La Guerre, histoire en citations d’une tragédie séculaire et quotidienne (Troisième République) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. »

Carl von CLAUSEWITZ (1780-1831), général prussien, stratège et théoricien, De la Guerre (1832)

« Il y a des guerres justes. Il n’y a pas d’armée juste. »

André MALRAUX (1901-1976), L’Espoir (1937)

Les hommes se font la guerre depuis la préhistoire et les guerres antiques sont aussi historiques que légendaires.

L’histoire de la France à venir commence avec la guerre des Gaules et l’occupation du territoire par les Romains. Après les guerres féodales du Moyen Âge et la guerre de Cent Ans, la Renaissance lance les guerres de conquête en Italie, suivies des guerres (civiles) de Religion : le XVIe siècle totalise 85 années de guerre ! La Fronde est une vraie guerre civile de cinq ans. La monarchie absolue de Louis XIV multiplie les guerres de conquête. Le siècle des Lumières est le moins guerrier, mais la Révolution déclare la guerre à toutes les monarchies européennes et Napoléon enchaîne, multipliant les guerres de conquête jusqu’en Russie. Au XIXe, la guerre franco-prussienne met fin au Second Empire. La IIIe République sort victorieuse de la Première guerre mondiale, définit les lois de la guerre… et s’écroule sous la Seconde, finalement gagnée par de Gaulle et les Alliés. La IVe République gère l’après-guerre, survit à la guerre d’Indochine, mais tombe avec la guerre d’Algérie. La Ve République du général de Gaulle donne l’indépendance à l’Algérie, met fin à la guerre civile et dote la France de l’arme atomique. La Guerre froide et les tensions géopolitiques entre blocs cessent après la chute du mur de Berlin, l’Union européenne reçoit le prix Nobel de la paix… Mais la guerre redevient sujet d’actualité !

24 février 2022 : guerre d’Ukraine, conflit post-soviétique avec la Russie de Poutine.
7 octobre 2023, guerre Israël-Gaza après l’attaque du Hamas, dans le cadre du conflit israélo-palestinien. C’est aussi le retour des guerres à l’ancienne : après la guerre moderne des combats à distance, « guerre propre » avec SCUDS et ripostes ciblées (guerre du Golfe en 1990-1991), on retrouve le siège destiné à affamer les populations à Gaza, les tranchées occupées par l’envahisseur en Ukraine, les combats au corps à corps et l’infanterie, essentielle à la progression des forces sur le terrain.

Troisième République (1870-1939)

1/ Guerre contre la Prusse et Commune de Paris (1870-1871)

« Une guerre entre Européens est une guerre civile. »2323

Victor HUGO (1802-1885), Carnets, albums et journaux

Dès son retour d’exil, Hugo demande aux Allemands de faire la paix.

La Troisième République, née en 1870 sous le signe de la guerre et de la défaite, marquée profondément par l’épreuve de la Première Guerre mondiale de 1914-1918, s’écroulera dans le nouveau désastre de 1940.

« Si la guerre est une chose horrible, le patriotisme ne serait-il pas l’idée mère qui l’entretient ? »2324

Guy de MAUPASSANT (1850-1893), Les Dimanches d’un bourgeois de Paris (posthume, 1901)

Après une enfance heureuse en Normandie, il assiste à la débâcle de 1870 : une partie de son œuvre rappelle les souvenirs de la guerre. Évident à la déclaration de guerre en 1870, et l’une des causes de la Commune, le patriotisme français culminera en 1914 avec « la Revanche reine de France » et l’objectif de reconquête de l’Alsace-Lorraine.

« Que réclamons-nous de la France ? L’Alsace. »2337

Heinrich von TREITSCHKE (1834-1896), titre de sa brochure (Was fordern wir von Frankreich ?) publiée en août 1870. Le Correspondant, volume CCXXI (1905)

Historien allemand, député nationaliste à partir de 1871 (très populaire par ses théories antisémites), il soutient la politique de Bismarck : pour faire l’unité de l’Allemagne sous l’hégémonie de la Prusse, il faut une guerre victorieuse contre la France.

Quant à l’Alsace, c’est une histoire de mille ans ! Part de l’empire de Charlemagne, elle revient à Louis le Germanique en 870. Liée à l’Allemagne pendant huit cents ans, elle passe sous influence française au siècle de Louis XIV et la Révolution l’intègre au pays (sous forme des deux départements du Haut et du Bas-Rhin). La Marseillaise y naît, avec Rouget de l’Isle, mais aussi les généraux Kléber, Kellermann, Rapp, Lefebvre. Au traité de Vienne de 1815, à la chute de l’Empire, la France réussit à conserver l’Alsace.

« Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses. »2338

Jules FAVRE (1809-1880), Circulaire aux agents diplomatiques de la France, 6 septembre 1870. Histoire de quinze ans, 1870-1885 (1886), Edmond Benoît-Lévy

Ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de la Défense nationale, sa lettre est rendue publique dans le Journal officiel du 7 septembre. Ce refus de toute concession territoriale va faire échouer sa prochaine entrevue à Ferrières avec Bismarck (19-20 septembre), pour un éventuel armistice.

« Il me convient d’être avec les peuples qui meurent, je vous plains d’être avec les rois qui tuent. »2339

Victor HUGO (1802-1885), 9 septembre 1870. Actes et Paroles. Depuis l’exil (1876), Victor Hugo

Il en appelle aux Allemands pour que cesse cette « guerre civile » entre peuples d’Europe. Mais la guerre continue, l’ennemi approche, Paris est saisi d’une fièvre patriotique. Chaque quartier a son club où l’on parle d’abondance et dans chaque arrondissement se créent des comités de vigilance, sous l’impulsion des militants de la première Internationale, rejoints par des radicaux et des Jacobins. Le mot de « Commune » est acclamé, l’idée est lancée dès septembre, dans ce Paris révolutionnaire.

« Les Prussiens sont huit cent mille, vous êtes quarante millions d’hommes. Dressez-vous et soufflez sur eux ! »2340

Victor HUGO (1802-1885), 14 septembre 1870. Actes et Paroles. Depuis l’exil (1876), Victor Hugo

Il encourage toujours la France à la résistance : « Lille, Nantes, Tours, Bourges, Orléans, Dijon, Toulouse, Bayonne, ceignez vos reins. En marche ! Lyon, prends ton fusil… »

Le gouvernement a décidé de rester dans la capitale – pour l’honneur, et parce que la province n’est pas très favorable à tous ces révolutionnaires parisiens qui recommencent à (se) manifester. Paris possède d’énormes réserves de nourriture (30 000 bœufs, 180 000 moutons) une véritable artillerie (700 pièces) et même une marine de guerre, « beaucoup d’hommes, mais peu de soldats », aux dires de Trochu, gouverneur militaire. De quoi tenir un siège.

Les Prussiens assiègent Paris (et Versailles) à partir du 19 septembre 1870 : deux armées de 180 000 hommes. Les « 300 000 fusils » français ne se pressent pas aux « fortifs », les soldats de la garde nationale préfèrent aller boire leur solde et jouer au bouchon. À la première attaque allemande, la débandade est immédiate : véritable sauve-qui-peut. Les onze du gouvernement de la Défense nationale sont déjà dépassés par les événements. Gambetta seul se bat – il faut affermir cette République qui n’a pour l’heure la caution que de Paris ! Le système D est bon pour ce jeune et vaillant ministre : les pigeons voyageurs, baptisés par lui « premier service de l’État », permettent les communications entre Paris assiégé et la province. Lui-même s’envole en ballon de la capitale le 7 octobre (au soulagement de ses vieux collègues), pour aller animer une résistance provinciale, organiser la levée en masse de 600 000 hommes – entre-temps, il est devenu ministre de la Guerre, en s’adjoignant Freycinet, qui n’est malheureusement pas le meilleur des généraux.

« Tous les esprits tournés vers la guerre, et cette lutte de cinq mois aboutissant à une immense déception, une population entière qui tombe du sommet des illusions les plus immenses que jamais population ait conçues. »2352

Jules FERRY (1832-1893). Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars (1872), comte Napoléon Daru

Membre du gouvernement de la Défense nationale, c’est un témoin lucide de la situation.

La guerre prolongée sans espoir faisait craindre une prise de pouvoir révolutionnaire dans la capitale, mais la capitulation ôte toute crédibilité à ce gouvernement de la « défection nationale », cette « République des Jules » (Favre, Ferry, Simon et Trochu portent ce prénom en vogue).

