« Le Tigre et le Président », film franco-belge de Jean-Marc Peyrefitte, oppose Georges Clemenceau dit le Tigre à Paul Doumer le Président, personnage à suivre dans la seconde partie de cet édito.
Clemenceau, acteur majeur de la Troisième République et « dialoguiste » vedette de l’Histoire en citations, reste comme le véritable vainqueur de la Première Guerre mondiale, après une longue vie politique.
Républicain de gauche, maire du populaire XVIIIe arrondissement de Paris en 1871, tentant de réconcilier les irréconciliables pendant la Commune et plaidant en 1876 pour l’amnistie des communards, dreyfusard actif (aux côtés de Zola) en 1898, abolitionniste (contre la peine de mort), anticolonialiste (contre le gouvernement de Jules Ferry) et toujours fidèle à ses convictions, il semble pourtant « irrécupérable » au regard des socialistes pour diverses raisons - bonnes ou mauvaises.
Le personnage a de quoi passionner jusque dans ses zones d’ombre : relations à l’argent, aux femmes… Il possède en prime deux qualités rares chez les hommes d’État : sens de l’humour volontiers cynique et indifférence à sa cote de popularité.
Chaque période de la longue vie du « Tigre » peut être résumée en quatre autres surnoms :
1. le « Tombeur de ministères » (opposant aux politiciens de métier sous la République des camarades)
2. le « Briseur de grèves » (ministre de l’Intérieur autoproclamé « Premier flic de France »)
3. le « Père la Victoire » (chef de guerre à la tête du gouvernement en 1917-1918, c’est aussi « le Vieux » cher aux poilus dans les tranchées)
4. le « Perd la Victoire » (fin de carrière politiquement ratée).
Retiré de la vie politique et gardant le même caractère, Clemenceau restera fidèle à ses engagements et ses amis.
Au-delà de ses critiques sur le régime et le personnel politique, il laisse une citation peu connue et pourtant mémorable, à méditer aujourd’hui encore, hommage au régime républicain et démocratique : « Gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait. »
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I – Le parcours politique de Clemenceau.
1. Le Tombeur de ministères incarne l’opposition de la gauche radicale au régime de la Troisième.
« La municipalité du XVIIIe arrondissement proteste avec indignation contre un armistice que le gouvernement ne saurait accepter sans trahison. »2343
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Affiche placardée le 31 octobre 1870. Clemenceau (1968), Gaston Monnerville
C’est l’entrée sur la scène de l’histoire d’un grand premier rôle sous la Troisième République.
Ce médecin vendéen de 30 ans a déjà participé à la journée révolutionnaire du 4 septembre 1870, suite au désastre de Sedan et à la capitulation de Napoléon III. Avec les patriotes parisiens, il tente à présent de renverser « le Provisoire », gouvernement de capitulards aux projets de paix honteux - seul Léon Gambetta croit encore à la victoire.
On apprend la capitulation de Bazaine à Metz, la prise du Bourget par les Allemands et les démarches de Thiers en vue d’un armistice. D’où cette nouvelle journée révolutionnaire. Belleville descend et fait peur aux bourgeois des beaux quartiers : ses gardes nationaux marchent sur l’Hôtel de Ville où siège le gouvernement, quelques membres sont faits prisonniers. Mais le peuple ne suit pas, les gardes des autres quartiers s’interposent.
Le gouvernement de la Défense nationale en appelle à la population de Paris le 1er novembre et sera plébiscité le surlendemain. Les élections municipales qui suivent n’amènent les « rouges » que dans quatre arrondissements. Paris semble s’assagir, après l’effervescence de septembre. Trochu, gouverneur militaire, répète : « J’ai un plan, j’ai un plan. » La situation devient quand même dramatique, dans Paris toujours assiégé. La Commune sera proclamée le 28 mars.
Clemenceau est le témoin atterré de la dérive qui aboutit à la répression et à la « Semaine sanglante » d’illustre mémoire (21-28 mai 1871). Il se battra ensuite pour l’amnistie des communards dans un magnifique discours de 1876 et pour Louise Michel, la Vierge rouge, l’une des rares femmes qui trouva grâce à ses yeux. L’amnistie sera finalement actée en 1880.
« Il y a deux organes inutiles : la prostate et le président de la République. »2391
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Histoire des présidents de la République : de Louis Napoléon Bonaparte à Charles de Gaulle (1960), Adrien Dansette
Il dénonce l’une des raisons de la faiblesse du régime : le Président n’est là que pour « inaugurer les chrysanthèmes ». L’expression est du général de Gaulle et c’est d’ailleurs lui qui va changer le fonctionnement des institutions françaises sous la Cinquième République, en redonnant le pouvoir exécutif au Président.
Mais bien avant le général, Clemenceau était par nature pour un pouvoir exécutif fort – la Troisième République étant devenue un régime parlementaire, après la démission du président Mac-Mahon (30 janvier 1879). Ajoutons pour l’anecdote que Clemenceau prit le risque (en 1912) de l’ablation… et vécut très bien sans prostate jusqu’en 1929.
« Il s’agit toujours du même. »2472
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Encyclopædia Universalis, article « Gouvernement »
Le député est célèbre et redouté comme « tombeur de ministères » qui se ressemblent tous, puisque les mêmes hommes reviennent, changeant seulement de portefeuille. Le jeu des partis favorise cette dérive au sein de la « République des camarades ».
Les « républicains de gouvernement », « opportunistes », modérés, sont attaqués sur leur droite par les bonapartistes (en perte de prestige après la mort du prince impérial en 1879) et les monarchistes (avec une clientèle encore importante de ruraux et de catholiques) et sur leur gauche par les radicaux qui, avec Clemenceau, réclament le « maximum de République », mais sont déjà talonnés sur leur propre gauche par les socialistes. Dans le même temps, conservateurs et radicaux n’hésitent pas à faire alliance pour renverser les ministères : « Ils [les radicaux] ne se distinguent des conservateurs que par l’hypocrisie », écrira Jules Guesde dans Le Citoyen du 24 février 1882.
« Le progrès n’est pas une suite de soubresauts ni de coups de force. Non : c’est un phénomène de croissance sociale, de transformation, qui se produit d’abord dans les idées et descend dans les mœurs pour passer ensuite dans les lois. »2402
Jules FERRY (1832-1893), Chambre des députés, 7 mars 1883, répondant à Clemenceau. Discours et opinions de Jules Ferry (1897), Jules Ferry, Paul Robiquet
Président du Conseil très représentatif du régime (quoique contesté, forcé à démissionner le 10 novembre 1881, mais de retour au pouvoir selon la logique de la Troisième), il répond à Clemenceau le « tombeur de ministères », le turbulent leader radical qui demande l’ordre républicain dans son intégralité.
