ÉLISABETH d’Autriche et de Hongrie, dite SISSI (1837-1898), Lettre du 27 août 1865 à son mari. Sissi, les forces du destin. (003) Hortense Dufour

Sous ses allures de coquette égocentrique et de femme psychologiquement fragile, Sissi est profondément mère. Ses quatre enfants lui seront retirés dès la naissance, l’éducation de la progéniture impériale étant confiée à des précepteurs. Sa belle-mère l’archiduchesse Sophie jugeant la jeune Sissi immature décide même de veiller sur l’éducation des trois premiers enfants du couple.

Lorsque Sissi apprend les manières utilisées par les précepteurs pour élever son petit Rodolphe, elle entre dans une colère noire, d’où sa lettre à François-Joseph, n’hésitant pas à lui poser un ultimatum : c’est sa femme ou sa mère.

« Il est pénible pour moi de toujours devoir trancher entre ma mère et ma femme. »

FRANÇOIS-JOSEPH (1830-1916), « Élisabeth de Wittelsbach, Sissi, destin tragique d’une impératrice » (2020), Remy Ragois

Après de longues semaines de luttes et de tractations, il accédera aux demandes de Sissi, donnant ainsi tort sa mère.

Les relations entre les deux femmes seront orageuses. Au-delà du conflit familial traditionnel, deux visions s’opposent sur les devoirs d’une souveraine. Sophie a sacrifié ses rêves de jeune fille romantique pour accepter son destin de princesse mariée malgré elle. Bien qu’elle apprécie les qualités de Sissi, elle lui reproche un tempérament « puéril et égoïste » qui fait passer sa vie privée et ses goûts avant ses devoirs.

De fait, Sissi devient vite impopulaire à la ville et à la cour de Vienne, affichant son mépris pour la capitale autrichienne et ses institutions - elle restera très populaire dans le reste de l’Empire.

« Les hommes voulaient imposer à une fée le harnais d’un protocole rigide et guindé ; mais la petite fée ne se laisse pas asservir et s’envole quand le monde l’ennuie. »

Élisabeth de WIED, reine de Roumanie (1843-1916), citée dans L’Impératrice indomptée. Sissi (2010), Bertrand Meyer-Stabley

La meilleure amie de Sissi reconnaît volontiers sa nature vagabonde d’« inlassable mouette ».

Même si elle aime son mari et ses enfants, Élisabeth finit par détester sa belle-mère l’archiduchesse et la cour, partant sillonner l’Europe : Madère, Corfou, sa Bavière natale, la Hongrie devenue chère à son cœur, mais aussi l’Irlande, la Suisse, l’Angleterre…
En Autriche, on finit par se froisser : en 1868, un journal viennois a calculé que l’impératrice a passé 220 jours loin de la capitale. Oui ! Vienne l’ennuie à mourir.

« Si l’on devait m’enfermer au Paradis, il deviendrait très vite un Enfer pour moi. »

ÉLISABETH d’Autriche et de Hongrie, dite SISSI (1837-1898), Les Obsessions de Sissi. # Passion Château

Voyageuse acharnée, énigmatique impératrice errante et anarchiste, c’est la « Mouette, reine des vagues écumantes », l’inlassable Mouette comme elle se surnomme elle-même. « Chaque bateau qui part me donne envie d’être à son bord. Quelle que soit sa route, le Brésil, l’Afrique… n’importe où. »

« Je suis l’esclave de mes cheveux. »

ÉLISABETH d’Autriche et de Hongrie, dite SISSI (1837-1898), Le Temps, 25 août 1998. Isabelle Cerboneschi

Autre trait de caractère, le culte de sa beauté tourne à l’obsession, mais c’est l’un de ses atouts d’impératrice et François-Joseph paie toutes ses dépenses de toilettes, bijoux et autre sans jamais lui en faire le reproche.

Fanny Angerer, sa coiffeuse attitrée, brosse chaque jour pendant trois heures la lourde masse auburn qui roule jusqu’aux chevilles de l’impératrice ! Elle cache les cheveux tombés, hantise de la belle. Toutes les trois semaines, Sissi passe une journée la tête badigeonnée d’un cataplasme d’essences, de cognac et d’œufs. Cette seconde couronne dont elle est si fière  pèse près de 5 kg ! Ce fardeau lui donne des migraines et des maux de dos constants, d’où son air un peu penché, sur les tableaux.