« Bismarck qui n’est pas en peine
D’affamer les Parisiens
Nous demande la Lorraine,
L’Alsace et les Alsaciens.
La honte pour nos soldats,
Des milliards à son service.
Refrain
Ah ! zut à ton armistice,
Bismarck, nous n’en voulons pas. »2354

Alphonse LECLERCQ (1820-1881), L’Armistice (1870), chanson. La Chanson de la Commune : chansons et poèmes inspirés par la Commune de 1871 (1991), Robert Brécy

Thiers et Favre ont cédé au chancelier allemand. Mais le peuple résiste si bien que les Prussiens n’entreront dans Paris qu’un mois après la capitulation de la capitale, signée avec l’armistice, le 28 janvier 1871.

« Le peuple de Paris veut conserver ses armes, choisir lui-même ses chefs et les révoquer quand il n’a plus confiance en eux. Plus d’armée permanente, mais la nation tout entière armée ! »2358

Capitaine COIGNET, Cahiers (1851-1853)

Comité central de la Commune, Manifeste à l’armée, 8 mars 1871. Cent ans de République (1970), Jacques Chastenet.

Cette « Commune », qui n’est pas encore « la » Commune insurrectionnelle, commence ainsi son appel : « Soldats, enfants du peuple ! Les hommes qui ont organisé la défaite, démembré la France, livré tout notre or, veulent échapper à la responsabilité qu’ils ont assumée en suscitant la guerre civile. » Thiers vient de supprimer la paye des gardes nationaux qui, toujours armés, se sont donné le nom de Fédérés – cette solde était la seule ressource des ouvriers mobilisés.

Une énorme pression révolutionnaire, avec une propagande encouragée par la liberté de la presse et des clubs, agite à nouveau la capitale : des rumeurs de Restauration courent - Chambord ou d’Orléans pourrait revenir au pouvoir !

« Le seul gouvernement qui fermera pour toujours l’ère des invasions et des guerres civiles. »2362

Comité central de la garde nationale, Proclamation du 19 mars 1871. Histoire de la révolution de 1870-71 (1877), Jules Claretie

Le tout jeune comité (créé le 15 mars) est plutôt embarrassé, le lendemain de l’insurrection du 18 mars qui lui donne un pouvoir dont il ne sait trop que faire. Il parlemente avec Versailles, par l’intermédiaire des maires et députés de Paris. Il veut la République garantie et des élections municipales. C’est d’elles que va sortir la Commune – en tant qu’institution.

« C’est une guerre sans trêve ni pitié que je déclare à ces assassins. »2366

Général Gaston de GALLIFFET (1830-1909), 3 avril 1871. Histoire socialiste, 1789-1900, volume XI, La Commune, Louis Dubreuilh, sous la direction de Jean Jaurès (1908)

Galliffet a fait fusiller sans jugement 5 Fédérés prisonniers. « J’ai dû faire un exemple ce matin ; je désire ne pas être réduit de nouveau à une pareille extrémité. N’oubliez pas que le pays, que la loi, que le droit par conséquent sont à Versailles et à l’Assemblée nationale, et non pas avec la grotesque assemblée de Paris, qui s’intitule Commune. » Sa férocité lui vaudra le surnom de « Marquis aux talons rouges », ou « massacreur de la Commune ».

Cependant qu’à Paris, les clubs réclament la Terreur, veulent « faire tomber cent mille têtes », rétablir la loi des Suspects. On joue la mort de la peine de mort en brûlant une guillotine.

2/ Troisième République avant la Première Guerre mondiale (1871-1914)

« Le tirailleur sénégalais est un merveilleux mercenaire, puisqu’il a la vraie qualité du soldat, celle qui prime tout : l’aptitude à se faire tuer. »2401

L’Écho d’Oran, 25 décembre 1910.  Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement (1998), Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière

On peut débattre à l’infini du colonialisme et les historiens ne s’en privent pas. Au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qui s’impose après la Seconde Guerre mondiale, on intente un procès aux peuples et aux responsables politiques jadis coupables de ce  « crime ». C’est pécher par anachronisme, et ignorer les réalités de temps heureusement révolus. Cela dit, la lecture du grand quotidien algérien (rédigé en français) montre plus clairement que de longs discours l’inhumanité du colonialisme et le racisme inhérent.

Le corps des Tirailleurs sénégalais est créé en 1857 par Louis Faidherbe, gouverneur général de l’AOF (Afrique de l’Ouest Française). Ces unités de combat indigènes doivent pallier l’insuffisance des effectifs venant de métropole. Les régiments sont constitués d’esclaves affranchis (rachetés par les Français à leurs maitres africains), mais aussi de prisonniers de guerre, et de volontaires. Les Tirailleurs dits sénégalais viennent de toutes les colonies françaises d’Afrique. Après 1905, ils deviennent indispensables : forces de police sur l’immense territoire africain sous administration française et intervention lors des révoltes sporadiques (en Mauritanie, au Maroc), ils serviront, dans la Première Guerre Mondiale, à renforcer les troupes sur le front lorrain. Beaucoup de généraux français entreront dans la carrière comme officiers dans les Tirailleurs - Joffre, Gallieni, Marchand, Gouraud, ou encore le général Mangin. Il écrit La Force Noire, faisant l’apologie de ces troupes africaines, avec des arguments racistes : les Africains, dotés d’un système nerveux moins développé, sont moins sensibles à la douleur.

Sur les 212 000 Africains français engagés, on comptera 163 000 combattants en France, et 30 000 morts - naturellement ni plus ni moins aptes à se faire tuer que les Français.

« Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. »2411

Jean JAURÈS (1859-1914). Le Socialisme selon Léon Blum (2003), David Frapet

Socialiste à la fois internationaliste et pacifiste, il va vivre dramatiquement l’approche de la guerre de 1914, cherchant appui auprès du mouvement ouvrier pour l’éviter, avant d’être assassiné le 31 juillet 1914 par un nationaliste. Ce que n’a pas su faire la République, cahotant de crises en « affaires » et d’« affaires » en scandales, la guerre l’accomplit alors : l’union sacrée des Français, l’unité nationale retrouvée.

« Le soldat n’habitue pas son âme à un métier qu’il va quitter. »2421

Adolphe THIERS (1797-1877). Discours parlementaires de M. Thiers : 1872-1877 (posthume, 1883)

Il préconisait un service militaire de huit ans ! Il obtiendra « seulement » cinq ans, le 25 juillet 1872. La loi sur le recrutement instaure un service personnel et universel : elle devra fournir à la France des effectifs comparables à ceux de l’Allemagne, en cas de conflit – c’est sans compter avec la supériorité démographique de l’ennemi.

« Et [la France] dit à ses gouvernants : Quand me débarrasserez-vous de ce haillon de guerre civile ? »2469

Léon GAMBETTA (1838-1882), Discours et plaidoyers choisis. Sur l’amnistie des Communards (1880)

L’amnistie totale sera votée le 11 juillet 1880. Dès avril 1873, elle était au programme du député radical Barodet.

« Il n’est possible à un peuple d’être efficacement pacifique qu’à la condition d’être prêt à la guerre. »2564

Raymond POINCARÉ (1860-1934), message aux Chambres, 20 février 1913. Histoire illustrée de la guerre de 1914 (1915), Gabriel Hanotaux

Ayant donné sa version du « si vis pacem, para bellum » (littéralement, « Si tu veux la paix, prépare la guerre »), le président ajoute : « Une France diminuée, une France exposée, par sa faute, à des défis, à des humiliations, ne serait plus la France. » Alors que Jaurès le pacifiste déclare « la guerre à la guerre », Poincaré va renforcer l’alliance avec la Russie, mais aussi l’armée.

« Depuis quelque temps, c’est du délire !
En Europe, il se fait un boucan !
Ça n’est pas très drôle et je peux dire
Que nous dansons sur un volcan. »2567

Victor TOURTAL (1862-1917), Le Conflit européen, chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier

Titre de chanson comme de journal : actualité de plus en plus brûlante, jusqu’à cet été 1914 où le conflit éclate.

Les sujets de discorde s’accumulent, en Europe. La France pense toujours à prendre sa revanche et à récupérer l’Alsace et la Lorraine. L’Allemagne effraie ses voisins par son pangermanisme et ses ambitions coloniales, à la mesure de sa puissance industrielle et de son expansion démographique. La question balkanique oppose par ailleurs la Russie à l’Autriche-Hongrie. L’attentat de Sarajevo – assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, le 28 juin 1914 – est l’étincelle qui met le feu à la poudrière européenne : les Empires centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie) et leurs alliés contre l’Entente (France et Angleterre) et ses alliés.