Malgré cela et au-delà des arrangements et autres compromissions, des compromis permettent de faire passer des lois importantes sur l’enseignement public, le divorce, la liberté de la presse, les syndicats. Les historiens doivent donc se garder d’être exagérément critiques contre notre Troisième République.
Autre mise en garde contre l’anachronisme : la colonisation était de règle pour toute grande puissance économique, à commencer par le Royaume-Uni et la France.
« Faire passer avant toute chose la grandeur du pays et l’honneur du drapeau. »2477
Jules FERRY (1832-1893), Chambre des députés, 30 mars 1885. Discours et opinions de Jules Ferry (1897), Jules Ferry, Paul Robiquet
La conquête de l’Indochine a commencé sous Napoléon III et Ferry poursuit cette colonisation française en Extrême-Orient. Par le traité de Hué (25 août 1883), l’empereur du Vietnam a été contraint de céder le Tonkin devenu un protectorat français, mais la Chine voisine qui conteste ce traité envahit le Tonkin : ses troupes, les « Pavillons noirs », se heurtent aux troupes françaises. Sièges et batailles navales se succèdent durant près de deux ans.
Le 29 mars, les journaux ont appris l’attaque des Chinois à Lang-Son, ville du Vietnam sur la frontière chinoise et le recul, ou plus exactement la retraite du corps expéditionnaire français commandé par le lieutenant-colonel Herbinger, avec quelque 200 tués ou blessés. L’incident est démesurément grossi : on parle du « désastre de Lang-son » comme d’un second Waterloo et d’un nouveau Sedan. Groupés autour de Clemenceau, les radicaux dénoncent la politique coloniale de Jules Ferry, surnommé pour l’occasion « Ferry-Tonkin » et accusé de haute trahison pour avoir engagé des troupes, sans bien en informer les députés…
Ferry, président du Conseil, garde son calme et, le 30 mars, invoquant la grandeur du pays et l’honneur du drapeau, demande une augmentation des crédits pour envoyer des renforts au Tonkin. Il déchaîne des clameurs, à la gauche comme à la droite de l’Assemblée.
« Mon patriotisme est en France ! »2478
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Chambre des députés, 30 mars 1885. Affirmation nationale et village planétaire (1998), Jean Daniel
Le Tigre fait bloc avec les adversaires de Ferry (détesté aussi de la droite) et réplique au chef du gouvernement : « Nous ne vous connaissons plus, nous ne voulons plus vous connaître […] Ce ne sont plus des ministres que j’ai devant moi […] Ce sont des accusés de haute trahison sur lesquels, s’il subsiste en France un principe de responsabilité et de justice, la main de la loi ne tardera pas à s’abattre. »
Pour Clemenceau, la politique coloniale est « trahison », parce qu’elle détourne la France de la ligne bleue des Vosges et rend impossible la revanche. Le pays n’est pas assez riche en hommes et en crédits pour se battre sur deux fronts à la fois : l’Alsace-Lorraine (à récupérer après la guerre perdue contre la Prusse) et des terres lointaines.
Le ministère Ferry est renversé pour la seconde fois. Foule immense autour du palais Bourbon : Ferry sort par une porte dérobée. C’est la fin de sa carrière politique – il sera quand même élu sénateur. Il reste surtout comme un grand ministre de l’Instruction publique, promoteur de l’école laïque.
« La popularité du général Boulanger est venue trop tôt à quelqu’un qui aimait trop le bruit. »2481
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Le Boulangisme (1946), Adrien Dansette
Boulanger est imposé au gouvernement le 7 janvier 1886 par les radicaux, Clemenceau en tête avec qui les républicains opportunistes doivent compter. Il analysera plus tard son erreur de jugement – mais nul ne pouvait prévoir l’engouement populaire qui prendra le nom de boulangisme, forme caricaturale de populisme.
Le nouveau ministre de la Guerre devient vite le « brav’général Boulanger » pour l’armée, sachant se rendre populaire par diverses réformes qui améliorent l’ordinaire du conscrit. Sa popularité va gagner dans les rangs des innombrables mécontents du régime. Le 14 juillet 1886 sera la première apothéose de son irrésistible ascension. Mais déjà, une autre crise va provoquer la démission du président de la République Jules Grévy.
« Je vous promets une de ces crises comme on n’en a pas encore vu dans le monde parlementaire ! »2489
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). L’Affaire Wilson et la chute du président Grévy (1936), Adrien Dansette
Parole du célèbre « tombeur de ministères » qui se ressemblent tous – « il s’agit toujours du même », dira-t-il, puisque les mêmes hommes reviennent toujours, changeant seulement de portefeuille.
Incarnant toujours la gauche pure et dure, comme jadis Gambetta mort prématurément, Clemenceau le radical ne va pas rater cette occasion. Le gouvernement qui a soutenu Daniel Wilson (le gendre du président qui vendait les décorations) est renversé le 20 novembre 1887. Mais Le Figaro du 21 novembre vise plus haut : « La crise, c’est M. Grévy ; c’est par son obstination qu’elle s’est ouverte, c’est par sa démission qu’elle peut finir. »
« J’en appelle à la France ! Elle dira que, pendant neuf années, mon gouvernement a assuré la paix, l’ordre et la liberté. Elle dira qu’en retour, j’ai été enlevé du poste où sa confiance m’avait placé. »2490
Jules GRÉVY (1807-1891). Gouvernements, ministères et constitutions de la France depuis cent ans (1893), Léon Muel
Démission forcée, le 2 décembre 1887. Un autre Jules est candidat à la présidence de la République, Ferry, mais les radicaux détestent ce républicain opportuniste et les républicains opportunistes ont besoin de l’appui des radicaux pour gouverner. On se rabat sur le troisième homme – un compromis dont Clemenceau se moque plaisamment.
« Votons pour Carnot, c’est le plus bête, mais il porte un nom républicain ! »2491
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux
C’est Marie François Sadi Carnot : petit-fils de Lazare Carnot (le Grand Carnot, célèbre révolutionnaire), fils de Lazare Hippolyte Carnot (député, ministre, sénateur), neveu de Nicolas Léonard Sadi Carnot (physicien qui laisse son nom à un théorème), il est lui-même polytechnicien, ingénieur des ponts et chaussées, préfet, puis député républicain modéré et plusieurs fois ministre.