Femme au corps exceptionnel, elle fait 51 cm de tour de taille et 65 de tour de hanche, à l’époque où les femmes sont plutôt rondes. L’obsession de cette ligne à maintenir la rend anorexique. Elle « traite la faim par le jeûne » se désespère François-Joseph, se nourrissant de boulettes de bœuf en petite quantité et de lait d’ânesse. À plus de 40 ans, ravissante grand-mère, elle se pèse plusieurs fois par jour et panique à l’approche des 50 kilos (pour 1,m 72)… et ne consomme plus que du jus de viande et des fruits !

Elle s’impose des marches quotidiennes épuisantes et des séances de gymnastique tournant à la torture. C’est de surcroît une excellente cavalière : « Elle ressemble à un ange et monte à cheval comme le diable » assurent les lords locaux, à la vue de l’amazone qui galope pendant des heures, les mains en sang car elle refuse de porter des gants pour tenir les rênes.

« Elle n’avait jamais été aussi belle… Elle apparaissait comme une vision céleste dans le déroulement d’un faste barbare. »

Franz LIZT (1811-1886), hongrois célèbre en Europe et chef d’orchestre présent à la cérémonie du 18 juin 1867. Dictionnaires et Encyclopédies, Academic

L’empereur d’Autriche François-Joseph Ier et son épouse, l’impératrice Élisabeth, sont consacrés roi et reine de Hongrie, dans l’église catholique Matthias de la capitale, Buda. Le couronnement est l’aboutissement spectaculaire et hautement symbolique du compromis austro-hongrois signé le 18 février 1867, réunissant les deux États au cœur d’une même monarchie – jusqu’en 1890.

Passionnée par la Hongrie dont elle apprend la langue, exigeant d’avoir une dame d’honneur hongroise, Ida Ferenczy qui deviendra sa confidente, séjournant souvent à Budapest et forçant l’empereur à écouter les revendications nationalistes du peuple magyar contre l’emprise autrichienne, Sissi devenue très populaire facilite le rapprochement de François-Joseph avec cette race dont il s’est toujours méfié, accordant l’amnistie à tous les crimes politiques des insoumis depuis 1848. C’est aussi dans son intérêt : après la défaite de Sadowa contre la Prusse en 1866, l’Autriche a besoin du soutien de « sa » Hongrie. Élisabeth, souveraine critiquée à Vienne, mais admirée et acclamée par le peuple magyar, a bien joué et gagné en 1867 ! Mais c’est aussi une année maudite pout Sissi.

« Je porte malheur à tous ceux que j’aime. »

MARIE-ANTOINETTE D’AUTRICHE (1755-1793), grande-tante par alliance de Sissi

Sissi évoque souvent « la malédiction qui pèse sur elle et fait supporter les conséquences aux êtres qui [l’]entourent ». Impossible de ne pas faire le rapprochement avec la reine de France devenue « l’Autrichienne » sous la Révolution et constatant l’hécatombe autour d’elle.

La « mélancolie » d’Élisabeth qui tient à l’étiquette pesante imposée à la cour et à son caractère fantasque et indépendant, s’explique aussi par la somme de malédictions qui s’acharne sur elle. Sissi a déjà perdu sa première fille Sophie lors d’un voyage en Hongrie en 1857. Elle s’habillera en noir jusqu’à la fin de sa vie, affichant un deuil éternel.

Cette année 1867, sa belle-sœur Sophie de Saxe meurt à 22 ans d’une mauvaise grippe et son frère préféré abandonne l’armée pour se faire médecin.

Sa nièce la jeune archiduchesse Mathilde de Teschen, 18 ans, future reine d’Italie, meurt brûlée un soir de bal. Pour imiter Sissi, elle s’est mise à fumer et cache la cigarette dans son dos pour ne pas être grondée par son père, sitôt transformée en torche vivante en raison de l’étoffe hautement inflammable de sa robe.

Le mari d’Hélène (sa sœur ainée), Maximilien de Tour, meurt à 36 ans, laissant son épouse et ses quatre jeunes enfants désespérés.

Maximilien Ier, frère de l’empereur d’Autriche et éphémère empereur du Mexique, est exécuté après un simulacre de procès, sa femme Charlotte en devient folle et l’archiduchesse Sophie, brisée par la mort de son fils préféré, se retire du monde politique.

