Histoire de l’Antisémitisme, en citations | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

« J’appartiens à ce peuple qu’on a souvent appelé élu… Élu ? Enfin, disons : en ballottage. »2791

Tristan BERNARD (1866-1947), auteur de vaudevilles, Propos, conférence à Nice (1942)

L’antisémitisme fait la une de l’actualité depuis le 7 octobre 2023 : guerre Israël-Hamas ou Israël-Gaza, commentée à tort et à raison dans le monde. Seule certitude : le juif redevient le bouc émissaire de l’Histoire.

La définition de l’antisémitisme fait pourtant débat.

« Doctrine ou attitude systématique d’hostilité aux juifs et mesures discriminatoires contre eux », c’est une forme de racisme historique, alors que la notion de race est remise en question : « idéologie basée sur une supériorité supposée de certaines races, toujours prônée par ceux qui estiment appartenir aux races estimées « supérieures » ». On sent l’embarras jusque dans le dictionnaire…

Même ambiguïté relative au « Sémite » 1. Personne appartenant à un groupe ethnique originaire d’Asie occidentale (de langues apparentées sémitique). 2. Abusivement Juif.  Forgé à partir du personnage biblique de Sem, fils de Noé. On imagine les querelles sémantiques…

Quelle qu’en soit la définition, l’antisémitisme est une réalité indiscutable : avec l’Affaire Dreyfus sous la Troisième République et des millions de morts, bien avant la « Shoah » (catastrophe en hébreu), persécution et extermination systématiques de quelque six millions de Juifs par le régime nazi et ses collaborateurs.

Le « négationnisme » est une doctrine minoritaire (et condamnée). Mais l’anachronisme est un piège omniprésent dans les commentaires. Cela vaut pour toute l’Histoire et les citations, plus encore sur certains thèmes « brûlants ».

Divers passages de cet édito sont violents à l’extrême : appels à la haine, mots qui tuent – ils l’ont prouvé. De nos jours non éditables, ne les censurons pas. Céline est plus qu’un détail de l’histoire.  Et rappelons Jaurès, conscience de son temps, antidreyfusard devenu dreyfusard : « C’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité. »

DE LA GAULE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

« Et le Christ ?
— C’est un anarchiste qui a réussi. C’est le seul. »11

André MALRAUX (1901-1976), L’Espoir (1937)

Sous le règne de Tibère vit en Galilée un homme dont les enseignements vont bouleverser l’histoire du monde. De sa mort sur la croix va naître une religion qui lentement s’étendra sur l’Empire. Pour les Romains, les premiers chrétiens ne sont qu’une secte juive dont le fondateur passe pour un agitateur politique. Pour les chrétiens, il est Dieu, fils de Dieu, ce Dieu étant un dieu unique, comme celui qu’adorent les juifs.

La réussite de l’« anarchiste » qui termina sa vie comme un criminel mis en croix entre deux « larrons » est due à ses disciples et plus particulièrement à Paul de Tarse : il fera du message de Jésus une religion à vocation universelle. La Gaule sera tardivement acquise : l’évangélisation des villes, puis des campagnes, ne se fera qu’au IVe siècle, le christianisme devenant religion d’État en 391.

« Dieu le veut ! »168

Cri de guerre et de ralliement des croisés, lancé dès la première croisade. Dictionnaire historique, géographique et biographique des croisades (1852), Édouard d’Ault-Dumesnil

Le pape Urbain II a prêché pour la « délivrance des Lieux saints » dans le Moyen Orient, notamment Jérusalem et le tombeau du Christ – occupés par les musulmans. Il encourage cette entreprise militaire en promettant aux croisés le paradis (indulgence plénière).

La « croisade populaire » part en 1096, conduite par Pierre L’Hermite et Gautier sans Avoir. Foule de pèlerins à peine armés, indisciplinés, bientôt malades et affamés, ils traversent l’Europe en massacrant les juifs et en pillant pour vivre. Ils seront anéantis en Anatolie.

La croisade des barons part en 1097, forte de 30 000 hommes et de quatre armées convergeant sur Constantinople, chacune par son chemin. Ces chefs ont pour nom Godefroy de Bouillon, Baudoin de Flandre, Hugues de Vermandois (frère du roi de France), Robert Courteheuse (duc de Normandie), Raymond de Toulouse et Bohémond de Tarente. Une campagne de deux ans les mènera à la prise d’Antioche, d’Édesse et de Jérusalem (1099).

« C’est l’usurier le plus juif : il vend son argent au poids de l’or. »839

Alain René LESAGE (1668-1747), Turcaret ou le Financier (1709)

Auteur dramatique et romancier sans fortune, donc obligé de vivre de sa plume, il dénonce avec vigueur le règne de l’argent, dans ses comédies de mœurs trop impitoyablement réalistes pour n’être que comiques. Il crée le personnage de Turcaret, ancien laquais enrichi par la spéculation, parvenu insolent et sot, évoluant dans un monde corrompu, servi et trahi par son valet Frontin : « J’admire le train de la vie humaine ! Nous plumons une coquette ; la coquette mange un homme d’affaires ; l’homme d’affaires en pille d’autres : cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde. »

L’œuvre connaît un grand succès, au pire moment de la guerre de Succession d’Espagne, alors que les exactions des financiers (souvent juifs) et l’insolence de leur luxe font injure à la misère du peuple.