« Bête » n’est pas le qualificatif le plus approprié, mais le Tigre a la dent dure et l’humour féroce. À qui lui reprochera plus tard de ne s’entourer que de personnages falots dans son gouvernement, il répondra : « Ce sont les oies qui ont sauvé le Capitole. »
François Mauriac a donné une autre explication à cet argument d’ailleurs repris en 1912 : « Je vote pour le plus bête, la boutade fameuse de Clemenceau, n’est cruelle qu’en apparence. Elle signifiait : Je vote pour le plus inoffensif » (Bloc-notes, I). Quoi qu’il en soit, élu le 3 décembre 1887, Sadi Carnot aura une présidence mouvementée, interrompue par son assassinat. Pour l’heure, le problème du président Carnot a nom Boulanger.
« Gloire aux pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait. »2387
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Chambre des députés, 4 juin 1888. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1920-1922), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac
Cette belle citation a un contexte précis, mais une portée très générale.
Député aux accents soudain hugoliens, Clemenceau s’oppose au général Boulanger (un ami qu’il a d’abord soutenu), voyant poindre en lui un nouveau Bonaparte, accusé de « faire disparaître la politique de parti et le parlementarisme ». Ce sera une crise, une « affaire », parmi toutes celles qui illustrent le régime parlementaire de la Troisième République.
Clemenceau, le Tombeur de ministères redouté, dévoile ici un visage moins connu : se déclarant solidaire de l’histoire du parti républicain et de ses luttes depuis un siècle, il proclame son attachement à un régime de libre discussion : « L’honneur de la République est dans la libre parole avec ses risques et ses inconvénients. »
C’est rendre hommage à ce régime si souvent décrié. Vingt ans après, devenu président du Conseil, il se plaindra des débats sans fin à la Chambre : « On perd trop de temps en de trop longs discours. » Ce dilemme est inhérent au régime parlementaire : comment assurer la libre expression des forces politiques représentées dans les assemblées sans paralyser le fonctionnement de l’institution parlementaire ? Le Parlement, lieu où l’on vote, est aussi et par définition celui où l’on parle. Cette évidence mérite d’être rappelée de nos jours, alors qu’un nouveau rideau de fer prive une partie de l’Europe de ce minimum vital de démocratie politique.
« Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant. »2499
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), apprenant le suicide du général Boulanger sur la tombe de sa maîtresse à Ixelles (Belgique), le 30 septembre 1891. Histoire de la France (1947), André Maurois
L’épitaphe est cinglante, mais la fin du « Brave Général » qui fit trembler la République est un fait divers pitoyable.
Le gouvernement a réagi après ce qui aurait tourné au coup d’État, si Boulanger avait osé marcher sur l’Élysée, comme il y était invité par la foule de ses fans à la manifestation du 27 janvier 1889 ! Accusé de complot contre l’État, craignant d’être arrêté, le général s’est enfui le 1er avril 1889, à Londres, puis à Bruxelles, avec sa maîtresse (en réalité de mèche avec la police). Son prestige s’effondre aussitôt. Le 14 août, le Sénat, réuni en Haute Cour de justice, le condamne par contumace à la déportation.
Mme de Bonnemains meurt du mal du siècle (la phtisie), le 16 juillet 1891. Sur sa tombe, toujours fou d’amour, le général Boulanger fait graver ces mots : « Marguerite… à bientôt ». Le 30 septembre, il revient se tirer une balle dans la tête, pour être enterré dans la même tombe où l’on gravera : « Ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi ? » Et l’impitoyable Clemenceau de conclure : « Il est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant ». De toute manière, il prouvera bientôt son peu d’estime pour la gente militaire.
« La Révolution française est un bloc dont on ne peut rien distraire. »1635
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours, Chambre des députés, 29 janvier 1891. Grands moments d’éloquences parlementaire [en ligne], Assemblée nationale
Phrase souvent citée et tronquée, mise hors de son contexte, donc mal comprise.
Député de gauche, Clemenceau répond à deux députés de droite (Paul Déroulède et le comte de Bernis) : il tient à défendre la liberté d’expression à propos de Thermidor, pièce de théâtre signée Victorien Sardou dénonçant les excès de la Révolution. Scandale à la Comédie-Française (théâtre public) et interdiction après trois représentations. Ce drame historique en quatre actes sera repris en mars 1896 : version quelque peu modifiée et dans un grand théâtre de boulevard, la Porte Saint-Martin.
« La plus grande flibusterie du siècle… De l’or, de la boue et du sang. »2505
Édouard DRUMONT (1844-1917), La Libre Parole, septembre 1892. Marinoni : le fondateur de la presse moderne, 1823-1904 (2009), Éric Le Ray
Cette fois, Clemenceau va se trouver impliqué dans l’affaire : nouveau scandale à la une.
Journaliste catholique, Drumont a déjà attaqué la finance juive dans un essai d’histoire contemporaine en forme de pamphlet, La France juive (1886). Il fonde ensuite un journal d’inspiration nationaliste et antisémite, La Libre Parole (sous-titré « La France aux Français ») et dénonce le scandale de Panama. « De l’or, de la boue et du sang » : résumé de l’affaire et titre du livre qu’il lui consacrera (1896).
Résumé des faits. De Lesseps a créé en 1881 une compagnie pour le percement de l’isthme. Des difficultés techniques et bancaires l’obligent à demander de nouveaux fonds. Pour se lancer sur le marché des obligations, il lui faut une loi – il achète les voix de parlementaires et de ministres. Trop tard. Sa compagnie est liquidée (février 1889), 800 000 souscripteurs sont touchés. On tente d’étouffer le scandale, mais une enquête pour abus de confiance et escroquerie est lancée contre de Lesseps, père et fils.
Dans la nuit du 19 au 20 novembre 1892, le suicide du baron Reinach, intermédiaire entre la Compagnie de Panama et le monde politique, met le feu aux poudres. À la tribune de la Chambre, le député royaliste Jules Delahaye accuse sans les nommer 150 députés d’avoir été achetés. La presse dénonce les « chéquards » et les « panamistes », dont Clemenceau. « Chaque fois que j’ai fait quelque chose dans la vie, on m’a toujours accusé d’avoir touché de l’argent » dira-t-il. On intente un procès contre lui, il en sort blanchi, mais ses adversaires (boulangistes et antisémites) ne désarment pas. Cette fois, c’est quand même le plus gros scandale financier de la Troisième République, avec des conséquences durables.