D’autres tragédies suivront, notamment la mort à 40 ans de son cousin Louis II de Bavière (en 1886) : accident ou suicide d’un de ses plus fidèles admirateurs, mélancolique et dépressif comme elle. Trois ans après, Sissi perd son fils adoré, Rodolphe, 30 ans, l’héritier de la couronne, perturbé par les rigueurs protocolaires de la cour, devenu alcoolique et drogué, si proche d’elle, mourant à Mayerling dans des circonstances mystérieuses. Elle ne se remettra jamais de cette tragédie, allant souvent hurler son nom la nuit, dans la crypte des capucins où Rodolphe de Habsbourg est enterré.
À toutes ces morts s’ajoutent de nombreux cas de folie, malédiction fréquente dans ses deux familles, les Habsbourg (par alliance) et les Wittelsbach (par le sang), célèbres pour leurs débauches et déprédations diverses.

Voilà pourquoi les malheurs de Sissi n’ont cessé de défrayer la chronique et d’émouvoir, jusqu’à sa mort tragique et publique.

« L’impératrice d’Autriche a été frappée d’un coup de stylet par un anarchiste italien au moment où elle allait monter en bateau. »

Le Figaro, dépêche en date du 10 septembre 1898

Son assassinat fait la manchette de tous les journaux en France, mais aussi en Europe. Elle était célèbre pour sa beauté, sa singularité, son destin tragique jusqu’à sa mort à 60 ans : Élisabeth de Wittelsbach, épouse de l’empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph 1er, poignardée à Genève par un anarchiste italien, Luigi Lucheni.

L’Europe est sous tension et Sissi sentait que la fin des empires est proche. Luigi appartient à la nouvelle génération d’ouvriers pressés de mettre fin aux monarchies. Il se précipite sur l’impératrice et la poinçonne en plein cœur. Sa dame de compagnie lui demande ce qui s’est passé et Sissi répond : « Cet homme voulait sans doute me voler ma montre. » Elle se relève et se dirige vers le bateau. Le bateau part, deux minutes après l’impératrice s’écroule.

« Ma vie s’enfuira par une toute petite ouverture du cœur » avait un jour écrit Sissi. Elle refusait tout service de sécurité, entrave à sa liberté. Elle en est morte.

« Je veux être enterrée à Corfou, près du rivage, pour que, sur mon tombeau, viennent continuellement se briser les vagues. »

ÉLISABETH d’Autriche et de Hongrie, dite SISSI (1837-1898). Le Figaro Histoire, septembre 2018

Tel fut le dernier vœu de l’impératrice Élisabeth, l’infatigable mouette. Née à Munich, morte à Genève, elle repose à Corfou.

En France, plus de 25 films lui sont consacrés et autant de romans plus ou moins « romancés », six séries télé, un documentaire, de nombreux tableaux et deux sculptures.

Mais dans l’imaginaire collectif, Sissi reste associée à l’image de Romy Schneider, avec la trilogie de films inspirée de sa vie, donnant à voir une jeune fille rêveuse, amoureuse et tendre, loin de la réalité historique et de la complexité du personnage.

« J’ai joué le rôle de Sissi avec plaisir, c’est indéniable. Malgré tout, je ne voulais pas qu’on m’identifie au personnage (…)  Personne ne voulait croire que je puisse être quelqu’un d’autre. »150

Romy SCHNEIDER (1938-1982), Moi, Romy, le journal de Romy Schneider (1989) Renate Seydel et Romy Schneider

De 1955 à 1957, elle interprète l’impératrice Élisabeth d’Autriche dans trois films : Sissi (1955), Sissi impératrice (1956) et Sissi face à son destin (1957). Sa mère Magda Schneider interprète la duchesse Ludovika, mère de l’impératrice, Karlheinz Böhm jouant le rôle du jeune empereur François-Joseph.

À sa sortie le 21 décembre 1955, Sissi déclenche un tel engouement populaire que les recettes dépassent celles d’Autant en emporte le vent en Autriche et en Allemagne. Même accueil en 1956 pour le deuxième film. Romy est considérée comme « la meilleure chose importée d’Autriche après la valse ». Les jeunes filles se mettent au style « princesse » : cheveux longs bouclés, taille de guêpe et jupons bouffants.

En 1957, Romy Schneider dit sa hâte d’en finir avec ce personnage, au grand dam de son agent et beau-père qui gère sa fortune et utilise ses cachets pour investir dans des hôtels et restaurants, tandis que sa mère utilise sa fille pour relancer sa propre carrière, déclinante après la fin du régime nazi. Romy refuse de tourner un quatrième épisode.