« Il ne suffit pas d’être des héros. Nous voulons être des vainqueurs. »2568

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), L’Homme libre, 15 juillet 1914. Clemenceau (1968), Gaston Monnerville

Clemenceau exprime ses idées dans son journal d’opposition créé en 1913 (rebaptisé L’Homme enchaîné pendant la guerre). Hostile à la politique de Poincaré et de ses gouvernements successifs, il aura l’occasion de mettre en pratique ses idées quand le président appellera son adversaire fin 1917 pour mener la France à la victoire.

« Jaurès est tué ! Ils ont tué Jaurès. »2569

Mme POISSON (fin XIXe-début XXe siècle.), Café-restaurant du Croissant, 31 juillet 1914 à 21 h 40. Arrêté du 18 novembre 1999 relatif à la frappe et à la mise en circulation de pièces commémoratives de 500 francs

Le texte : « Jean Jaurès est représenté de trois quarts, portant la barbe. À l’arrière-plan, des étendards flottant au vent et un assemblage de poulies évoquent les débuts de l’ère industrielle et le destin du militant politique tout à la fois attaché à la République et porteur d’idées sociales novatrices et généreuses. En légende, la phrase prononcée par un des témoins ayant assisté à l’assassinat : Jaurès est tué ! Ils ont tué Jaurès ! »

Les faits : Jaurès dînait rue Montmartre, près de son journal, L’Humanité. Raoul Villain, étudiant de 24 ans, a tiré au revolver sur le dirigeant socialiste. Exalté par les campagnes nationalistes qui, en pleine crise antiallemande, appelaient au meurtre contre l’homme incarnant le pacifisme, il explique : « J’ai voulu faire justice à cet antipatriote. » Le monde ouvrier reprend le mot : « Ils ont tué Jaurès ! C’est la guerre. » L’Allemagne va déclarer la guerre à la France, le conflit va devenir mondial et le pays, si divisé dans la paix, se retrouvera uni dans l’épreuve.

3/ Première Guerre mondiale (1914-1918)

« C’est la plus monumentale ânerie que le monde ait jamais faite. »2570

Maréchal LYAUTEY (1854-1934). Histoire de la Troisième République (1952), Jacques Chastenet

Parole de militaire en fonction, au déclenchement du conflit ! Cette franchise et cette lucidité sont rares. Résident général au Maroc, chargé de la pacification du pays rendue alors plus difficile encore, Lyautey sera ministre de la Guerre quelques mois, dans le cabinet Briand.

Par le jeu des alliances, des intérêts et des déclarations de guerre échelonnées sur trois ans, la guerre va devenir européenne, toucher l’Afrique et l’Asie, et, avec la participation des États-Unis d’Amérique en 1917, se transformer en guerre mondiale pour la première fois dans l’histoire. 65 millions de soldats s’affronteront dans ce qu’on appelle la Grande Guerre.

« La mobilisation n’est pas la guerre. »2580

Raymond POINCARÉ (1860-1934), Appel au pays, 1er août 1914. Dictionnaire de français Larousse, au mot « mobilisation »

Le président de la République fait afficher cet appel sur les murs des communes de France, en même temps que l’ordre de mobilisation générale. « Poincaré-la-Guerre » a poussé le gouvernement russe à faire preuve de fermeté sur les Balkans, face à l’Autriche. Surestimant la puissance du « rouleau compresseur » de notre allié russe, il pense reconquérir l’Alsace-Lorraine en quelques semaines.

Dès juillet 1914, 170 000 hommes stationnés en Afrique du Nord ont été rappelés. À la mi-août, ils seront plus de 4 millions sous les drapeaux. Pratiquement pas de déserteurs, contrairement aux craintes du gouvernement.

« Dans la guerre qui s’engage, la France […] sera héroïquement défendue par tous ses fils dont rien ne brisera, devant l’ennemi, l’union sacrée. »2581

Raymond POINCARÉ (1860-1934), Message aux Chambres, 4 août 1914. La République souveraine : la vie politique en France, 1879-1939 (2002), René Rémond

L’Allemagne a déclaré la guerre à la France le 3 août, envahissant la Belgique pour arriver aux frontières françaises : selon le chancelier allemand Bethmann-Hollweg, le traité international garantissant la neutralité de ce pays n’était qu’un « chiffon de papier ». La violation de la Belgique, en exposant directement les côtes anglaises, a pour effet de pousser cet allié à entrer en guerre.

La guerre va bouleverser l’échiquier politique en France. L’« union sacrée », c’est le gouvernement qui élargit sa base avec l’arrivée de ministres socialistes ; c’est surtout la volonté de tous les Français de servir la patrie : royalistes, princes d’Orléans et princes Bonaparte s’engagent, tout comme les militants d’extrême gauche, hier encore pacifistes et internationalistes.

« C’est pour notre indépendance
Que l’on march’ sans défaillance,
Comme si c’était le grand soir,
Que l’on soit syndicaliste,
Anarcho ou socialiste,
Tout chacun fait son devoir. »2582

MONTÉHUS (1872-1952), Lettre d’un socialo, chanson

Même les plus pacifistes, comme le chansonnier Montéhus, ont perdu leurs illusions sur les socialistes allemands – avec qui Jean Jaurès, jusqu’aux derniers jours avant sa mort, tenta de conclure une entente pour faire « la guerre à la guerre ».

C’est donc bien l’unité nationale retrouvée : « Qu’il sach’ que dans la fournaise / Nous chantons La Marseillaise / Car dans ces terribles jours / On laisse L’Internationale / Pour la victoire finale / On la chantera au retour ! »

« Des entrailles du peuple, comme des profondeurs de la petite et grande bourgeoisie, des milliers de jeunes gens, tous plus ardents les uns que les autres, quittant leur famille, sans faiblesse et sans hésitation, ont rallié leurs régiments, mettant leur vie au service de la Patrie en danger. »2584

L’Humanité, 10 août 1914. La Prophétie de Golgotha (2007), Jean-Michel Riou

L’élan de patriotisme frappe tous les témoins. Même ce journal du Parti socialiste, hier encore champion du pacifisme à la Jaurès, s’en fait l’écho aujourd’hui. C’est seulement en 1917 que la lassitude l’emportera, d’où défaitisme, désertions, mutineries, grèves.

« Je tordrai les Boches avant deux mois. »2585

Généralissime JOFFRE (1852-1931), août 1914. G.Q.G., secteur 1 : trois ans au Grand quartier général (1920), Jean de Pierrefeu

Ce grognardGénéralissime (chef suprême des armées en guerre et commandant à tous les généraux), tel est son titre. La croyance en une guerre courte prévaut en France, comme en Allemagne – qui a déclaré la guerre le 3 août. Et tout commence par une guerre de mouvement.

Ces mots, souvent cités, font aussi partie de la propagande. Joffre a élaboré le plan français (plan XVII) : se fiant aux forces morales et aux baïonnettes, il prévoit la défense de l’Est. Mais la bataille des frontières va se dérouler selon le plan allemand (plan Schlieffen) : gros effectifs et artillerie lourde pour la tactique, et pour la stratégie, invasion de la Belgique. D’où l’attaque de la France par le nord et le contournement des défenses françaises.

« La méprisable petite armée du général French. »2587

GUILLAUME II (1859-1941), Ordre du jour à Aix-la-Chapelle, 19 août 1914. Pages d’histoire, 1914-1918, La Folie allemande (1914), Paul Verrier

L’empereur d’Allemagne a nié la paternité de ces mots. Mais le Times cite la phrase complète (2 octobre 1914), l’Angleterre étant également concernée, car directement menacée, donc obligée d’entrer en guerre avec la France.

Grâce à son effort militaire, la France a pu aligner presque autant de divisions que l’Allemagne (plus peuplée). Mais nos soldats sont moins entraînés, moins disciplinés, mal équipés (uniformes trop voyants, manque d’artillerie lourde). Après la bataille des Ardennes et de Charleroi – bataille des frontières perdue –, Joffre renonce au plan XVII et à l’« offensive à tout prix ». Il fait « limoger » plus de cent généraux – nommés à des postes dans des villes de l’arrière, comme Limoges – et ordonne le repli stratégique des troupes au nord de Paris, pour éviter l’enveloppement.

« Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre !
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés ! »2588

Charles PÉGUY (1873-1914), Ève (1914)

Deux derniers alexandrins d’un poème qui en compte quelque 8 000. Le poète appelle de tous ses vœux et de tous ses vers la « génération de la revanche ». Lieutenant, il tombe à la tête d’une compagnie d’infanterie, frappé d’une balle au front, à Villeroy, le 5 septembre, veille de la bataille de la Marne.

« Une troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. »2589

Généralissime JOFFRE (1852-1931), Proclamation du 6 septembre 1914. Du lycée aux tranchées : guerre franco-allemande, 1914-1916 (1916), Jules Chancel

Ordre du jour resté célèbre. Une inflexibilité qui se passe de commentaire, suivie de cette simple phrase sur la discipline militaire : « Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »

Après le recul terrible du mois d’août et l’envahissement du nord-est de la France, la (première) bataille de la Marne va se dérouler du 6 au 9 septembre. Joffre et Gallieni (gouverneur de Paris) vont retourner la situation.

« L’un d’nous est mort, et mort joyeux
En s’écriant : tout est au mieux !
Voilà ma tombe toute préparée
Dans la tranchée. »2578

Théodore BOTREL (1868-1925), Rosalie, chanson

À la déclaration de guerre, le « petit sergent de Déroulède » comme il se qualifie lui-même part sur le front pour soutenir le moral des combattants. Voilà le genre de refrain qu’on y chante.

Entre la brève guerre de mouvement des débuts et la grande bataille de France à la fin, la guerre de tranchées, de fin 1914 à début 1918, se révélera longue et sanglante, toujours épuisante et souvent vaine.

« Je vais chanter le bois fameux
Où chaque soir, dans l’air brumeux,
Rode le Boche venimeux
À l’œil de traître,
Où nos poilus au cœur altier
Contre ce bandit de métier
Se sont battus sans lâcher pied
Au Bois le Prêtre. »2592

Lucien BOYER (1876-1942), Au Bois le Prêtre (1915), chanson

Destinée à maintenir le moral des troupes, cette chanson évoque un épisode de l’interminable guerre de tranchées. Le front s’étend de Craonne (dans l’Aisne) à l’Argonne (aux confins des Ardennes, de la Meuse et de la Marne). La France est occupée en ses plus riches provinces, et c’est elle qui doit reconquérir sa terre perdue.

Le Bois le Prêtre est, avec les Éparges, un des points de l’Argonne témoin des combats les plus acharnés, en cette année 1915. « Après la guerre nous irons / Et nous nous agenouillerons / Sur chaque croix, nous écrirons / En grosses lettres : / Ci-gît un gars plein d’avenir / Qui sans un mot, sans un soupir / Pour la France est tombé martyr / Au Bois le Prêtre. »

« Debout les morts ! »2593

Adjudant PÉRICARD (1876-1944) du 95e RI (régiment d’infanterie), 8 avril 1915. Fait rapporté par Maurice Barrès, L’Écho de Paris du 18 novembre 1915

Dans l’attaque de la Woëvre (plaine à l’ouest de la Lorraine), les Allemands ont envahi la tranchée, les soldats français gisent à terre. De cet amas de blessés et de cadavres, soudain un homme se soulève et crie. À cet appel, les blessés se redressent et chassent l’envahisseur.

Par cette citation épique et mystique, l’adjudant de 36 ans, engagé volontaire, entre dans la légende en héros. Durant l’entre-deux-guerres, devenu père de dix enfants, c’est un « ancien combattant » qui réunit 6 000 témoignages de poilus, dans un ouvrage collectif : Verdun 1914-1918.

Joffre doit rompre le front pour reprendre la guerre de mouvement en terrain libre et il multiplie les attaques. Bilan des opérations, en 1915 : 250 000 morts français (autant de blessés et de prisonniers), pour des gains de terrain insignifiants : « Je les grignote » dit-il.

« Verdun est le cœur de la France. »2595

GUILLAUME II (1859-1941), empereur d’Allemagne, 14 février 1916. L’Épopée de Verdun, 1917 (1917), Gaston Jollivet

1916. Nouvelle année de batailles indécises et sanglantes, dont le plus terrible exemple est Verdun. Le général en chef allemand Falkenhayn a décidé de s’en emparer. Le Kaiser adresse à ses troupes une proclamation glorifiant l’attaque imminente : « Moi, Guillaume, je vois la Patrie allemande contrainte à l’offensive. Le peuple veut la paix ; mais pour établir la paix, il faut savoir clore la guerre par une bataille décisive. C’est à Verdun, cœur de la France, que vous cueillerez le fruit de vos peines. »

Pourquoi, Verdun ? Il y a bien des raisons : tactiques, stratégiques, logistiques, politiques. Et psychologiques. La prise de Verdun, ce serait l’effondrement du moral de l’armée française : « Verdun n’est pas seulement la grande forteresse de l’Est destinée à barrer la route à l’invasion, c’est le boulevard moral de la France » dira le maréchal Pétain.

« Ils ne passeront pas. »2596

Défi des Français face aux Allemands, à Verdun. Verdun 1916 (2006), Malcolm Brown

L’offensive allemande sur Verdun, menée par le Kronprinz Frédéric-Guillaume, fils aîné du Kaiser Guillaume II, commence le 21 février 1916. Ses canons et mortiers sont très supérieurs aux nôtres, il a l’initiative, le premier choc est terrible – un déluge de feu – et le fort de Douaumont est pris par surprise. Mais Joffre réagit, fait appel à Pétain, la percée allemande échoue, et on se retrouve face à face dans une guerre d’usure.

Cette résistance proclamée, c’est d’ailleurs la réaction espérée par les Allemands : voulant à tout prix défendre ce « cœur de la France », l’armée française va épuiser toutes ses forces et l’Allemagne gagnera.

Elle ne gagnera pas et « ils ne passeront pas », mais à quel prix ! Verdun demeure la bataille qui symbolise l’horreur de la Grande Guerre, dramatiquement coûteuse en hommes, ici Français contre Allemands. C’est aussi un tournant dans ce premier conflit mondial, avec une industrialisation très poussée, pour une technologie toujours plus meurtrière : obus et canons, lance-flammes et gaz asphyxiants.

« Courage ! On les aura ! »2597

Général PÉTAIN (1856-1951), derniers mots de l’Ordre du jour rédigé le 10 avril 1916. Verdun, 1914-1918 (1996), Alain Denizot

Commandant de la IIe armée, il prend la direction des opérations après la première offensive allemande, réorganise le commandement et le ravitaillement des troupes par la Voie sacrée (qui relie Verdun à Bar-le-Duc). L’équilibre des forces est rétabli et la brèche colmatée. Il redonne confiance aux fameux « poilus » et même s’il n’obtient pas les renforts demandés, il impose que les troupes soient périodiquement remplacées - c’est le système du « tourniquet », en vertu de quoi 70 % de l’armée française a « fait » Verdun.

Dix mois de batailles de tranchées, chaque jour 500 000 obus de la Ve armée allemande pour « saigner à blanc l’armée française », 80 % des pertes venant de l’artillerie. Chaque unité perdra plus de la moitié de ses effectifs – 162 000 morts et 216 000 blessés, côté français. La saignée est comparable chez l’ennemi.

Dans l’« enfer de Verdun » - le mot est juste -, la résistance française devient aux yeux du monde un exemple d’héroïsme et de ténacité, demeurant une page de l’histoire de France et un symbole pour des générations. Cependant que Pétain reste comme le vainqueur de Verdun. Mais pour « avoir » ainsi les Allemands, la guerre d’usure a dépassé les forces physiques, morales, militaires du pays.

« Nous romprons le front allemand quand nous voudrons. »2598

Général NIVELLE (1856-1924), promesse en date du 13 janvier 1917. 1917 en Europe : l’année impossible (1997), Jean-Jacques Becker

Nivelle est promu commandant en chef (décembre 1916), remplaçant Joffre – nommé maréchal de France, mais très critiqué par les milieux politiques. Cette énorme offensive franco-anglaise sera très coûteuse en hommes et en matériel lourd, pour un résultat minime, comme Verdun.

Le pays perd confiance et des rapports signalent un fléchissement du moral dans l’armée. Nivelle fait croire à une fin de guerre rapide : partisan de la guerre offensive (comme Joffre), il supplante Foch et Pétain – pour quelques mois. Cette note est rédigée lors d’une réunion à Londres, pour gagner à sa cause le cabinet anglais. Malheureusement, Nivelle se lance dans la bataille sans prendre en compte les particularités du lieu, ni le repositionnement des lignes ennemies, ni le brouillard qui gêne le réglage des tirs d’artillerie. La bataille est perdue en une heure, mais il s’obstine à envoyer l’infanterie au front.

