« I have a dream… » Martin Luther King (1929-1968). Titre du discours prononcé le 28 août 1963 devant le Lincoln Memorial à Washington, pendant la Marche pour l’emploi et la liberté. En vf : « Je fais un rêve. »
Pasteur et militant américain, face aux 250 000 manifestants, il en appelle à la fin du racisme dans son pays, revendiquant l’égalité des droits civiques et économiques entre Blancs et Afro-Américains.
« Parle-leur de ton rêve, Martin ! » lui crie soudain la chanteuse noire Mahalia Jackson. Oubliant ses notes, il improvise une anaphore en scandant « I have a dream ». Dans un monde marqué par l’esclavage, le racisme et la haine, il décrit son rêve de liberté, égalité, fraternité.
Prix Nobel de la paix en 1964, assassiné à 39 ans, Martin Luther King rejoint avec ce rêve prophétique les présidents fondateurs des États-Unis, Washington, Jefferson et Lincoln.
« C’est justement la possibilité de réaliser un rêve qui rend la vie intéressante » écrit Paulo Coelho (brésilien né en 1947) dans son best-seller mondial, L’Alchimiste (1988).
Mais la politique peut-elle encore faire rêver la France comme sous la Révolution de 1789 ou en Mai 68 ? Où sont les utopies et l’espoir de jours meilleurs si évidents sous la Renaissance et au siècle des Lumières ? Qui peut incarner aujourd’hui les forces vives et le caractère d’une nation riche de ses deux mille ans d’Histoire portée par des héros depuis la Gaule et le Moyen Âge ? Sans oublier que certains rêves réalisés tournent parfois au cauchemar…
Cet édito s’inscrit aux antipodes du « prêt à penser » ou des « petites phrases » : il n’y a pas une réponse à la question-titre, il y en a beaucoup qui se complètent et parfois se contredisent au fil des siècles et des auteurs (toujours empruntées à notre Histoire en citations).
I. Des origines à la Révolution.
GAULE
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« Quand nous ne formerons en Gaule qu’une seule volonté, le monde entier ne pourra nous résister. »22
VERCINGÉTORIX (vers 82-46 av. J.-C.), à ses troupes, mai 52 av. J.-C., à Gergovie. La Gaule (1947), Ferdinand Lot
C’est notre premier héros national – pour ce rêve d’unité et pour avoir osé défier Jules César.
Les tribus gauloises, victimes de leur désunion, viennent d’élire ce jeune noble chef suprême d’une coalition contre les Romains qui se veulent maîtres de l’Europe. Quand César marche vers la Loire, Vercingétorix ordonne de brûler tous les villages pour affamer l’ennemi. Mais l’on ne peut se résoudre à incendier Avaricum (Bourges), seule grande et belle ville de Gaule, puissamment fortifiée. Après deux mois de résistance gauloise, elle tombera le 20 avril. Dans sa Guerre des Gaules, César parle de 40 000 morts – il a décuplé le chiffre. Mais en bon observateur, il note ce paradoxe : « Si l’adversité diminue d’habitude l’autorité des chefs, elle grandit de jour en jour le prestige de Vercingétorix. »
Le mois suivant, le Gaulois remporte la plus grande victoire de sa courte carrière à Gergovie (près de Clermont-Ferrand). César doit lever le siège, minorant cette fois ses pertes à 700 légionnaires. C’est « de bonne guerre ». Les statistiques truquées nourrissent toujours la légende ou la propagande et l’histoire de Vercingétorix nous est surtout connue par le récit de son adversaire, César.
Fin septembre, Vercingétorix devra s’incliner face au général romain à Alésia (département de la Côte d’Or), jetant ses armes aux pieds de César : « Prends-les ! Je suis brave, mais tu es plus brave encore, et tu m’as vaincu. »
« Sa courte vie de combattant eut cette élégante beauté qui charmait les Anciens et qui était une faveur des Dieux. »24
Camille JULLIAN (1859-1933), Vercingétorix (1902)
Auteur de la première biographie savante de Vercingétorix, il juge ainsi sa carrière de chef de guerre. L’épopée n’a duré que dix mois. Emmené captif à Rome, le vaincu est jeté dans un cachot où il attendra six ans, pour être finalement exhibé comme trophée lors du triomphe de César, puis décapité en 46 av. J.-C. : « Vae Victis ! » Malheur aux vaincus. Ainsi finit notre premier héros national, symbole absolu du courage.
