« Famille, je vous hais » ou je vous aime…
Pour le meilleur et plus souvent le pire, les histoires de famille (entre pères et mères, enfants et fratrie) sont fatalement historiques dans une France sous régime monarchique ou impérial, jusque dans les années 1870.
Les mariages soumis à la raison d’État font rarement le bonheur et l’enjeu de la succession est constant, car vital pour le pays.
Le sort des enfants se joue dans ce huis-clos paradoxalement public, les parents tenant naturellement leur rôle, avec les frères plus ou moins rivaux et comploteurs, les bâtards au sort ingrat, les mères régentes devenues chef de famille en situation souvent dramatique.
Depuis Clovis (premier roi de France) et sa femme Clotilde, en marge des batailles et des institutions, la chronique nous offre une série de sagas familiales où les plus grands noms se retrouvent : Catherine de Médicis et ses fils - Henri IV deux fois mal marié mais bon père - Louis XIV à la vie privée encore plus compliquée - Louis XVI avec Marie-Antoinette et le dauphin (Louis XVII) - Napoléon, son clan familial, ses deux épouses, son Aiglon et le destin fatal - Louis XVIII gêné par son frère le futur Charles X - Napoléon III gêné par toute sa famille… et son illustre ancêtre !
Restent les métaphores familiales aux raisons nationales, religieuses ou politiques : le roi baptisé le « Père du peule », la France « fille aînée de l’Église », « mon cousin » et parfois « mon frère » désignant les souverains étrangers (amis ou ennemis), cependant que les « enfants de la patrie » sont toujours appelés à se battre au son de la Marseillaise, depuis la Révolution.
Il y a encore des histoires de famille dans l’histoire contemporaine. Sans plus d’enjeu national, elles deviennent anecdotiques, divertissantes et « people », rarement dramatiques, la « première dame » (épouse du président) ne tenant qu’un second rôle. Rien à voir avec la famille royale d’Angleterre ni le « clan Kennedy » aux USA qui passionnent encore les Français, preuve que nous adorons toujours les Histoires de famille.
Nous allons leur consacrer quatre semaines.
2. Du siècle de Louis XIV à la Révolution
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Siècle de Louis XIV (1643-1715).
« Ils font comme leurs enfants, ils jouent « à la fronde ». »745
Louis MADELIN (1871-1956), La Fronde
L’historien cite le mot à la mode : « Lorsqu’en 1649 on verra la population de Paris tenir en échec le gouvernement royal et le mettre en fuite sans d’ailleurs penser à le mettre bas, on dira : Ils font comme leurs enfants, ils jouent « à la fronde ». » Le mot est sitôt adopté. Le « jeu » sera quand même assez sérieux pour faire fuir hors de Paris, à plusieurs reprises, non seulement le gouvernement mais aussi la famille royale, la Fronde parlementaire étant relayée par celle des princes, à partir de 1650, et les émeutes populaires éclatant un peu partout en province.
Dans cette épreuve nationale, le cardinal Mazarin va sauver la royauté. Le roi devenu majeur (à 13 ans) le gardera comme Premier ministre et profitera de ses leçons jusqu’à ses 22 ans, le règne personnel ne commençant qu’à la mort du cardinal.
« Jamais personne n’eut les manières si douces en public, si rudes dans le domestique. »757
Hortense MANCINI (1646-1699), Mémoires
La duchesse de Mazarin est la plus jolie des cinq « Mazarinettes », nièces de Mazarin qui ont quitté leur Rome natale pour suivre l’oncle allant faire carrière en France. Sa vie amoureuse et mondaine défraie la chronique, mais toute la famille Mazarin fait parler ! Bien que le cardinal ait assuré la fortune des siens, ils ne lui en ont nulle reconnaissance.
« Je plains le sort de la Reine ; / Son rang la contraint en tout ;
La pauvre femme ose à peine/ Remuer quand on la f… »762Le Frondeur compatissant, mazarinade. Nouveau siècle de Louis XIV, ou poésies-anecdotes du règne et de la cour de ce prince (1793), F. Buisson
Dès la mort de Louis XIII dont les chansons célébrèrent les insuffisances conjugales, on soupçonne les relations d’Anne d’Autriche avec « Mazarin ce bougeron ». Michelet rapporte, dans son Histoire de France : « Mazarin commença dès lors l’éducation de la reine, enfermé toutes les soirées avec elle pour lui apprendre les affaires. La cour, la ville ne jasaient d’autre chose. » On jasa beaucoup, on supposa tout, y compris un mariage secret. Anne d’Autriche nia toujours, assurant même que Mazarin « n’aimait pas les femmes. »
« Or, sus, bourgeois, ne soyez plus en peine, / Cessez vos pleurs, vos cris,
Le Roi, Monsieur, et la Reine Régente / Reviennent à Paris,
Ha ! qu’ils ont fait une belle bévue ! / Elle est revenue, Dame Anne, elle est revenue. »782L’Enlèvement du Roi (1649), chanson. Recueil de plusieurs pièces curieuses contre le cardinal de Mazarin (1649)
Rien moins que 28 couplets pour fêter le retour triomphal à Paris de toute famille royale, le petit Louis XIV (11 ans), mais aussi son frère Philippe et leur mère Anne d’Autriche, le 18 août 1649.
« Qui n’admire l’enfance / D’un jeune Roi plus beau que le jour,
Soit qu’il chante ou qu’il danse / Les dames pour lui brûlent d’amour
Et tout bas disent avec rougeur : / Qu’il est beau, que n’est-il majeur. »786Qui n’admire l’enfance (1650), chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
La Fronde des princes fait rage, mais cela n’empêche pas le peuple d’adorer le petit Louis. Cette chanson date de ses 12 ans, on épie l’adolescent, on le jauge, on évalue non sans tendresse la poussée de ses jeunes forces. Louis XIV le Grand deviendra l’un des plus brillants danseurs de son siècle, s’exhibant volontiers dans des ballets consacrant la gloire du Roi-Soleil, et même ses ennemis salueront sa prestance.
« Vous êtes roi, vous pleurez et je pars. »802
Marie MANCINI (1640-vers 1715), à Louis XIV, le 22 juin 1659. Annales dramatiques, ou Dictionnaire général des théâtres (1809), Babault ed
L’une des scènes d’amour contrarié les plus célèbres et citées de l’histoire de France : traitée en chronique par Saint-Simon, l’abbé de Choisy, Voltaire, reprise par Dumas dans son roman, Le Vicomte de Bragelonne (suite des Trois Mousquetaires), elle va surtout inspirer la Bérénice de Racine, et l’un de ses plus beaux vers au tragédien.
Situation classique : deux amants sacrifiés à la raison d’État. L’identité des héros et les coulisses de l’histoire rendent la scène fascinante. Marie Mancini est une mazarinette, nièce de Mazarin et Précieuse pas du tout ridicule, fine lettrée, à l’esprit romanesque. Sa sœur Olympe, plus jolie, a déjà ému le jeune Louis XIV. Marie est sa première grande passion – platonique, dit-on. Il lui parle mariage, mais sa mère Anne d’Autriche s’y oppose. Cette union n’est pas digne du roi de France et pas utile au pays, alors que Mazarin prépare depuis longtemps le mariage de Louis avec l’infante Marie-Thérèse d’Espagne. Sur l’ordre de son oncle, la mazarinette de 20 ans est éloignée de la cour et obligée de dire adieu à son amoureux, lui aussi très affecté, mais obéissant déjà à la raison d’État.
« Vive tout ce qui vient d’Espagne
Hors la fille de leur Roi ! »803Ils sont gens de parole, chanson (1660). L’Avènement du Roi-Soleil (1967), Pierre Goubert
La chanson, bien avant les sondages, reflète l’opinion publique : on aime bien les Espagnols, leurs bons vins et leurs pistoles, mais pas les reines qu’ils donnent à la France. La reine mère Anne d’Autriche fut impopulaire (sauf au début de la régence) et l’on voit venir avec crainte la nouvelle Espagnole, l’infante Marie-Thérèse, fille de Philippe IV : mariage négocié, lié au traité des Pyrénées. La France limite ses exigences territoriales (Artois, Roussillon, quelques places fortes en Flandre et Lorraine) pour mieux réussir l’affaire du mariage : l’infante renonce à ses droits sur l’Espagne contre une dot exorbitante (500 000 écus d’or). L’Espagne (ruinée) ne pourra payer. Louis XIV pourra faire valoir ses droits – c’est dire que la guerre, en germe, est inscrite entre les lignes du traité…
« Dieu merci, il est crevé. »806
Hortense MACINI (1646-1699), Mémoires (posthume)
C’est le cri du cœur de la famille à la nouvelle de la mort du cardinal Mazarin, leur oncle. La belle et spirituelle mazarinette ajoute : « À vrai dire, je n’en fus guère plus affligée ; et c’est une chose remarquable qu’un homme de ce mérite, après avoir travaillé toute sa vie pour élever et enrichir sa famille, n’en ait reçu que des marques d’aversion, même après sa mort. » Le règne personnel de Louis XIV commence alors.