« Vous ne trouverez en eux qu’un peuple ignorant et barbare, qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. Il ne faut pourtant pas les brûler. »

VOLTAIRE (1694-1778), Le Dictionnaire philosophique (1769), Article « Juifs »

Ce préjugé contre les juifs est solidement ancré dans l’opinion, même au siècle des Lumières. Notre philosophe leur épargne la peine capitale, mais l’historien ne cache pas son opinion : « C’est à regret que je parle des Juifs : cette nation est, à bien des égards, la plus détestable qui ait jamais souillé la terre. […] Le peuple juif était, je l’avoue, un peuple bien barbare. Il égorgeait sans pitié tous les habitants d’un malheureux petit pays sur lequel il n’avait pas plus de droit qu’il n’en a sur Paris et sur Londres. »

« Toujours superstitieuse, toujours avide du bien d’autrui, toujours barbare, rampante dans le malheur, et insolente dans la prospérité, voilà ce que furent les Juifs aux yeux des Grecs et des Romains qui purent lire leurs livres. »

VOLTAIRE (1694-1778), Essais sur les Mœurs et l’esprit des nations, Des Juifs depuis Saul (1756)

« Si nous lisions l’histoire des Juifs écrite par un auteur d’une autre nation, nous aurions peine à croire qu’il y ait eu un peuple fugitif d’Égypte qui soit venu par ordre exprès de Dieu immoler sept ou huit petites nations qu’il ne connaissait pas ; égorger sans miséricorde les femmes, les vieillards et les enfants à la mamelle, et ne réserver que les petites filles ; que ce peuple saint ait été puni de son Dieu quand il avait été assez criminel pour épargner un seul homme dévoué à l’anathème. Nous ne croirions pas qu’un peuple si abominable (les Juifs) eut pu exister sur la terre. Mais comme cette nation elle-même nous rapporte tous ses faits dans ses livres saints, il faut la croire. »

« Dans les siècles ténébreux du Moyen âge, les Juifs punis, mais de la manière la plus affreuse, quelquefois pour des crimes avérés, l’étaient plus souvent pour des forfaits chimériques. »

Abbé GRÉGOIRE (1750-1831), Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs (1789)

En 1787, la Société Royale des arts et des sciences de Metz lance un concours dont l’énoncé est déjà tout un programme : « Est-il des moyens de rendre les juifs plus heureux et plus utiles en France ? »

Le 23 août 1788, trois lauréats sont couronnés ex æquo : l’émigré juif polonais de Lublin Zalkind Hourwitz (le seul juif à concourir), l’avocat protestant de Nancy Claude Antoine Thiery et le prêtre catholique d’Embermesnil en Lorraine, l’abbé Grégoire. L’impression (avec privilège) aura lieu juste avant la Révolution.

Le cas des juifs va questionner la Révolution qui aura pourtant d’autres problèmes vitaux et urgents à régler. Les réponses seront pour la plupart mesurées, comme celles de l’abbé Grégoire, prêtre citoyen exemplaire à maints points de vue.

RÉVOLUTION ET EMPIRE

« On vous a dit sur les Juifs des choses infiniment exagérées et souvent contraires à l’histoire (…) On leur impute encore des vices, des préjugés(…) Mais à qui pouvons-nous les imputer si ce n’est à nos propres injustices ? Après les avoir exclus de tous les honneurs, même des droits à l’estime publique, nous ne leur avons laissé que les objets de spéculation lucrative… »

ROBESPIERRE (1758-1794) à l’Assemblée constituante, dénonciation des accusations fallacieuses de cupidité portées contre les Juifs, 23 décembre 1789. Cité par Béatrice Philippe, Être juif dans la société française du Moyen-Âge à nos jours (1997)

Surnommé à ses débuts « la chandelle d’Arras », le jeune avocat poudré s’est fait une réputation de lettré, de bel esprit dans les salons. Entré à l’académie d’Arras, il recherche la notoriété, les prix des académies provinciales. Mais la réussite est imparfaite, les lauriers rares ; les confrères parvenus font peser une lourde tutelle sur les jeunes. Il s’en indigne. Le climat est à la contestation, à la veille de la Révolution, mais Robespierre se limite à des vues réformistes et place ses espérances en Necker. En 1789, il est monarchiste constitutionnel et ne deviendra républicain qu’après le 20 juin 1792. Mais il a d’ores et déjà des convictions bien affirmées, les Juifs en bénéficient.

« Toujours persécutés depuis la destruction de Jérusalem, poursuivis tantôt par le fanatisme et tantôt par la superstition, tour à tour chassés des royaumes qui leur donnaient un asile et rappelés ensuite dans ces mêmes royaumes ; exclus de toutes les professions et de tous les métiers, privés même de la faculté d’être entendus en témoignage contre un Chrétien ; relégués dans des quartiers séparés, comme une autre espèce d’hommes avec qui il est à craindre d’avoir des communications ; repoussés de certaines villes qui ont le privilège de ne les point recevoir ; obligés dans d’autres de payer l’air qu’ils y respirent, comme à Augsbourg, où ils paient un florin par heure, et à Brème un ducat par jour ; astreints dans plusieurs endroits à de honteux péages… »

Pétition des juifs établis en France, adressée à l’Assemblée nationale, le 28 janvier 1790, sur l’ajournement du 24 décembre 1789. Numéro 158 de La Collections de l’Histoire sociale et politique de France moderne

Faisant écho à Grégoire et à Mirabeau, les Juifs de France ont précisé ce qu’il en était de leur traitement dans cette pétition parfaitement argumentée.

Ils devront patienter jusqu’au décret d’émancipation qui reconnaitra la citoyenneté française à tous les juifs de France, adopté le 27 septembre 1791.

« Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, il faut tout leur accorder comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. »1398

CLERMONT-TONNERRE (1757-1792), Constituante, 27 septembre 1791. La Prison juive (2003), Jean Daniel

Les juifs (et les « nègres ») sont considérés comme des sous-hommes. Faut-il, au nom de l’égalité des droits, leur accorder la citoyenneté française ? Le cas des juifs est longuement débattu (Signalons en passant que les « Juifs comme nation » s’écrivent avec une majuscule, au même titre que les Français, les Anglais, etc., alors que les juifs en tant qu’ « individus » et croyants s’écrivent avec une minuscule, comme les catholiques, les protestants, etc.)

L’abbé Grégoire - l’« homme le plus honnête de France » dira Stendhal - se fait de nouveau le champion courageux de leur cause, avec Clermont-Tonnerre et quelques autres députés. Deux jours avant de se dissoudre, la Constituante abolit dans toute l’étendue du royaume les lois d’exception qui frappaient les juifs. D’où la « Loi relative aux juifs donnée à Paris le 13 novembre 1791 ».

Les juifs firent cependant l’objet d’attaques et de persécutions émanant de jacobins et de représentants en mission lors des mouvements anti religieux de la Terreur. Ils se retrouvaient ainsi à égalité avec les catholiques et les protestants.

« Partout ils [les juifs] mettent la cupidité à la place de l’amour de la patrie et leurs ridicules superstitions à la place de la raison : aussi je me demande s’il ne conviendrait pas de s’occuper d’une régénération guillotinière à leur égard. »1567

Marc Antoine BAUDOT (1765-1836). Les Cahiers bourbonnais (1989)

Autrement dit, les juifs ne sont pas épargnés sous la Terreur, après le décret d’émancipation qui en fit des citoyens semblables aux autres, à la fin de la Constituante.

« Il ne s’agit pas de les régénérer, mais d’abolir l’injustice religieuse politique, sociale. »

Zalkind HOURWITZ (1751-1812), cité par Frances Malino, Un juif rebelle dans la Révolution, La vie de Zalkind Hourwitz (2000)

En toute logique, il faut donc transformer la société française qui les maintient « dans une infériorité infamante » car « ce ne sont pas les Juifs mais les Chrétiens qu’il faudrait régénérer et rendre justes et humains envers les premiers. »

Ce militant actif, Juif polonais qui vécut à Metz avant de s’installer à Paris, auteur d’une Apologie des Juifs (1788) primée à la veille de la Révolution, réclame désormais les privilèges de la citoyenneté, de la propriété foncière, de la liberté professionnelle et de l’éducation.

D’autres personnalités prennent parti pour les droits civils des juifs comme Malesherbes ou Clermont-Tonnerre. Les esprits éclairés considèrent qu’en annihilant l’avilissement où les sociétés chrétiennes ont relégué les juifs, leur condition s’améliorera et qu’ils perdront ainsi tout ce qu’on appelle « leurs vices ».

Après la Révolution, Napoléon va se montrer beaucoup plus pragmatique !

« C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais le peuple juif, je rétablirais le temple de Salomon. »1710

Napoléon BONAPARTE (1769-1821), Déclaration au Conseil d’État, 1er août 1800. L’Europe et la Révolution française (1907), Albert Sorel

Conception utilitaire de la religion : ne pas la combattre et la détruire, mais s’en servir pour affermir l’État et garantir l’obéissance des citoyens au pouvoir civil. Paradoxalement, Danton et Robespierre pensaient de même. « Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole » dit Bonaparte aux curés de Milan (5 juin 1800), après être entré dans la ville en vainqueur.

La politique de Napoléon à l’égard des juifs sera diversement appréciée par les historiens qui se demandent encore si elle fut bénéfique, intermédiaire ou « infâme » - qualificatif réservé au décret de mars 1808 sur l’organisation du culte hébraïque.

Quoiqu’il en soit, l’empereur raisonne en fonction de l’ordre public : compte tenu du nombre de communautés juives, il s’agissait de questions marginales, mais il ne tolérait aucune entorse à ses principes. L’empereur agit en homme d’État, à l’époque où il vit. Sa méfiance à l’égard des juifs n’a aucun fondement religieux. Plus que des mesures de police, il veut fonder une solution durable. Pari difficile, dans une France toujours tentée par l’antisémitisme comme le prouvera le XIXe siècle.

Après l’assouplissement du décret « infâme », les juifs de l’Empire français étaient les seuls en Europe à bénéficier de la liberté de culte, d’un statut, de rabbins reconnus par l’État. Ils se retrouvaient « émancipés » avant d’être intégrés, expérience unique. La hiérarchie israélite en parut satisfaite. Elle le montra tout au long du règne en encourageant ses coreligionnaires à soutenir l’Empire.

LE XIXe SIÈCLE JUSQU’À L’AFFAIRE DREYFUS

« Dans cette race, les femmes sont beaucoup plus belles que les hommes ; elles semblent avoir échappé à la malédiction dont leurs pères, leurs maris et leurs fils ont été frappés. »

François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)

L’auteur du Génie de christianisme participe de l’antisémitisme du siècle signé des plus grands noms, mais avec des nuances.

