Du Moyen Âge à nos jours, de la chevalerie à l’écologie, la France se révèle le pays des grandes utopies, tout en observant le monde comme il va ou ne va pas : « Le poète en des jours impies / Vient préparer des jours meilleurs. / Il est l’homme des utopies ; / Les pieds ici, les yeux ailleurs. » Victor Hugo (Les Rayons et les Ombres)
Le dictionnaire définit l’utopie : construction imaginaire et rigoureuse d’une société qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal. Par extension, c’est un projet dont la réalisation est impossible, ou plus simplement encore une conception imaginaire.
L’Histoire corrige ce pessimisme : certaines utopies peuvent se réaliser à plus ou moins long terme et peser sur le destin du monde. La Révolution en donne l’exemple, mais aussi la Résistance pendant la dernière guerre.
L’Utopie, écrit en latin et publié en 1516, est l’œuvre de Thomas More, humaniste et théologien de la Renaissance devenu Chancelier d’Angleterre, mais toujours tiraillé entre action et méditation, vie civile active et retrait monacal. Modèle de tolérance mort en « martyr » (selon la légende) et canonisé en 1935 par Pie XI.
Dans sa première édition, l’Utopie se présente assez naïvement comme « Un vrai livre d’or, un petit ouvrage non moins salutaire qu’agréable, relatif à la meilleure forme de communauté politique et à la nouvelle Île d’Utopie. » L’immense retentissement du « petit ouvrage » surprend son auteur. Après la lecture religieuse de l’œuvre au XVIe siècle et la lecture philosophique du texte qui se réfère à Platon, la lecture politique et critique servira de référence au socialisme et au communisme. C’est aussi un genre littéraire à l’origine du mot utopie, entré dans le langage courant par référence à l’Île d’Utopie créée par l’auteur – carte détaillée à l’appui.
Par ordre d’apparition chronologique dans l’Histoire en citations, voici 45 utopies présentées en deux parties.
25. Entre-deux-guerres : Aristide Briand promeut l’utopie pacifiste de la SDN (Société des Nations).
« Certes, nos différends n’ont pas disparu, mais, désormais, c’est le juge qui dira le droit […] Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! »2654
Aristide BRIAND (1862-1932), ministre des Affaires étrangères, Discours du 10 septembre 1926. Histoire de l’Europe au XXe siècle : de 1918 à 1945 (1995), Jean Guiffan, Jean Ruhlmann
À l’inverse de Poincaré (président de la République, puis chef du gouvernement) qui incarne la fermeté face à l’Allemagne, Briand croit à la réconciliation, au désarmement, au droit international et à la Société des nations garante de la paix. Après le pacte de Locarno (octobre 1925) qui garantit les frontières fixées au traité de Versailles, le ministre des Affaires étrangères salue l’entrée de l’Allemagne au sein de la SDN - créée en 1920, dissoute en 1946 et relayée par l’ONU.
« Moi, je dis que la France […] ne se diminue pas, ne se compromet pas, quand, libre de toutes visées impérialistes et ne servant que des idées de progrès et d’humanité, elle se dresse et dit à la face du monde : « Je vous déclare la Paix ! » »2655
Aristide BRIAND (1862-1932), Paroles de paix (1927)
Le 10 décembre 1926, le « Pèlerin de la Paix », surnommé aussi « l’Arrangeur » pour son aptitude à trouver une solution de compromis à tout problème, plus de vingt fois ministre (notamment aux Affaires étrangères), reçoit le prix Nobel de la paix – avec son homologue allemand, Gustav Stresemann.
26. Le surréalisme, utopie artistique saisie par la politique et la tentation communiste dans les années 1930.
« Transformer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. »2669
André BRETON (1896-1966), Position politique du surréalisme, Discours au Congrès des écrivains (1935)
Être ou ne pas être communiste, l’être ou ne pas l’être inconditionnellement, questions récurrentes que se posent nombre d’artistes et d’intellectuels d’avant-garde, dans l’entre-deux-guerres. Les surréalistes ne se réduisent pas à un mouvement artistique pour manuels de littérature. Ce groupe de poètes exprime également une révolte utopique qui vise à relier l’art et la vie. Le surréalisme adopte une position esthétique, mais aussi philosophique et politique.
Cette politisation est l’une des raisons de son éclatement. Le « pape » du mouvement, André Breton entré au Parti communiste depuis 1927 a entraîné nombre de camarades, mais il rompt en 1935.
La guerre à venir, l’attitude de la Russie soviétique et la Résistance vont encore bouleverser les données du problème.
« De toutes les « inventions » surréalistes, la tentation du communisme est bien sûr la plus démoniaque. »2647
Roger VAILLAND (1907-1965), Le Surréalisme contre la révolution (1948)
Le Manifeste du surréalisme d’André Breton (1924) a lancé le mouvement. De nombreux artistes ont été séduits par le communisme, plus nombreux encore à partir de 1930, quand paraît le Second Manifeste du surréalisme. La revue du mouvement, Révolution surréaliste, devient Le Surréalisme au service de la Révolution. Mais Roger Vailland, littérairement proche du surréalisme par sa révolte, est toujours politiquement hostile au communisme.
27. Front populaire, utopie socialiste portée par Léon Blum, vécue dans la joie et partiellement aboutie au printemps 1936.
« Donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse, et au monde la grande paix humaine. »2671
André CHAMSON (1900-1983), Jean GUÉHENNO (1890-1978), Jacques KAYSER (1900-1963), Serment de la gauche au vélodrome Buffalo à Montrouge, 14 juillet 1935. Socialistes à Paris : 1905-2005 (2005), Laurent Villate
Deux intellectuels de gauche et un journaliste radical signent ce Serment et participent à ce grand rassemblement populaire. Face à la montée des périls (fascisme et nazisme), la « grande paix humaine » est menacée. Le Front populaire fait déjà front, dans un climat politique, social, idéologique et un contexte international de plus en plus difficiles, tandis que les divisions de la France entre gauche et droite s’exaspèrent de nouveau.
Pain. Paix. Liberté.2676
Léon BLUM (1872-1950), slogan électoral du Front populaire, inspiré du mot d’ordre de Maurice Thorez, 13 novembre 1934. Le Socialisme selon Léon Blum (2003), David Frapet
Les élections (26 avril et 3 mai 1936) amènent au pouvoir la coalition des communistes, socialistes et radicaux : 358 sièges (contre 222). Léon Blum prend la tête du gouvernement que les communistes soutiennent, sans participer.
C’est le premier ministère où les femmes trouvent place, sur les strapontins de sous-secrétaires d’État : Irène Joliot-Curie (physicienne, chimiste, prix Nobel partagé avec son mari) à la Recherche scientifique, Suzanne Brunschwig (présidente de l’Union pour le suffrage des femmes) à l’Éducation nationale, Suzanne Lacore (institutrice) à l’Enfance.
Le programme du Front populaire, présenté en janvier 1936, est précis dans le domaine politique et social (interdiction des ligues d’extrême droite, affirmation des droits syndicaux, école laïque) plus qu’en matière économique. Quant au triptyque programmatique pris à Maurice Thorez et affiché sur tous les murs, on peut imaginer qu’il fut longtemps débattu. D’abord le pain, contre la crise et la misère du peuple ; ensuite la paix, contre les ligues violentes et la guerre menaçante ; enfin la liberté, contre le fascisme et les dictatures.
« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes pendant quelques jours… Cette grève est en elle-même une joie. »2678
Simone WEIL (1909-1943), La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936. Histoire de la Troisième République, volume VI (1963), Jacques Chastenet
Agrégée de philosophie, ouvrière chez Renault un an avant pour être au contact du réel, elle écrit son article sous le pseudonyme de Simone Galois.
Passionnée de justice, mystique d’inspiration chrétienne quoique née juive, toujours contre la force et du côté des faibles, des vaincus et des opprimés, la jeune femme vibre à cette aventure et – comme elle le fera jusqu’à sa mort, à 34 ans – participe pleinement : « Joie de vivre parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine. Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. Mais on n’y pense pas, on est comme des soldats en permission pendant la guerre. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Joie de parcourir ces ateliers où on était rivé sur sa machine. »
« Vous comprenez, c’est comme s’ils [les ouvriers] avaient été au tombeau jusqu’à aujourd’hui. Ils ont soulevé la pierre tombale et ils voient enfin la lumière. »2679
Témoignage d’un dirigeant de la CGT. Histoire de la France : les temps nouveaux, de 1852 à nos jours (1971), Georges Duby
D’innombrables témoignages concordent, sur ces « grèves de la joie » : mai 36, comme Mai 68, c’est une fête. En juin, plus de 12 000 grèves toucheront près de 2 millions d’ouvriers – le secteur public ne sera pas concerné.