« Nommer un roi « Père du peuple » est moins faire son éloge que l’appeler par son nom, ou faire sa définition. »811
Jean de LA BRUYÈRE (1645-1696), Les Caractères (1688)
Métaphore récurrente, mais l’auteur apporte ici une nuance à la doctrine de la monarchie absolue. On est quand même très loin du siècle des Lumières et de leurs philosophes à l’esprit critique.
« Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : c’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille. »836
Jean de la BRUYÈRE (1645-1696), Les Caractères (1688)
De plus en plus nombreux sont les mariages entre gentilshommes pauvres et filles de riches roturiers. Un comportement utilitaire tend à remplacer le comportement traditionnel. La tendance sociétale s’accentuera au siècle des Lumières.
« Bon mariage, mon fils […] Il faut bien que vous preniez du fumier pour engraisser vos terres ! »837
Duchesse de CHAULNES (??-1699) à son fils, le duc de Picquigny. Mémoires (posthume), Saint-Simon
« La duchesse de Chaulnes avait beaucoup de dignité, une politesse choisie, un sens et un désir d’obliger qui tenaient lieu d’esprit » selon le mémorialiste. Son fils vient d’épouser la fille du riche financier Bonnier, septième fortune du royaume. C’est ce qui s’appelle un « bon mariage ».
« J’aime un amour fondé sur un bon coffre-fort […]
Cette veuve, je crois, ne serait point cruelle ;
Ce serait une éponge à presser au besoin. »838Jean-François REGNARD (1655-1709), Le Joueur (1696)
L’argent occupe une place croissante dans la société : la littérature reflète ce changement dans les mœurs. Regnard, riche bourgeois, traite le fait avec un franc comique.
« Mon frère, vous allez épouser tous les os des Saints Innocents. »856
LOUIS XIV (1638-1715), à son frère Philippe d’Orléans, fin mars 1661. Mémoires de Mlle de Montpensier
Il est marié malgré lui à Henriette Anne d’Angleterre, fort maigre à cette époque où la mode est aux femmes bien en chair - elle s’épanouira joliment, l’amour du comte de Guiche aidant… et le roi lui-même le remarquera.
Mazarin s’est chargé d’éduquer Philippe d’Orléans de façon à affaiblir sa personnalité, pour éviter que Louis XIV ait avec lui les mêmes ennuis que Louis XIII avec son frère Gaston d’Orléans, l’éternel comploteur. Il l’a fait initier à l’homosexualité par son neveu Filipo Mancini, en flattant ses penchants innés pour les fards et les déguisements. Philippe fera néanmoins plusieurs enfants à ses deux femmes successives (la seconde étant Charlotte-Élisabeth de Bavière, princesse Palatine, mère du futur Régent). Notons qu’il se révélera l’un des meilleurs chefs militaires de son temps, au point que Louis XIV, jaloux, retirera tout commandement à son frère !
« Fils de roi ; père de roi ; jamais roi ! »864
Horoscope de Louis de France. Le Siècle de Louis XIV (1751), Voltaire
Le Grand Dauphin (Monseigneur) naît le 1er novembre 1661. Fils aîné de Louis XIV, il sera père de Philippe V roi d’Espagne, mais il meurt de la petite vérole à 50 ans, avant d’avoir pu accéder au trône. Il n’est pas certain qu’il l’ait ardemment désiré, vu son caractère un peu mou et son éducation un peu rude. Il reporta toute la fierté de son sang royal sur son deuxième fils, le duc d’Anjou (les deux autres moururent jeunes), revendiquant l’héritage de la couronne d’Espagne sur laquelle sa mère Marie-Thérèse d’Autriche (infante espagnole) lui a donné des droits. Toutes les histoires de famille royale sont finalement politiques !
Les astrologues étaient régulièrement consultés en ces époques où superstition, sorcellerie et magie faisaient partie de la vie quotidienne – le Grand Siècle est en cela plus proche de la Renaissance que des Lumières. Mais sous Mitterrand, la classe politique restait une clientèle fidèle des devins encore très sollicités. Aujourd’hui, on n’en parle plus…
« Ad usum Delphini. » « À l’usage du Dauphin. »874
LOUIS XVIII (1755-1824), formule plusieurs fois énoncée au temps de son exil. Dictionnaire critique de la Révolution française (1992), François Furet, Mona Ozouf
Nom donné aux éditions des classiques latins destinées au Grand Dauphin.
Né en 1661, c’est le seul des six enfants de Louis XIV et Marie-Thérèse qui ne soit pas mort en bas âge. Bossuet devient son précepteur en 1670 et durant dix ans, il renonce à prêcher pour préparer au métier de roi cet élève médiocre et mou que rien n’intéresse. Il se charge de tout lui enseigner (sauf les mathématiques), rédige lui-même les cours de religion, latin, philosophie, droit romain, physique, histoire naturelle.
« Ad usum Delphini » désigne les éditions dont on a retranché quelques passages trop crus. Par la suite, on emploiera ironiquement cette formule (« À l’usage du Dauphin ») à propos de publications expurgées ou arrangées, pour diverses raisons de censure.
« Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie… »875
Marquise de SÉVIGNÉ (1626-1696), Lettre, 15 décembre 1670
Quelle « chose » déchaîne le talent de l’infatigable chroniqueuse du Grand Siècle dans la plus célèbre de ses lettres ? Tout simplement le mariage annoncé pour dimanche prochain de M. de Lauzun avec… « Devinez qui ? […] Mademoiselle, la Grande Mademoiselle ; Mademoiselle fille de feu Monsieur ; Mademoiselle, petite-fille de Henri IV ; Mlle d’Eu, Mlle de Dombes, Mlle de Montpensier, Mlle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du Roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. » En fait, Mademoiselle n’épousera pas Lauzun, ou du moins pas « dimanche prochain » comme annoncé. Le roi s’y oppose. Mais son second mariage va également faire parler…
« Le plus grand roi du monde, couvert de gloire, épouser la veuve Scarron ? Voulez-vous vous déshonorer ? »894
LOUVOIS (1639-1691), à Louis XIV qui lui fait part de son projet de mariage, 1683. Mémoires et réflexions sur les principaux événements du règne de Louis XIV (1715), marquis de la Fare
Encore une histoire de mariage, mais cette fois, il s’agit du roi ! François Michel Le Tellier, marquis de Louvois, ose reprocher à Louis XIV son intention d’épouser Mme de Maintenon, veuve d’un bohème des lettres.
Sans ressources, la « veuve Scarron » était devenue gouvernante des enfants de Louis XIV et Mme de Montespan. La gouvernante supplanta la maîtresse et après la mort de sa femme Marie-Thérèse (30 juillet 1683), le roi va écouter son cœur plutôt que son ministre préféré. Il épousera secrètement (en 1683 ou 1684) Mme de Maintenon qui ne pardonnera jamais à Louvois : il sera disgracié sur son intervention, après la chute de Mayence (en 1689).
Mme de Maintenon sera particulièrement visée par la Palatine, sa belle-sœur. Cette princesse allemande parle de « l’Ordure du roi, la Vieille touffe, la Ripopée, la Vieille conne, la Vieille guenon »… Il y a une bonne raison à tant de haine : elle est en partie responsable de la dévastation du Palatinat par les troupes françaises en 1688-1689, l’une des plus grandes erreurs du règne de Louis XIV, avec la révocation de l’édit de Nantes et les dragonnades contre les protestants.
« Sire, je ne serai jamais qu’un ignorant ; mon précepteur me donne congé toutes les fois que vous remportez une victoire. »896
Duc du MAINE (1670-1736) en 1683. La Vie quotidienne à la cour de Versailles aux XVIIe et XVIIIe siècles (1965), Jacques Levron
Fils légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan, Louis Auguste de Bourbon est déjà bon courtisan à 13 ans, quand il parle ainsi à son royal père !
L’Espagne a déclaré la guerre à la France, après la « réunion » du Luxembourg : en fait, une annexion pour renforcer nos frontières, réalisée sous prétexte que ce territoire relevait au Moyen Âge de l’évêché de Metz (ville française au terme de la guerre de Trente Ans). Mais la forteresse de Luxembourg est indispensable à la sûreté des Pays-Bas (espagnols). La guerre se déroule en Catalogne et aux Pays-Bas, avec une pointe en Italie, la république de Gênes ayant fourni des galères à l’Espagne. La force et la chance sont dans le camp de la France.