« L’affaire de Panama a montré toutes les forces sociales de ce pays au service et sous les ordres de la haute finance […] La nation doit reprendre sur les barons de cette nouvelle féodalité cosmopolite les forteresses qu’ils lui ont ravies pour la dominer : la Banque de France, les chemins de fer, les mines. »2506
Alexandre MILLERAND (1859-1943), Profession de foi aux électeurs du XIIe arrondissement, 1893. Les Socialistes indépendants (1911), Albert Ory
Idée toujours actuelle du pouvoir de la finance internationale. Sont d’ailleurs citées dans l’affaire des entreprises qui seront nationalisées en 1945-1946. Millerand, républicain radical devenu socialiste (avant de finir conservateur et président de la République après la guerre) fait partie de ces hommes nouveaux qui, comme Jaurès, seront députés au terme des élections des 20 août et 3 septembre 1893.
La République reste modérée, mais la nouvelle Chambre amorce un tournant à gauche avec l’apparition du socialisme parlementaire, encore trop désuni pour être fort. Quant à l’affaire de Panama, elle laisse des traces : antiparlementarisme et antisémitisme accrus, dans une France divisée.
« Il n’y a pas d’affaire Dreyfus. »2516
Jules MÉLINE (1838-1925), président du Conseil, au vice-président du Sénat venu lui demander la révision du procès, séance du 4 décembre 1897. Affaire Dreyfus (1898), Edmond de Haime
Mot malheureux, quand éclate au grand jour l’affaire Dreyfus qui deviendra l’« Affaire » de la Troisième République et la plus grave crise pour le régime.
Méline, chef du gouvernement, refuse la demande en révision du procès. Les dreyfusards (minoritaires) vont mobiliser l’opinion publique par une campagne de presse. On retrouve naturellement Clemenceau à la tête de cette opposition au pouvoir politique et à la caste militaire qui empêche la révision : l’armée semble intouchable, dans cette France avide de revanche contre la Prusse et toujours obsédée par la perte de l’Alsace-Lorraine qu’il faut à tout prix reprendre à l’ennemi.
« J’accuse. »2517
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), titre de l’article d’Émile ZOLA (1840-1902), en page un de L’Aurore, 13 janvier 1898
L’Aurore est le journal de Clemenceau et c’est lui qui a trouvé le titre choc, avec son sens de la formule.
Mais l’article en forme de lettre ouverte au président de la République Félix Faure est du romancier le plus populaire depuis la mort d’Hugo. Zola accuse deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l’état-major et les experts en écriture d’avoir « mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion », et le Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus, d’« avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète ». Le ministre de la Guerre, général Billot, intente alors au célèbre écrivain un procès en diffamation. Non sans mal, l’histoire finira bien, par la réhabilitation de Dreyfus. La victoire de Zola est aussi celle de Clemenceau.
« Le président a-t-il toujours sa connaissance ?
— Non, elle est sortie par l’escalier. »2522L’anecdote qui court dans Paris le 16 février 1899. Petit Journal (avec illustration), 26 février 1899
Le président de la République Félix Faure, bel homme de 58 ans, meurt ce jour-là en galante compagnie. La « connaissance » prit la fuite et le concierge de l’Élysée témoigne en ces termes (à quelques variantes près selon les sources), répondant à la question du prêtre appelé en hâte pour le confesser.
La rumeur murmure le nom de Cécile Sorel, actrice célèbre. En fait, la compagne de ses derniers instants est une demi-mondaine, Marguerite Steinheil, bientôt surnommée « la Pompe funèbre ». Clemenceau ne va pas rater l’occasion.
« Il voulait être César, il ne fut que Pompée. »
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Censure et caricatures : les images interdites et de combat de l’histoire de la presse en France et dans le monde (2006), Jean-Michel Renault
Dans le genre humour noir, on lui prête aussi ce mot plus politique : « Félix Faure est retourné au néant, il a dû se sentir chez lui. » Et Clemenceau repart en campagne électorale pour la future présidentielle.
« Cela ne fait pas un homme de moins en France. Néanmoins, voici une belle place à prendre. »2523
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), L’Aurore, au lendemain de la mort de Félix Faure, fin février 1899. Contre la justice (1900), Georges Clemenceau
Ce mot cruel rappelle certaines sorties de scène historiques plus ou moins ratées, mais il faut dire que le bilan du président défunt est assez nul et qu’il était notoirement antidreyfusard.
Après Grévy démissionnaire pour cause de scandale, Sadi Carnot assassiné, Jean Casimir-Périer démissionnaire au bout de six mois, Félix Faure est à son tour remplacé le 18 février par Émile Loubet - qui ira au bout de son septennat. Il fut dreyfusard. On l’accuse aussitôt d’être l’élu des juifs.
Le 23 février, à la fin des obsèques du président dont la mort fait encore scandale, Déroulède, député d’extrême droite, tente avec ses amis le coup d’État refusé dix ans plus tôt par le général Boulanger. Ils essaient de soulever l’armée contre la République parlementaire et d’entraîner à l’Élysée les troupes qui avaient défilé, en escorte au cercueil. Le putsch échoue et Déroulède, condamné à dix ans de bannissement, s’installe en Espagne.
« Qu’est-ce qui les sépare ? Leurs idées. Ils en ont si peu. »2535
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), ironisant à la vue de deux députés fâchés à mort, ce qui ne les empêche pas de trinquer à la buvette du Palais-Bourbon. Nouveaux paysages de campagne (1997), Philippe Alexandre
Selon d’autres sources : « Qu’est-ce qui les sépare ? Leurs idées. C’est si peu de chose. » Cela signifie la même chose dans l’esprit de Clemenceau dont toutes les idées sont toujours des convictions – souvent justes et prémonitoires
La République des députés devient « La République des camarades ». Comme l’écrira Robert de Jouvenel dans ce livre daté de 1914 : « Il y a moins de différence entre deux députés dont l’un est révolutionnaire et l’autre ne l’est pas, qu’entre deux révolutionnaires, dont l’un est député et l’autre ne l’est pas. »
Modérée, puis radicale, la Troisième République a créé tout à la fois les règles du jeu parlementaire et le métier de député comme de ministre. Décriée, souvent compromise par les crises, scandales et autres affaires, elle constitue un étrange microcosme de camaraderie et de rivalités, voire de haines.