Elle retrouvera le personnage avec Visconti, l’un de ses « maîtres à jouer » et dans un contexte totalement différent. Ludwig : Le Crépuscule des dieux (1973) évoque la vie de Louis II de Bavière, depuis son couronnement à 18 ans jusqu’à son internement et sa mort à 40 ans. On y découvre sa complicité presque amoureuse avec sa cousine Sissi, jeune impératrice d’Autriche-Hongrie prête à lui faire épouser sa sœur Sophie, malgré son homosexualité.

6. Hubertine Auclert (1848-1914), la féministe française qui annonce les suffragettes anglaises.

« Je ne veux pas être, par ma complaisance, complice de la vaste exploitation que l’autocratie masculine se croit le droit d’exercer à l’égard des femmes. Je n’ai pas de droits, donc je n’ai pas de charges, je ne vote pas, je ne paye pas. »2470

Hubertine AUCLERT (1848-1914). Histoire du féminisme français, volume I (1977), Maïté Albistur, Daniel Armogathe

Fondatrice de la « Société pour le suffrage des femmes » (organisation militante), elle écrira dans une lettre au préfet datée de 1880 : « Je n’admets pas cette exclusion en masse de femmes qui n’ont été privées de leurs droits civiques par aucun jugement. En conséquence, je laisse aux hommes qui s’arrogent le privilège de gouverner, d’ordonner, de s’attribuer les budgets, le privilège de payer les impôts qu’ils votent et répartissent à leur gré. Puisque je n’ai pas le droit de contrôler l’emploi de mon argent, je ne veux plus en donner. » Les suffragettes anglaises obtiendront le droit de vote pour les femmes en 1918. Cette bataille des femmes en France n’aboutira qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle remonte pourtant à notre Révolution et notre suffragette nationale le rappelle dans son Discours de Marseille.

« Il y a trop longtemps qu’on fait espérer aux femmes une condition sociale égalée à celle de l’homme. Quand en 1789 Olympe de Gouges présenta aux États-généraux son cahier de doléances et de réclamations au nom des femmes, il lui fut répondu qu’il était inutile d’examiner la condition de la femme, attendu qu’un changement complet devant se faire dans la société, les femmes seraient affranchies de l’homme. »

Hubertine AUCLERT (1848-1914). Discours au Congrès socialiste ouvrier de Marseille, 1879

Et pourtant… « La révolution éclate. On proclame les droits de l’homme ; les femmes restent serves. Ces femmes qui avaient travaillé à la Révolution croyaient naïvement avoir conquis leur part de liberté… Notre affirmation de l’égalité sociale et politique de la femme et de l’homme est une protestation de ceux qui, au mépris de la liberté humaine, osent encore, au XIXe siècle, tenter d’assigner un rôle à la moitié du genre humain. Que diriez-vous, hommes, si l’on vous enfermait dans le cercle étroit d’un rôle ? Si l’on vous disait : « Toi, parce que tu es forgeron, ton rôle est de forger le fer : Tu n’auras pas de droits ». « Toi, parce que tu es médecin, ton rôle est de soigner les malades ; tu n’auras pas de droits ». C’est aussi logique que de dire : « Toi, femme, parce que la Nature t ‹a donné la faculté d’être mère, tu n’auras pas de droits ». Et de conclure : « O ! Prolétaires, si vous voulez être libres, cessez d’être injustes. Avec la science moderne, avec la conscience qui, elle, n’a pas de préjugés, dites : Égalité entre tous les hommes. Égalité entre les hommes et les femmes. Ascension de toute la race humaine, unie dans la justice, vers un avenir meilleur. »
Rappelons une autre pionnière avec un autre argument dans ce combat qui nous paraît aujourd’hui anachronique, même si la parité est loin d’exister.

« Une Assemblée législative, entièrement composée d’hommes, est aussi incompétente pour faire les lois qui régissent une société composée d’hommes et de femmes, que le serait une assemblée composée de privilégiés pour discuter les intérêts des travailleurs, ou une assemblée de capitalistes pour soutenir l’honneur du pays. »2195

Jeanne DEROIN (1805-1894). Histoire du féminisme français, volume II (1977), Maīté Albistur, Daniel Armogathe

Journaliste, elle a fait placarder au début de la Deuxième République cette proclamation sur les murs de Paris, lors de la campagne pour les élections à la Législative – la Constituante du 23 avril 1848 ayant purement et simplement interdit aux femmes d’assister aux réunions politiques. Un recul au regard de la Révolution où les fameuses « tricoteuses » étaient seulement obligées de se taire.