« Il faut élever vos bourgeoises en bourgeoises. Il n’est pas question de leur orner l’esprit ; il faut leur prêcher les devoirs de la famille, l’obéissance pour le mari, le soin des enfants […] La lecture fait plus de mal que de bien aux jeunes filles. »904
Mme de MAINTENON (1635-1719). Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle (1880), Gabriel Compayré
Dans cet esprit, elle fonde en 1686 la maison d’éducation de Saint-Cyr, destinée aux jeunes filles nobles et sans fortune – ce qui fut son cas. L’éducation des filles est une question qui agite le XVIIe siècle. Molière dans ses Femmes savantes (1672) trahit l’angoisse qui accompagne tout changement de mœurs dans une société. Sans doute se situait-il entre Chrysale (très « bas-bleu », façon Saint-Cyr) et les femmes savantes, style Bélise et Armande (trop savantes et un peu ridicules), dans le juste milieu représenté par Henriette et Clitandre : « Je consens qu’une femme ait des clartés de tout, / Mais je ne lui veux point la passion choquante / De se rendre savante afin d’être savante. »
« Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles. La coutume et le caprice des mères y décident souvent de tout. On suppose qu’on doit donner à ce sexe peu d’instruction. L’éducation des garçons passe pour une des principales affaires par rapport au bien public. »905
FÉNELON (1651-1715), Traité de l’Éducation des filles (1687)
Dans ce traité écrit quelques années avant sa publication pour la duchesse de Beauvilliers, une des filles de Colbert dont il est le directeur spirituel, Fénelon professe des idées pédagogiques en avance sur son temps.
« Je ne me soucie pas qu’il m’aime, je me soucie qu’il m’épouse. »911
Mlle de BLOIS (1677-1749), lors de son mariage avec le futur Régent, Philippe d’Orléans, janvier 1692. Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France : depuis le XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe (1837), J. Michaud, J. J. F. Poujoulat
À 15 ans, Françoise-Marie de Bourbon, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan, ne s’embarrasse pas de sentiments. L’abbé Dubois, précepteur de Philippe, l’a influencé en sa faveur, alors que sa mère, la princesse Palatine, outrée que le roi fît épouser à son neveu une bâtarde, lui est farouchement opposée.
« Mon fils, soyez bon Espagnol, mais n’oubliez jamais que vous êtes né Français. »923
LOUIS XIV (1638-1715), à son petit-fils, Philippe duc d’Anjou, avant son départ pour Madrid, 16 novembre 1700. Mémoires (posthume), Saint-Simon
Le mémorialiste rapporte le propos royal, dans une forme un peu moins concise que celle habituellement retenue : « Soyez bon Espagnol, c’est présentement votre premier devoir ; mais souvenez-vous que vous êtes né Français, pour entretenir l’union entre les deux nations : c’est le moyen de les rendre heureuses et de conserver la paix de l’Europe. »
La guerre de Succession d’Espagne – authentique histoire de famille - n’en déchirera pas moins l’Europe à partir de 1702 et jusqu’en 1714. Le dernier testament de Charles II, mort le 1er novembre 1700, est en faveur du prince français et Louis XIV a fini par l’accepter. L’enjeu, à travers le trône espagnol, est la suprématie européenne. Mais deux grandes familles peuvent y prétendre : les Bourbons de France et les Habsbourg d’Autriche, également apparentés à Charles II.
« Quelle grâce […] de faire par pure vertu ce que tant d’autres femmes font sans mérite et par passion ! »928
Paul GODET des MARAIS (1647-1709), évêque de Chartres et directeur spirituel de la Maison de Saint-Cyr, confesseur de Mme de Maintenon, à sa pénitente. Lettres à Madame de Maintenon (éditées en 1778)
Épouse morganatique du roi, elle se plaint en 1704 de ce qu’il « lui donne le bonsoir » jusqu’à deux fois par nuit : elle a 70 ans et lui 66.
Louis XIV le séducteur n’a plus de maîtresses et la religion l’occupe davantage, avec l’âge et sous l’influence de sainte Françoise (le surnom qu’il donne à sa femme, née Françoise d’Aubigné). Pourtant, il garde un bien grand appétit de vie – malgré l’opération d’une fistule anale (novembre 1686), première d’une série d’interventions qui vont amener une certaine déchéance physique, voire mentale. Le roi continuera cependant de chasser, de manger, d’aimer, de régner jusqu’à l’extrême limite de ses forces.
« Ah ! que votre âme est abusée / Dans le choix de tous les guerriers.
Faut-il qu’une vieille édentée / Fasse flétrir tous vos lauriers ? »929Contre Maintenon, chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
L’influence de cette femme de tête sur le roi vieillissant fait jaser. Le peuple épuisé, ruiné, lassé d’une gloire dont il voit les faiblesses, prend cette femme pour bouc émissaire, tandis que la guerre de Succession d’Espagne tourne au drame, avec des troupes moins combatives, sous des chefs militaires aussi médiocres que La Feuillade, Marcin, Villeroy (ou Villeroi).
« Louis, avec sa charmante, / Enfermé dans Trianon,
Sur la misère présente, / Se lamente sur ce ton :
Et allons, ma tourlourette / Et allons, ma tourlouron. »934Louis avec sa charmante, chanson. Le Nouveau Siècle de Louis XIV ou Choix de chansons historiques et satiriques (1857), Gustave Brunet
La crise économique et sociale ronge le pays et même à la cour, les marchands exigent d’être payés comptant, pour livrer au roi le linge à son usage personnel !
Louis XIV, très éprouvé, trouve un réconfort moral auprès de Mme de Maintenon, mais il est de plus en plus conscient de la gravité de la situation. Il cherche à négocier la paix. Malheureusement, la coalition impose des clauses inacceptables (restitution ou démilitarisation de villes françaises). Le roi se pose alors en père de son peuple, en appelant pour la première fois et directement à ses sujets, persuadé qu’ils s’opposeraient eux-mêmes à accepter la paix assortie de conditions contraires à la justice et à l’honneur du nom français. Cet appel émouvant et solennel est lu dans toutes les églises du royaume, le 12 juin 1709. L’adhésion populaire est évidente… et la guerre continue. La situation va peu à peu se redresser. Villars, maréchal de France à la tête de l’armée de Flandre, redonne confiance aux troupes. Mais la misère peuple est mal imaginable, à la fin du Grand Siècle !
« Les enfants ne se soutiennent que par des herbes et des racines qu’ils font bouillir, et les enfants de quatre à cinq ans, auxquels les mères ne peuvent donner de pain, se nourrissent dans les prairies comme des moutons. »840
Procureur général du Parlement de Bourgogne. La Vie quotidienne sous Louis XIV (1964), Georges Mongrédien
Ce témoignage date de 1709. Le Grand Hiver hantera les mémoires : la Seine gèle, de Paris à son embouchure ! Les transports par eau sont paralysés, les récoltes perdues – même les oliviers dans le Midi – et le prix du blé décuple dans certaines provinces. Hors ces circonstances exceptionnelles qui aggravent une économie de guerre déjà insupportable pour le peuple, les témoignages sont unanimes : la France profonde a beaucoup souffert de la misère et des famines, sous le règne de Louis XIV. Le roi lui-même en a douloureusement conscience, à la fin de sa vie. Notons que les paysans des autres pays moins riches étaient sans doute plus malheureux.
« Accablé des plus funestes revers et d’une cruelle famine, hors de pouvoir de continuer la guerre, ni d’obtenir la paix […], ce prince vit périr sous ses yeux son fils unique, une princesse qui seule fit toute sa joie, ses deux petits-fils, deux de ses arrière-petits-fils. »940
Duc de SAINT-SIMON (1675-1755), Mémoires (posthume)
Triste fin de règne, en contraste avec les temps si longtemps florissants. La princesse en question est Marie-Adélaïde de Savoie, femme de l’aîné de ses petits-fils, le duc de Bourgogne. Les époux mourront de la rougeole à six jours d’intervalle en février 1712. Suivis un mois après par leur fils aîné, Louis, duc de Bretagne. Au terme de tous ces décès, l’héritier de la couronne sera l’arrière-petit-fils de Louis XIV, le futur Louis XV, né à Versailles le 15 février 1710.
« Mon enfant, vous allez être un grand roi. Ne m’imitez pas dans le goût que j’ai eu pour les bâtiments ni dans celui que j’ai eu pour la guerre. Tâchez de soulager vos peuples, ce que je suis malheureux pour n’avoir pu faire. »943
LOUIS XIV (1638-1715), au futur Louis XV, 26 août 1715. Mémoires (posthume), Saint-Simon
Le roi reçoit le petit Dauphin dans sa chambre. Il donne une ultime leçon à l’enfant de cinq ans. Le marquis de Dangeau, mémorialiste, nous a laissé un Journal de la cour de Louis XIV qui retrace avec minutie les derniers jours. Roi Très Chrétien, Louis XIV fait preuve d’autant de dignité que d’humilité. La guerre, entreprise et soutenue par souci de grandeur mais aussi par vanité, cause de la ruine des peuples, semble être son grand remords.