Signe particulier, personnellement convaincu que les Rothschild sont responsables de ses échecs en politique, Chateaubriand voue les juifs aux gémonies : « Le genre humain a mis la race juive au lazaret et sa quarantaine proclamée du haut du calvaire ne finira qu’avec la fin du monde. »

« J’imagine que c’est une bête, un animal, la progéniture d’un juif et d’une truie ; bref, quelque chose qui n’est pas chrétien et qui devrait être jeté dans l’eau ou dans le feu. »

Victor HUGO (1802-1885), Notre-Dame de Paris (1831)

En tant que romancier, il reflète l’antisémitisme désinvolte de son époque, quand un personnage spécule sur ce à quoi doit ressembler le mystérieux Quasimodo, personnage principal de ce best-seller.

Mais Hugo le citoyen ne s’est jamais conduit en raciste. Il a constamment exprimé son hostilité à l’esclavage et défendu le principe de l’égalité entre les Noirs et les Blancs. En 1881, quand les Juifs de Russie fuyant les pogroms demandèrent asile à la France, l’octogénaire sollicité pour toutes les bonnes causes accepta de présider un comité de secours aux victimes.

« Les Juifs, quoi qu’on dise, ont une patrie, la bourse de Londres ; ils agissent partout, mais leur racine est au pays de l’or. »

Jules MICHELET (1798-1874), Le Peuple (1846)

Historien de génie quoique contesté par nombre de ses confrères, le « grand incarnateur » (selon l’historien Pierre Nora) est un homme du peuple qui assume un antisémitisme de gauche, pour résumer sa pensée de manière quelque peu anachronique. Cet antisémitisme va de pair avec l’anticapitalisme et l’anticléricalisme.

Mais la palme revient à notre premier grand socialiste.

« Juifs. Faire un article contre cette race qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, à l’exception des individus mariés avec des Françaises ; abolir les synagogues, ne les admettre à aucun emploi, poursuivre enfin l’abolition de ce culte. Ce n’est pas pour rien que les chrétiens les ont appelés déicides. Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. H. Heine, A. Weil, et autres ne sont que des espions secrets ; Rothschild, Crémieux, Marx, Fould, êtres méchants, bilieux, envieux, âcres, etc. etc. qui nous haïssent… »

Pierre Joseph PROUDHON (1809-1865), Carnets, (24 décembre 1847)

Proudhon est le socialiste français numéro un de cette époque, célèbre pour sa fameuse question-réponse qui fit si peur aux bourgeois : « Qu’est-ce que la propriété ? C’est le vol. »

Individualiste farouche, affirmant que « le gouvernement de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression », Proudhon est à la fois le père de l’anarchisme, le fondateur du système mutualiste et l’ancêtre du syndicalisme – les syndicats ne seront autorisés par la loi qu’en 1884.

Il s’égare ici dans un délire antisémite récurrent. On ne trouve rien de semblable dans ses œuvres ni ses articles de presse. Mais Marx vient de publier Misère de la philosophie en réponse à sa Philosophie de la Misère. Il pense d’›autre part que Marx est à l’origine de l’expulsion de France de son ami Karl Grün, théoricien du « socialisme vrai ». Les querelles de chapelles politiques sont souvent passionnelles.

« La nation juive n’est pas civilisée, elle est patriarchale, n’ayant point de souverain, n’en reconnaissant aucun en secret, et croyant toute fourberie louable, quand il s’agit de tromper ceux qui ne pratiquent pas sa religion. Elle n’affiche pas ses principes, mais on les connaît assez. Un tort plus grave chez cette nation est de s’adonner exclusivement au trafic, à l’usure, et aux dépravations mercantiles. »

Charles FOURIER (1772-1837), Œuvres complètes (1848)

Fourier, socialiste utopiste dans ses remèdes (organisation sociétaire en phalange ou phalanstère), mais réaliste dans son constat critique contre la Monarchie de Juillet, se révèle par ailleurs un redoutable antisémite.

« Tout gouvernement qui tient aux bonnes mœurs devrait y astreindre les Juifs, les obliger au travail productif, ne les admettre qu’en proportion d’un centième pour le vice : une famille marchande pour cent familles agricoles et manufacturières ; mais notre siècle philosophe admet inconsidérément des légions de Juifs, tous parasites, marchands, usuriers, etc. » Cela se passe de commentaire.

« Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine. »

Ernest RENAN (1823-1892), Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (1855)

Historien chrétien, il assume un antisémitisme de droite qui se veut scientifique. Quel que soit leur mérite, les Hébreux n’arrivent pas à la cheville de leurs contemporains gréco-romains sur le plan de la culture matérielle ou intellectuelle. Leur Judée est trop désertique, leur société trop patriarcale, leur langue trop rustique, leur Bible mal écrite ; leur monothéisme est le produit de leur archaïsme et de leur manque d’imagination.

Plus que de ses préjugés, Renan l’historien est prisonnier de ses sources philologiques. La Bible elle-même présente les Hébreux comme un peuple pastoral balloté par l’histoire, en marge des grandes civilisations urbaines de la région : comme si Dieu, en faisant d’Israël son préféré, avait voulu protéger le plus fragile du Proche Orient. Ce genre d’argument scientifique a logiquement mal vieilli.

« Il y a bien peu de ressemblance assurément entre l’Arabe, tel qu’il nous apparaît à l’époque de sa civilisation, et le juif, tel que nous le connaissons depuis des siècles trop souvent plat, pusillanime, avare et cupide ; et il semble humiliant au premier d’être comparé au second ; mais il ne faut pas oublier que ce sont les conditions d’existence particulières auxquelles les juifs ont été soumis depuis des siècles qui en ont fait la race si peu estimée que nous connaissons aujourd’hui. »

Gustave Le Bon (1841-1931), La Civilisation des Arabes (1884)

Médecin, anthropologue, psychologue social et sociologue connu pour ses analyses sur la psychologie des foules, c’est une personnalité controversée, ayant contribué à diffuser des théories racistes, élitistes et sexistes.