2. Le premier flic de France devenu le Briseur de grèves, au grand dam de Jaurès.
« Ce sont les oies qui ont sauvé le Capitole. »2544
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), président du Conseil. La Vie orgueilleuse de Clemenceau (1987), Georges Suarez
Ainsi répond-il à ceux qui lui reprochent de s’entourer souvent de personnages falots dans son gouvernement. Le « tombeur de ministères », le radical intransigeant des années 1880 devient à 65 ans président du Conseil et reste à ce poste de 1906 à 1909, « droit dans ses bottes » comme dira un autre premier Ministre (Alain Juppé en juillet 1995, sous la présidence de Jacques Chirac). Clemenceau arrive avec un vrai programme de réformes sociales, indispensables à ce régime dont l’économie est souvent prospère.
« Pas ça ou pas vous ! »2547
Jean JAURÈS (1859-1914) visant Clemenceau, mais s’adressant à son ministre Aristide Briand, Chambre des députés, 10 mai 1907. La Démocratie et le travail (1910), Gabriel Hanotaux
Le gouvernement de Clemenceau est immédiatement confronté à une dramatique agitation sociale : mineurs, ouvriers électriciens à Paris, dockers à Nantes, etc. Des mesures énergiques s’imposent pour rétablir l’ordre. En avril 1907, révocation de fonctionnaires qui se sont élevés contre la politique gouvernementale.
La CGT déclenche la grève que Jaurès défend, en chef de l’opposition socialiste, invectivant Briand devenu ministre, mais ancien propagandiste de la grève générale. Jaurès prendra souvent à partie Clemenceau en personne. Étant au pouvoir, l’ancien républicain de choc, radical d’extrême gauche, impitoyable « tombeur de ministères », constate l’évidence avec sa lucidité coutumière : « Je suis de l’autre côté de la barricade. » Donc, dans la logique de son rôle qu’il définit lui-même.
« Je suis le premier des flics. »,
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Clemenceau (2017), Michel Winock
Président du Conseil en même temps que ministre de l’Intérieur, il se lie d’amitié avec le préfet de police Louis Lépine et réalise d’importantes réformes : il crée police-secours et la PJ (police judiciaire à Paris), il promeut la Police scientifique (avec Alphonse Bertillon, criminologue, promoteur de l’anthropométrie et des empreintes digitales) et les brigades régionales mobiles dites « Brigades du Tigre », immortalisées par une série télévisée (36 épisodes de 55mn, sur Antenne 2, 1974-1983) pour lutter contre les « Apaches » (bandes de voyous à la une de la presse sous la Belle-Époque). De leur côté, les « nomades » sont fichés avec le nouveau service des archives : un « carnet anthropométrique d’identité » s’applique aux Tsiganes, préfigurant la carte d’identité nationale.
C’est dire tout ce que l’on doit à Clemenceau et son équipe de « flics » - terme d’argot né justement au début du XXe siècle, issu de l’argot allemand Flick (garçon) ou Fliege (mouchard) et désignant toujours les policiers.
« [La grève] éduque, elle aguerrit, elle entraîne et elle crée. »2550
Victor GRIFFUELHES (1874-1923), L’Action syndicaliste (1908)
Ancien ouvrier cordonnier, partisan du socialiste Auguste Blanqui, puis militant au sein du mouvement syndicaliste, il est secrétaire général de la CGT de 1902 à 1909, pendant les années chaudes. La charte d’Amiens de juillet 1906 a exalté l’action directe : l’émancipation des travailleurs se fera par un effort des ouvriers eux-mêmes.
1908 est l’année de la plus grave agitation sociale : grèves fréquentes, violentes. En juillet, à Draveil, la répression fait plusieurs morts et des dirigeants de la CGT sont arrêtés. Les affiches du syndicat dénoncent « la Bête rouge de France », « Clemenceau le tueur ». Il assume toujours son rôle de premier flic de France, se battant en même temps sur d’autres fronts politiques : la question religieuse enflamme les premières années du XXe siècle en France, pays de tradition catholique.
« Que voulez-vous que je fasse entre Caillaux qui se prend pour Napoléon et Briand pour Jésus-Christ ! »2554
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), 12 juillet 1909. Georges Picquart : dreyfusard, proscrit, ministre (2009), Christian Vigouroux
La lutte anticléricale continue, dans le cadre de l’application de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Clemenceau le Tigre continue de se battre sur le front de l’agitation sociale. Il a encore d’autres soucis, notamment la représentation proportionnelle soutenue par les socialistes et les modérés. Jaurès, à cette occasion, parle de l’impuissance du gouvernement. D’où le mot de Clemenceau encore président du Conseil, ce 12 juillet 1909.
Joseph Caillaux qui sera à ce poste en 1911, très intelligent, mais ennemi personnel de Clemenceau, reste surtout comme créateur de l’impôt sur le revenu (voté le 2 juillet 1914) et comme mari de la femme qui assassina Gaston Calmette, directeur du Figaro, le 16 mars 1914, brisant là sa carrière.
Aristide Briand, ancien avocat qui succède à Clemenceau le 24 juillet 1909, commence une des carrières politiques les plus longues de la Troisième République –vingt fois ministre et onze fois président du Conseil, jusqu’à sa mort en 1932.
« Je vote pour Pams parce que c’est le plus bête ! »2560
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). La Légende du siècle : l’Est républicain, 1889-1989 (1989), Michel Caffier
L’argument a déjà servi contre, ou plutôt pour un autre président, Sadi Carnot, élu en 1887. Alors que Poincaré, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, fait campagne en cette fin d’année 1912 pour succéder à Armand Fallières à la présidence de la République, Clemenceau, son ennemi politique, choisit de voter pour Pams (encore un Jules, prénom en vogue dans la République des camarades) : ministre de l’Agriculture, homme aimable, très riche et inoffensif, proposé par les groupes de gauche.
« La place n’est pas mauvaise, mais il n’y a pas d’avancement. »2561
Armand FALLIÈRES (1841-1931), à Raymond Poincaré reçu à l’Élysée, 17 janvier 1913. Commémoration du centenaire de l’élection d’Armand Fallières à la présidence de la République (2006), Christian Poncelet, président du Sénat
Fallières, huitième président de la Troisième République, fit une carrière politique classique : maire, député, sénateur, plusieurs fois ministre, président du Conseil. Il a le physique de l’emploi : la barbe et la moustache, le ventre, une assurance tranquille. De son septennat, retenons la réintégration de Dreyfus dans l’armée… et la création de l’isoloir pour assurer le secret des votes. Il choisit sagement de ne pas se représenter.