« Mon neveu, je vous fais Régent du royaume. Vous allez voir un roi dans le tombeau et un autre dans le berceau. Souvenez-vous toujours de la mémoire de l’un et des intérêts de l’autre. »945
LOUIS XIV (1638-1715), à Philippe d’Orléans, Testament, 1715. Histoire de la Régence pendant la minorité de Louis XV, volume I (1922), Henri Leclercq
Le texte sera lu au lendemain de sa mort. Le roi a institué un Conseil de régence dont le Régent en titre est président, la réalité du pouvoir allant au duc du Maine (fils légitimé de Mme de Maintenon). Son neveu, dont il se méfie non sans raison, ne s’en satisfera pas et le roi mourant a peu d’illusion sur l’avenir de ses dernières volontés royales. On n’est jamais trahi que par les siens, amis et plus encore membres de sa famille !
Siècle des Lumières (1715-1789).
« Les bourgeois, par une vanité ridicule, font de leur fille un fumier pour les terres des gens de qualité. »962
CHAMFORT (1740-1794), Pensées, maximes et anecdotes (posthume, 1803)
Alliances d’intérêts ou mésalliances contre nature, selon le point de vue, cette pratique est courante depuis la fin du siècle de Louis XIV : la bourgeoisie est avide de gentilhommerie et la noblesse à court d’argent.
« Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime. »1003
MONTESQUIEU (1689-1755), Cahiers (posthume)
Il est le premier de tous les philosophes à se proclamer européen et même citoyen du monde, à l’image d’un siècle à vocation cosmopolite. Quant à sa famille (femme et fils), disons qu’elle est sans histoire. Il est surtout beaucoup plus discret sur sa vie privée que ses confrères philosophes… sans parler du roi, Louis XV dit le Bien aimé. Nous y reviendrons, mais ce sont les philosophes qui donnent ce nom au siècle des Lumières et l’un d’eux a beaucoup parlé d’enfants et d’enfance.
« Jeté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’étais pas fait pour y vivre. »1034
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Les Rêveries d’un promeneur solitaire (posthume, 1782)
Voltaire et Diderot furent injustes et même cruels envers lui, comme Hugo le traitant de « faux misanthrope rococo ». Sincèrement épris de nature et de solitude, il est inapte à la vie sociale, incompris et déplorant de si mal communiquer, rebelle à toute contrainte, dégoûté de ce qui l’entoure et souffrant du contact des hommes jusqu’à la folie de la persécution. Exception à la règle dans ce siècle éminemment sociable et volontiers heureux, Rousseau conclut dans un dernier paradoxe de ses Rêveries d’un promeneur solitaire : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. »
« Il n’y a qu’une science à enseigner aux enfants, c’est celle des devoirs de l’homme. »1050
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), L’Émile ou De l’Éducation (1762)
Pas de société saine sans des hommes sains. Idéal pédagogique : préserver la liberté naturelle de l’enfant. Rousseau, qui doit beaucoup à Montaigne, s’inspire aussi de son expérience d’autodidacte : « L’essentiel est d’être ce que nous fit la nature ; on n’est toujours que trop ce que les hommes veulent que l’on soit. » Immense succès de ce traité sur l’éducation qui aura d’heureux effets immédiats : des mères se mettent à allaiter leurs enfants, on cesse d’emmailloter les nouveau-nés comme des momies et d’imposer les baleines aux corps des petites filles. Cette « régénération » morale profite aussi aux esprits. « Il me semble que l’enfant élevé suivant les principes de Rousseau serait Émile, et qu’on serait heureux d’avoir Émile pour son fils », dira Mme de Staël en 1788.
Moins heureux furent les cinq enfants de Rousseau et Thérèse Levasseur, abandonnés aux Enfants trouvés. Faute de moyens pour les élever, dira le père…
« La femme est faite pour céder à l’homme et pour supporter même son injustice. »1051
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), L’Émile ou De l’Éducation (1762)
Peut-on parler d’une ombre à la philosophie des Lumières, dans un siècle où les femmes, reines en leurs salons littéraires, ont aussi une influence dans la politique et l’art ? L’auteur précise : « Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance. » C’est dire que la petite Sophie ne partira pas avec les mêmes chances dans la vie que le petit Émile !
« Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter. C’est comme si l’on me disait : proposez de faire ce que l’on fait […] Pères, mères, ce qui est faisable est ce que vous voulez faire. »1052
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), L’Émile ou De l’Éducation (1762)
Toute la Révolution va marcher dans l’élan de ce « vouloir, c’est pouvoir », appliqué aux choses politiques et comparable deux siècles plus tard au fier slogan de Mai 68 : « Soyons réalistes, demandons l’impossible. »
« Si les corps des enfants ne sont plus oppressés par des ressorts de baleine, si leur esprit n’est plus surchargé de préceptes, si leurs premières années du moins échappent à l’esclavage et à la gêne, c’est à Rousseau qu’ils le doivent. »1193
Marquis de CONDORCET (1743-1794), en 1774. Lettres d’un théologien, Œuvres complètes de Condorcet, volume X (1804)
Disciple des physiocrates, auteur de plusieurs articles d’économie politique dans l’Encyclopédie, ce philosophe et mathématicien qui jouera un rôle politique sous la Révolution, rend ainsi hommage à l’auteur de l’Émile (publié en 1762). Les idées des philosophes parfois ont changé la vie, avant de révolutionner la France.
« Sire, tout ce peuple est à vous. »1085
Maréchal de VILLEROY (1644-1730), au petit roi âgé de 10 ans, 25 août 1720. Analyse raisonnée de l’histoire de France (1845), François René de Chateaubriand
Ami d’enfance de Louis XIV, militaire fameux pour ses défaites plus que ses victoires, moqué à la cour et chansonné par la rue, il n’en est pas moins gouverneur de Louis XV enfant. Il lui désigne, d’un balcon des Tuileries, la foule venue le voir et l’acclamer, le jour de la Saint Louis (anniversaire de la mort du roi Louis IX). Le vieux courtisan se distingue surtout comme professeur de maintien, accablant l’enfant-roi de parades, audiences, revues, défilés, autant de corvées fastueuses qui vont donner au futur roi et pour la vie l’horreur de la foule, des ovations et des grands mouvements de peuple.
Autre conséquence de cette éducation, soulignée par Chateaubriand l’opposant à « Henri IV [qui] courait pieds nus et tête nue avec les petits paysans sur les montagnes du Béarn ». Ici, l’enfant du trône est complètement séparé des enfants de la patrie, ce qui le rend étranger à l’esprit du siècle et aux peuples sur lesquels il va régner. Et de conclure : « Cela explique les temps, les hommes et les destinées. »
« Je supplie Votre Majesté de ne pas être effrayée de ce qu’elle n’entendra pas d’abord […] Chaque chose se développera l’une après l’autre d’elle-même, et sans qu’Elle s’en aperçoive, les affaires où Elle croira n’entendre rien lui deviendront insensiblement familières. »1089
Philippe d’ORLÉANS (1674-1723). Louis XV (1980), Pierre Gaxotte
Le jeune roi atteint l’âge de la majorité légale (13 ans) et le Régent, son oncle, commence à l’initier à son métier de roi : le 22 août 1722, à dix heures et demie du matin. Le cardinal Dubois dirige la rédaction des leçons royales confiées à d’éminents spécialistes dont la sagesse est grande. Exemple : « Le Roi ne peut être riche qu’autant que ses sujets le sont. »
« Où trouver une fille charmante
Pour donner au roi Louis ?
Où trouver une ligue puissante
Contre tous ses ennemis ? »1093Où trouver une fille charmante ? (1725), chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
Le peuple adore son petit roi surnommé le Bien-Aimé et qui ressemble à l’amour, le peuple chante à cœur joie, tandis que la cour cherche… l’alliance la plus profitable. Le mariage d’un roi est toujours historique. Ici, c’est tout un feuilleton…
Trois ans pour aligner rien moins que 17 princesses ! Encore furent-elles choisies parmi 99 possibilités. On évitera (dit la chanson) « la Salpêtrière » – la fille du roi du Portugal, « d’une famille dont l’esprit est dérangé », selon le rapport. On renverra sa cousine germaine, l’infante d’Espagne, vraiment trop jeune – fiancée à trois ans, elle en a sept, Louis est de santé fragile, sa mort sans descendance donnerait la couronne au duc d’Orléans, fils du Régent, ennemi des Condé, mais l’affront fait à l’Espagne est près de provoquer une guerre… Et on la trouvera (dit la chanson) « dans une chaumière » : autrement dit, on se rabat sur la plus pauvre, fille d’un roi (de Pologne) sans royaume, Marie Leczinska. Au grand dam des autres cours d’Europe.
« Le roi déclara hier son mariage et je vous assure que l’on ne peut être plus gai ni désirer plus vivement l’arrivée de la princesse ; il nous a promis que dix mois après son mariage, il serait père. »1094
Maréchal de VILLARS (1653-1734), 28 mai 1725. Mémoires du maréchal de Villars (posthume, 1904)
L’adolescent, très pieux, se réserve pour sa femme, mais son sang Bourbon bouillonne face à toutes les jeunes beautés de la cour, impatientes de lui plaire. En attendant le mariage, la chasse est l’exutoire de sa vitalité et restera plus tard, avec l’amour, son passe-temps favori. Des bruits courent cependant, dans cette cour qui se fait l’écho de tous les ragots : Marie est, dit-on, affreuse, avec des pieds palmés, des crises d’épilepsie et des sueurs froides. Plus sérieusement, on assure que le mariage a été arrangé par la jolie Mme de Prie, maîtresse de M. le Duc de Bourbon (Premier ministre plus ou moins soumis à la dame), et qu’elle a voulu la future reine sotte et laide, afin de mieux la dominer.