« Ceux qu’ont l’pognon, ceux-là r’viendront,
Car c’est pour eux qu’on crève.
Mais c’est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s’ra votre tour, messieurs les gros,
De monter sur l’plateau,
Car si vous voulez la guerre,
Payez-la de votre peau ! »2599

La Chanson de Craonne, printemps 1917. La Chanson en son temps : de Béranger au juke-box (1969), Georges Coulonges

Anonyme, interdite pour son antimilitarisme, elle dit les souffrances des soldats révoltés contre les attaques inutiles et meurtrières lancées par des chefs comme Nivelle. Craonne, chef-lieu de canton de l’Aisne où Napoléon vainquit Blücher en mars 1814, devient, un siècle après, la tragédie du Chemin des Dames : 30 000 morts en deux semaines d’avril 1917.

La « grève des attaques » commence le 2 mai. La répression touche quelque 30 000 mutins ou manifestants, d’où 3 427 condamnations, dont 554 à mort et 57 exécutions. Pétain a repris le commandement en chef à Nivelle, limogé le 15 mai. Fin des offensives inutiles, dès le 19.

« L’artillerie conquiert, l’infanterie occupe. »2600

Général PÉTAIN (1856-1851). 1914-1918 : la Grande Guerre, vécue, racontée, illustrée par les combattants (1922), publié sous la direction de Christian-Frogé

Cette conception tactique, nouvelle et défensive, condamne la stratégie des offensives incessantes, devenues insupportables. Pour attaquer, il faut attendre d’en avoir les moyens – surtout en artillerie lourde. Le nouveau commandant en chef oblige par ailleurs les officiers à se préoccuper davantage du confort des soldats – indispensable pour rétablir la confiance. Ce souci d’épargner les hommes n’était pas la règle.

En mai 1917, comme en février 1916, mais auréolé par la gloire du « vainqueur de Verdun », Pétain restaure l’armée française. Dans l’entre-deux-guerres, ce sera une légende vivante qui promeut un inconnu, Charles de Gaulle. Ils ont la même conviction : l’importance des chars d’assaut ou tank (artillerie automotrice) dans les guerres du XXe siècle. Le nouveau commandant en chef agit enfin, et réagit avec un mélange de réalisme pratique, de sens humain et de patience politique, en attendant les renforts des États-Unis qui vont renoncer à leur neutralité.

« Ce ne sont pas des soldats : ce sont des hommes. Ce ne sont pas des aventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine […] Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu’on reconnaît dans leurs uniformes. Ce sont des civils déracinés. »2576

Henri BARBUSSE (1873-1935), Le Feu, journal d’une escouade (1916)

Engagé volontaire, il témoigne sur la vie des tranchées, obtenant le prix Goncourt en 1917. Idéaliste exalté, militant communiste bientôt fasciné par la révolution russe de 1917, il se rend plusieurs fois à Moscou où il meurt en 1935. Le roman soulèvera nombre de protestations : en plus du document terrible sur le cauchemar monotone de cette guerre, les aspirations pacifistes transparaissent.

La voie est étroite entre le « bourrage de crânes » et la censure qui « doit supprimer tout ce qui tend à surexciter l’opinion ou à affaiblir le moral de l’armée ou du public », phénomènes propres à toute guerre, mais plus accentués dans ce conflit qui s’éternise sur quatre ans. Le journal d’opposition de Clemenceau, L’Homme libre, est devenu L’Homme enchaîné au début de la guerre : façon de dénoncer la censure, d’ailleurs justifiée – en 1870, on a dit que des batailles furent perdues simplement parce que l’ennemi a su lire nos journaux !

« La France est la frontière de la liberté. »2601

Georges CLEMENCEAU (1841-1929) citant ce cri de l’Amérique tant espérée. Clemenceau journaliste (1841-1929) : les combats d’un républicain (2005), Gérard Minart

Lettre de Clemenceau au président américain Coolidge, datée de 1926 : « C’est le territoire français qui a été scientifiquement ravagé. Trois mortelles années, nous avons attendu cette parole américaine : « La France est la frontière de la liberté. » Trois années de sang et d’argent coulant par tous les pores. »

Le président Wilson, élu en 1912, réélu en 1916, est un neutraliste convaincu. Le peuple américain aussi, partagé entre une population anglo-saxonne favorable à l’Entente (France et Angleterre), des immigrés d’origine allemande ou irlandaise qui sont contre et d’autres, juifs et polonais, qui espèrent la défaite de la Russie. À plusieurs reprises, Wilson a tenté des médiations entre belligérants, mais la guerre sous-marine envenime ses rapports avec l’Allemagne de Guillaume II depuis l’affaire du Lusitania : paquebot britannique torpillé le 7 mai 1915 par un sous-marin allemand dans l’Atlantique, 1 200 victimes, dont 124 Américains.

Le Congrès américain vote enfin la guerre contre les Empires centraux et l’Amérique vient au secours de la France, se rappelant sa dette historique.

« La Fayette, nous voici ! »2602

Colonel Charles E. STANTON (1859-1933), Cimetière de Picpus (Paris), 4 juillet 1917. Également attribué au général Pershing (1860-1948). La Fayette, nous voici ! : l’entrée en guerre des États-Unis, avril 1917 (2007), Ministère de la Défense

Phrase prononcée le jour de la fête nationale des États-Unis (Independence Day), sur la tombe de La Fayette, le héros des deux mondes, général français volontaire dans la guerre d’Indépendance américaine en 1777. La solidarité franco-américaine va de nouveau jouer, dans la défense de la liberté.

Dès le 28 juin, la première division américaine débarque à Saint-Nazaire : 14 500 hommes qui seront 365 000 en décembre. Intervention décisive en cette année charnière où tous les pays en guerre sont en crise (morale, politique, sociale, militaire). L’union sacrée n’est plus ce qu’elle fut. En France, outre les mutins, 100 000 grévistes protestent en mai-juin contre les salaires trop bas et les prix trop élevés. Même phénomène en Angleterre, mais le cabinet de guerre formé par Lloyd George est plus fort que les gouvernements Ribot ou Painlevé en France. L’Italie connaît des émeutes en août et une forte propagande neutraliste, d’où effondrement moral et défaite militaire. L’Allemagne a ses 125 000 grévistes dans les usines de munitions et ses mutineries de marins. Quant à la Russie, elle vit sa grande révolution, en octobre 1917 : chute du tsar et armistice signé par les Soviets en décembre.

« La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires. »2579

Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Soixante Années d’histoire française : Clemenceau (1932), Georges Suarez

Le Tigre s’est tenu jusqu’alors à l’écart, accablant de sarcasmes les chefs civils et militaires : très opposé à la dictature de fait du maréchal Joffre, le grand homme de la France jusqu’en 1916, comme aux ministres de la Guerre qui se succèdent – Millerand le premier qui couvrait Joffre sans le contrôler. Désormais, plus question de laisser carte blanche au général en chef !

« Nous voulons vaincre pour être justes. »2604

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Chambre des députés, Déclaration ministérielle du 20 novembre 1917. Discours de guerre (1968), Georges Clemenceau, Société des amis de Clemenceau

Appelé le 16 novembre comme dernier recours à 76 ans par Poincaré qui redoute son fichu caractère, désormais à la tête d’une France fatiguée, divisée, à bout de nerfs et de guerre, devenue défaitiste par lassitude, il saura imposer son autorité à l’armée comme au pays.

Il forme un gouvernement accepté par une très forte majorité de députés le 20 novembre. Clemenceau le « tombeur de ministères », le « Tigre » va devenir le « Père la Victoire », exerçant une vraie dictature avec suprématie du pouvoir civil sur le militaire. Il incarne une république jacobine au patriotisme ardent, animé par la volonté de se battre jusqu’au bout, mais autrement. Il commence en décembre par poursuivre les politiciens défaitistes, Malvy, mais aussi et surtout Caillaux, ex-président du Conseil, accusé d’intelligence avec l’ennemi.

« Sur le front, les soldats voyaient apparaître un vieil homme au feutre en bataille, qui brandissait un gourdin et poussait brutalement les généraux vers la victoire. C’était Georges Clemenceau. »2605

André MAUROIS (1885-1967), Terre promise (1946)

L’auteur des Silences du colonel Bramble (1918), agent de liaison auprès de l’armée britannique, évoque ses souvenirs dans ce livre dont le succès décidera de sa carrière d’écrivain.