7. Camille Claudel (1864-1943), l’Art et l’Amour à la folie, une vie massacrée par les conventions sociales.

« Je lui ai montré où trouver de l’or, mais l’or qu’elle trouve est bien à elle. »:

Auguste RODIN (1840-1917), L’Art au féminin (2019), Marie Bagi

Malgré le caractère tragique de leur histoire d’amour , Camille Claudel et Auguste Rodin tireront de cette période leurs plus belles œuvres. Mais c’est naturellement le plus fort qui fait carrière avec son génie, alors qu’elle va sombrer dans la folie avec le sien.

Rodin s’entoure de « praticiens » afin de se constituer un atelier, il remarque aussitôt le talent fou de cette jeune fille de 19 ans et l’intègre à son atelier vers 1884. Camille exécute les morceaux difficiles - les mains et les pieds des figures destinées aux sculptures monumentales, notamment La Porte de l’Enfer, le grand œuvre de Rodin. Elle comprend vite l’importance de l’expression et subit malgré elle l’influence du maître qui pourrait être son père, ce naturalisme proche de la réalité anatomique, avec une esthétique symbolique. Mais les personnages qu’elle sculpte avec rage sont incarnés, vivants, souffrants et jouissants, et en cela bouleversants. Ils sont également très autobiographiques.

C’est d’autant plus évident quand les deux artistes vont vivre une passion dévorante de presque dix ans, plus douloureuse pour elle que pour lui.

« Il me semble que je suis si loin de vous ! Et que je vous suis complètement étrangère ! Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente. »

Camille CLAUDEL (1864-1943),Lettre à Auguste Rodin, août 1886

Dans la même lettre, elle se soucie de sa santé : « Cher ami, je suis bien fâchée d’apprendre que vous êtes encore malade, je suis sûre que vous avez encore fait des excès de nourriture dans vos maudits dîners, avec le maudit monde que je déteste, qui vous prend votre temps et votre santé, et ne vous rend rien. Mais je ne veux rien dire, car je sais que je suis impuissante à vous préserver du mal que je vois… »

Tandis que Rodin jouit de la situation : sa gloire artistique lui rapporte beaucoup d’argent et comble son orgueil, en même temps cette relation passionnelle comble le « Bouc sacré » dont les aventures ont souvent fait scandale.

« Il a fallu que je te connaisse et tout a pris une vie inconnue, ma terne existence a flambé dans un feu de joie. Merci car c’est à toi que je dois toute la part de ciel que j’ai eue dans ma vie… »

Auguste RODIN (1840-1917), 1886

Il n’est pas avare de mots ni d’hommages à l’adorée : « Ah! divine beauté, fleur qui parle, et qui aime, fleur intelligente, ma chérie. Ma très bonne, à deux genoux, devant ton beau corps que j’étreins. » Elle lui sert de modèle, lui inspirant des œuvres comme La Danaïde, Fugit Amor, l’Éternel printemps… Mais il s’offre d’autres conquêtes, refuse de rompre avec sa compagne de toujours, Rose Beuret, muse attitrée, discrète, soumise…

« Je couche toute nue pour me faire croire que vous êtes là mais quand je me réveille, ce n’est plus la même chose. »

Camille CLAUDEL (1864-1943), à Auguste Rodin, fin juillet 1891

Rodin se détache peu à peu de Camille, il n’a pas répondu à son désir de mariage, elle est déchirée l’envie de s’engager et sa soif d’indépendance artistique. Sans parler des enfants qu’il lui a faits et dont on ne sait rien, même pas le nombre…

Le couple se sépare en 1892 et Rodin sculpte L’Adieu. Il décide de rester auprès de son ancienne maîtresse – qu’il épousera sur son lit de morte. Il continue toutefois de recommander les œuvres de Camille Claudel, sans grand succès, les comparaisons entre les deux artistes faisant toujours  de l’ombre à son ancienne élève.

Camille continue de travailler avec la rage du désespoir. Elle manie avec précision les instruments et donne à ses sculptures expressionnistes une courbure particulière apparentant ses œuvres à de l’Art Nouveau. Elle voudrait aussi vivre de son art, avoir son indépendance financière, être enfin reconnue pour son génie propre.