Du moins trouve-t-il des circonstances atténuantes et bien réelles aux juifs : « Un peuple quelconque, soumis à des conditions d’existence semblables, n’ayant d’autre métier possible que le commerce et l’usure, méprisé partout, fût devenu ce qu’est le juif que nous connaissons et qui, riche ou pauvre, garde ces instincts sordides que vingt siècles d’hérédité semblent avoir fixés en lui pour toujours. »

« Ils aspirent à s’établir enfin quelque part où ils soient tolérés et respectés, et à mettre enfin un terme à leur vie nomade de « Juifs errants ». On devrait bien tenir compte de cette aspiration et de cette pression (où s’exprime peut-être déjà une atténuation des instincts juifs) et les favoriser ; et pour cela il serait peut-être utile et juste d’expulser du pays les braillards antisémites. »

Friedrich NIETZSCHE (1844-1900), Par-delà le bien et le mal (1886)

Philosophe (et poète) allemand, il soumet à un doute radical tout l’acquis de la pensée occidentale, de Platon à Descartes. Il appelle de ses vœux le « surhomme » qui inscrit son action dans un « éternel retour ». Affirmant que le monde juste n’existe pas dans notre société, l’existence n’a de ce fait aucun sens. Elle conduit les faibles à renier la vie, le nihilisme « des forts » consistant à abandonner certaines valeurs pour en adopter de nouvelles. Reste le cas particulier des Juifs (avec ou sans majuscule).

« C’est un fait que les Juifs, s’ils voulaient - ou si on les y forçait, comme semblent le vouloir les antisémites -, pourraient dès maintenant exercer leur prépondérance et même littéralement leur domination sur l’Europe ; c’est un fait également qu’ils n’y travaillent pas et ne font pas de projets dans ce sens. Pour le moment, ce qu’ils veulent et souhaitent, et même avec une certaine insistance, c’est d’être absorbés dans l’Europe et par l’Europe. »

La « passivité des juifs » correspond à la parabole biblique [livre de Jérémie 11.19] : « J’étais comme un agneau candide qu’on mène à la boucherie. Et j’ignorais les mauvais desseins qu’ils méditaient contre moi. » Cette opinion sera citée au siècle suivant à propos du génocide national-socialiste, quand il faudra trouver une explication à ce qui paraît inexplicable.

« Il y avait là, en un groupe tumultueux, toute une juiverie malpropre, de grasses faces luisantes, des profils desséchés d’oiseaux voraces, une extraordinaire réunion de nez typiques, rapprochés les uns des autres ainsi que sur une proie. »

Émile ZOLA (1840-1902), L’Argent (1891)

Avant de marquer l’Histoire pour son courage dans l’Affaire Dreyfus, il est considéré comme le chef de file du naturalisme, l’un des romanciers français les plus populaires, les plus publiés, traduits et commentés dans le monde.

L’Argent évoque la spéculation financière à l’époque où Paris est la première place boursière au monde avec Londres. Pour écrire son roman, Zola s’est inspiré des scandales financiers à la une des journaux. Le scandale de Panama est amplifié par la liquidation judiciaire de la Compagnie de Panama, le 4 février 1889. Pour élaborer le dossier préparatoire du roman, l’un des plus importants de la série des Rougon-Macquart, Zola visite la Bourse, dresse les plans des lieux et du quartier, consulte des ouvrages techniques, s’entoure de spécialistes des questions financières, compulse des encyclopédies. Il s’intéresse également aux nouvelles théories du travail et du capital.

« La plus grande flibusterie du siècle… De l’or, de la boue et du sang. »2505

Édouard DRUMONT (1844-1917), La Libre Parole, septembre 1892. Marinoni : le fondateur de la presse moderne, 1823-1904 (2009), Éric Le Ray

Journaliste catholique, il incarne fièrement l’antisémitisme de droite d’origine religieuse très ancienne : thème du « peuple déicide » développé dans les publications catholiques et particulièrement La Croix, quotidien catholique fondé en 1883 qui se proclame « le journal le plus anti-juif de France ». Cet antisémitisme est renforcé par un nationalisme revanchard, après la guerre franco-prussienne de 1870-71 et par des thèses racialistes modernes affirmant la supériorité de la « race blanche », fondée par la science (anthropométrie, craniométrie, etc.). Les thèmes du « Juif errant » et du « cosmopolite sans racine » renforcent ce courant de pensée.

Drumont a déjà attaqué la finance juive dans un essai d’histoire contemporaine en forme de pamphlet, La France juive (1886). Il fonde ensuite un journal d’inspiration nationaliste et antisémite, La Libre Parole (sous-titré « La France aux Français ») et dénonce le scandale de Panama. « De l’or, de la boue et du sang » : résumé de l’affaire et titre du livre qu’il lui consacrera (1896).

De Lesseps a créé en 1881 une compagnie pour le percement de l’isthme et le canal de Suez. Des difficultés techniques et bancaires l’obligent à demander de nouveaux fonds. Pour se lancer sur le marché des obligations, il lui faut une loi – il achète les voix de parlementaires et de ministres. Trop tard. Sa compagnie est liquidée (février 1889), 800 000 souscripteurs sont touchés. On tente d’étouffer le scandale, mais une enquête pour abus de confiance et escroquerie est lancée contre de Lesseps, père et fils. Dans la nuit du 19 au 20 novembre 1892, le suicide du baron Reinach, juif et intermédiaire entre la Compagnie de Panama et le monde politique, met le feu aux poudres. À la tribune de la Chambre, le député royaliste Jules Delahaye accuse sans les nommer 150 députés d’avoir été achetés. La presse dénonce les « chéquards » et les « panamistes » dont Clemenceau.