Clemenceau, moins terrible que sa légende de Tigre, recherche le contact avec les poilus des tranchées qui l’appellent affectueusement le Vieux. Le « vieux Gaulois acharné à défendre le sol et le génie de notre race » auquel de Gaulle rend hommage dans ses Discours et messages, va restaurer la confiance dans le pays. Après s’être battu pour l’amnistie des Communards, contre la colonisation de Jules Ferry, contre Boulanger et le boulangisme, pour Dreyfus et avec Zola, pour la laïcité de l’État, pour l’ordre et contre les grèves, Clemenceau va mener son dernier grand combat national.

« Ma formule est la même partout. Politique intérieure ? Je fais la guerre. Politique étrangère ? Je fais la guerre. Je fais toujours la guerre. »2606

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Chambre des députés, 8 mars 1918. Le Véritable Clemenceau (1920), Ernest Judet

Il s’exprime à la tribune : « Moi aussi j’ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire, il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu’on veut. Ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien. »

Un tel discours, dans un tel moment, ce n’est plus un homme politique qui parle en orateur, mais un boulet de canon qui vise l’ennemi. Il répond ici à une interpellation d’Émile Constant, au sujet de procès intentés pour défaitisme et de campagnes de presse menées contre tel ou tel député.

La situation est de nouveau grave, au début de 1918. L’Allemagne, sur le front ouest, a reçu le renfort des 700 000 hommes libérés du front russe (après l’armistice des Soviets). Hindenburg et Ludendorff vont déclencher la grande bataille de France, sans attendre que l’Entente (France et Angleterre) reçoive la suite des renforts américains, prévus pour juillet.

« L’Allemagne peut être battue, l’Allemagne doit être battue, l’Allemagne sera battue. »2607

Général PERSHING (1860-1948), au généralissime Foch. The Story of General Pershing (2009), Everett Titsworth Tomlinson

Commandant en chef du corps expéditionnaire américain à partir de novembre 1917, il s’adresse à Foch qui reprend le commandement de toutes les forces alliées avec l’appui de Clemenceau, le 26 mars 1918.

L’unité de commandement s’imposait, pour contrer l’assaut allemand du 21 mars qui a rompu le front des alliés sur 50 km, avec une percée « en éventail » créant la poche de Montdidier. Preuve que la guerre peut encore être perdue ! Mais ce sera un mal pour un bien : l’Amérique accepte de servir sous les ordres d’une autre armée, avant d’acquérir son autonomie – pour la première fois et sur une opération militaire parfaitement organisée, à la bataille du Saillant de Saint-Mihiel en septembre. Un cimetière américain y rappelle les 4 518 soldats inhumés en Meurthe-et-Moselle.

« Je me battrai devant Paris, je me battrai dans Paris, je me battrai derrière Paris ! »2609

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), printemps 1918. Les Grandes Heures de la Troisième République (1968), Robert Aron

L’offensive allemande du 27 mai sur le Chemin des Dames (lieu de sanglante mémoire) enfonce en quelques heures les positions franco-anglaises, fait une avancée de 20 km en un jour, franchit bientôt l’Aisne et la Marne, créant une nouvelle « poche » de 70 km sur 50.

Foch, un moment contesté, est sauvé par Clemenceau. Et les Alliés reçoivent d’Amérique les renforts prévus, en hommes et en matériel. D’où la contre-offensive menée par Foch : seconde bataille de la Marne, déclenchée le 18 juillet. Les chars d’assaut (tanks) sont pour la première fois utilisés à grande échelle. Ils enfoncent les barbelés allemands en un rien de temps. Cette fois, la victoire est plus rapide qu’espéré : la guerre d’usure a physiquement et moralement atteint l’armée allemande. Défaite le 8 août à Montdidier, elle commence une retraite générale. Malgré tout, ce ne sera jamais la débâcle, seulement le recul pied à pied, sur le terrain peu à peu reconquis.

« La victoire annoncée n’est pas encore venue et le plus terrible compte de peuple à peuple s’est ouvert : il sera payé. »2610

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours au Sénat, 17 septembre 1918. 1914-1918 : la Grande Guerre, vécue, racontée, illustrée par les combattants (1922), publié sous la direction de Christian-Frogé

Dernier appel au combat du Père la Victoire. Le recul des armées allemandes permet de constater l’étendue des dévastations : sur l’ensemble du territoire, plus de 800 000 immeubles détruits en tout ou partie, 54 000 km de routes à refaire, des milliers de ponts à reconstruire.

Le bilan humain est vertigineux. En Europe, la Grande Guerre aura fait 18 millions de morts, 6 millions d’invalides, plus de 4 millions de veuves et deux fois plus d’orphelins. Rappelons les mots du maréchal Lyautey au déclenchement du conflit : « C’est la plus monumentale ânerie que le monde ait jamais faite. »

« La guerre […] Je vois des ruines, de la boue, des files d’hommes fourbus, des bistrots où l’on se bat pour des litres de vin, des gendarmes aux aguets, des troncs d’arbres déchiquetés et des croix de bois, des croix, des croix. »2575

Roland DORGELÈS (1885-1973), Les Croix de bois (1919)

Engagé volontaire comme Barbusse, il donne aussi ce témoignage simple et vécu de la vie des tranchées : ce sera l’un des plus gros succès d’après-guerre de cette littérature de guerre. 14-18 reste dans l’histoire comme une interminable guerre de tranchées où les soldats, en majorité paysans, luttèrent pied à pied dans la terre, pour leur terre.

« Honneur à nos grands morts […] Grâce à eux, la France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours soldat de l’idéal. »2613

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours écrit et parlé à la Chambre des députés, 11 novembre 1918. Histoire de la Troisième République (1979), Paul Ducatel

Pour la France, c’est le Père la Victoire qui lui a donné le courage de vaincre. Pour les Alliés, la France qui a fourni l’effort de guerre essentiel ressort auréolée d’un immense prestige.

« Vous avez gagné la plus grande bataille de l’histoire et sauvé la cause la plus sacrée, la liberté du monde. »2615

Maréchal FOCH (1851-1929), Ordre du jour aux armées alliées, 12 novembre 1918. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919IX (1922), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac

Foch, généralissime, est promu maréchal, en août 1918. Son ordre du jour est rédigé le 11 novembre à Senlis, à l’heure même où Clemenceau parle à la Chambre des députés, et publié le 12 novembre : « Officiers, sous-officiers, soldats des armées alliées, après avoir résolument arrêté l’ennemi, vous l’avez pendant des mois, avec une foi et une énergie inlassables, attaqué sans répit […] Soyez fiers ! D’une gloire immortelle vous avez paré vos drapeaux. La postérité vous garde sa reconnaissance. »

« Ah Dieu ! que la guerre est jolie
Avec ses chants, ses longs loisirs. »2574

Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), Calligrammes, « L’Adieu du cavalier » (1918)

Le poète s’est engagé en décembre 1914. Blessé d’un éclat d’obus à la tempe le 17 mars 1916, évacué, trépané, il ira d’hôpital en hôpital, continuant d’écrire, et mourra deux jours avant la fin de la guerre, le 9 novembre 1918, victime de la grande épidémie de grippe espagnole.

« Que ceux déjà qui m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances. »2573

Raymond RADIGUET (1903-1923), Le Diable au corps (1923)

Ce roman de Radiguet, mort à 20 ans l’année même de la publication et du très grand succès de cette œuvre, est le récit d’une passion d’adolescent sur fond de guerre : le héros est l’amant d’une très jeune femme dont le mari se bat au front. Le roman fera scandale, pour cela surtout.

« J’admire les poilus de la Grande Guerre et je leur en veux un petit peu. Car ils m’eussent, si c’était possible, réconcilié avec les hommes, en me donnant de l’humanité une idée meilleure… donc fausse ! »2577

Georges COURTELINE (1858-1929), La Philosophie de Georges Courteline (1929)

L’auteur à succès comique le plus applaudi par la génération d’avant 1914, ex-cavalier au 13e régiment de Chasseurs à Bar-le-Duc, s’est pourtant assez moqué des militaires, des Gaietés de l’escadron (1886) au Train de 8 h 47 (1891), du capitaine Hurluret et du sergent Flick. Le « poilu » reste à jamais synonyme de brave soldat, les poils étant associés à l’idée de virilité.