« La princesse de Pologne avait près de vingt-deux ans, bien faite et aimable de sa personne, ayant d’ailleurs toute la vertu, tout l’esprit, toute la raison qu’on pouvait désirer dans la femme d’un roi qui avait quinze ans et demi. »1095
Maréchal de VILLARS (1653-1734), 28 mai 1725. Mémoires du maréchal de Villars (posthume, 1904)
La vertu est indiscutable et le demeura. Peut-être le bonheur la fit-elle jolie un temps. Mais son propre père, le roi de Pologne, assurait n’avoir jamais connu de reines plus ennuyeuses que sa femme et sa fille ! Or Louis XV, de nature mélancolique, a surtout besoin de légèreté, de gaieté, d’esprit. On ne peut donc imaginer couple plus mal assorti.
Et pourtant, après le mariage (4 septembre 1725) et toujours selon le témoignage de Villars, fringant septuagénaire, « la nuit du 5 au 6 a été pour notre jeune roi une des plus glorieuses […] la nuit du 6 au 7 a été à peu près égale. Le roi, comme vous croyez bien, est fort content de lui et de la reine, laquelle, en vérité, est avec raison bien reine de toutes les façons. » Le duc de Bourbon confirme par lettre au père de la mariée que le roi donna à la reine « sept preuves de tendresse » la première nuit qui avait duré treize heures… C’est le début de la carrière amoureuse de Louis XV et la preuve que les rois n’ont pas de vie privée.
« Prenez parole avec Peira pour un garçon. »1099
LOUIS XV (1710-1774), à la reine, 28 juillet 1728. Les Rois qui ont fait la France, Louis XV le Bien-Aimé (1982), Georges Bordonove
Marie Leczinska vient d’accoucher d’une fille, après les jumelles de l’année précédente. Elle pleure de n’avoir toujours pas donné le Dauphin espéré à la France et au roi tant aimé. Il ne se permet pas d’autre reproche et s’en remet à Peira, l’accoucheur. Le fils ardemment désiré naît le 4 septembre 1729 et met fin à la rivalité dynastique avec l’Espagne – gouvernée par un Bourbon depuis 1700.
Dans une monarchie héréditaire, rappelons que la naissance d’un héritier (mâle) est une obsession nationale. La mortalité infantile élevée, une espérance de vie relativement brève rendent la situation plus dramatique encore. Quant aux amours royales, on peut s’étonner que ce bel homme de 28 ans n’ait pas encore de maîtresse. Le sang des Bourbon bouillonne toujours en lui, mais sa piété l’emporte. Louis XV, moins précoce que Louis XIV ou Henri IV, se rattrapera plus tard…
En attendant, le couple royal est un couple amoureux – fait rarissime ! Elle est folle de lui et après un coup de foudre authentique, une nuit de noces glorieuse (commentée par le maréchal de Villars comme une bataille victorieuse), le roi aime tendrement cette reine douce et soumise, qu’il trouve de surcroît « la plus belle ». Le fait n’est pas certain, même d’après des témoins indulgents, et cela confirme que le roi a bien les yeux de l’amour, pour la reine.
« Toujours coucher, toujours grosse, toujours accoucher. »1106
Marie LECZINSKA (1703-1768), en 1737. Les Rois qui ont fait la France, Louis XV le Bien-Aimé (1982), Georges Bordonove
Le mot, souvent cité, est sans doute apocryphe – femme très réservée, princesse bien éduquée, elle n’a pu dire cela. Mais elle a dû le penser. En dix ans de mariage, elle donne dix enfants au roi (dont sept filles). La dernière grossesse est difficile, sa santé s’en ressent, elle doit se refuser à son époux sans lui dire la raison, il s’en offusque et s’éloigne d’elle.
Elle perd toute séduction, se couvre de fichus, châles et mantelets pour lutter contre sa frilosité. Toujours amoureuse, elle sera malheureuse et l’une des reines les plus ouvertement trompées. Louis XV a commencé avec Mme de Mailly, favorite discrète.
« Notre monarque, enfin, / Se distingue à Cythère.
De son galant destin / On ne fait plus mystère.
Mailly, dont on babille, / La première éprouva
La royale béquille / Du père Barnabas. »1107Notre monarque enfin, chanson. Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV (posthume, 1866), Edmond Jean-François Barbier
Le peuple respire : son roi n’est plus sans divertissement ! La liaison date de cinq ans, quand elle devient publique, vers 1740. Les quatre sœurs de Nesle seront successivement ses maîtresses, avant l’arrivée de la Pompadour. Le Bien-Aimé est l’un des rois les plus riches en favorites dont l’influence politique, non négligeable, ne sera sans doute pas aussi excessive qu’on l’a dit.
Humiliée par les nouvelles maîtresses en titre, la reine se console avec Dieu… et la gourmandise : on lui doit l’invention des bouchées à la reine. On lui doit aussi la Lorraine. Au terme de la guerre de Succession de Pologne (1733-1738) et du traité de Vienne, son père Stanislas Leczinski n’obtient pas la Pologne, mais la Lorraine en viager : la province deviendra donc française à sa mort. Cette bonne affaire, due à l’habileté du cardinal de Fleury, est l’un des meilleurs acquis du règne.
« Puisqu’il a repris sa catin, il ne trouvera plus un Pater sur le pavé de Paris. »1120
Les poissardes parlant de Louis XV, novembre 1744. Dictionnaire contenant les anecdotes historiques de l’amour, depuis le commencement du monde jusqu’à ce jour (1811), Mouchet
Bien-Aimé, certes, mais déjà contesté. Les poissardes (femmes des Halles) ont tant prié pour la guérison du roi malade ! Mais il vient de reprendre sa maîtresse Mme de Châteauroux, troisième des sœurs de Nesle, présentées au roi par le duc de Richelieu, petit-neveu du cardinal (embastillé à 15 ans pour débauche et remarié pour la troisième fois à 84 ans !) La nouvelle fait grand scandale. La cour se tait, mais la rue a son franc-parler.
« Puisqu’il en faut une, mieux vaut que ce soit celle-là. »1126
Marie LECZINSKA (1703-1768), parlant de la Pompadour. Apogée et chute de la royauté : Louis le Bien-Aimé (1973), Pierre Gaxotte
Toujours éprise de son mari, mais digne et résignée, la reine ne se plaint jamais de ses liaisons et trouve même certains avantages à la maîtresse en titre depuis 1745, la marquise de Pompadour : cette jeune et jolie femme de 23 ans la traite avec plus d’égards que les précédentes passantes et durant près de vingt ans, leurs relations seront cordiales.
La vie de favorite royale, surtout sous le règne de Louis XV, est un métier ingrat, malgré les apparences. Il faut être perpétuellement en représentation, souriante, séduisante, esclave. L’amour avec le roi fait place à l’amitié après 1750 et la marquise lui fournit de très jeunes personnes, logées dans un quartier de Versailles : le Parc-aux-Cerfs. On a beaucoup fantasmé sur ce lieu de débauche, il s’agit surtout de rumeurs.
L’impopularité, la haine de la cour, les cabales incessantes épuisent la Pompadour. Elle écrit à son frère, en 1750 : « Excepté le bonheur d’être avec le roi qui assurément me console de tout, le reste n’est qu’un tissu de méchancetés, de platitudes, enfin de toutes les misères dont les pauvres humains sont capables. »
« Sans esprit, sans caractère / L’âme vile et mercenaire,
Le propos d’une commère / Tout est bas chez la Poisson – son – son. »1127Poissonnade brocardant la marquise de Pompadour. Madame de Pompadour et la cour de Louis XV (1867), Émile Campardon
Le propos est injuste : le peuple déteste cette fille de financier, née Jeanne Antoinette Poisson, femme d’un fermier général, bourgeoise dans l’âme et dépensière, habituée des salons littéraires à la mode, influente en politique, distribuant les faveurs, plaçant ses amis, le plus souvent de qualité comme de Bernis, Choiseul – mais Soubise, maréchal de France, se révélera peu glorieux.
Louis XV lui doit une part de son impopularité. Le peuple a loué le roi pour ses premiers exploits extraconjugaux auprès des sœurs Mailly-de-Nesle, il va bientôt le haïr, pour sa longue liaison avec la Pompadour.