« Chaque fois que je mets un modèle nouveau dans la circulation, ce sont des millions qui roulent, pour des fondeurs, les mouleurs, les artistes et les marchands, et pour moi… 0 + 0 = 0. »

Camille CLAUDEL (1864-1943) Lettre À Paul Claudel, fin 1909

En fait, elle ne vend pas. Enfermée dans une solitude destructrice, elle devient la proie de plusieurs délires psychotiques et obsessionnels et sombre dans une forme de folie assimilée à la paranoïa, se rapprochant pourtant de son frère cadet, le célèbre dramaturge qui peut certes entendre ce genre de calcul en bon bourgeois, mais qui va surtout comprendre la dérive suicidaire de cette sœur aimée, quoique gênante par le scandale qu’elle provoque.

« Aussitôt que je sors, Rodin et sa bande entrent chez moi pour me dévaliser. Tout le quai Bourbon en est infesté ! Aussi, maintenant ma maison est transformée en forteresse : des chaînes de sûreté, des mâchicoulis, des pièges à loup derrière toutes les portes témoignent du peu de confiance que m’inspire l’humanité. »

Camille CLAUDEL (1864-1943), Correspondance 1912 à Henriette Thierry, une parente

C’est souvent elle qui faisait disparaître ses propres œuvres et son état mental tarit sa création. Mais au fond de son être intime, elle se sent autrement et plus gravement trompée, par les promesses de mariage et par l’abandon…

« En ce moment le sieur Rodin a persuadé mes parents de me faire enfermer, ils sont tous à Paris pour cela. Le gredin s’emparerait à la suite de ce procédé expéditif du travail de toute ma vie. »

Camille CLAUDEL (1864-1943), Correspondance 1913 à Henriette Thierry

Sa psychose délirante constatée par le Dr Michaux est telle que son frère et sa mère la font enfermer le 10 mars 1913 dans l’asile de Montdevergues, à Montfavet près d’Avignon. Un autre calvaire commence pour l’artiste amputée de sa raison d’être et séparée de son art qui lui servait tant bien que mal d’exutoire.

« Un roman, même une épopée, il faudrait bien Homère pour la raconter. Je vis dans un monde si curieux, si étrange… Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. »

Camille CLAUDEL (1864-1943), 21 aout 1913, Lettre à Eugène Blot (marchand éditeur)

« Les larmes de l’exil, les larmes que j’ai versées goutte à goutte depuis que j’ai été arrachée à mon art vous devez savoir ce que j’ai dû souffrir d’être tout à coup séparée de mon cher travail. »

Camille CLAUDEL (1864-1943) À Marie Madelaine, juillet 1915

« On me reproche (ô crime épouvantable) d’avoir vécu toute seule, de passer ma vie avec des chats, d’avoir la manie de la persécution ! »

Camille CLAUDEL (1864-1943) Au Dr. Michaux, 25 juin 1917

Elle s’adresse cette fois au seul interlocuteur qui devrait pouvoir l’entendre… « C’est affreux d’être abandonnée de cette façon, je ne puis résister au chagrin qui m’accable. » Mais l’enfer se prolonge avec l’enfermement et elle est désormais prisonnière de cette logique absurde.

« Dans une maison de fous […] il y a des règlements établis, il y a une manière de vivre adoptée, pour aller contre les usages, c’est extrêmement difficile ! Il s’agit de tenir en respect toutes sortes de créatures énervées, violentes, criardes, menaçantes. »

Camille CLAUDEL (1864-1943) À Paul Claudel, 3 mars 1927

« Aujourd’hui 3 Mars, c’est l’anniversaire de mon enlèvement à Ville-Evrard, cela fait 17 ans que Rodin et les marchands d’objet d’art m’ont envoyé faire pénitence dans les asiles d’aliénés. Je m’ennuie bien de cet esclavage. Je voudrais bien être chez moi et bien fermer la porte. »

Camille CLAUDEL (1864-1943), mars 1930

Elle fait le décompte des jours et des années, avant de faire le constat de cette situation où elle n’est plus du tout artiste, rien que prisonnière, mais de qui, des autres ou d’elle-même ?

« Je suis tombée dans le gouffre. Je vis dans un monde si curieux, si étrange. Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. »

Camille CLAUDEL (1864-1943), à Eugène Blot, 1935

Fin tragique, elle ne recevra que peu de visites, ayant passé les trente dernières années de sa vie en asile.
Cette vie et ce cauchemar auront laissé quelques chefs d’œuvre presque tous visibles au Musée Rodin : La Pensée (1886), Les Causeuses (Musée Rodin, Paris, 1897), L’Age Mûr (Musée d’Orsay, Paris, 1899), La Vague (Musée Rodin, Paris, 1903)… et deux Bustes, de Rodin (1892) et de Paul Claudel (1905).