MOYEN ÂGE
« Tu croiras tout ce qu’enseigne l’Église et observeras tous ses commandements. »127
Premier des dix commandements du parfait chevalier. L’Église et le droit de guerre (1920), Pierre Batiffol, Paul Monceaux, Émile Chénon
Un chevalier doit suivre un code de conduite et respecter une éthique propre à la chevalerie, sous peine de perdre son statut de chevalier. Loyauté, courtoisie, honneur, fierté, bonne foi, bravoure, recherche de gloire et de renommée, obéissance à la hiérarchie et respect de la parole donnée, telles sont les valeurs chevaleresques.
Ce code de la chevalerie se résume en dix commandements, comme le décalogue de l’Église. La première règle est la plus importante. Qui n’est pas chrétien ne peut devenir chevalier. Mais la religion inspire plus ou moins directement la majorité des dix commandements qui relèvent d’une belle et sainte utopie.
« Tu seras partout et toujours le champion du Droit et du Bien contre l’Injustice et le Mal. »131
Dernier des dix commandements du parfait chevalier. Même source, L’Église et le droit de guerre (1920)
Ce code de la chevalerie propose un idéal difficile, voire impossible à observer continuellement et tous les chevaliers ne seront pas des Saint Louis ou des Bayard ! Mais il sert de frein à des hommes qui, sans ces règles, auraient été sauvages et indisciplinés.
« Tu feras aux Infidèles une guerre sans trêve et sans merci. »129
Sixième commandement du parfait chevalier. La Chevalerie (1960), Léon Gautier
Le Moyen Âge, époque de foi et temps des cathédrales, va vivre sous le signe des croisades, appelées aussi guerres saintes : huit au total, de 1095 à 1270.
« Ils deviendront des soldats, ceux qui, jusqu’à ce jour, furent des brigands ; ils combattront légitimement contre les barbares, ceux qui se battaient contre leurs frères et leurs cousins ; et ils mériteront la récompense éternelle, ceux qui se louaient comme mercenaires pour un peu d’argent. »167
URBAIN II (vers 1042-1099), Concile de Clermont, 1095. Les Croisades (1934), Frantz Funck-Bretano
Ce pape, par ailleurs grand orateur, commence à prêcher la première croisade. Il s’agit d’abord de la « délivrance des Lieux saints » – notamment Jérusalem et le tombeau du Christ – occupés par les musulmans. Le pape encourage cette entreprise militaire, en promettant aux croisés le paradis (indulgence plénière). Impossible de ne pas faire le rapprochement avec la religion musulmane : dans le Coran, le paradis céleste est un lieu de plaisirs infinis. Le mythe des 72 vierges est exploité au XXIe siècle par la propagande djihadiste pour encourager les combattants au sacrifice, les élevant au rang de martyrs.
Guibert de Nogent, dans son Histoire des croisades, dit l’effervescence qui suivit le prêche d’Urbain II : « Dès qu’on eut terminé le concile de Clermont, il s’éleva une grande rumeur dans toutes les provinces de France et aussitôt que la renommée portait à quelqu’un la nouvelle des ordres publiés par le pontife, il allait solliciter ses parents et ses voisins de s’engager dans la voie de Dieu. »
« Dieu le veut ! »168
Cri de guerre et de ralliement des croisés, lancé dès la première croisade. Dictionnaire historique, géographique et biographique des croisades (1852), Édouard d’Ault-Dumesnil
Deux expéditions se succèdent, de nature bien différente. La « croisade populaire » part en 1096, conduite par Pierre L’Hermite et Gautier sans Avoir. Foule de pèlerins à peine armés, indisciplinés, bientôt malades et affamés, ils traversent l’Europe en massacrant les juifs et en pillant pour vivre. Ils seront anéantis en Anatolie.
La croisade des barons part en 1097, forte de 30 000 hommes et de quatre armées qui convergent sur Constantinople, chacune par son chemin. Ces chefs ont pour nom Godefroy de Bouillon, Baudoin de Flandre, Hugues de Vermandois, frère du roi de France, Robert Courteheuse, duc de Normandie, Raymond de Toulouse et Bohémond de Tarente. Une campagne de deux ans les mènera à la prise d’Antioche, d’Édesse et de Jérusalem (1099).
« La folie des croisades est ce qui a le plus honoré la raison humaine. »170
Léon BLOY (1846-1917), La Femme pauvre (1897)
Catholique ardent, visionnaire et mystique, il encense les croisades que, de son côté, Nietzsche qualifie d’« entreprises de haute piraterie ».