« Il est revenu un espoir, un goût du travail, un goût de la vie. »2681
Léon BLUM (1872-1950), constat du chef du gouvernement, 31 décembre 1936. Histoire de la France : les temps nouveaux, de 1852 à nos jours (1971), Georges Duby
« … La France a une autre mine et un autre air. Le sang coule plus vite dans un corps rajeuni. Tout fait sentir qu’en France, la condition humaine s’est relevée. »
Georges Duby confirme, dans son Histoire de la France : « Le Front populaire, ce n’est pas seulement un catalogue de lois ou une coalition parlementaire. C’est avant tout l’intrusion des masses dans la vie politique et l’éclosion chez elle d’une immense espérance […] Il y a une exaltation de 1936 faite de foi dans l’homme, de croyance au progrès, de retour à la nature, de fraternité et qu’on retrouve aussi bien dans les films de Renoir que dans ce roman de Malraux qui relate son aventure espagnole et justement s’appelle L’Espoir. »
28. L’hitlérisme, utopie totalitaire d’extrême-droite, devenue la dystopie absolue du XXe siècle.
« Mon empire vivra mille ans ! »2729
Adolf HITLER (1889-1945), dont l’empire vivra douze ans (1933-1945). Les 100 personnages du XXe siècle (1999), Frank Jamet
La dystopie peut être définie comme une utopie de cauchemar. Quant à la prophétie du « Reich de mille ans », elle dépasse la propagande nazie : pour un peuple humilié, avide de revanche, le Führer est le nouveau messie.
Première visée, la France, l’ennemie mortelle et vite vaincue : elle subit la domination allemande des deux tiers de son territoire dans la zone occupée, avec une zone libre qui le sera de moins en moins, tandis que les trois départements d’Alsace-Lorraine sont annexés, les deux départements du Nord et du Pas-de-Calais réunis à la Belgique – elle-même envahie par les chars d’assaut lors de la Blitzkrieg (guerre éclair) et passée sous administration allemande, le 15 septembre 1940. D’autres pays font les frais de cet impérialisme qui redessine la carte de l’Europe.
En vertu du pacte tripartite signé le 27 septembre 1940, donnant à l’Allemagne, à l’Italie et au Japon le droit à l’« espace vital » dont chacun a besoin et par le jeu des empires coloniaux, c’est le monde que les trois dictateurs, Hitler, Mussolini et Hiro-Hito, veulent se partager. Cette guerre, fatalement, devait devenir mondiale. En un quart de siècle, incluant l’instauration de régimes communistes et leur cortège de persécutions, « soixante-dix millions d’Européens, hommes, femmes et enfants, ont été déracinés, déportés et tués », écrira Albert Camus.
29. Le gaullisme en 1940, utopie gagnante incarnée par un homme seul et finalement bien entouré.
« Un fou a dit « Moi, la France » et personne n’a ri parce que c’était vrai. »2709
François MAURIAC (1885-1970). Encyclopædia Universalis, article « France »
Et si le gaullisme était d’abord une utopie !? On peut défendre cette thèse en citant cette magnifique définition du personnage qui entre dans l’Histoire.
Simple général de brigade à titre temporaire, Charles de Gaulle en 1940, absolument seul et contre le destin, refuse la défaite entérinée par le gouvernement légal de la France face à l’Allemagne nazie, continue la lutte dans l’Angleterre toujours en guerre, mobilise des résistants, combattants français de plus en plus nombreux à entendre cette autre voix de la France parlant espoir et grandeur, se fait reconnaître non sans peine des Alliés, déchaîne des haines et des passions également inconditionnelles et permet enfin à la France d’être présente au jour de la victoire finale.
« Elle [la France] n’est pas seule […] Elle peut faire bloc avec l’Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte […] Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. »2713
Charles de GAULLE (1890-1970), Appel du 18 juin 1940, Mémoires de guerre, tome I, L’Appel, 1940-1942 (1954)
Atout majeur de la France dans cette histoire, la Grande-Bretagne qui a aussi trouvé son grand homme : Churchill, partenaire essentiel pour de Gaulle. Au lendemain de la défaite française de juin 1940, la « bataille d’Angleterre » commence avec la marine qui empêche tout débarquement allemand, l’aviation qui met en échec la Luftwaffe, enfin le Commonwealth qui permet de tenir tête à Mussolini et même à Hitler, dans la guerre méditerranéenne.
« Cette guerre est une guerre mondiale. Dans l’univers libre, des forces immenses n’ont pas encore donné. Un jour, ces forces écraseront l’ennemi. Il faut que la France, ce jour-là, soit présente à la victoire. Alors elle retrouvera sa liberté et sa grandeur. »2714
Charles de GAULLE (1890-1970), Appel « A tous les Français » du 23 juin 1940. La Résistance : chronique illustrée 1930-1950 (1973), Alain Guérin
Paroles littéralement prophétiques, alors que l’Angleterre est seule à faire front face à Hitler qui semble tout-puissant ! La guerre devient mondiale quand l’Allemagne attaque l’URSS (22 juin 1941) et quand le Japon intervient contre les États-Unis (7 décembre 1941) et le Commonwealth (début 1942). Elle s’étend à tous les continents, toutes les mers du globe, mobilise 92 millions d’hommes et fait (selon les estimations) de 35 à 60 millions de morts (civils et militaires). Il fallait que cette guerre, si mal commencée, devint mondiale pour finir bien, mais le prix en sera terrible, au-delà des statistiques.
« On ne fait rien de sérieux si on se soumet aux chimères, mais que faire de grand sans elles ? »2729
Charles de GAULLE (1890-1970). Les Chênes qu’on abat (1979), André Malraux
C’est une clé de son action et une raison de sa « folle utopie ». Malraux a parfait le personnage aussi soigneusement que le sien propre – « son côté Chateaubriand » si bien décelé par Mauriac. De Gaulle lui ressemblait en cela aussi, cultivant son personnage et soucieux de laisser à l’histoire ses Mémoires de guerre en trois tomes : L’Appel. L’Unité. Le Salut.
30. La Résistance, forme d’utopie solidaire et de mieux en mieux organisée, jusqu’à la victoire.
« La Résistance fut une démocratie véritable : pour le soldat comme pour le chef, même danger, même responsabilité, même absolue liberté dans la discipline. »2784
Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations III (1949)
Il est possible de définir la Résistance (avec ou sans majuscule) comme une « utopie citoyenne » mobilisant des patriotes de tout parti, de l’extrême-gauche à la droite.
Fait européen, elle évolue à peu près de la même façon dans tous les pays. À côté de la Résistance extérieure et bientôt avec elle, la Résistance intérieure s’organise en France. On écoute la BBC, on se passe des informations, on fait passer des renseignements, des réseaux se créent, on imprime une presse clandestine (plus de 1 100 journaux recensés, dont certains tirent à plusieurs centaines de mille !) et des tracts pour dénoncer les mensonges de la propagande. On aide les prisonniers évadés des camps établis en France et des filières d’évasion se forment. On aidera tous les suspects, notamment les juifs. On arrive vite à l’action directe, la plus dangereuse : sabotages, attentats, guerre de maquisards, armée des ombres. Près de 100 000 morts au total, dans les rangs des Résistants dont le compte est forcément imprécis.
« La mort ? Dès le début de la guerre, comme des milliers de Français, je l’ai acceptée. Depuis, je l’ai vue de près bien des fois, elle ne me fait pas peur. »2785
Jean MOULIN (1899-1943). Vies et morts de Jean Moulin (1998), Pierre Péan
Ayant refusé, comme préfet, la politique de Vichy et rejoint Londres à l’automne 1940, parachuté en France dans les Alpilles le 1er janvier 1942 comme « représentant du général de Gaulle », il a pour mission d’unifier les trois grands réseaux de résistants de la zone sud (Combat, Libération, Franc-Tireur). Rôle difficile, vue l’extrême diversité des sensibilités, tendances et courants ; action à haut risque qu’il paiera bientôt de sa vie. Jean Moulin, coordinateur des réseaux de Résistance en métropole, en fut à la fois le chef, le martyr et le symbole. Pierre Brossolette qui agit dans la zone nord, lui aussi arrêté, se suicidera pour ne pas livrer de secrets sous la torture.