C’est le plus gros scandale financier de la Troisième République.

« L’affaire de Panama a montré toutes les forces sociales de ce pays au service et sous les ordres de la haute finance […] La nation doit reprendre sur les barons de cette nouvelle féodalité cosmopolite les forteresses qu’ils lui ont ravies pour la dominer : la Banque de France, les chemins de fer, les mines. »2506

Alexandre MILLERAND (1859-1943), Profession de foi aux électeurs du XIIe arrondissement, 1893. Les Socialistes indépendants (1911), Albert Ory

Idée toujours actuelle du pouvoir de la finance internationale où les juifs ont la part belle. Sont d’ailleurs citées des entreprises qui seront nationalisées en 1945-1946. Millerand, républicain radical devenu socialiste (avant de finir conservateur et président de la République après la guerre) fait partie de ces hommes nouveaux qui, comme Jean Jaurès, seront députés au terme des élections des 20 août et 3 septembre 1893.

La République reste modérée, mais la nouvelle Chambre amorce un tournant à gauche avec l’apparition du socialisme parlementaire, encore trop désuni pour être fort. Quant à l’affaire de Panama, elle laisse des traces durables : antiparlementarisme et antisémitisme accrus, dans une France divisée.

L’AFFAIRE DREYFUS

« Le capitaine Dreyfus, convaincu de trahison par un jugement unanime, n’a pas été condamné à mort, et le pays voit qu’on fusille sans pitié de simples soldats coupables d’une minute d’égarement, de violences. »1

Jean JAURÈS (1859-1914), discours à l’Assemblée, 24 décembre 1894, Assemblée nationale

C’est un discours contre la peine de mort, signé d’un des plus fervents abolitionnistes – après Victor Hugo qui a relancé le débat dans un roman de jeunesse, le Dernier jour d’un condamné (1829).

Pour l’heure, Jaurès député républicain ne remet absolument pas en cause la condamnation au bagne de Dreyfus, assurément coupable puisque la justice en a décidé ainsi. Il s’étonne même du bruit fait autour de cette (petite) affaire.

« On a surpris un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver l’un des siens. »

Jean JAURÈS (1859-1914), La Dépêche du Midi, 26 décembre 1894

À l’énoncé du (premier) verdict, le grand socialiste français écrit en première page : « La vérité, c’est que si on ne l’a pas condamné à mort, c’est que l’immense effort juif n’a pas été tout à fait stérile. » Il en tire argument pour réclamer une plus grande clémence de la justice militaire envers les soldats du rang, passibles de la peine de mort, selon lui, pour une simple insubordination passagère.

Mais l’affaire va rebondir quelques années plus tard et Jaurès va réviser son jugement personnel, à la suite de Zola, Anatole France et quelques autres auteurs engagés (essentiellement à gauche).

« Dans les villes, ce qui exaspère le gros de la population française contre les Juifs, c’est que, par l’usure, par l’infatigable activité commerciale et par l’abus des influences politiques, ils accaparent peu à peu la fortune, le commerce, les emplois lucratifs, les fonctions administratives, la puissance publique. »

Jean JAURÈS (1859-1914), De la question berbère au dilemme kabyle « La question juive en Algérie » 1er mai 1895

La remarque vaut aussi dans la métropole.

Jaurès dénonce et décrit avant la lettre le puissant lobby financier : « En France, l’influence politique des Juifs est énorme mais elle est, si je puis dire, indirecte. Elle ne s’exerce pas par la puissance du nombre, mais par la puissance de l’argent. Ils tiennent une grande partie de la presse, les grandes institutions financières, et, quand ils n’ont pu agir sur les électeurs, ils agissent sur les élus. Ici, ils ont, en plus d’un point, la double force de l’argent et du nombre. »

« La vérité est en marche ; rien ne peut plus l’arrêter. »2515

Émile ZOLA (1840-1902), Le Figaro, 25 novembre 1897. Zola commente la demande en révision du procès du capitaine Dreyfus

L’histoire, complexe et longue, a commencé fin septembre 1894, quand une femme de ménage française de l’ambassade allemande, travaillant pour le Service de renseignements, découvre un bordereau prouvant la trahison d’un officier de l’état-major français. Le 10 octobre, le général Mercier, ministre de la Guerre, met en cause Alfred Dreyfus. On lui fait faire une dictée, il y a similitude entre son écriture et celle du bordereau en cause.

Dreyfus est condamné à la déportation en Guyane par le Conseil de guerre de Paris, le 22 décembre 1894. Ni lui ni son avocat n’ont eu accès à des pièces d’un « dossier secret ». Diverses irrégularités sont ensuite mises en évidence. Sa qualité de juif joue contre lui, à une époque où l’antisémitisme a ses hérauts, ses journaux, ses réseaux.

« Il n’y a pas d’affaire Dreyfus. »2516

Jules MÉLINE (1838-1925), président du Conseil, au vice-président du Sénat venu lui demander la révision du procès, séance du 4 décembre 1897. Affaire Dreyfus (1898), Edmond de Haime

Mot malheureux, quand éclate au grand jour l’affaire Dreyfus qui va devenir l’« Affaire » de la Troisième République, et la plus grave crise pour le régime. Méline refuse la demande en révision du procès. Les dreyfusards (minoritaires) vont mobiliser l’opinion publique par une campagne de presse.