Clemenceau, d’ailleurs candidat à « la place » après la prochaine guerre, ironisait sur le magistrat suprême qui est surtout là pour inaugurer les chrysanthèmes : « Il y a deux organes inutiles : la prostate et le président de la République. » Il a tenté de barrer la route à Poincaré, faisant campagne pour Pams, ministre de l’Agriculture. Mais Poincaré est élu, avec une carrière et un physique comparables à Fallières. Il devra affronter la plus grande tragédie du siècle… et appeler au gouvernement son meilleur ennemi, Clemenceau qui va finalement se surpasser en sauveur de la France.
3. Le Père la Victoire, le plus grand rôle de Clemenceau, infatigable septuagénaire.
« Il ne suffit pas d’être des héros. Nous voulons être des vainqueurs. »2568
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), L’Homme libre, 15 juillet 1914. Clemenceau (1968), Gaston Monnerville
Clemenceau exprime ses idées dans son journal d’opposition créé en 1913 et rebaptisé L’Homme enchaîné pendant la guerre : façon de dénoncer la censure… Réelle, mais justifiée – en 1870, on a pu dire que des batailles furent perdues simplement parce que l’ennemi avait su lire nos journaux !
Hostile à la politique de Poincaré et de ses gouvernements successifs, le Tigre aura l’occasion de mettre en pratique ses idées quand le président appellera son adversaire fin 1917, pour mener la France à la victoire.
« La France est la frontière de la liberté. »2601
Georges CLEMENCEAU (1841-1929) citant ce cri de l’Amérique tant espérée. Clemenceau journaliste (1841-1929) : les combats d’un républicain (2005), Gérard Minart
Lettre de Clemenceau au président américain Coolidge, datée de 1926 : « C’est le territoire français qui a été scientifiquement ravagé. Trois mortelles années, nous avons attendu cette parole américaine : « La France est la frontière de la liberté. » Trois années de sang et d’argent coulant par tous les pores. »
Rappelons que le président Wilson, élu en 1912, réélu en 1916, était un neutraliste convaincu. Le peuple américain aussi, partagé entre une population anglo-saxonne favorable à l’Entente (France et Angleterre), des immigrés d’origine allemande ou irlandaise qui sont contre, et d’autres, juifs et polonais, qui espèrent la défaite de la Russie. À plusieurs reprises, Wilson a tenté des médiations entre belligérants, mais la guerre sous-marine envenime ses rapports avec l’Allemagne de Guillaume II depuis l’affaire du Lusitania : paquebot britannique torpillé le 7 mai 1915 par un sous-marin allemand dans l’Atlantique, 1 200 victimes, dont 124 Américains.
Le Congrès américain vote enfin la guerre contre les Empires centraux… et l’Amérique vient au secours de la France, se rappelant sa dette historique : « La Fayette, nous voici ! » La phrase est prononcée le jour de la fête nationale des États-Unis (Independence Day), sur la tombe de La Fayette, le « héros des deux mondes », général français volontaire dans la guerre d’Indépendance américaine en 1777. La solidarité franco-américaine va de nouveau jouer dans l’autre sens, mais toujours dans la défense de la liberté. Qu’aurait pu faire Clemenceau sans ce soutien massif ?
« Le Parlement est le plus grand organisme qu’on ait inventé pour commettre des erreurs politiques, mais elles ont l’avantage supérieur d’être réparables, et ce, dès que le pays en a la volonté. »2603
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Sénat, 22 juillet 1917. Discours de guerre (1968), Georges Clemenceau, Société des amis de Clemenceau
Toujours dans l’opposition, il met en cause Malvy, ministre de l’Intérieur depuis le début de la guerre, accusé de « défaitisme », en l’occurrence de trop de mollesse et de négligence pour réprimer aussi bien des affaires de trahison caractérisées que des menées pacifistes.
« Le gouvernement a pour mission de faire que les bons citoyens soient tranquilles, que les mauvais ne le soient pas. »
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Sénat, 22 juillet 1917. Discours de guerre, Georges Clemenceau, PUF (1968)
Clemenceau se pose en recours et s’impose finalement comme l’homme de la dernière chance pour la France… Le président Poincaré va se résoudre à l’appeler au pouvoir.
« La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires. »2579
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Soixante Années d’histoire française : Clemenceau (1932), Georges Suarez
Ce mot fameux remonte à l’épisode du « Général Revanche », autrement dit Boulanger devenu dangereux pour la République en raison de son immense popularité. Ayant d’abord soutenu cet ami (connu au lycée de Nantes) comme ministre de la Guerre en 1886, Clemenceau gardait un mauvais souvenir du boulangisme : cette crise qui marqua la Troisième aurait pu finir par un coup d’État.
À 76 ans, il est appelé en ultime recours à la tête du gouvernement, le 16 novembre 1917. Jusque-là, le Tigre s’est tenu à l’écart, accablant de sarcasmes les chefs civils et militaires : très opposé à la dictature de fait du maréchal Joffre, le grand homme de la France jusqu’en 1916, comme aux ministres de la Guerre qui se succèdent – Millerand le premier, qui couvrait Joffre sans le contrôler.
Désormais, plus question de laisse carte blanche au général en chef ! À la tête d’une France fatiguée, divisée, à bout de nerfs et de guerre, et devenue défaitiste par lassitude, il saura imposer son autorité, à l’armée comme au pays, méritant son nouveau surnom de Père la Victoire.
« Nous voulons vaincre pour être justes. »2604
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Chambre des députés, Déclaration ministérielle du 20 novembre 1917. Discours de guerre (1968), Georges Clemenceau, Société des amis de Clemenceau
Il forme un nouveau gouvernement, accepté par une très forte majorité de députés le 20 novembre. Le « tombeur de ministères », le « Tigre » va exercer une véritable dictature, avec suprématie du pouvoir civil sur le militaire. Il incarne une république jacobine au patriotisme ardent, animé par la volonté de se battre jusqu’au bout, mais autrement.
Il commence, en décembre, par poursuivre les politiciens défaitistes, Malvy, mais aussi et surtout Caillaux, ex-président du Conseil, accusé d’intelligence avec l’ennemi. Il va aussi payer de sa personne et marquer à jamais les mémoires des fameux poilus de la Grande Guerre.