« Sur mes cahiers d’écolier / Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige / J’écris ton nom […]
Et par le pouvoir d’un mot / Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître, / Pour te nommer
Liberté. »2788Paul ÉLUARD (1895-1952), « Liberté », Poésie et Vérité (1942)
Cet hymne à la liberté, chef-d’œuvre de la poésie née de la Résistance, est répandu sur la France par les avions de la Royal Air Force. Éluard, comme Aragon, a choisi la voie de l’engagement politique et les rangs du Parti communiste dans les années 1930. Depuis la rupture du pacte germano-soviétique, l’entrée dans la Résistance ne pose plus problème aux intellectuels et militants du PCF. Comme l’écrira Philip Williams en 1971 : « Dès lors que l’URSS est en danger, les « mercenaires de la Cité de Londres » deviennent du jour au lendemain « nos vaillants alliés britanniques », tandis que les gaullistes, de « traîtres », se transforment en « camarades ». »
« Ami, entends-tu / Le vol noir
Des corbeaux / Sur nos plaines ?
Ami, entends-tu / Ces cris sourds
Du pays / Qu’on enchaîne ? »2798Joseph KESSEL (1898-1979) et Maurice DRUON (1918-2009), neveu de Kessel, paroles, et Anna MARLY (1917-2006), musique, Le Chant des partisans (1943)
Chant de la Résistance, composé à Londres, sifflé par Claude Dauphin à la BBC, largué par la RAF (Royal Air Force, force aérienne royale) sur la France occupée, créé par Germaine Sablon (dans le film Pourquoi nous combattons) et repris par Yves Montand, entre autres interprètes. Marche au rythme lent, lancinant : « Ohé Partisans / Ouvriers / Et paysans / C’est l’alarme / Ce soir l’ennemi / Connaîtra / Le prix du sang / Et des larmes… / Ami si tu tombes / Un ami sort de l’ombre / À ta place. »
La Résistance, devenue phénomène national, mêle plus que jamais tous les milieux, tous les courants d’opinion, toutes les régions, recréant une union sacrée contre l’ennemi dont la présence se fait de plus en plus insupportable, à mesure que ses « besoins de guerre » le rendent plus exigeant en hommes, en argent, en matières premières. À côté des héros, une armée des ombres se lève, anonyme, donnant le gros des bataillons de la Résistance : « C’est une erreur de croire que les hommes moyens ne sont capables que de sacrifices moyens. » (Georges Bernanos).
« Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas, c’est pour guetter l’aurore
Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent. »2804Robert DESNOS (1900-1945), « Demain », État de veille (1943)
Même chemin qu’Éluard et Aragon : après le surréalisme, l’engagement, le communisme, puis la Résistance et les poèmes de l’espoir. Cependant, les Français souffrent plus que jamais en 1943 : l’ordre allemand s’impose avec les SS et la Gestapo, les restrictions, le système des otages, les déportations, les délations. « Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille […] / Âgé de cent mille ans, j’aurai encore la force / De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir. » Mais Desnos mourra en déportation.
31. La « France nouvelle », utopie déclarée en 1942 par de Gaulle qui entre en politique pour préparer l’après-guerre et « les jours heureux », programme du CNR.
« C’est une révolution, la plus grande de son Histoire, que la France trahie par ses dirigeants et ses privilégiés a commencé d’accomplir. »2790
Charles de GAULLE (1890-1970), Discours du 1er avril 1942. Les Nationalisations de la Libération : de l’utopie au compromis (1987), Claire Andrieu, Lucette Le Van, Antoine Prost
Nouvelle utopie à porter au crédit du général gagnant. Le mouvement de Londres a pris le contre-pied du gouvernement de Vichy. Vichy est viscéralement de droite, la France libre se pose naturellement à gauche. À la réaction fasciste de la « révolution nationale » répond la rénovation démocratique de la « révolution républicaine ».
De Gaulle précise : « Il se crée une France entièrement nouvelle dont les guides seront des hommes nouveaux. Les gens qui s’étonnent de ne pas trouver parmi nous des politiciens usés, des académiciens somnolents, des hommes d’affaires ménagés par des combinaisons, des généraux épuisés de grades, font penser à ces attardés des petites cours d’Europe qui pendant la Révolution française s’offusquaient de ne pas voir siéger Turgot, Necker et Loménie de Brienne au Comité de salut public. » Ainsi de Gaulle, au cœur de la guerre, prépare la paix et l’avenir de la France nouvelle.
« La France choisit le chemin nouveau […] S’il existe encore des Bastilles, qu’elles s’apprêtent de bon gré à ouvrir leurs portes. »2800
Charles de GAULLE (1890-1970), Discours d’Alger, 14 juillet 1943. Histoire de la IVe République : la République des illusions, 1945-1951 (1993), Georgette Elgey
Il continue de préparer l’après-guerre et des réformes dans le sens de la gauche. Il élargit les assises politiques de la France libre devenue France combattante, prenant acte de l’adhésion de la Résistance intérieure. Il met en place des institutions, rédige des textes, et tout cela d’Alger qui remplace Londres et se pose, contre Vichy, en vraie capitale (provisoire) de la France. Il annonce « la Quatrième République française [qui] abolira toute coalition d’intérêts ou de privilèges. »
« En 1944, les Français étaient malheureux, maintenant ils sont mécontents. C’est un progrès. »2858
Charles de GAULLE (1890-1970), redevenu chef du gouvernement provisoire depuis le 21 octobre 1945. De Gaulle, l’exil intérieur (2001), Jacques Baumel
Le mécontentement, c’est la vie quotidienne qui reste très difficile : pain rationné et cartes d’alimentation pour la plupart des produits, charbon rare et production désorganisée.
Le progrès, c’est que la guerre est finie, la France est libre, les nationalisations ont commencé, la Sécurité sociale est créée par ordonnance. Ambroise Croizat, injustement oublié de l’Histoire, ouvrier métallurgiste à 13 ans, député communiste du Front populaire, participa dans la clandestinité à l’élaboration du programme du CNR (Conseil National de la Résistance) débouchant sur les deux ordonnances d’octobre 1945 créant la Sécurité sociale dont il définit les principes : « Vivre sans l’angoisse du lendemain, de la maladie ou de l’accident de travail, en cotisant selon ses moyens et en recevant selon ses besoins. »
Ministre du Travail du général de Gaulle du 21 novembre 1945 au 26 janvier 1946 , puis ministre du Travail et de la Sécurité sociale sous deux gouvernements successifs de la Quatrième République, il organise concrètement le projet (avec Pierre Laroque et Alexandre Parodi) : création des comités d’entreprise, médecine du travail, formation professionnelle, réglementation des heures supplémentaires, statut des mineurs, retraites… Il meurt à Paris à 50 ans, le 10 février 1951. Un million de Français ont accompagné au Père-Lachaise l’homme politique qui a tenu parole : « Dans une France libérée, nous libérerons les Français des angoisses du lendemain. » Rappelons que le programme du CNR avait été initialement baptisé : « Les jours heureux ».
32. Les utopies de l’après-guerre se bousculent et se heurtent aux réalités politiques.
« Il faut refaire des hommes libres. »2831
Georges BERNANOS (1888-1948), La Liberté pour quoi faire ? (1946)
Credo utopiste qu’il ne cesse de répéter au lendemain de la Libération, jetant ses dernières forces dans ce combat d’idées. Visionnaire et prophète, plus soucieux des grandes options qui commandent l’Histoire que des détails institutionnels, ce catholique engagé, qui refusera tous les postes et tous les honneurs pour rester libre, précise : « Je n’entends nullement opposer le capitalisme au marxisme […] deux symptômes d’une même civilisation de la matière […] Le libéralisme capitaliste, comme le collectivisme marxiste, fait de l’homme une espèce d’animal industriel soumis au déterminisme des lois économiques. » Dont acte.
« La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. »2832
Albert CAMUS (1913-1960), Les Justes (1949)
Rédacteur en chef de Combat de 1944 à 1947, il est de ces intellectuels qui se mêlent ardemment à l’actualité de leur temps marqué par le totalitarisme, pour crier sa soif de justice, revendiquer dans L’Homme révolté « la liberté, seule valeur impérissable de l’Histoire » et préférer la révolte à la révolution : « Je me révolte, donc nous sommes. »
Pour cet écrivain-philosophe qui nous parle aujourd’hui encore, « l’Histoire n’est que l’effort désespéré des hommes pour donner corps aux plus clairvoyants de leurs rêves. » Son projet d’un « ordre universel » pour une démocratie internationale est la seule solution pour dépasser les tensions renaissantes au lendemain de la guerre et pour changer effectivement le monde. Mais c’est une utopie prématurée. Il faut donc renoncer à toute révolution violente et remplacer la quête du Grand soir par la poursuite d’une « utopie relative » - ce que John Rawls nommera en 1999 « l’utopie réaliste ». Cette utopie« plus modeste et moins ruineuse » est la « chance fragile qui pourrait nous sauver des charniers ».
Se défiant des idéologies, Camus s’oppose aux communistes, repousse les mirages de l’absolu et les violences révolutionnaires, contrairement à Sartre et à la revue des Temps modernes. L’effondrement des régimes communistes dans l’Europe de l’Est à l’automne 1989 l’aurait sans doute comblé, de même que le « Printemps arabe » en 2011.