Reste Camille Claudel (1988), film de Bruno Nuytten, voulu et porté par Isabelle Adjani faisant couple avec Gérard Depardieu, chef d’œuvre césarisé, oscarisé, recréant cette passion charnelle, artistique et cérébrale menant à la folie.

8. Rosa Luxemburg (1871-1919), la sensibilité d’une femme de conviction et d’action, théoricienne marxiste, militante socialiste, révolutionnaire idéaliste, communiste pacifiste… et martyre emportée dans la tourmente de l’Histoire.

« La suppression du capitalisme et de la propriété privée ne pourra pas s’effectuer dans un seul pays […] Le régime socialiste mettra fin à l’inégalité entre les hommes, à l’exploitation de l’homme par l’homme, à l’oppression d’un peuple par un autre ; il libérera la femme de l’assujettissement à l’homme ; il ne tolérera plus les persécutions religieuses, les délits d’opinion. »,

Rosa LUXEMBURG (1871-1919), Ce que nous voulons, 1906

Née Polonaise en Pologne (alors sous domination russe) d’une famille de commerçants juifs, elle fait de brillantes études au lycée de Varsovie. Militante au sein de « Prolétariat », parti socialiste révolutionnaire, elle doit fuir en Suisse où elle passe une thèse d’économie politique. En 1898, elle prend la nationalité allemande pour poursuivre son activité militante au SPD (le Parti social-démocrate créé en 1875 et toujours actif) lors de la Deuxième Internationale à Paris en 1889. Elle y défend l’idéologie de Marx, s’affirmant en théoricienne du socialisme grâce à la rigueur et la cohérence de ses analyses.

Pendant la Révolution russe de 1905, Rosa Luxemburg se rend à Varsovie pour participer au mouvement insurrectionnel : arrêtée, elle échappe de peu à l’exécution. Pour la même raison, elle sera souvent arrêtée comme activiste dans divers pays. Sa lutte (qui l’épuise nerveusement) continue, toujours à la gauche de la gauche. La Révolution russe de 1917 qui met fin au régime tsariste va-t-elle enfin exaucer l’idéal de la théorie marxiste ?

« En ce moment, la Russie confirme une fois de plus cette vieille expérience historique : il n’est rien de plus invraisemblable, de plus impossible, de plus fantaisiste qu’une révolution une heure avant qu’elle n’éclate ; il n’est rien de plus simple, de plus naturel et de plus évident qu’une révolution lorsqu’elle a livré sa première bataille et remporté sa première victoire. »

Rosa LUXEMBURG (1871-1919). Œuvres II (écrits politiques 1917-1918)

On imagine l’enthousiasme de cette militante pour la révolution russe qui voit se réaliser la théorie marxiste et deviendra  le sujet de son prochain livre. Mais elle est déjà consciente du danger qui aboutira au stalinisme : « Si l’on étouffe la vie politique dans tout le pays, il est forcé que, dans les Soviets aussi, la vie soit de plus en plus paralysée. Sans élections générales, sans liberté de la presse et de réunions sans entraves, sans libre affrontement d’opinions, la vie de n’importe quelle institution publique cesse… Au fond, c’est donc une clique qui gouverne. Il s’agit bien d’une dictature, mais ce n’est pas la dictature du prolétariat. »

« Sans une liberté illimitée de la presse, sans une liberté absolue de réunion et d’association, la domination des larges masses populaires est inconcevable. […] La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. »

Rosa LUXEMBURG (1870-1919), La Révolution russe (1918)

Et de préciser en théorie, anticipant toujours les dérives à venir : « La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois au pouvoir, c’est de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste, et non pas de supprimer toute démocratie. »

Quant à la « liberté de celui qui pense autrement », elle ne la connaitra jamais, de nouveau en prison pour activisme et extrémisme. Et pourtant…

« Au milieu des ténèbres, je souris à la vie, comme si je connaissais la formule magique qui change le mal et la tristesse en clarté et en bonheur. Alors, je cherche une raison à cette joie, je n’en trouve pas et ne puis m’empêcher de sourire de moi-même. Je crois que la vie elle-même est l’unique secret. Car l’obscurité profonde est belle et douce comme du velours, quand on sait l’observer. Et la vie chante aussi dans le sable qui crisse sous les pas lents et lourds de la sentinelle, quand on sait l’entendre. »

Rosa LUXEMBURG (1871-1919). Lettres de prison (1916-1918)

Sans l’ombre d’un féminisme ou d’un antiféminisme également « hors sujet », il est permis de se demander quel théoricien également activiste pourrait écrire ces lignes avec cette sensibilité existentielle ? Et Rosa Luxembourg récidive.