« Sur le front, les soldats voyaient apparaître un vieil homme au feutre en bataille, qui brandissait un gourdin et poussait brutalement les généraux vers la victoire. C’était Georges Clemenceau. »2605
André MAUROIS (1885-1967), Terre promise (1946)
L’auteur des Silences du colonel Bramble (1918), lui-même agent de liaison auprès de l’armée britannique, évoque ses souvenirs dans ce livre dont le succès décidera de sa carrière d’écrivain.
Clemenceau, moins terrible que sa légende de Tigre, recherche le contact avec les poilus des tranchées qui l’appellent affectueusement et simplement le Vieux. Le « vieux Gaulois acharné à défendre le sol et le génie de notre race » auquel de Gaulle rend hommage dans ses Discours et messages, va restaurer la confiance dans le pays.
Après s’être battu pour l’amnistie des Communards, contre la colonisation de Jules Ferry, contre Boulanger et le boulangisme, pour Dreyfus et avec Zola, pour la laïcité de l’État, pour l’ordre et contre les grèves, Clemenceau va mener son dernier grand combat national.
« Ma formule est la même partout. Politique intérieure ? Je fais la guerre. Politique étrangère ? Je fais la guerre. Je fais toujours la guerre. »2606
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Chambre des députés, 8 mars 1918. Le Véritable Clemenceau (1920), Ernest Judet
Il s’exprime à la tribune : « Moi aussi j’ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire, il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu’on veut. Ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien. »
Un tel discours, dans un tel moment, ce n’est plus un homme politique qui parle en orateur, mais un boulet de canon qui vise l’ennemi. Il répond ici à une interpellation d’Émile Constant, au sujet de procès intentés pour défaitisme et de campagnes de presse menées contre tel ou tel député.
La situation est de nouveau grave, au début de 1918. L’Allemagne a reçu le renfort des 700 000 hommes libérés du front russe (après l’armistice des Soviets). Hindenburg et Ludendorff vont déclencher la grande bataille de France, sans attendre que l’Entente (France et Angleterre) reçoive la suite des renforts américains, prévus pour juillet.
« Je me battrai devant Paris, je me battrai dans Paris, je me battrai derrière Paris ! »2609
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), printemps 1918. Les Grandes Heures de la Troisième République (1968), Robert Aron
L’offensive allemande du 27 mai sur le Chemin des Dames (lieu de sanglante mémoire) enfonce en quelques heures les positions franco-anglaises, fait une avancée de 20 km en un jour, franchit bientôt l’Aisne et la Marne, créant une nouvelle « poche » de 70 km sur 50.
Foch, un moment contesté, est sauvé par Clemenceau et les Alliés reçoivent enfin d’Amérique les renforts prévus, en hommes et en matériel. D’où la contre-offensive : seconde bataille de la Marne, déclenchée le 18 juillet. Les chars d’assaut (tanks) utilisés pour la première fois à grande échelle enfoncent les barbelés allemands en un rien de temps.
Cette fois, la victoire est plus rapide qu’espéré : la guerre d’usure a physiquement et moralement atteint l’armée allemande. Défaite le 8 août à Montdidier, elle commence une retraite générale. Malgré tout, ce ne sera jamais la débâcle, seulement le recul pied à pied, sur le terrain peu à peu reconquis par les Français.
« La victoire annoncée n’est pas encore venue et le plus terrible compte de peuple à peuple s’est ouvert : il sera payé. »2610
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours au Sénat, 17 septembre 1918. 1914-1918 : la Grande Guerre, vécue, racontée, illustrée par les combattants (1922), publié sous la direction de Christian-Frogé
Dernier appel au combat du Père la Victoire. Le recul des armées allemandes permet de constater l’étendue des dévastations : sur l’ensemble du territoire, plus de 800 000 immeubles détruits en tout ou partie, 54 000 km de routes à refaire, des milliers de ponts à reconstruire.
Quant au bilan humain, il est vertigineux. En Europe, la Grande Guerre aura fait 18 millions de morts, 6 millions d’invalides, plus de 4 millions de veuves et deux fois plus d’orphelins. Le maréchal Lyautey, ministre de la Guerre pendant quelques mois dans le cabinet Briand, avait bien dit au déclenchement du conflit : « C’est la plus monumentale ânerie que le monde ait jamais faite. »
« Il me semble qu’à cette heure, en cette heure terrible, grande et magnifique, mon devoir est accompli […] Au nom du peuple français, au nom du gouvernement de la République française, j’envoie le salut de la France une et indivisible à l’Alsace et à la Lorraine retrouvées. »2612
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours écrit et parlé à la Chambre des députés, 11 novembre 1918. Histoire politique de la Troisième République : la Grande Guerre, 1914-1918 (1967), Georges Bonnefous, Édouard Bonnefous
Le député Paul Deschanel, présentement président de la Chambre, a appelé Clemenceau qui monte à la tribune sous les vivats, tire de sa poche un long papier. Et cet homme de 77 ans lit d’une voix claire. Avant de conclure…
« Honneur à nos grands morts […] Grâce à eux, la France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours soldat de l’idéal. »2613
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours écrit et parlé à la Chambre des députés, 11 novembre 1918. Histoire de la Troisième République (1979), Paul Ducatel
Pour la France, c’est le Père la Victoire, le héros qui lui a donné le courage de vaincre. Pour les Alliés, la France qui a fourni l’effort de guerre essentiel ressort auréolée d’un immense prestige. « Dans la mesure où un simple mortel peut incarner un grand pays, Georges Clemenceau a été la France. » Parole de Churchill qui lui ressemble à plus d’un titre.
« L’armistice vient d’être signé par Lloyd George qui ressemble à un caniche, par Wilson qui ressemble à un colley et par Clemenceau qui ressemble à un dogue. » 2614
Jean GIRAUDOUX (1882-1944), Suzanne et le Pacifique (1921)
Diplomate et romancier, puis auteur dramatique, il fera une longue carrière aux Affaires étrangères de 1910 à 1940. Son ironie est-elle le signe de son pessimisme plus tard affiché dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, pièce prémonitoire créée en 1935 par Louis Jouvet, au théâtre de l’Athénée ?