« [Le marxisme], c’est le climat de nos idées, le milieu où elles s’alimentent, c’est le mouvement vrai de ce que Hegel appelait l’Esprit objectif […] Il est à lui seul la culture. »2905
Jean-Paul SARTRE (1905-1980). Les Temps modernes, nos 121 à 125 (1956), Jean-Paul Sartre
Peu de temps avant le XXe Congrès du PC de l’Union soviétique, tenu en février 1956, Sartre assure : « Porté par l’Histoire, le PC manifeste une extraordinaire intelligence objective, il est rare qu’il se trompe. » La suite va très vite démentir ces propos. Le 4 novembre 1956, 2 500 chars soviétiques interviennent en Hongrie pour écraser la tentative de libéralisation du régime. Le 9, dans une interview à L’Express, il dénonce « la faillite complète du socialisme en tant que marchandise importée d’URSS » et se tourne vers d’autres communismes, voulant préserver l’élan révolutionnaire de la classe ouvrière en France : « Il ne faut pas désespérer Billancourt. »
« Cette cage des mots, il faudra que j’en sorte
Et j’ai le cœur en sang d’en chercher la sortie
Ce monde blanc et noir, où donc en est la porte
Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux orties. »2906Louis ARAGON (1897-1982), Le Roman inachevé (1956)
Ces vers reflètent le désarroi de l’intellectuel communiste, au lendemain du XXe Congrès et du rapport Khrouchtchev (25 février 1956). La vie et l’œuvre de Staline, le culte de la personnalité, tout a été remis en question ! C’est le « dégel » en URSS. En France, le PC prend acte avec mauvaise grâce. Staline était un dieu vivant pour nombre d’écrivains français, ils sont à présent désarçonnés, déchirés. C’est le commencement de la fin d’une utopie séculaire.
« Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture. »2855
Devise de l’association Peuple et Culture. Manifeste de Peuple et Culture (1945)
Grande et généreuse ambition des fondateurs de ce mouvement, héritiers des valeurs du siècle des Lumières et de la République française, qui ont presque tous participé au Front populaire de 1936 et à la Résistance. Mais indiscutable utopie ! Comment promouvoir la « révolution culturelle » rêvée, avec un budget culturel inférieur à 0,10 % des dépenses publiques ? Il faut attendre la Cinquième République pour que l’État commence à avoir les moyens de ses ambitions, avec un ministère créé par de Gaulle pour Malraux, puis l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 et le « 1 % pour la culture ».
À l’actif de la Quatrième République, rappelons cependant le travail des animateurs culturels au sein de l’association Peuple et Culture, la décentralisation théâtrale animée par Pierre Bourdan et Jeanne Laurent au ministère des Beaux-Arts, la floraison des festivals, dont celui d’Avignon lancé dans l’été 1947 et le Théâtre national populaire (TNP) de Jean Vilar créé en 1951, exemplaire réussite qui marque toute une génération.
33. Un oxymore utopique signé Trigano, entrepreneur gagnant dans la civilisation des loisirs des Trente Glorieuses.
« Ce que nous voulons, c’est inventer en permanence de l’utopie concrète. »2956
Gilbert TRIGANO (1920-2001). Manager en toutes lettres (2009), François Aélion
Manager très médiatisé du Club Méditerranée, ex-militant communiste rêvant de faire du Club Med une « société sans classe, sans frontière, sans lois » et « d’y faire vivre nos adhérents dans une économie et une psychologie d’abondance », il crée une forme de vacances qui séduira des « gentils membres » par millions.
Va-t-on Vers une civilisation du loisir ? s’interroge le sociologue Joffre Dumazedier dans ce célèbre essai daté de 1962. En tout cas, le poste « loisirs » est en progrès constant dans la consommation des ménages. Mais sa composition change, et surtout se diversifie, à l’image des nouvelles pratiques de consommateurs toujours plus sollicités, courtisés, voire harcelés. Depuis cette époque, cette tendance a incontestablement empiré.
34. La conquête spatiale, dernière utopie collective qui se concrétise par étape avec la fusée Ariane en vedette.
« La Terre est le berceau de l’humanité, mais personne ne passe toute sa vie au berceau. »2914
Constantin TSIOLKOVSKI (1857-1935). Visions du futur : une histoire des peurs et des espoirs de l’humanité (2000), Annie Caubet, Zeev Gourarier, Jean Hubert Martin
Ce savant et ingénieur russe travaillant sur les fusées au début du siècle est l’un des pères de l’astronautique contemporaine. Le 4 octobre 1957, Spoutnik 1, le premier satellite artificiel soviétique, ouvre à l’homme les portes du ciel. Des millions d’hommes entendent le bip-bip de ce bébé Lune qui tourne autour de la Terre (pendant trois mois).
Le premier homme de l’espace sera russe, Youri Gagarine, 12 avril 1961. L’Américain Alan Shepard le suit de peu (5 mai). Le premier homme marchant sur la Lune est l’Américain Neil Armstrong, le 21 juillet 1969. Le premier cosmonaute français, Jean-Loup Chrétien, volera le 24 juin 1982 dans un vaisseau spatial soviétique.
« C’est un petit pas pour l’homme, mais un grand bond pour l’humanité. »3115
Neil ARMSTRONG (1930-2012), premiers mots en direct de la Lune, 21 juillet 1969
L’astronaute américain pose une plaque en forme de message : « Ici, des hommes de la planète Terre ont mis pour la première fois le pied sur la Lune en juillet 1969 après J.-C., nous sommes venus pacifiquement au nom de toute l’Humanité. » L’humanité oublie d’être blasée et les yeux au ciel, elle assiste en temps réel à ce rêve aussi vieux qu’elle, cette utopie littéraire de Jules Verne (De la Terre à la lune, 1865) devenue réalité.
La conquête spatiale, prodige de technologie, est aussi, ou d’abord, un enjeu politique, dans la « guerre froide » entre les États-Unis d’Amérique (incarnation du capitalisme) et l’Union soviétique (chantre du communisme). L’URSS a tiré la première, en lançant Spoutnik 1 en 1957, l’Amérique s’est rattrapée l’année suivante, avec Explorer 1. En 1961, le premier homme dans l’espace est russe, Youri Gagarine. Mais avec Apollo 11 qui décolle de Cap Kennedy en Floride, c’est un Américain qui marche enfin sur le sol lunaire.
Les explorations lunaires sont abandonnées au cours des années 1970 par les Américains comme par les Soviétiques. Mais la conquête de l’espace continue et la France y a sa place. En 1961, de Gaulle a créé le Centre national d’études spatiales : le CNES est devenu un acteur majeur de l’Europe spatiale. Après l’échec d’Europa, trop lourd, trop coûteux, trop ambitieux, Ariane 1 est le premier modèle d’une famille de lanceurs qui place l’Europe en tête du marché mondial, au XXIe siècle. Une incontestable réussite, en termes d’emplois, de progrès économique et de recherche scientifique.
35. L’esprit de Mai 68, joyeusement utopique, insolemment jeune et socialement gagnant.
L’imagination au pouvoir.
Exagérer, c’est commencer d’inventer.
Prenez vos désirs pour des réalités.2952Slogans de Mai 68
Les sociologues ont commenté à l’infini ces mots qui restent dans la mémoire collective, bien au-delà de la génération spontanée qui les créa, entre barricades bon enfant, manifs en chaîne et grèves de la joie. En tout cas, ces trois slogans sont une définition de l’utopie « bon enfant », plus naïve que philosophique.
Soyez réalistes, demandez l’impossible.3051
Slogan à Censier (annexe de la Sorbonne), 14 mai 1968
Autre injonction utopiste, désarmante de simplicité, citation tombée dans le domaine public. Pour Philippe Sollers : « Voilà le plus beau slogan de Mai 68, le plus profond, le plus explicitement surréaliste. Il peut être répété à n’importe quel moment. Il n’a pas une ride. » L’Express, 16 avril 1998.
« Pour plus d’un jeune révolté des barricades, il y aura du désenchantement, sinon du désespoir, à voir « sa » révolution se coucher dans les draps anonymes du suffrage universel. »3079
Claude IMBERT (1929-2016), L’Express, juin 1968. L’Express, L’Aventure du vrai (1979), préface de Jean François Revel
Les élections des 23 et 30 juin 1968 donnent 293 sièges sur 487 à l’UDR (Union pour la défense de la République, c’est-à-dire la majorité gouvernementale) : majorité absolue, triomphe du pouvoir. De Gaulle parle des « élections de la trouille ». Viansson-Ponté (Le Monde) y voit le « groupe le plus nombreux qui ait jamais forcé la porte d’une Assemblée française ».