« J’accuse. »2517

Émile ZOLA (1840-1902), titre de son article en page un de L’Aurore, 13 janvier 1898

L’Aurore est le journal de Clemenceau et le titre est de lui. Mais l’article en forme de lettre ouverte au président de la République Félix Faure est bien l’œuvre de Zola : il accuse deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l’état-major et les experts en écriture d’avoir « mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion » et le Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus d’« avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète ».

Le ministre de la Guerre, général Billot, intente au célèbre écrivain un procès en diffamation.

« Un jour la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur. »2518

Émile ZOLA (1840-1902), La Vérité en marche, déclaration au jury. L’Aurore, 22 février 1898

Le procès Zola en cour d’assises (7-21 février 1898) fait connaître l’affaire Dreyfus au monde entier. Formidable tribune pour l’intellectuel converti aux doctrines socialistes et aux grandes idées humanitaires ! « Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai. »

En attendant, Zola est condamné à un an de prison et 3 000 francs d’amende.

« L’intervention d’un romancier, même fameux, dans une question de justice militaire m’a paru aussi déplacée que le serait, dans la question des origines du romantisme, l’intervention d’un colonel de gendarmerie. »2519

Ferdinand BRUNETIÈRE (1848-1906), Après le procès (1898)

Intellectuel type, historien de la littérature et critique français, professeur à l’École normale supérieure et à la Sorbonne, directeur de la très réputée Revue des Deux Mondes, Brunetière est antidreyfusard par respect des institutions, comme il est conservateur en littérature par fidélité aux classiques.

Rejetant l’engagement dreyfusard de Zola et refusant lui-même de se prononcer sur la culpabilité du capitaine Dreyfus, il déclare seulement que « porter atteinte à l’armée, c’est fragiliser la démocratie. » Beaucoup d’antidreyfusards vont aller plus loin.

« La révision du procès de Dreyfus serait la fin de la France. »2520

Henri ROCHEFORT (1831-1913), 1er mai 1898. Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement (1998), Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière

Cité souvent pour son humour cinglant, Rochefort s’impose en polémiste antidreyfusard. Son journal, l’Intransigeant, dénonce le syndicat des dreyfusards et soutient le camp des antidreyfusards, très majoritaires, mais plus ou moins militants.

Parmi les intellectuels, Charles Maurras se distingue. Lui aussi met en avant l’honneur de l’armée, mais il rejoint en 1900 l’Action française (mouvement créé en juillet 1899) pour défendre le pays contre les juifs, les francs-maçons, les protestants et les « métèques ». Théoricien du « nationalisme intégral », il écrit en décembre 1898 à Barrès : « Le parti de Dreyfus mériterait qu’on le fusillât tout entier comme insurgé. » L’Action française sera très présente dans l’entre-deux-guerres, avec son journal éponyme dont les lecteurs apprécient la qualité, sinon les idées politiques.

La Ligue de la Patrie française, plus modérée, réunit nombre d’écrivains et académiciens, joints à des artistes et des mondains : Maurice Barrès, François Coppée, Jules Lemaître et Paul Bourget, les peintres Degas et Renoir, les dessinateurs Forain et Caran d’Ache, le compositeur Vincent d’Indy.

La Ligue des patriotes, créée par Paul Déroulède en 1882 (pour la revanche, contre l’Allemagne), rassemble la majorité des nationalistes antidreyfusards. Déroulède croit Dreyfus innocent et rejette les slogans antisémites, mais l’honneur de la patrie et de l’armée passe avant tout. La justice militaire qui doit faire autorité ne peut donc être remise en cause. La Ligue atteindra 300 000 membres, avant de disparaître en 1905.

Beaucoup d’officiers sont antidreyfusards, ne serait-ce que par esprit de corps. Et trois hommes politiques célèbres se déclarent contre la révision du procès : Cavaignac, ministre de la Guerre qui s’opposera à la seconde révision, réclamée par Jaurès ; Félix Faure, président de la République durant la période où la révision est refusée ; enfin, Jules Méline, le président du Conseil qui s’y oppose également. Mais en juin 1899, la Cour de cassation annulera la condamnation de Dreyfus. Affaire à suivre…

« La race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la fièvre du prophétisme… manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corruption et d’extorsion… »

Jean JAURÈS (1859-1914), 7 juin 1898, Discours au Tivoli. Cité par Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche : Histoire d’un paradoxe de 1830 à nos jours (2010)

Jaurès conclut pourtant : « Ce n’est pas la race qu’il faut briser ; c’est le mécanisme dont elle se sert, et dont se servent comme elle les exploiteurs chrétiens. »

Cet homme toujours de bonne foi va définitivement changer d’avis et le faire savoir le 29 septembre dans un manifeste moins médiatisé que J’accuse, mais plus argumenté, Les Preuves.

« Si Dreyfus a été illégalement condamné et si, en effet, comme je le démontrerai bientôt, il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qu’on puisse imaginer. »2

Jean JAURÈS (1859-1914), Les Preuves (1898)

Démonstration implacable de l’innocence du capitaine Dreyfus et de la culpabilité des plus hautes autorités militaires et politiques de la France, c’est aussi une analyse critique de la République rappelée à son devoir de démocratie et un acte d’engagement d’un intellectuel choisissant la justice pour un seul homme contre la logique des idéologies.