4/ Entre-deux-guerres (1918-1939)

« À l’issue d’une longue guerre nationale, la victoire bouleverse comme la défaite. »2617

Léon BLUM (1872-1950), A l’échelle humaine (1945). Texte écrit en 1941 par le leader socialiste en internement administratif

Entre-deux-guerres : chrononyme malheureusement bien trouvé !

Au lendemain de 1918, l’humiliation de 1871 est vengée, le pays est vainqueur, de nouveau entier, mais exsangue, dévasté, divisé, moralement bouleversé après l’épreuve. Cette guerre a coûté vraiment très cher en hommes, en argent, et de cela, la France ne se remettra pas vraiment avant la prochaine guerre.

« Il est plus facile de faire la guerre que la paix. »2633

Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours de Verdun, 14 juillet 1919. Discours de paix (posthume), Georges Clemenceau

Le Père la Victoire est toujours à la tête du gouvernement d’une France épuisée par l’épreuve des quatre ans de guerre, même si une minorité artiste et privilégiée fête la décennie des « Années folles » d’après-guerre.

Le vieil homme est devenu le « Perd la Victoire » : piètre négociateur au traité de Versailles signé le 28 juin, il a laissé l’Anglais Lloyd George et l’Américain Wilson l’emporter sur presque tous les points. Et il ne sera pas président de la République, l’Assemblée préférant voter en 1920 pour Deschanel qui ne lui portera pas ombrage,

Les paroles de Clemenceau sont prophétiques d’une autre réalité qui marque les vingt ans à venir : « L’Allemagne, vaincue, humiliée, désarmée, amputée, condamnée à payer à la France pendant une génération au moins le tribut des réparations, semblait avoir tout perdu. Elle gardait l’essentiel, la puissance politique, génératrice de toutes les autres. » (Pierre Gaxotte, Histoire des Français)

« La guerre ne vous a donc rien appris. »2634

Leitmotiv de campagne électorale. Histoire des institutions politiques de la France moderne, 1789-1945 (1958), Jean Jacques Chevallier

La révolution russe de 1917 et l’arrivée des bolcheviks au pouvoir font peur : une affiche célèbre, signée d’Adrien Barrère en 1919, plusieurs fois imitée ou détournée, montre « l’homme au couteau entre les dents » incarnant le bolchevisme (communisme) dans toute son horreur.

Les élections du 16 novembre 1919 amènent une « Chambre bleu horizon » : plus de 400 députés conservateurs (sur 626) appartiennent à des groupes de centre et de droite et se réclament du Bloc national. C’est un renversement durable de majorité.

« Certes, nos différends n’ont pas disparu, mais, désormais, c’est le juge qui dira le droit […] Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! »2654

Aristide BRIAND (1862-1932), ministre des Affaires étrangères, Discours du 10 septembre 1926. Histoire de l’Europe au XXe siècle : de 1918 à 1945 (1995), Jean Guiffan, Jean Ruhlmann

À l’inverse de Poincaré qui (avec le président Doumergue) incarne la fermeté face à l’Allemagne, Briand croit à la réconciliation, au désarmement, au droit international et à la Société des nations (SDN) garante de la paix. Après le pacte de Locarno d’octobre 1925 qui garantit les frontières fixées au traité de Versailles, le ministre des Affaires étrangères salue l’entrée de l’Allemagne au sein de la SDN.

« Moi, je dis que la France […] ne se diminue pas, ne se compromet pas, quand, libre de toutes visées impérialistes et ne servant que des idées de progrès et d’humanité, elle se dresse et dit à la face du monde : « Je vous déclare la Paix ! » »2655

Aristide BRIAND (1862-1932), Paroles de paix (1927)

Le 10 décembre 1926, le « Pèlerin de la Paix », surnommé aussi « l’Arrangeur » pour son aptitude à trouver une solution de compromis à tout problème et plus de vingt fois ministre (notamment aux Affaires étrangères), reçoit le prix Nobel de la paix – avec son homologue allemand, Gustav Stresemann.

« Voilà ce qu’est le pacte de Paris. Il met la guerre hors la loi. Il dit aux peuples : la guerre n’est pas licite, c’est un crime. La nation qui attaque une autre nation, la nation qui déclenche ou déclare la guerre, est une criminelle. »2658

Aristide BRIAND (1862-1932), Chambre des députés, 1er mars 1929. La Mêlée des pacifistes, 1914-1945 (2000), Jean-Pierre Biondi

Ministre des Affaires étrangères, Briand est lyrique pour présenter à l’Assemblée le pacte Briand-Kellogg du 27 août 1928 qu’il a conçu avec son homologue américain, le secrétaire d’État Frank Billings Kellogg, couronné à son tour par le Nobel de la Paix à la fin de cette année.
Au terme de ce traité signé à Paris, 15 pays (bientôt suivis par 48 autres, y compris l’Allemagne, le Japon et l’URSS) condamnent la guerre « comme instrument de la politique nationale ».

Malheureusement, nulle sanction n’est prévue en cas d’infraction ! Et déjà, Adolf Hitler a rédigé Mein Kampf (1924), ne dissimulant rien de l’Ordre nouveau qu’il veut imposer à l’Europe ; déjà il organise le parti nazi (Parti national-socialiste ouvrier) et créé en 1926 les SS (police militarisée). Le krach de Wall Street, ce « Jeudi noir » du 24 octobre 1929 où les valeurs boursières s’effondrent avant d’entraîner l’économie mondiale dans la tourmente, ruine les rêves de paix et favorise l’arrivée d’Hitler au pouvoir. C’en est bientôt fini de l’ère Briand.

« Pas un jour de plus pour le service militaire ! Pas un sou de plus pour la guerre ! »2667

Maurice THOREZ (1900-1964), Chambre des députés, 14 juin 1935. Notes et études documentaires, nos 4871 à 4873 (1988), Documentation française

Le secrétaire général du PCF tire les conséquences de la conclusion d’un pacte d’assistance mutuelle signé par Pierre Laval et Staline, le 2 mai 1935. Il reprend des thèses antimilitaristes que le Parti abandonnera quelques semaines plus tard, à son congrès d’Ivry.

« On a ri longtemps de ce mélodrame où l’auteur faisait dire à des soldats de Bouvines : « Nous autres, chevaliers de la guerre de Cent Ans ». C’est fort bien fait, mais il faut donc rire de nous-mêmes : nos jeunes gens s’intitulaient « génération de l’entre-deux-guerres » quatre ans avant l’accord de Munich. »2668

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations II (1948)

Munich, ce sera octobre 1938. Quatre ans plus tôt, l’Europe assiste à l’irrésistible ascension d’Hitler. Autrichien naturalisé allemand, porté au pouvoir par la crise économique des années 1930 qui jette les millions d’ouvriers chômeurs et de petits rentiers ruinés vers les partis extrêmes, manipulant l’armée et les puissances financières, devenant chancelier du Reich le 30 janvier 1933, puis Führer, maître absolu, dictateur en 1934. Plébiscité, promettant à son pays de le libérer du « Diktat » de Versailles, mais lui annonçant déjà de gros sacrifices en échange : « Des canons plutôt que du beurre. »

« Il faut s’entendre avec quiconque veut la paix, avec quiconque offre une chance, si minime soit-elle, de sauvegarder la paix. Il faut s’entendre avec l’Italie en dépit de la dictature fasciste. Il faut s’entendre même avec l’Allemagne de Hitler. »2682

Maurice THOREZ (1900-1964), Chambre des députés, 2 septembre 1936. Histoire du parti communiste français (1948), Gérard Walter

Parole de député communiste, aveuglement d’une gauche pacifiste attachée aux vieux idéaux, qui préconise le désarmement au niveau imposé par le traité de Versailles à l’Allemagne et qui a fait son unité « contre le fascisme et la guerre » pour arriver au pouvoir, en cette année 1936.

Cette gauche ne sait pas encore que le fascisme, c’est la guerre, et elle n’a pas compris la vraie nature d’Hitler qui a réoccupé la Rhénanie, le 7 mars. Cependant, rien n’est simple dans l’histoire. Le pacifisme et l’aveuglement ne sont pas l’apanage de la gauche : par peur du communisme qui est son ennemi numéro un, la droite elle aussi cherchera l’accord avec Hitler, sûre qu’il attaquera l’URSS et non la France. Par ailleurs, le Front populaire lance un programme de réarmement de 14 milliards de francs. Et la guerre d’Espagne vient soudain tout compliquer.

« Des avions, des canons pour l’Espagne ! »2683

Cris des militants, meeting du Parti communiste à Luna Park, dimanche 6 septembre 1936. L’Enjeu espagnol : PCF et guerre d’Espagne (1987), Carlos Serrano

Blum s’invite à la tribune, voulant exposer sa politique face au conflit espagnol. Il va retourner la salle et finir ovationné par les militants communistes.