« Tâche donc de demeurer un être humain. C’est là l’essentiel. Et ça veut dire : être solide, lucide, et gaie, oui, gaie malgré tout le reste. »

Rosa LUXEMBURG (1871-1919). Rosa, la vie : lettres de Rosa Luxemburg

« Rester un être humain, c’est jeter, s’il le faut, joyeusement, sa vie entière, sur ‘la grande balance du destin’, mais en même temps se réjouir de chaque belle journée de soleil, de chaque beau nuage. Hélas je ne sais pas la recette qui permettrait de se conduire en être humain, je sais seulement comment on l’est. »

Elle écrit aussi : « D’une façon générale, on ne doit pas oublier d’être bon, car la bonté, dans les relations avec les hommes, fait bien plus que la sévérité. »

Et encore : « Je ne sais pas moi-même comment un beau poème peut agir sur moi aussi profondément, Goethe surtout, à chaque fois que je suis émue ou ébranlée. C’est une réaction presque physiologique, comme si, les lèvres assoiffées, je buvais un liquide délicieux qui me rafraîchissait tout entière, guérissant et mon corps et mon âme. »

Et enfin, revers de la médaille d’un être périodiquement en crise : « Il suffit malheureusement de la plus petite ombre qui passe sur moi pour faire voler en éclats mon équilibre et ma béatitude : j’éprouve alors une souffrance indicible. »

« À vous, je peux bien dire cela tranquillement ; vous n’irez pas tout de suite me soupçonner de trahir le socialisme. Vous savez bien qu’au bout du compte, j’espère mourir à mon poste : dans un combat ou au pénitencier. Mais mon moi le plus profond appartient plus à mes mésanges charbonnières qu’aux « camarades ». »

Rosa LUXEMBURG (1871-1919). Rosa, la vie : lettres de Rosa Luxemburg

L’histoire de Rosa Luxemburg finit mal et trop vite, mais à nouveau comme elle l’avait prévu, dans la droite ligne de sa logique personnelle et de son destin, héroïne martyre du communisme naissant.

En 1915, elle a créé la Ligue Spartacus (ou Ligue spartakiste) avec quelques camarades militants, dont son ami Karl Liebknecht (socialiste et communiste allemand). Leur appel contre le vote des crédits de guerre, lancé à plus de trois cents dirigeants socialistes, reste quasiment sans réponse. Alors, ils multiplient les « actions », les séjours en prison, les écrits – surtout Rosa qui n’a plus un instant de répit, hormis de brèves hospitalisations.

Elle critique la dérive des bolcheviks russes qui étouffent la démocratie, comme le bellicisme des politiciens allemands…. La révolution allemande de novembre 1918 libère à nouveau Rosa et ses camarades. Karl Liebknecht prêche l’insurrection spartakiste, Rosa juge la révolte prématurée, le rapport de force n’étant pas favorable aux révolutionnaires, mais par loyauté envers son ami, elle la soutient. Les militaires écrasent l’insurrection, tuant les spartakistes porteurs d’un drapeau blanc. Bientôt, tout Berlin est occupé par l’armée. Rosa Luxemburg fait paraître le 14 janvier 1919 son dernier article : « L’Ordre règne à Berlin ».

Arrêtée, interrogée, elle refuse de répondre aux questions. Prête à repartir en prison, elle est tuée d’une balle dans la tête par l’un des militaires, le 15 janvier 1919. Même sort pour Karl Liebknecht.

La voilà martyre, mais martyre encombrante. Pacifiste intransigeante, se défiant de l’autoritarisme léniniste comme de la terreur bolchevique, Staline dénonce sa critique de la révolution d’Octobre et l’exclut des marxistes méritants.

Après la disparition du tsar rouge, elle semble réhabilitée : en 1955, un timbre à son effigie est émis en République démocratique allemande (RDA)… Mais certains destinataires refusent même d’ouvrir les lettres ainsi affranchies.

La légende sombre de « Rosa la rouge » ou la sanglante, diffusée après sa mort par les conservateurs et les nazis comme par les orthodoxes staliniens, occulte encore son parcours comme sa pensée… Le « luxemburgisme » a cependant été revendiqué, de manière contradictoire, par des mouvances politiques diverses.

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