« La marquise n’aura pas beau temps pour son voyage. »1173
LOUIS XV (1710-1774), voyant le cortège funèbre de sa favorite quitter Versailles sous la pluie battante, 17 avril 1764. Louis XV (1890), Arsène Houssaye
Mot souvent cité, toujours mis en situation, jusque dans les dictionnaires historiques anglo-saxons. Preuve de la notoriété des deux personnages. Mais l’histoire est injuste envers ce roi, en citant ces mots « à charge ». Son valet de chambre, Champlost, évoque la scène et témoigne d’une peine réelle. Louis XV se mit sur le balcon malgré l’orage, nue tête, pleura et murmura ainsi découvert : « Voilà les seuls devoirs que j’ai pu lui rendre. Une amie de vingt ans. » Selon d’autres témoins, le roi fut seulement indifférent, et la reine elle-même en fut choquée. Car elle aimait bien la marquise.
Mme de Pompadour est morte d’épuisement, à 42 ans (le 15 avril). Elle savait qu’elle ne vivrait pas vieille. Cardiaque, d’une maigreur mal dissimulée sous la toilette, elle continuait sa vie trépidante. Les courants d’air de Versailles ont aussi leur part, dans sa congestion pulmonaire. Dernière faveur du roi, il lui a permis de mourir au château – privilège réservé aux rois et princes du sang. Sitôt après, le cortège devait quitter les lieux.
« Je reçois le corps de très haute et très puissante dame, Madame la marquise de Pompadour, dame du palais de la Reine. Elle était à l’école de toutes les vertus, car la Reine est un modèle de bonté, de piété, de modestie et d’indulgence… »1174
Frère RÉMI de Reims (seconde moitié du XVIIIe siècle), Oraison funèbre de Mme de Pompadour, 17 avril 1764. Madame de Pompadour et la cour de Louis XV (1867), Émile Campardon
Tous les participants ont remarqué l’habileté du prédicateur capucin, chargé de ce dernier hommage à la maîtresse du roi et qui s’en tire en faisant l’éloge de sa femme légitime, Marie Leczinska, durant un quart d’heure ! C’est la famille qui a demandé une oraison funèbre, avant l’inhumation du corps. Certes, Mme de Pompadour est morte avec une piété remarquée, mais le fait reste exceptionnel.
« Ci-gît qui fut vingt ans pucelle
Sept ans catin et huit ans maquerelle. »1175Épitaphe satirique de la marquise de Pompadour. Histoire(s) du Paris libertin (2003), Marc Lemonier, Alexandre Dupouy
La mode est aux épitaphes satiriques et après le flot des poissonnades, on ne va pas rater cette ultime occasion de brocarder l’une des favorites les plus détestées dans l’histoire : c’est un méchant résumé de sa vie.
« J’ai fait de grandes pertes ; mon fils le Dauphin, sa femme, la reine, mes filles aînées ; je vieillis et par mon âge, je serais le père de la moitié de mes sujets ; par mon affection, je le suis de tous. »1181
LOUIS XV (1710-1774), au roi de Danemark en visite à Paris. Souvenirs du marquis de Valfons (posthume, 1860)
Confidence du roi de France, âgé de 57 ans - la moyenne de vie passe en France de 21 ans en 1680 à 32 ans en 1774 (la mortalité infantile reste élevée, ce qui infléchit lourdement cette statistique). Louis XV revit presque le même calvaire familial que Louis XIV, profondément affligé par cette série de deuils.
« Madame, vous avez là deux cent mille amoureux. »1192
Duc de BRISSAC (1734-1792), gouverneur de Paris, à Marie-Antoinette, 8 juin 1773. Mémoires de Mme la comtesse du Barri (posthume, 1829), Jeanne Bécu du Barry
Le vieux courtisan lui montre la foule immense venue l’acclamer pour son entrée solennelle à Paris. La Dauphine de France découvre le peuple se pressant dans les jardins de Versailles pour l’entrevoir. Cet excès de popularité a retardé de trois ans son entrée dans la capitale – elle s’est mariée avec le Dauphin le 16 mai 1770, à Versailles.
Elle écrira à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche : « Je ne puis vous dire, ma chère maman, les transports de joie, d’affection, qu’on nous a témoignés. Avant de nous retirer, nous avons salué avec la main le peuple, ce qui a fait grand plaisir. Qu’on est heureux dans notre état de gagner l’amitié d’un peuple à si bon marché ! Il n’y a pourtant rien de si précieux. Je l’ai senti et je ne l’oublierai jamais. » Plus dure sera la chute – on ne peut lire ces mots sans se rappeler la fin de l’Histoire sous la Révolution. La scène rappelle la phrase d’un autre vieux courtisan, Villeroi s’adressant à Louis XV, l’enfant-roi de 10 ans, sous la Régence : « Sire, tout ce peuple est à vous. »
« Mon Dieu, guidez-nous, protégez-nous, nous régnons trop jeunes ! »1205
LOUIS XVI (1754-1793) et MARIE-ANTOINETTE (1755-1793), Versailles, 10 mai 1774. Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre ; suivis de souvenirs et anecdotes historiques sur les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI (1823), Jeanne-Louis-Henriette Genet Campan.
Louis XV est mort, les courtisans se ruent vers le nouveau roi. Le petit-fils du défunt roi, âgé de 20 ans, est tout de suite effrayé par le poids des responsabilités, plus qu’enivré par son nouveau pouvoir. Et Marie-Antoinette est d’un an sa cadette.
« Or, écoutez, petits et grands,
L’histoire d’un roi de vingt ans
Qui va nous ramener en France
Les bonnes mœurs et l’abondance. »1206Charles COLLÉ (1709-1783), Or, écoutez, petits et grands, chanson (mai 1774). La Révolution française en chansons, anthologie, Le Chant du Monde
Le peuple célèbre la montée sur le trône de Louis XVI, surnommé Louis le Désiré. C’est dire les espoirs mis en lui, résumés par la chanson patriotique de Collé, le nouvel auteur dramatique à la mode. Censurée, mais déjà jouée en privé et très connue, La Partie de chasse de Henri IV peut enfin être donnée en public : elle célèbre le roi le plus populaire de l’histoire et Louis XV souffrait trop de la comparaison. Avec Louis XVI, on peut encore rêver, comme avec Marie-Antoinette.
« Belle, l’œil doit l’admirer,
Reine, l’Europe la révère,
Mais le Français doit l’adorer,
Elle est sa reine, elle est sa mère. »1207Romance en l’honneur de Marie-Antoinette (1774). Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
La jeune et jolie reine jouit d’une immense popularité depuis son arrivée en France il y a quatre ans, et Versailles la salue en ce style précieux. C’est l’état de grâce, comme jamais avant et jamais après.
Certes, il y a des jalousies et déjà quelques soupçons contre l’ « Autrichienne » à la cour. On aura plus tard la preuve qu’elle est manipulée par sa famille autrichienne, restant très attachée à sa mère, Marie-Thérèse, impératrice d’Autriche durant trente ans et forte personnalité.
Délaissée par son royal époux, peu soucieuse de l’étiquette à la cour et moins encore des finances de l’État, dépensière et futile, Marie-Antoinette va accumuler les erreurs. « Ma fille court à grands pas vers sa ruine » confie sa mère à l’ambassadeur de France à Vienne, en 1775.
« Plus scélérate qu’Agrippine
Dont les crimes sont inouïs,
Plus lubrique que Messaline,
Plus barbare que Médicis. »1242Pamphlet contre la reine. Vers 1785. Dictionnaire critique de la Révolution française (1992), François Furet, Mona Ozouf
Dauphine jadis adorée, la reine est devenue terriblement impopulaire en dix ans, pour sa légèreté de mœurs, mais aussi pour ses intrigues et son ascendant sur un roi faible jusqu’à la soumission. L’affaire du Collier va renforcer ce sentiment.
La Révolution héritera certes de l’œuvre de Voltaire et de Rousseau, mais aussi des « basses Lumières », masse de libelles et de pamphlets à scandale où le mauvais goût rivalise avec la violence verbale, inondant le marché clandestin du livre et sapant les fondements du régime. Après le Régent, les maîtresses de Louis XV et le clergé, Marie-Antoinette devient la cible privilégiée : quelque 3 000 pamphlets la visant relèvent, selon la plupart des historiens, de l’assassinat politique. Les réseaux sociaux et les fake news ont toujours existé.
Révolution (1789-1795).
« Il a été permis de craindre que la Révolution, comme Saturne, dévorât successivement tous ses enfants. »1269
Pierre Victurnien VERGNIAUD (1753-1793). Histoire des Girondins (1847), Alphonse de Lamartine
La Révolution est le temps de toutes les métaphores et celle-ci sera reprise comme beaucoup d’autres.
Le destin de Vergniaud illustre parfaitement ses paroles : avocat (comme nombre de révolutionnaires), député sous la Législative, prenant parti contre les émigrés, contre les prêtres réfractaires, Vergniaud est ensuite considéré comme trop modéré, face à Robespierre et aux Montagnards. Il fait partie des Girondins guillotinés, fin octobre 1793. D’autres charrettes d’ « enfants » de la Révolution suivront : les Enragés (hébertistes) trop enragés, les Indulgents (dantonistes) trop indulgents, les robespierristes enfin, trop terroristes.