L’utopie, c’est fini ! Mais l’esprit de Mai 68 reste bien vivant et ce mouvement a marqué la société française, à l’égal d’une révolution sociétale et pacifique, unique en son genre.
36. La « nouvelle société » de Chaban-Delmas, une utopie séduisante qui aurait pu se concrétiser.
« Il y a peu de moments dans l’existence d’un peuple où il puisse autrement qu’en rêve se dire : Quelle est la société dans laquelle je veux vivre ? J’ai le sentiment que nous abordons un de ces moments. Nous pouvons donc entreprendre de construire une nouvelle société. »3116
Jacques CHABAN-DELMAS (1915-2000), Discours à l’Assemblée nationale, 16 septembre 1969
Aucun discours parlementaire de Premier ministre n’eut plus de retentissement, sous la Cinquième République. La dénonciation du « conservatisme » et des « blocages » de la société française annonce un programme ambitieux de réformes – maître mot des quatre prochains présidents, mais malheureusement pas de Georges Pompidou, aux priorités plus concrètes que sociétales !
Chaban-Delmas, dans L’Ardeur (1975), donne de sa « nouvelle société » deux définitions : « L’une politique, c’est une société qui tend vers plus de justice et de liberté […] L’autre sociologique, c’est une société où chacun considère chacun comme un partenaire ». On ne peut que souscrire à un tel programme, d’autant plus séduisant qu’il rester aujourd’hui encore largement utopique.
37. La construction européenne, utopie tentante ou trompeuse, en forme de feuilleton géopolitique à rebondissements.
« L’Europe est beaucoup plus ancienne que ses nations. L’Europe a exercé dès sa naissance une fonction non seulement universelle, mais de fait universalisante. Elle a fomenté le monde. L’Europe unie n’est pas un expédient moderne. Mais c’est un idéal qu’approuvent depuis mille ans tous ses meilleurs esprits. »2967
Denis de ROUGEMONT (1906-1985), Vingt-huit siècles d’Europe : la conscience européenne à travers les textes (1961)
Écrivain suisse d’expression française, ce partisan de l’Europe fait remonter très loin sa valeur civilisatrice. C’est surtout un pionnier, qui s’engage en faveur de la construction européenne, dès 1947 : discours inaugural au premier Congrès de l’Union européenne des fédéralistes.
Prônant le « fédéralisme intégral » (un mythe qui débouchera au moins sur l’élection du Parlement européen au suffrage universel en 1979), il participe essentiellement à la construction d’une Europe de la culture, négligée par les Pères fondateurs qui donnaient priorité à l’économie - ce que Jean Monnet a sans doute regretté, plus tard.
« Oui, c’est l’Europe depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, toutes ces vieilles terres où naquit, où fleurit la civilisation moderne, c’est toute l’Europe qui décidera du destin du monde. »2987
Charles de GAULLE (1890-1970), Discours de Strasbourg, 23 novembre 1959. De Gaulle et l’Europe (1963), Roger Massip
Utopie qui peine à se réaliser comme toutes les utopies. Autre problème majeur, mais question toujours posée au XXIe siècle. De quelle Europe s’agit-il ? Un an plus tôt, de Gaulle écrit à Paul Reynaud : « Vous savez qu’à mon sens, on peut voir l’Europe et peut-être la faire de deux façons : l’intégration par le supranational, ou la coopération des États et des nations. C’est à la deuxième que j’adhère. »
Le discours de Strasbourg reste prophétique sur un autre plan. L’Europe a vécu la réunification de l’Allemagne et la réconciliation entre les deux pays jadis ennemis, devenus alliés. Plus globalement, la guerre froide et le communisme dans sa version soviétique appartiennent à un passé révolu. De sorte que l’idée de « maison commune » européenne et de cette Europe « de l’Atlantique à l’Oural » ne relève plus de l’utopie.
« Ce qui s’est fait sous le nom d’Union européenne ne ressemble à rien de connu jusqu’ici. Sans cohésion politique ni identité commune, c’est essentiellement un espace de paix régi par le droit. Il faut rappeler inlassablement que la paix n’est ni fatale ni même naturelle en Europe. Ce « machin » à 25 nations qui rend toute guerre impossible entre elles est historiquement déjà miraculeux. »2968
Michel Rocard (1930-2016), point de vue sur l’Europe, paru dans Le Monde du 28 novembre 2003
Rocard le socialiste est un européen convaincu et toujours militant pour dire notre « besoin d’Europe », avec des arguments comparables à ceux du centriste François Bayrou.
Bien au-delà de l’intérêt économique qu’on peut éternellement discuter, surtout dans la situation de crise qui frappe presque tous les pays européens depuis 2008, l’argument de la paix demeure indiscutable et doit être sans cesse mis en avant, pour les nouvelles générations qui n’ont pas connu la guerre. Le prix Nobel de la paix attribué à cette Union européenne le 12 octobre 2012 viendra consacrer cette évidence.
(Le « machin » fait allusion à l’expression du général de Gaulle pour qualifier l’ONU, et non l’Europe.)
« Sans Europe, sans union politique et sans démocratie, la marche du monde devient une fatalité sur laquelle les peuples de notre continent auront perdu le pouvoir de peser. Chaque fois qu’il s’agit de peser sur l’avenir du monde, on retrouve « le besoin d’Europe ». »3469
François BAYROU (né en 1951), Discours de Strasbourg, 6 mars 2012, et site de campagne, 2012
Au-delà de la politique politicienne et du jeu des partis – la droite, la gauche et lui au centre –, c’est Bayrou l’Européen, avec une constance remarquable, d’autres ayant changé d’avis, sans que cela soit fatalement critiquable.
Michel Rocard, qui n’est plus candidat à rien en 2012, fait la même analyse face aux jeunes, le 24 mars sur France Inter. Devant cette crise interminable et mystérieuse, personne ne comprend rien, ni les économistes ni les politiques. L’opinion leur en veut, aucune vision de long terme ne se dégage. On joue à la campagne électorale, c’est théâtral, amusant, mais déconnecté de la réalité, des vrais problèmes. Alors que la France a un terrible « besoin d’Europe ». Entre les États-Unis qui gouvernent à droite et mènent une politique extérieure malheureuse, et l’Asie qui va dominer le monde dans les années 2030, face à la Chine qui n’a rien à faire de 27 pays qui se chamaillent, il faut reprendre la construction européenne, en diminuant les souverainetés nationales. Il n’y a plus de sauvetage individuel dans ce monde.
« Dans la tourmente, l’Europe reçoit le prix Nobel de la paix. »3494
Le Monde, dépêche AFP, 10 décembre 2012
L’Union européenne des 27 pays, représentée à Oslo par une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement, dont le couple vedette franco-allemand, Hollande et Merkel, a été couronnée deux mois plus tôt par le Nobel de la paix, pour son rôle dans la transformation « d’un continent de guerre en continent de paix ».
Le président du Comité Nobel norvégien remet le prix et répond aux critiques et aux sceptiques en europhile convaincu, quoique conscient de la crise : « Nous ne sommes par rassemblés ici aujourd’hui avec la conviction que l’UE est parfaite. Nous sommes rassemblés avec la conviction que l’on doit résoudre nos problèmes ensemble. » La chancelière Angela Merkel réagit dans le même esprit, par la voix de son porte-parole : « Nous y voyons un encouragement au grand projet pacificateur qu’a représenté l’Union européenne pour le continent européen. » En France, le personnel politique est partagé : majoritairement pro-européen, hormis aux extrêmes, gauche et droite.
38. Le socialisme à la française selon Mitterrand (1981), utopie séduisante, mais sans avenir.
« Quand la France rencontre une grande idée, elles font ensemble le tour du monde. »3099
François MITTERRAND (1916-1996), Ici et maintenant (1980)
Document pour l’histoire écrit un an avant la présidentielle, ce livre dépeint l’État-Giscard et la France malade, dans un monde esclave du couple dollar-pétrole. Reste à se battre, « ici et maintenant », pour vivre autrement et maîtriser le progrès. Du dialogue avec le journaliste Guy Claisse naît ce texte mitterrandien.
Devenu leader de la gauche, Mitterrand peaufine son image et sa « grande idée » : rester dans l’histoire comme l’homme du « socialisme à la française ». Il emploie ce terme dans son premier entretien télévisé présidentiel (9 décembre 1981), précisant que ce n’est pas le marxisme qui a échoué un peu partout dans le monde, mais pas non plus la social-démocratie qui a vécu son âge d’or en 1970-1980 et se réconciliera avec l’économie de marché, pour se compromettre avec elle dans les crises à venir.