« Le prolétariat n’a pas à défendre un bourgeois ! »

Jules GUESDE (1845-1922), résumé de sa position selon Michel Winock, La Gauche en France (2006)

Appelé « le socialisme fait homme » (venant après Blanqui et avant Jaurès, Blum, Briand), fondateur de L’Égalité, premier journal marxiste français, il crée en 1880 le Parti ouvrier français (POF) qu’il veut internationaliste, collectiviste et révolutionnaire. Le guesdisme jouera un rôle important jusqu’à son intégration dans le Parti socialiste unifié (Section française de l’Internationale ouvrière, SFIO) en 1905. Deux fois député (de Roubaix, de Lille), Guesde sera ministre d’État en 1914-1916, malgré son hostilité de principe à toute participation socialiste dans un ministère bourgeois : la guerre le rend avant tout français et nationaliste, au nom de l’Union sacrée.

Jaurès répond à Guesde et continue de s’indigner pour cette juste cause. « Nous pouvons, sans contredire nos principes et sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité. »

« Ou bien le Parti nationaliste a cru à la réalité de ces pièces accusant Dreyfus et à la vérité de la légende, et jamais un parti ne descendit plus bas dans l’ordre de l’intelligence… Ou bien il n’y a pas cru, et jamais parti politique n’est descendu plus bas dans l’ordre de la probité. »

Jean JAURÈS (1859-1914), cité par Max Gallo, Le Grand Jaurès (1984)

« Dreyfus est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité. » Et de conclure simplement…

« En vérité, qu’un homme ait pu être livré ainsi à des hommes dont l’esprit est si évidemment au-dessous du niveau humain, cela fait trembler. »

Jean JAURÈS (1859-1914), Les Preuves (1898)

Ultime leçon de l’Affaire… On en revient paradoxalement à l’article de Jaurès en date du 4 juin 1892 dans La Dépêche du Midi et à cette vérité philosophiquement et politiquement essentielle. « C’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité. » Tel sera le nom de son journal créé en 1904 : l’Humanité.

« Aujourd’hui, la vérité ayant vaincu, la justice régnant enfin, je renais, je rentre et reprends ma place sur la terre française. »2524

Émile ZOLA (1840-1902), L’Aurore, 5 juin 1899

Le 3 juin, la Cour de cassation, « toutes Chambres réunies », s’est prononcée pour « l’annulation du jugement de condamnation rendu le 22 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus ». Dreyfus a été sauvé par les « dreyfusards » ou « révisionnistes » : gracié par le président de la République, il sera réintégré dans l’armée en 1906.

Mais l’Affaire a littéralement déchiré en deux la France, tous les partis, les milieux, les familles.

« Au moral, la haine de l’esprit militaire, au matériel, un désarmement qui attire la guerre comme l’aimant le fer. »2525

Charles MAURRAS (1868-1952), Au signe de Flore : souvenirs de vie politique, l’affaire Dreyfus, la fondation de l’Action française, 1898-1900 (1931)

Le théoricien du nationalisme intégral sera hanté à vie par le souvenir de l’affaire Dreyfus. Elle a de graves conséquences.

Militaires d’abord. L’armée en sort divisée (on se bat en duel dans les garnisons, dreyfusards contre « anti »), affaiblie, discréditée, épurée, et le Service de renseignements est remplacé par la police civile qui ne sera pas de taille face au SR allemand.

Conséquences psychologiques ensuite. La France va vivre en guerre de religion, deux camps se lançant leurs invectives : haine raciale, violation des droits de l’homme, contre antipatriotisme, antimilitarisme.

Politiquement enfin, les républicains, modérés, gravement divisés sur l’Affaire, vont s’appuyer sur la gauche et finalement perdre le pouvoir au profit des radicaux. Le centrisme n’est plus possible, il faut être à gauche ou à droite… et le gouvernement en fait vite l’expérience.

« Envions-le [Zola], sa destinée et son cœur lui firent le sort le plus grand : il fut un moment de la conscience humaine. »2536

Anatole FRANCE (1844-1924), Éloge funèbre d’Émile Zola, 5 octobre 1902. Réhabilitation d’Alfred Dreyfus par la Chambre des députés [en ligne], Assemblée nationale

Discours prononcé au cimetière de Montmartre, lors de l’enterrement de Zola. Anatole France fait naturellement allusion au combat mené par son confrère pour que la vérité éclate enfin dans l’affaire Dreyfus. Lui-même fit partie de ces intellectuels engagés dans le camp des « révisionnistes ».

« Je ne connais ni juifs ni chrétiens. Je ne connais que des hommes, et je ne fais de distinction entre eux que de ceux qui sont justes et de ceux qui sont injustes. Qu’ils soient juifs ou chrétiens, il est difficile aux riches d’être équitables. Mais quand les lois seront justes, les hommes seront justes. »

Anatole FRANCE (1844-1924), Monsieur Bergeret à Paris (1901)

Dernier des quatre volumes de son Histoire contemporaine, « pamphlet formidable présenté avec un sourire enchanteur » (Émile Faguet), c’est le résumé piquant et pessimiste de la société française marquée par l’affaire Dreyfus. Anatole France demeure fidèle à ses convictions socialistes, bientôt communistes, mais loin de tout dogmatisme et même de tout parti.

Vérité paradoxale : le régime a résisté à toutes les crises, la République modérée est devenue radicale, mais les Français sont plus que jamais critiques et divisés : « Il n’est pas de gouvernements populaires. Gouverner, c’est mécontenter. »

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