« La famille est complète. »1323
Jean-Sylvain BAILLY (1736-1793), à la tribune de l’Assemblée nationale, 27 juin 1789. Histoire de la Révolution française (1823-1827), Adolphe Thiers, Félix Bodin
Métaphore nationale et déjà républicaine. Le président de l’Assemblée, doyen du tiers état et premier à prêter le serment du Jeu de paume, peut être satisfait : le roi (toujours Père de la nation) a ordonné aux députés de la noblesse et du clergé de se joindre au tiers. L’Assemblée nationale mérite enfin son nom et devient une notion juridique : « Nous pourrons maintenant nous occuper sans relâche et sans distraction de la régénération du royaume et du bonheur public », conclut Bailly.
Paris et Versailles illuminent. Tout le pays est désormais représenté par ces 1 196 députés. Les votes se feront par tête et non par ordre – noblesse et clergé, unis contre le tiers, l’emportaient presque toujours. Mais le système représentatif pèche encore par inégalité numérique : avec ses 598 députés, le tiers représente 24 millions de Français et les deux autres ordres, un demi-million de nobles et de prêtres avec le même nombre de députés, 308 du clergé, 290 de la noblesse.
« Mes amis, j’irai à Paris avec ma femme et mes enfants : c’est à l’amour de mes bons et fidèles sujets que je confie ce que j’ai de plus précieux. »1355
LOUIS XVI (1754-1793), au matin du 6 octobre 1789 à Versailles. La Révolution française (1965), François Furet, Denis Richet
Le roi ne peut que céder à la foule – des milliers de Parisiens et Parisiennes amassés dans la cour du château de Versailles et criant : « À Paris ! À Paris ! » Il se rend à nouveau populaire, du moins il l’espère, d’autant plus que la foule fraternise avec les gardes. Il va quitter définitivement Versailles pour regagner le palais des Tuileries, sa résidence parisienne.
L’Assemblée se réunit à 11 heures, sous la présidence de Mounier, bouleversé. Sur proposition de Mirabeau et Barnave, elle s’affirme inséparable du roi et décide de le suivre à Paris.
Un immense cortège s’ébranle à 13 heures : plus de 30 000 personnes. Des gardes nationaux portant chacun un pain piqué au bout de la baïonnette, puis les femmes escortant des chariots de blé et des canons, puis les gardes du corps et les gardes suisses désarmés, précédant le carrosse de la famille royale escorté par La Fayette jeune commandant de la garde nationale, suivi de voitures emmenant quelques députés, puis la majeure partie des gardes nationaux et le reste des manifestants.
« Nous ne manquerons plus de pain ! Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron. »1356
Cri et chant de victoire des femmes du peuple ramenant le roi, la reine et le dauphin de Versailles à Paris, 6 octobre 1789. Histoire de la Révolution française (1847), Louis Blanc
Épilogue des deux journées révolutionnaires, 5 et 6 octobre. 6 000 à 7 000 femmes venues la veille de Paris crient aujourd’hui victoire : le roi a promis le pain aux Parisiens. « Père du peuple », il doit assurer la subsistance et le pain tient une grande part dans le budget des petites gens, d’où l’expression : boulanger, boulangère, petit mitron. Le soir, à 20 heures, le maire de Paris accueille le carrosse royal sous les vivats et les bravos du peuple. Quand Louis XVI peut enfin s’installer aux Tuileries, il n’imagine pas qu’il est désormais prisonnier du peuple parisien.
« Le roi n’a qu’un homme, c’est sa femme. »1367
MIRABEAU (1749-1791). Marie-Antoinette, Correspondance, 1770-1793 (2005), Évelyne Lever
Ou encore, selon d’autres sources : « Le roi n’a qu’un seul homme, c’est la reine. » Vérité connue de tous, éprouvée par Mirabeau devenu le conseiller secret de la couronne : monarchiste comme beaucoup de députés, il essaie de convaincre la reine avant le roi, dont la faiblesse, les hésitations, les retournements découragent les plus fervents défenseurs.
« Maman, est-ce qu’hier n’est pas fini ? »1388
Le dauphin LOUIS, futur « LOUIS XVII » (1785-1795), à Marie-Antoinette, fin juin 1791. Bibliographie moderne ou Galerie historique, civile, militaire, politique, littéraire et judiciaire (1816), Étienne Psaume
Un joli mot de l’enfant qui mourra quatre ans plus tard, à la prison du Temple. L’épreuve de « la fuite à Varennes » blanchit (dit-on) les cheveux de la reine : de blond cendré, ils devinrent « comme ceux d’une vieille femme de soixante-dix ans ». Marie-Antoinette a sans aucun doute une part de responsabilité dans ce projet d’évasion mal préparé. Elle dit un jour à Fersen : « Je porte malheur à tous ceux que j’aime. »
« Allons, enfants de la patrie… »1410
ROUGET de l’ISLE (1760-1836), Chant de guerre pour l’armée du Rhin (1792)
Premier vers de ce qui deviendra l’hymne national français sous le nom de La Marseillaise, paroles et musique de Claude Joseph Rouget de l’Isle, chant composé dans la nuit du 25 avril 1792 à la requête du maire Dietrich, à Strasbourg, joué pour la première fois par la musique de la garde nationale de cette ville, le 29 avril. Cette métaphore républicaine et patriotique a un bel avenir dans notre Histoire.
« Désarmez les citoyens tièdes et suspects, mettez à prix la tête des émigrés conspirateurs […] Prenez en otage les femmes, les enfants des traîtres à la patrie. »1411
Jacques ROUX (1752-1794), 17 mai 1792. Jacques Roux et le Manifeste des Enragés (1948), Maurice Dommanget
Discours prononcé à Notre-Dame, imprimé, vendu au profit des pauvres. Le chef des Enragés conclut : « Rappelez-vous surtout que l’Angleterre ne se sauva qu’en rougissant les échafauds du sang des rois traîtres et parjures. » L’escalade de la pensée terroriste est claire. C’est le langage de la terreur, avant la Terreur.
Au club des Cordeliers (celui des extrémistes), on appelle Jacques Roux le Petit Marat. C’est aussi le Curé rouge et le Prêtre des sans-culottes – vicaire, il fut un des premiers « jureurs » à la Constitution civile du clergé. Prêtre bien noté par sa hiérarchie à la veille de 1789, idolâtré de ses fidèles pour sa générosité, il est en quelque sorte révélé à la politique par la prise de la Bastille et converti à la Révolution. Il prononce alors son premier « prêche civique ». Précurseur du socialisme, applaudi par les paroissiens et les gardes nationaux, mais suspect à l’Église, il est bientôt révoqué, frappé d’interdit par l’évêque.
« S’il est fait la moindre violence, le moindre outrage à leurs Majestés, le roi, la reine et la famille royale, s’il n’est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, [les Majestés impériale et royale étrangères] en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion, et les révoltés coupables d’attentats aux supplices qu’ils auront mérités. »1419
Charles Guillaume Ferdinand de BRUNSWICK (1735-1806), Manifeste rédigé le 27 juillet 1792. Journal de Paris (1792)
Fait sous la pression des émigrés (et sans doute de Marie-Antoinette), connu à Paris le 1er août, « le manifeste du général prussien Brunswick […] était, avec ses menaces insolentes de détruire Paris, conçu dans les termes les plus propres à blesser la fierté des Français » (Jacques Bainville, Histoire de France).
« Je suis venu ici pour éviter un grand crime et je pense que je ne saurais être plus en sûreté qu’au milieu de vous. »1423
LOUIS XVI (1754-1793), venu se réfugier à l’Assemblée législative avec tout sa famille, 10 août 1792. Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales (1834-1838), P.J.B. Buchez, P.C. Roux.
Contexte explosif : patrie en danger, blocage institutionnel, effervescence dans les clubs, agitation des sans-culottes et manifeste de Brunswick (connu le 1er août) qui menace de détruire Paris et offense la fierté des Français. Danton a fait prendre d’assaut le palais des Tuileries par la Section du faubourg Saint-Antoine : 17 000 assaillants contre 1 800 défenseurs. Louis XVI ordonne à ses Suisses de ne pas tirer sur les émeutiers – l’affrontement aurait entraîné un carnage – et se rend à l’Assemblée avec sa famille. Mais les Suisses et les derniers fidèles sont massacrés par les patriotes, Parisiens, gardes nationaux et un bataillon de Marseillais – au chant de La Marseillaise.
Bilan des morts : quelque 600 Suisses, 200 aristocrates et gens de maison aux Tuileries. Le palais est pillé, les têtes promenées au bout des piques. Bonaparte, jeune officier d’artillerie présent au Carrousel, marqué par ce spectacle, méprisera dorénavant la foule.