« Comment ne pas rêver à une société idéale où des hommes égaux et justes dans une cité ordonnée par leurs soins se répartiraient les fruits de leur travail, toute forme de profit écartée, quand il n’y a autour de soi qu’exploitation de l’homme par l’homme. »3195
François MITTERRAND (1916-1996), Ici et maintenant (1980)
Il donne à rêver au « socialisme à la française » qui emprunte à l’utopie sociale et à la théorie marxiste, et qu’il voudrait exemplaire pour le monde, ici et maintenant.
39. Le 10 mai (1981), la France de gauche vit le rêve d’une utopie réalisée.
« Le 10 mai, les Français ont franchi la frontière qui sépare la nuit de la lumière. »3211
Jack LANG (né en 1939), ministre de la Culture, présentant son budget (en forte hausse) le 17 novembre 1981
Formule devenue célèbre et quelque peu moquée, d’un personnage aussi lyrique que médiatique.
Chevènement, très sérieux ministre de la Recherche et de l’Industrie, fait chorus : « Si nous n’étions pas arrivés, la France était condamnée à disparaître en 1990. » En mai 2012, la joie du peuple de gauche sera évidente et légitime, mais un tel délire n’est plus de mise.
« Le 10 mai, François Mitterrand avait rendez-vous avec l’histoire. La gauche avait, de nouveau, rendez-vous avec la République. La France et la gauche marchent désormais d’un même pas. »3213
Pierre MAUROY (1928-2013), Discours de politique générale, 8 juillet 1981
Le Premier ministre de Mitterrand a des accents quasiment gaulliens (voire hugoliens) pour célébrer le retour de la gauche au pouvoir – après le Front populaire de 1936, c’est un événement. Et un immense espoir. « C’est une aube nouvelle qui se lève. Avec nous, la vérité voit le jour. »
Chef de gouvernement depuis le 22 mai, homme de terrain – et d’un bastion SFIO –, le maire de Lille est très populaire. Jean Boissonnat définit ainsi le « style Mauroy » (La Croix, 29 novembre 1981) : « Dans cette fonction du « verbe », proprement politique, Pierre Mauroy a été incontestablement l’homme de la situation. De sa personne se dégagent chaleur et sympathie. Lui, au moins, ne nous fait pas le coup du « mépris ». Aucun de nous ne se sent inférieur à lui. De même que Raymond Barre n’a qu’un emploi sur la scène politique, celui du prof bougon qui connaît son affaire, Pierre Mauroy n’en a qu’un seul, lui aussi, celui de l’orateur de kermesse, populiste et généreux. »
« On ne peut gouverner un peuple sans le faire rêver. »3212
Jacques ATTALI (né en 1943), La Vie éternelle (1989)
Conseiller personnel du président Mitterrand depuis 1981, auteur de nombreux essais très intellectuels, cette phrase figure dans son premier roman. Quant au rêve, c’est une idée récurrente en politique. Michel Rocard, Premier ministre de Mitterrand en 1988, l’évoquera dans son premier discours de politique générale : « Je rêve d’un pays où l’on se parle à nouveau. » François Hollande l’installera en bonne place, dans sa marche à la présidence : « Il est temps de reprendre le rêve français. »
Il semble que la gauche ait, sinon le monopole, du moins une vocation plus affirmée pour le rêve fatalement lié à l’utopie, laissant à la droite la voix (ou voie) plus ingrate du réalisme.
« Regarde : Quelque chose a changé. / L’air semble plus léger. / C’est indéfinissable.
Regarde : Sous ce ciel déchiré, / Tout s’est ensoleillé. / C’est indéfinissable.
Un homme, Une rose à la main, /A ouvert le chemin, / Vers un autre demain… »3209BARBARA (1930-1997), Regarde. Chanson dédiée à François Mitterrand et ovationnée en novembre 1981 à l’hippodrome de Pantin, emplacement actuel du Zénith de Paris
Beaucoup d’artistes ont accompagné le président en campagne, puis au lendemain de sa victoire, mais les mots, la musique, la voix, l’émotion de Barbara étonnent toujours et résonnent encore (sur You Tube, Daily Motion) :
« Regarde : C’est fanfare et musique, / Tintamarre et magique, / Féerie féerique. / Regarde : Moins chagrins, moins voûtés, / Tous, ils semblent danser, / Leur vie recommencée. / Regarde : On pourrait encore y croire. / Il suffit de le vouloir, / Avant qu’il ne soit trop tard. / Regarde : On en a tellement rêvé, / Que sur les murs bétonnés, / Poussent des fleurs de papier […] / Regarde : On a envie de se parler, De s’aimer, de se toucher, / Et de tout recommencer. / Regarde : Plantée dans la grisaille, / Par-delà les murailles, / C’est la fête retrouvée. / Ce soir, Quelque chose a changé. / L’air semble plus léger. / C’est indéfinissable. / Regarde : Au ciel de notre histoire, / Une rose, à nos mémoires, / Dessine le mot espoir ! »
40. Abolition de la peine de mort en 1981, utopie de gauche devenue réalité nationale avec Badinter, ministre de la Justice.
« Si l’on veut abolir la peine de mort, en ce cas que MM. les assassins commencent : qu’ils ne tuent pas, on ne les tuera pas. »2103
Alphonse KARR (1808-1890), Les Guêpes (1840)
Romancier, journaliste, directeur du Figaro (né hebdomadaire parisien et satirique), il crée en 1839 la revue satirique mensuelle Les Guêpes dont les pamphlets visent le monde des arts, des lettres et de la politique, jusqu’en 1849.
La peine de mort, c’est une longue histoire qui commence au Moyen Âge. L’égalité devant la mort est acquise sous la Révolution avec la guillotine. C’est déjà un progrès.
« Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la […], éclairez-la […], vous n’aurez pas besoin de la couper. »2474
Victor HUGO (1802-1885), Claude Gueux (1834)
Bref roman de jeunesse, déjà contre la peine de mort. La première application de cette superbe injonction concernera l’enseignement primaire gratuit et obligatoire instauré par les « lois Ferry » de 1881-1882.
« La peine de mort est contraire à ce que l’humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l’esprit du christianisme et à l’esprit de la Révolution. »3217
Robert BADINTER (né en 1928), garde des Sceaux, citant mot pour mot Jean JAURÈS (1859-1914), et plaidant pour l’abolition, Assemblée nationale, 17 septembre 1981
L’abolition fut longtemps une utopie défendue par les philosophes et intellectuels de gauche, l’opinion publique y restant hostile. La peine de mort n’était pratiquement plus appliquée en France, mais le symbole est très fort. Allant à l’encontre de la majorité des Français, l’abolition est la 17e des
« 110 propositions pour la France » du candidat Mitterrand, et Badinter est l’avocat des grandes causes.
« Je regarde la marche de la France. La France est grande, non seulement par sa puissance, mais au-delà de sa puissance, par l’éclat des idées, des causes, de la générosité qui l’ont emporté aux moments privilégiés de son histoire […] La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l’esclavage, ce crime qui déshonore encore l’humanité. Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d’efforts courageux, l’un des derniers pays, presque le dernier en Europe occidentale dont elle a été si souvent le foyer et le pôle, à abolir la peine de mort. Pourquoi ce retard ? »
L’Assemblée vote massivement l’abolition le 18 septembre : 363 pour, 127 contre, certains députés de l’opposition se joignant à la majorité. Au Sénat : 160 pour, 126 contre. Le 9 octobre 1981, la peine de mort est abolie par la loi. Jacques Chirac, président, donnera en 2007 valeur constitutionnelle à l’abolition de la peine de mort.
41. Utopie majeure du XXe siècle, le communisme (soviétique) au pouvoir depuis 1917 s’écroule avec le mur de Berlin en 1989.
« Je n’ai pas peur de la réunification. L’Histoire avance, je la prends comme elle est. »3284
François MITTERRAND (1916-1996), Conférence de presse conjointe avec le chancelier Helmut Kohl, Bonn, 3 novembre 1989. Novembre 1989 : le mur de Berlin s’effondre (1999), Daniel Vernet
C’est une semaine avant l’ouverture du mur de Berlin, et sa chute.
Rappelons la vision prophétique du général de Gaulle (conférence de presse, 23 juin 1963) : « Il n’est pas invraisemblable qu’un jour vienne où une sorte de compréhension s’établisse par-dessus les idéologies, toutes plus ou moins périmées, de manière à ce que d’abord la détente, et puis l’entente, et puis qui sait, la coopération s’établisse, pour commencer, d’un bout à l’autre de l’Europe. » Dans les années 1960, la vision d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural » était utopique.