Le Frente Popular a remporté les élections (comme en France). Mais le général Franco, ex-chef d’état-major de l’armée, éloigné par le gouvernement de gauche, prend la tête d’un soulèvement nationaliste le 18 juillet, aidé par la Phalange (inspirée du fascisme italien). L’Espagne entre dans une tragique guerre civile, républicains contre nationalistes.

Hitler fournit des armes et Mussolini des hommes à Franco, au mépris de l’accord international de non-intervention, signé le 28 août à Londres. Blum hésite, crucifié entre pacifisme et antifascisme – les mots ne sont pas trop forts, il avouera avoir songé à démissionner. Il ne veut pas se couper de l’Angleterre non interventionniste (ni de la gauche radicale qui l’est aussi, en France) et risquer une guerre européenne. Il laisse passer des volontaires (enrôlés dans les Brigades internationales). Et après accord avec la Russie soviétique, il enverra aux républicains d’importantes fournitures de matériel, dès octobre : « Des avions, des canons… »

« Les grandes manœuvres sanglantes du monde étaient commencées. »2684

André MALRAUX (1901-1976), L’Espoir (1937)

L’écrivain aventurier s’est engagé aux côtés des républicains qui combattent au cri de « Viva la muerte », dans cette guerre civile qui va durer trois ans et servir de banc d’essai aux armées fascistes et nazies. Contrairement à tous ses confrères qui ont cru à la paix du monde, Malraux, des Conquérants (1928) à L’Espoir (1937), en passant par La Condition humaine (prix Goncourt 1933), se fait l’écho fidèle et prémonitoire de ce temps d’apocalypse. Lui-même devient un héros révolutionnaire, à l’image des héros de ses livres, avec un très grand talent dans l’aventure comme dans la littérature.

« Je veux pas faire la guerre pour Hitler, moi je le dis, mais je veux pas la faire contre lui, pour les Juifs… On a beau me salader à bloc, c’est bien les Juifs et eux seulement, qui nous poussent aux mitrailleuses… Il aime pas les Juifs Hitler, moi non plus… »2688

Louis-Ferdinand CÉLINE (1894-1961), Bagatelles pour un massacre (1937)

(Céline met une majuscule aux Juifs, dans la logique de la doctrine nazie faisant référence au peuple et plus encore à la race).

Ce n’est pas le seul antisémite de ces années-là, mais c’est l’un de ceux qui s’expriment avec le plus de violence et un génie littéraire non contestable. Ce pamphlet où la haine l’égare achève de faire l’unanimité contre lui. Il s’est déjà créé des ennemis chez les bien-pensants avec son Voyage au bout de la nuit (1932) qui attaque le militarisme, le colonialisme, l’injustice sociale. Ses impressions de retour d’URSS publiées dans Mea Culpa (1936) lui ont ensuite aliéné tous les sympathisants communistes.

« Il y a des guerres justes. Il n’y a pas d’armée juste. »2690

André MALRAUX (1901-1976), L’Espoir (1937)

Malraux, après un voyage à Berlin, dénonce le nazisme en 1935, ses atteintes à la dignité humaine et ses prisons dans Le Temps du mépris, puis le fascisme espagnol dans ce nouveau roman. Il y témoigne aussi de son engagement dans le camp des Républicains, organisant et commandant l’aviation étrangère avec une aptitude à l’action remarquable chez un intellectuel.

Bien des années après, l’ancien combattant de la guerre civile d’Espagne dit qu’elle a été la dernière « guerre juste » de notre temps, une des raisons de l’« espoir » étant cet afflux de volontaires de tous pays (estimés à 40 000 hommes), unis pour une juste cause, dans la fraternité confiante des brigades internationales. Comme le dit un anarchiste de L’Espoir, « le courage aussi est une patrie ».

« Le fascisme, c’est la guerre. La lutte contre le fascisme, c’était la lutte contre la guerre. »2691

Maurice THOREZ (1900-1964), Fils du peuple (1937)

Il écrit aussi : « Nous aimons notre France, terre classique des révolutions, foyer de l’humanisme et des libertés. » Mais la gauche est prise au piège, unie « contre le fascisme et la guerre » dans une contradiction qui va bientôt éclater. La lutte contre le fascisme impliquait la guerre, alors que la défense de la paix admettait le fascisme.

Nous ferons la paix […] avec le diable s’il le faut.2695

Slogan des pacifistes. Notre Front populaire (1977), Claude Jamet

On trouve des pacifistes dans les partis de gauche comme de droite, et les responsabilités sont aussi bien dans l’état-major qu’au gouvernement, avant, pendant et après le Front populaire.

Un tel slogan est le reflet d’un pacifisme viscéral qui est avant tout celui du pays, de l’opinion publique : sentiment né de la dernière guerre si proche, des hécatombes qui ont touché la plupart des familles. C’est l’une des raisons de l’effondrement de la diplomatie française dans l’entre-deux-guerres : « Jusqu’en 1939, la politique extérieure de la France ne fut plus qu’une suite d’abandons : évacuation de la Ruhr, suppression du contrôle militaire, abandon des réparations, évacuation anticipée de la Rhénanie […] L’Allemagne libérée devint menaçante. » (Pierre Gaxotte, Histoire des Français)

« [La bourgeoisie] ne voulait de la guerre en aucun cas, et elle n’avait pas peur de Hitler, parce que toute sa capacité de peur était accaparée par le Front populaire, et surtout par le communisme. »2696

Léon BLUM (1872-1950), À l’échelle humaine (1945)

Cette analyse qui date de 1941 donne une autre explication du pacifisme. La bourgeoisie accable le gouvernement de Front populaire, également critiqué sur sa gauche par les communistes, quand des difficultés financières et des troubles sociaux obligent à faire une pause dans les réformes.

Blum abandonne le gouvernement en juin 1937. Chautemps essaie de poursuivre l’expérience, un second cabinet Blum, éphémère (mars-avril 1938), est remplacé par le ministère Daladier, radical-socialiste. La fin du Front populaire est officielle le 30 octobre 1938, quand le chef du gouvernement rompt avec les communistes. Mais le communisme continue de faire peur. N’a-t-il pas triomphé à Moscou ?

« On dirait bientôt : les soldats de 38 – comme on disait : les soldats de l’an II, les poilus de 14. Ils creuseraient leurs trous comme les autres, ni mieux ni plus mal, et puis ils se coucheraient dedans, parce que c’était leur lot. »2701

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Le Sursis (1945)

Bourgeois ennemi de sa classe, philosophe et écrivain de gauche qui s’engagera à l’extrême, Sartre est pensionnaire à l’Institut français de Berlin quand Hitler prend le pouvoir (1933-1934). Son premier grand roman, La Nausée, est publié l’année même de Munich. Et le climat de Munich sert de toile de fond au Sursis, deuxième tome des Chemins de la liberté. Munich, cet accord, c’est « le sursis » avant la guerre, inévitable. Il n’est qu’à entendre la voix d’Hitler, les mots d’Hitler qui parle à la radio, devenue un moyen de communication de masse.

« Ayez l’armée de votre politique ou la politique de votre armée. »2707

Paul REYNAUD (1878-1966). La Vie en plus (1981), Alfred Sauvy

Ministre des Finances du gouvernement Daladier en novembre 1938, il s’adresse aux députés à la Chambre. Dès 1935, devant la montée des périls, il voulait renforcer notre armée, adoptant les idées du lieutenant-colonel de Gaulle sur les blindés – qui font la force de l’Allemagne. Mais il était très isolé… et de Gaulle inconnu.

Autre argument, la France a conclu un pacte d’alliance avec la Pologne et la Tchécoslovaquie. Pour tenir ses engagements, il lui faut une armée offensive, sinon, elle doit avoir la loyauté de renoncer au pacte.
Grâce à sa politique financière et à une conjoncture économique internationale favorable, la France est sortie de la crise, la bourgeoisie est un peu rassurée. Et Paul Reynaud fait adopter une augmentation des impôts pour accroître les dépenses militaires.

L’Allemagne envahit la Pologne, le 1er septembre 1939. Le 2, la Chambre et le Sénat vont voter à mains levées et à l’unanimité (selon le Journal officiel) un crédit extraordinaire de 69 milliards pour « faire face aux obligations résultant de la Défense nationale » : cela signifie que la guerre va être déclarée.

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