« Je recommande à mon fils, s’il avait le malheur de devenir roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses concitoyens. »1203
LOUIS XVI (1754-1793), Testament écrit un mois avant sa mort (fin 1792)
Dans l’épreuve, Louis XVI acquiert une dignité et même une royauté qui le rachètent devant l’histoire, cependant que le martyre l’auréole aux yeux de nombreux historiens qui condamnent sans appel son prédécesseur : la guillotine est plus noble que la petite vérole.
« Fils de Saint Louis, montez au ciel. »1478
Abbé EDGEWORTH de FIRMONT (1745-1807), confesseur de Louis XVI, au roi montant à l’échafaud, 21 janvier 1793. Collection des mémoires relatifs à la Révolution française (1822), Saint-Albin Berville, François Barrière
Le mot est rapporté par les nombreux journaux du temps. La piété de Louis XVI est notoire et en cela, il est bien le fils de Saint Louis. C’est aussi le dernier roi de France appartenant à la dynastie des Capétiens, d’où le nom de Louis Capet sous lequel il fut accusé et jugé.
« De l’aristocratie, / Marat fut la terreur,
De la démocratie, / Il fut le défenseur.
Du peuple, il fut le père, / L’ami le plus ardent,
Marat fut sur la terre / L’appui de l’indigent. »1521H. d’HAUSSONVILLE (fin du XVIIIe siècle), citoyen de la section Luxembourg, La Mort de Marat, chanson, 1793. Les Almanachs de la Révolution (1884), Henri Welschinger
Le peuple s’était trouvé un autre père, après le roi. Lamartine explique cette popularité de l’homme, dans son Histoire des Girondins : « Marat personnifiait en lui ces rêves vagues et fiévreux de la multitude qui souffre. Il introduisait sur la scène politique cette multitude jusque-là reléguée dans son impuissance. »
Marat joua le rôle du journaliste redresseur de torts et formateur de l’opinion publique, critiquant toujours tout et tous, voulant ouvrir les yeux, ne cessant de réclamer des têtes, inventant le langage de la Terreur, cherchant à détruire tous ses adversaires. En cela, il incarne le révolutionnaire type jusqu’à la caricature. Hébert l’Enragé prendra le relais.
« Une femme, la honte de l’humanité et de son sexe, la veuve Capet, doit enfin expier ses forfaits sur l’échafaud. »1538
Jean-Nicolas BILLAUD-VARENNE (1756-1819) Convention, 3 octobre 1793. L’Agonie de Marie-Antoinette (1907), Gustave Gautherot
Un parmi d’autres conventionnels à réclamer la mise en jugement de la « Panthère autrichienne ». Marie-Antoinette en prison depuis près d’un an, attendait son sort au Temple avant son transfert à la Conciergerie le 1er août 1793.
Le 3 octobre, la Convention vient de décréter que les Girondins seront traduits devant le Tribunal révolutionnaire et l’accusateur public Billaud-Varenne parle en ces termes : « Il reste encore un décret à rendre : une femme, la honte de l’humanité et de son sexe, la veuve Capet, doit enfin expier ses forfaits sur l’échafaud. On publie qu’elle a été jugée secrètement et blanchie par le Tribunal révolutionnaire, comme si une femme qui a fait couler le sang de plusieurs milliers de Français pouvait être absoute par un jury français. Je demande que le Tribunal révolutionnaire prononce cette semaine sur son sort. » La Convention adopte cette proposition.
« Immorale sous tous les rapports et nouvelle Agrippine, elle est si perverse et si familière avec tous les crimes qu’oubliant sa qualité de mère, la veuve Capet n’a pas craint de se livrer à des indécences dont l’idée et le nom seul font frémir d’horreur. »1541
FOUQUIER-TINVILLE (1746-1795), Acte d’accusation de Marie-Antoinette, Tribunal révolutionnaire, 14 octobre 1793. Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris (1862), Émile Campardon
« Marie-Antoinette de Lorraine d’Autriche, âgée de 37 ans, veuve du roi de France » ayant ainsi décliné son identité, a répondu le 12 octobre à un interrogatoire (secret) portant sur des questions politiques et sur le rôle qu’elle a joué auprès du roi, au cours de divers événements, avant et après 1789. Elle nie pratiquement toute responsabilité. Le dossier était vide… D’où l’idée d’interroger son fils âgé de huit ans, pour lui faire reconnaître des relations incestueuses avec sa mère. Pache (maire de Paris), Chaumette (procureur) et Hébert (substitut de la Commune) s’en chargent.
Au procès, cette fois devant la foule, elle répond à nouveau et sa dignité impressionne. L’émotion est à son comble, quand Fouquier-Tinville aborde ce sujet intime des relations avec son fils. L’accusateur public ne fait d’ailleurs que reprendre les rumeurs qui ont moralement et politiquement assassiné la reine en quelque 3 000 pamphlets, à la fin de l’Ancien Régime. L’inceste (avec un enfant âgé alors de moins de 4 ans) fut l’une des plus monstrueuses.
« Si je n’ai pas répondu, c’est que la nature se refuse à répondre à pareille inculpation faite à une mère : j’en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici. »1542
MARIE-ANTOINETTE (1755-1793), réplique à un juré s’étonnant de son silence au sujet de l’accusation d’inceste, Tribunal révolutionnaire, 14 octobre 1793. La Femme française dans les temps modernes (1883), Clarisse Bader
La reine déchue n’est plus qu’une femme et une mère humiliée à qui l’on a enlevé son enfant devenu témoin à charge, évidemment manipulé ! L’accusée retourne le peuple en sa faveur. Le président menace de faire évacuer la salle.
La suite du procès est un simulacre de justice et l’issue ne fait aucun doute. Au pied de la guillotine, les dernières paroles de Marie-Antoinette sont pour le bourreau Sanson qu’elle a heurté, dans un geste de recul : « Excusez-moi, Monsieur, je ne l’ai pas fait exprès. » Un mot de la fin sans doute authentique, mais trop anodin pour devenir citation.
« Enfants de la Patrie, vous vengerez ma mort. »1552
Olympe de GOUGES (1755-1793), guillotinée le 3 novembre 1793. Son mot de la fin. Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, avec le Journal de ses actes (1880), Henri Alexandre Wallon
Féministe coupable d’avoir écrit en 1791 une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, d’avoir défendu le roi, puis courageusement attaqué Robespierre en « brissotine » (synonyme de girondine), elle a été arrêtée en juillet 1793.
Femme de lettres, femme libre jusqu’à la provocation, elle est comparable à George Sand au siècle suivant, mais ce genre de provocation est encore plus mal vu, en 1793 ! La reconnaissance espérée par la condamnée sera tardive – elle attend malgré tout, à la porte du Panthéon…
« Le saviez-vous, Républicains, / Quel sort était le sort du Nègre ?
Qu’à son rang, parmi les humains, / Un sage décret réintègre ;
Il était esclave en naissant, / Puni de mort pour un seul geste
On vendait jusqu’à son enfant. »1598Pierre-Antoine-Augustin de PIIS (1755-1832), La Liberté des Nègres (1794), chanson
L’auteur est le fils naturel d’un officier de Saint-Domingue, territoire faisant partie de ce que l’on nommait alors les « îles d’Amérique » englobant également la Guadeloupe et la Martinique.
Le « citoyen Piis » est poète de circonstance, comme il y en a beaucoup à l’époque. L’esclavage aboli le 4 février 1794, Victor Hugues, envoyé de la Convention en juin, va porter la nouvelle de l’abolition aux Noirs en Guadeloupe. Les planteurs, hostiles au décret, s’allient aux Anglais qui occupent Pointe-à-Pitre et Basse-Terre, mais sont battus par Hugues soutenu par les Noirs.
« Il est temps de mettre un terme à tant de calamités. La République se plaît à rallier ses enfants. »1612
Décret d’amnistie en faveur des Vendéens, Convention, 2 décembre 1794. La Révolution française (1966), Jacques Levron
Après l’exécution de 160 000 civils par les colonnes infernales de Turreau (janvier à juillet 1794), la politique de répression cesse enfin. Quelques grands procès politiques doivent encore dévoiler l’arbitraire et l’horreur de la Terreur. Deux exemples : Carrier, Fouquier-Tinville.
« Lors même qu’il [Louis XVII] aura cessé d’exister, on le retrouvera partout et cette chimère servira longtemps à nourrir les coupables espérances. »1615
CAMBACÉRÈS (1753-1824), Discours tenu au nom des Comités de salut public, de sûreté générale et de législation, Convention, 22 janvier 1795
Phrase prémonitoire, prononcée à l’occasion du deuxième anniversaire de la mort de Louis XVI. À la tribune, l’orateur conclut contre la mise en liberté de son fils. Le dauphin Louis XVII mourra officiellement au Temple le 8 juin de cette année – mais est-ce bien lui ou un autre enfant qui aurait pris sa place ? Ce sera l’énigme du Temple, l’un des mystères de l’histoire de France, conforté par cette phrase étrange d’un grand juriste qui pèse toujours ses mots. Ne dirait-on pas que l’enfant a déjà disparu en janvier ? Totalement isolé, il était très malade.
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