Un quart de siècle plus tard, que de nouveau, à l’Est de cette Europe ! Avant d’imploser, l’URSS de Gorbatchev pratique glasnost et perestroïka, multipliant les signaux de détente. Les régimes communistes s’effondrent dans les pays satellites. Devant cette rupture du vieil équilibre, le président Mitterrand qualifie le proche avenir de passionnant et dangereux, un nouvel ordre mondial impliquant risques et chances à la fois, aux plans économique et politique.
42. Nouvelle utopie anticapitaliste, l’altermondialisme fait école et inspire des mouvements sociaux réformistes ou radicaux.
« C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ! »3145
Banderole déployée devant l’usine Lip de Besançon, août 1973. De Mai 68 à Lip : un Dominicain au cœur des luttes (2008), Jean Raguénès
L’affaire Lip commence le 17 avril : grève contre la menace de dépôt de bilan. Marque populaire, Lip est à la pointe du progrès, produisant des montres électriques et les premières montres à quartz. Mais la production asiatique exerce déjà une rude concurrence, en ce secteur.
Le 18 juin, les salariés abandonnés par les patrons occupent l’usine. Le stock de montres est placé en lieu sûr : « trésor de guerre » estimé à plusieurs dizaines de millions (de francs). Les machines sont entretenues par les salariés qui continuent la production. Un ouvrier syndicaliste CFDT (Charles Piaget) prend la tête de l’affaire, un élan de solidarité gagne la France, la presse titre sur cette usine qui prétend se passer de PDG et même de directeurs : « C’est Piaget qui mène la danse » (Paris Match), « Plus jamais comme avant » (Le Nouvel Observateur), « On est avec eux » (Tribune socialiste), « Un rêve devenu réalité » (Libération), « Un prototype périlleux » (Le Figaro).
Lip va revivre, suscitant au PSU de Michel Rocard et à la CFDT d’Edmond Maire un espoir d’autogestion ouvrière. L’entreprise se révèle non viable en coopérative de production, dans les années 1980. Reprise en 1990 par Jean-Claude Sensemat (homme d’affaires partant pour l’aventure), Lip
France redevient prospère dans les années 2000. Rachetée, réformée, la marque continue de fabriquer en France (Besançon) et de diffuser dans le monde.
Paysans, ouvriers, tous unis, nous garderons le Larzac.3146
Slogan de la manifestation du Larzac, 24 et 25 août 1973. L’Histoire au jour le jour, 1944-1985 (1985), Daniel Junqua, Marc Lazar, Bernard Féron
Autre affaire et mouvement frère de Lip, d’où manifestation commune et slogan qui unit « Paysans, ouvriers… »
Le plus grand causse du sud du Massif Central abrite un camp militaire de 3 000 hectares. Le ministre de la Défense, Michel Debré, a décidé de l’agrandir jusqu’à 13 700 hectares : protestations des agriculteurs menacés d’expropriation et des défenseurs de l’environnement. Certains voient dans ce rassemblement un gentil feu de camp d’amateurs de roquefort authentique. Pour d’autres, cette rencontre entre les ouvriers-producteurs de Lip et les paysans-travailleurs du Larzac marque l’ébauche d’une nouvelle culture politique et la naissance de l’altermondialisme à la française. Les militants s’organisent en collectif, la résistance non violente multiple les actions de « désobéissance civile », quelque 150 Comités Larzac multiplient les défilés, meetings, grèves de la faim et mobilisent des dizaines de milliers de sympathisants, derrière des slogans à la Mai 68 : Faites labour, pas la guerre – Des moutons, pas des canons – Debré ou de force, nous garderons le Larzac – Le blé fait vivre, les armes font mourir – Ouvriers et paysans, même combat.
José Bové prend goût à l’écologie avec cette forme de révolte médiatique et Sartre solidaire, deux ans avant sa mort, exprime son soutien : « Je vous salue paysans du Larzac et je salue votre lutte pour la justice, la liberté et pour la paix, la plus belle lutte de notre vingtième siècle » (lettre du 28 octobre 1978).
L’histoire finit bien : François Mitterrand, élu président de la République le 10 mai 1981, renoncera au projet d’extension du camp militaire du Larzac.
Un autre monde est possible.2962
Slogan du mouvement altermondialiste. 100 propositions du Forum social mondial (2006), Arnaud Blin
C’est également un titre de film (documentaire), de chanson, de livre, un mot maintes fois repris. Preuve de la popularité du mouvement et du mot ! D’origine belge, le terme déferle en 1999 dans la francophonie. Prenant la place de l’antimondialisation, une opposition qui prône la violence, l’altermondialisme (ou altermondialisation) propose une espérance proche de l’utopie - c’est toujours préférable.
Le dictionnaire Larousse le définit comme « mouvement de la société civile qui conteste le modèle libéral de la mondialisation et revendique un mode de développement plus soucieux de l’homme et de son environnement ». Mariage naturel de l’écologie et de l’anticapitalisme, prônant la « justice économique », la protection de l’environnement, les droits humains, l’altermondialisme veut inventer une mondialisation (ou globalisation) maîtrisée et solidaire, par opposition à la mondialisation actuelle, injuste et dangereuse.
43. L’écologie politique, mélange paradoxal et passionné d’utopie et de réalisme.
« L’écologie politique est la seule idée nouvelle depuis 1945. »3358
Yves FRÉMION (né en 1947), Libération, 2 juin 2007
Écrivain, journaliste, critique de BD et député européen vert, son Histoire de la révolution écologiste détaille les fondements de l’écologie politique, ses acteurs et son positionnement sur l’échiquier des partis.
L’écologie scientifique est née en 1866, avec le zoologiste allemand Ernst Haeckel. L’écologie politique émerge en France, après Mai 68 : science rime enfin avec conscience, en attendant une organisation et une cohérence. On prêche une révolution de la société autour de thématiques récurrentes : protection de l’environnement et sauvegarde de la nature ; solidarité sociale ; citoyenneté et démocratie ; révision des rapports Nord-Sud. Un combat pour l’environnement est toujours un combat social et citoyen – et inversement.
L’écologie a bouleversé le paysage politique en France et dans la plupart des pays du monde, s’installant comme un grand courant de pensée qui traverse les partis et les frontières. Mais elle peine à entrer dans le jeu politico-politicien et à se concrétiser en bulletin de vote. Les déboires des Verts français (aux présidentielles), leurs maladresses et leur désunion, tranchent avec la discipline des Verts allemands. Daniel Cohn-Bendit en témoigne souvent, député vert européen jouant de sa double nationalité, de son franc-parler, et de sa popularité.
« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au nord comme au sud, et nous sommes indifférents. La Terre et l’humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables. »3377
Jacques CHIRAC (1932-2019), Sommet mondial de Johannesburg, Afrique du Sud, 2 septembre 2002
Plus de 100 chefs d’État (et quelque 60 000 participants) font le bilan du Sommet de la Terre tenu à Rio de Janeiro en 1992 et du Protocole de Kyoto (Japon) en 1997, les États signataires s’engageant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, dioxyde de carbone en tête (le fameux CO2).
« Nous sommes la première génération consciente des menaces qui pèsent sur la planète. La première. Et nous sommes aussi probablement la dernière génération en mesure d’empêcher l’irréversible. » Chirac l’homme toujours pressé plaide l’urgence à juste titre. Centré sur le développement durable, le Sommet adopte un plan d’action écologiquement et généreusement ambitieux : lutte contre la paupérisation, contrôle de la globalisation, gestion des ressources naturelles, respect des droits de l’homme, etc.
« Au regard de l’histoire de la vie sur Terre, celle de l’humanité commence à peine. Et pourtant, la voici déjà, par la faute de l’homme, menaçante pour la nature et donc elle-même menacée. L’Homme, pointe avancée de l’évolution, peut-il devenir l’ennemi de la Vie ? Et c’est le risque qu’aujourd’hui nous courons par égoïsme ou par aveuglement. Il est apparu en Afrique voici plusieurs millions d’années. Fragile et désarmé, il a su, par son intelligence et ses capacités, essaimer sur la planète entière et lui imposer sa loi. Le moment est venu pour l’humanité, dans la diversité de ses cultures et de ses civilisations, dont chacune a droit d’être respectée, le moment est venu de nouer avec la nature un lien nouveau, un lien de respect et d’harmonie, et donc d’apprendre à maîtriser la puissance et les appétits de l’homme. »
Discours du président français, bien écrit par Jean-Paul Deléage, physicien, géopoliticien, maître de conférences universitaire, militant et historien de l’écologie.
« Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement. »3384
Charte de l’environnement de 2004 (élaborée à l’initiative de Jacques Chirac), articles 1 et 2
Texte défendu par les ministres de l’Écologie, Roselyne Bachelot puis Serge Lepeltier, présenté et adopté en première lecture par l’Assemblée et le Sénat, entériné par le Parlement réuni en Congrès à Versailles, le 28 février 2005. Ainsi, l’environnement entre dans la Constitution au même niveau que les droits de l’homme et du citoyen de 1789, et les droits économiques et sociaux de 1946.
« Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences » (article 3).
« Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi » (article 4).
À la fin d’un quinquennat embourbé dans les affaires et de son propre aveu « pourri » par Sarkozy, Chirac prend de la hauteur… Utopie ? Ou foi dans l’avenir, pari politique et humaniste, pour que l’écologie entre véritablement dans les mœurs. En créant la Fondation à son nom, Jacques Chirac, retraité de la vie politique en 2008, prouvera que la cause lui tient vraiment à cœur.
44. Révolution citoyenne de Mélenchon, mouvement des Indignés déclenché par Hessel, utopies récurrentes de la table rase et du « dégagisme ».
« Qu’ils s’en aillent tous ! Vite, la Révolution citoyenne. »3442
Jean-Luc MÉLENCHON (né en 1951), titre et sous-titre de son essai (Flammarion, 2010)
Le nouveau tribun de la gauche fourbit ses arguments pour la prochaine présidentielle ( 2012). Il sait que l’écrit deviendra parole : « La consigne, « Qu’ils s’en aillent tous », ne visera pas seulement ce président [Sarkozy], roi des accointances, et ses ministres, ce conseil d’administration gouvernemental de la clique du Fouquet’s ! Elle concernera toute l’oligarchie bénéficiaire du gâchis actuel. « Qu’ils s’en aillent tous ! » : les patrons hors de prix, les sorciers du fric qui transforment tout ce qui est humain en marchandise, les émigrés fiscaux, les financiers dont les exigences cancérisent les entreprises. Qu’ils s’en aillent aussi, les griots du prétendu « déclin de la France » avec leurs sales refrains qui injectent le poison de la résignation. Et pendant que j’y suis, « Qu’ils s’en aillent tous » aussi ces antihéros du sport, gorgés d’argent, planqués du fisc, blindés d’ingratitude. Du balai ! Ouste ! De l’air ! »
Dans ce livre et dans les discours à venir, on voit clairement la haine des riches, sans doute plus morale ou légitime, mais aussi violente et dangereuse que la haine des noirs, des juifs, des émigrés, des étrangers, tout ce qu’il reproche au Front national, son ennemi numéro un. Il va se référer à Robespierre et Saint-Just, symboles de la Terreur révolutionnaire - ce sont toujours des liaisons dangereuses, voire vertigineuses.
« Indignez-vous ! »3443
Stéphane HESSEL (1917-2013), titre de son essai (Indigène éditions, 2010)
Parole d’un jeune homme en colère de 92 ans. « Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai commencé ma vieillesse », écrivait André Gide (Nouveaux Prétextes). Ce livre de 32 pages, publié par un petit éditeur de Montpellier, vendu 3 euros, sans promotion médiatique, tourne au phénomène d’édition : 950 000 exemplaires en 10 semaines. Traduit en 34 langues, le livre se vendra à 4 millions d’exemplaires.
Né en Allemagne d’un père juif, naturalisé français en 1937, résistant face au nazisme et déporté à Buchenwald, Hessel participe en 1948 à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Diplomate de métier, européen de gauche, il est proche de Mendès France et de Michel Rocard.
Le militant reprend les idées du CNR (Conseil national de la Résistance) créé par Jean Moulin en mai 1943, sur les instructions du général de Gaulle : engagement politique de la société civile, primauté de l’intérêt général sur l’intérêt financier, solidarité entre les générations. Il les confronte aux sujets d’indignation actuels : existence des sans-papiers, planète maltraitée, écart des richesses dans le monde.
Le livre coïncide avec une vague de fond nourrie du mécontentement et du malaise des Français. Edgar Morin diagnostique le « réveil public d’un peuple jusqu’à présent très passif », avec un engagement des citoyens hors des partis politiques. Le mouvement des Indignés, soutenu par les réseaux sociaux sur Internet et associé au Printemps arabe, va essaimer dans le monde et manifester un peu partout en 2011 (comme en Mai 68) : plus de 70 pays, Espagne en tête avec ses Indignados contre la crise (et le campement du village alternatif sur la Puerta del Sol), Portugal, Italie, Grèce, Israël, jusqu’aux États-Unis (près de Wall Street, temple du capitalisme). La France ne suit pas vraiment. Est-ce la répression policière qui en dissuade, notre protection sociale qui amortit les effets de la crise, ou la perspective des prochaines élections qui mobilise déjà l’opinion ? Mais le climat social reste le même, bientôt symbolisé par les Gilets jaunes.
45. Le printemps arabe fait écho au printemps des peuples en Europe (1848), une utopie à suivre au XXIe siècle, avec une retombée imprévue en Libye.
« Le Printemps arabe, c’est « un immense mur de Berlin qui tombe ». »2448
Tahar BEN JELLOUN (né en 1944), entretien à l’AFP, 24 mai 2011
Écrivain franco-marocain, il rend hommage au premier martyr, le jeune tunisien Mohamed Bouazizi qui s’est immolé, publiant deux essais sur cette révolution en marche : Par le feu et L’étincelle. Révolte dans les pays arabes (Gallimard, 2011).
Le « Printemps arabe » est une série de contestations populaires de forme et d’ampleur variables, touchant divers pays du monde arabe, à partir du 17 décembre 2010. La révolution, commencée en Tunisie, oblige Ben Ali à quitter le pouvoir, puis Moubarak, en Égypte. D’autres peuples reprennent le slogan « Dégage ! » (« Erhal ! » en arabe). Outre le départ des dictateurs et l’instauration d’une démocratie, les manifestants exigent le partage des richesses, des emplois, et la dignité (« karama »).
L’expression « Printemps arabe » renvoie au « Printemps des peuples » de 1848. Après la Deuxième République française de février, des révolutions éclatent simultanément dans plusieurs pays d’Europe, Italie, Allemagne, Autriche, au nom d’aspirations libérales, nationales et démocratiques.
Contagion démocratique comparable avec la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1999. Cette insurrection contre la tutelle communiste suit les mouvements d’émancipation qui ont secoué les pays du glacis soviétique tout au long de l’année, en Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, et précède les révoltes en Roumanie et Bulgarie.
Leçon de l’Histoire ? Il existe une vraie contagion révolutionnaire, mais l’installation de la démocratie est un problème beaucoup plus complexe, en particulier dans les pays musulmans où l’islamisme est incompatible avec la laïcité.
« Les peuples arabes ont décidé de se délivrer de la servitude […] En Libye, une population pacifique se trouve en danger de mort. L’avenir de la Libye appartient aux Libyens. Nous ne voulons pas décider à leur place […] Si nous intervenons, c’est au nom de la conscience universelle qui ne peut tolérer de tels crimes. »3449
Nicolas SARKOZY (né en 1955), Déclaration au Sommet de Paris pour le soutien au peuple libyen, 19 mars 2011
Par ces mots, le président annonce le début des opérations militaires. La guerre est un mot tabou, même si l’armée française est engagée en Libye.
Face au Printemps arabe, la France s’est mal conduite. Michèle Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères, visitait la Tunisie en jet privé, invitée par un ami du régime, et déplorait les violences populaires, proposant même son aide à Ben Ali : accusation du PS démentie, MAM devra pourtant démissionner. L’Égypte qui se soulève à son tour offrait ses vacances de Noël familiales au Premier ministre, et de luxueux séjours au couple présidentiel, à Louxor ou ailleurs.
Sarkozy va se rattraper, avec la Libye en révolte contre Kadhafi. On oublie les ventes d’armes au dictateur et la visite de l’ami qui a planté sa grande tente de Bédouin dans la cour de l’Élysée (décembre 2007). Le 11 mars, lors d’un sommet européen, Sarkozy exige le départ de Kadhafi. Le 17, l’ONU autorise des frappes aériennes. Deux jours après, au sommet de Paris, Sarkozy se voit en George W. Bush (le père, plutôt que le fils). Au-delà d’une solidarité avec le peuple affichée par la France, patrie des droits de l’homme, c’est un coup de poker initié par Bernard Henri-Lévy, sans l’aval du ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé. Ça passe ou ça casse, et mieux vaut ne pas s’enliser dans les sables du désert.
La suite de l’histoire libyenne démontrera que rien n’est simple dans l’Histoire en général et dans cette histoire en particulier. La Libye en est à sa deuxième guerre civile depuis 2014, trois gouvernements rivaux s’affrontent, les groupes rebelles et les djihadistes profitent de la situation. Quant à l’ex-président de la République, il est mis en cause dans « l’affaire libyenne » et le financement de sa campagne électorale en 2007. Il est clair que rien n’est clair.
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