L’armistice est signé le 11 novembre 1918, dans un wagon-salon près de la gare de Rethondes. Il impose à l’Allemagne l’évacuation des territoires envahis, de la rive gauche du Rhin, ainsi que d’une zone de 10 km sur la rive droite ; la livraison de matériel de guerre (canons, mitrailleuses, sous-marins, navires) pour prévenir toute reprise des hostilités ; la restitution immédiate des prisonniers de guerre. Signé pour 36 jours, l’armistice est reconduit jusqu’à la signature du traité de Versailles, le 28 juin 1919.
« Vous avez gagné la plus grande bataille de l’histoire et sauvé la cause la plus sacrée, la liberté du monde. »2615
Maréchal FOCH (1851-1929), Ordre du jour aux armées alliées, 12 novembre 1918. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919, volume IX (1922), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac
Foch, généralissime, est promu maréchal en août 1918. Son ordre du jour est rédigé le 11 novembre à Senlis, à l’heure même où Clemenceau parle à la Chambre des députés, et publié le 12 novembre : « Officiers, sous-officiers, soldats des armées alliées, après avoir résolument arrêté l’ennemi, vous l’avez pendant des mois, avec une foi et une énergie inlassables, attaqué sans répit […] Soyez fiers ! D’une gloire immortelle vous avez paré vos drapeaux. La postérité vous garde sa reconnaissance. »
« Madelon, ah ! verse à boire,
Et surtout, n’y mets pas d’eau,
C’est pour fêter la victoire,
Joffre, Foch et Clemenceau. »2616Lucien BOYER (1876-1942), paroles, et Charles Borel-Clerc (1879-1959), musique, La Madelon de la victoire (1918), chanson. Chansons de la revanche et de la Grande Guerre (1985), Madeleine Schmid
Cette chanson à boire, créée en 1919, éclipse l’autre Madelon. Clemenceau (ou plutôt l’administration) confond d’ailleurs les deux chansons, décorant par erreur Lucien Boyer de la Légion d’honneur, pris pour l’auteur de Quand Madelon.
Créée par Rose Amy et reprise par Maurice Chevalier, La Madelon de la victoire va devenir mondialement célèbre : « Après quatre ans d’espérance / Tous les peuples alliés / Avec les poilus de France / Font des moissons de lauriers […] / Madelon, emplis mon verre / Et chante avec les poilus / Nous avons gagné la guerre / Hein, crois-tu qu’on les a eus ! »
4. Clémenceau devenu finalement le Perd la Victoire.
« Il est plus facile de faire la guerre que la paix. »2633
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours de Verdun, 14 juillet 1919. Discours de paix (posthume), Georges Clemenceau
Le Père la Victoire est toujours à la tête du gouvernement d’une France épuisée par l’épreuve des quatre ans de guerre, même si une minorité artiste et privilégiée fête la décennie des fameuses « Années folles » d’après-guerre.
Le vieil homme devient le « Perd la Victoire » : piètre négociateur au traité de Versailles signé le 28 juin, il a laissé l’Anglais Lloyd George et l’Américain Wilson l’emporter sur presque tous les points. Et il ne sera pas président de la République, l’Assemblée préférant voter en 1920 pour un homme qui ne lui portera pas ombrage, Deschanel. Nous retrouverons le personnage dans la seconde partie de cet édito.
Mais les paroles de Clemenceau sont prophétiques d’une autre réalité qui marque les vingt ans à venir : « L’Allemagne, vaincue, humiliée, désarmée, amputée, condamnée à payer à la France pendant une génération au moins le tribut des réparations, semblait avoir tout perdu. Elle gardait l’essentiel, la puissance politique, génératrice de toutes les autres » (Pierre Gaxotte, Histoire des Français).
« En définitive, les victimes des guerres sont mortes pour rien. Seulement, elles sont mortes pour nous. »
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours de paix (posthume)
Il est des citations parfaitement en situation qui se passent de commentaires. Ce dernier mot de Clemenceau en fait partie. L’Histoire continue, il n’a plus qu’un rôle secondaire, avant sa prochaine sortie de scène.
« L’Allemagne paiera. »2635
Axiome lancé après la Grande Guerre et réponse de Georges CLEMENCEAU (1841-1929), président du Conseil. Histoire de l’Europe au XXe siècle : de 1918 à 1945 (1995), Jean Guiffan, Jean Ruhlmann
Le Bloc national a fondé sa campagne sur ce slogan, pour les élections législatives du 16 novembre 1919. C’est aussi la réponse de Clemenceau, resté chef du gouvernement et interpellé sur les difficultés de la reconstruction. Klotz, son ministre des Finances, confirme : « L’Allemagne paiera. » « Et jusqu’au dernier penny ! » renchérit Lloyd George, le Premier ministre anglais, poussé par son opinion publique. C’est dire que le mot de Clemenceau fait fortune…
L’Allemagne paiera, oui, mais mal : le paiement de la dette est un long et décevant feuilleton. En 1921, le montant des réparations, après discussions, est fixé à 85,8 milliards de francs (pour la France). L’Allemagne ne paiera que 5 milliards – étalés dans le temps. Le président américain Hoover impose un moratoire de la dette allemande en 1932, soucieux de sauvegarder le pouvoir d’achat d’un bon client… et de prévenir toute tentation communiste de sa part.
Mais l’axiome va justifier les prodigalités financières du Bloc national issu des élections. Comptant sur ces réparations, l’État multiplie les dépenses publiques et les finance par l’emprunt au lieu de l’impôt. L’accroissement considérable de la dette publique et de la monnaie en circulation engendre l’inflation : prix multipliés par 6,5 de 1914 à 1928 ! Le franc Poincaré sauvera heureusement les finances et l’économie française.
« Nous voterons pour Deschanel en criant « vive Clemenceau ! ». »2636
Exclamation d’un député. La Vie politique sous la IIIe République : 1870-1940 (1984), Jean-Marie Mayeur
Qui va remplacer Poincaré en fin de septennat à la présidence de la République ? Clemenceau, président du Conseil, souhaite être élu avec sa célébrité et malgré son âge. Il ne pose pas officiellement sa candidature, laissant ses amis la proposer. En vain. Par son intransigeance, il s’est fait des ennemis dans le monde politique, aussi bien à gauche qu’à droite. La France en paix pense pouvoir se passer d’un homme fort, cependant que la règle du jeu politique éloigne de la présidence tout personnage risquant de porter ombrage au pouvoir parlementaire. Le Bloc national va lui préférer Paul Deschanel, élu président le 18 février 1920.
Le Tigre de 79 ans vivra encore près de dix années, passées à écrire et voyager. L’amour et l’art vont aussi l’occuper.
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