« Sache que cette guerre n’est pas charnelle, mais spirituelle. Sois donc le très courageux athlète de Christ ! »175
BOHÉMOND Ier (1057-1111), au connétable Robert, février 1098. Gesta Francorum, Histoire de la première croisade, anonyme
Les croisés sont parvenus en vue d’Antioche, mais une armée turque de secours est annoncée. Bohémond, seigneur franc et l’un des chefs de la première croisade, vient attendre l’ennemi près du lac d’Antioche (à une trentaine de kilomètres de la ville). Attaqués par des forces supérieures, les croisés commencent à reculer, quand Bohémond adresse ces mots à son connétable : « Va aussi vite que tu peux comme un vaillant homme. Secours avec énergie la cause de Dieu et du Saint-Sépulcre et sache que cette guerre n’est pas charnelle… » Les Turcs, chargés par les croisés, sont mis en déroute.
« Jérusalem. »224
LOUIS IX (1214-1270), mot de la fin, le 25 août 1270, devant Tunis
Le futur Saint-Louis s’est embarqué le 1er juillet 1270 pour la huitième (et dernière) croisade, dans l’espoir de convertir le sultan de Tunisie. Joinville son ami, confident et chroniqueur n’est pas de cette dernière aventure, ayant tenté de dissuader le roi de partir avec ses trois fils, persuadé qu’il est plus utile en France à ses sujets. Le roi meurt à 56 ans, pleuré par son peuple et bientôt canonisé par le pape Boniface VIII.
« Une enfant de douze ans, une toute jeune fille, confondant la voix du cœur et la voix du ciel, conçoit l’idée étrange, improbable, absurde si l’on veut, d’exécuter la chose que les hommes ne peuvent plus faire, de sauver son pays. »334
Jules MICHELET (1798-1874), Jeanne d’Arc (1853)
Le personnage inspire ses plus belles pages à l’historien du XIXe siècle : « Née sous les murs mêmes de l’église, bercée du son des cloches et nourrie de légendes, elle fut une légende elle-même, rapide et pure, de la naissance à la mort. » D’autres historiens font de Jeanne une bâtarde de sang royal, peut-être la fille d’Isabeau de Bavière et de son beau-frère Louis d’Orléans, ce qui ferait d’elle la demi-sœur de Charles VII.
Princesse ou bergère, c’est un personnage providentiel qui va galvaniser les énergies au pire moment de la Guerre de Cent Ans contre les Anglais, rendant l’espoir à tout un peuple – et d’abord à son roi. Elle y perdra la vie, mais son rêve se réalisera ! Peut-on parler de miracle ? Plutôt d’une foi absolue et contagieuse, au fil d’une véritable épopée parfaitement documentée.
« En nom Dieu, je ne crains pas les gens d’armes, car ma voie est ouverte ! Et s’il y en a sur ma route, Dieu Messire me fraiera la voix jusqu’au gentil Dauphin. Car c’est pour cela que je suis née. »335
JEANNE D’ARC (1412-1431), quittant Vaucouleurs, fin février 1429. Études religieuses, historiques et littéraires (1866), Par des Pères de la Compagnie de Jésus
Elle répond à ceux qui s’effraient en pensant qu’elle va devoir traverser la France infestée d’Anglais et de Bourguignons (alliés à l’ennemi). À peine âgée de 17 ans, elle parvient à persuader le sire de Baudricourt, capitaine royal de Vaucouleurs, de lui donner une escorte. Et elle se met en route pour Chinon où se trouve le dauphin, futur Charles VII toujours pas sacré et doutant lui-même de sa légitimité. Elle va d’abord lui redonner confiance : « Je vous dis, de la part de Messire (Dieu), que vous êtes vrai héritier de France et fils du roi. »
« Vous, hommes d’Angleterre, qui n’avez aucun droit en ce royaume, le roi des Cieux vous mande et ordonne par moi, Jehanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez en votre pays, ou sinon, je ferai de vous un tel hahu [dommage] qu’il y en aura éternelle mémoire. »341
JEANNE D’ARC (1412-1431), Lettre du 5 mai 1429. Présence de Jeanne d’Arc (1956), Renée Grisell
Le 4 mai, à la tête de l’armée de secours envoyée par le roi, Jeanne attaque la bastille Saint-Loup et l’emporte. Le 5 mai, fête de l’Ascension, on ne se bat pas, mais elle envoie par flèche cette nouvelle lettre.
Le 7 mai, elle attaque la bastille des Tournelles. Après une rude journée de combat, Orléans est libérée. Le lendemain, les Anglais lèvent le siège. Toute l’armée française, à genoux, assiste à une messe d’action de grâce.
« Entrez hardiment parmi les Anglais ! Les Anglais ne se défendront pas et seront vaincus et il faudra avoir de bons éperons pour leur courir après ! »342
JEANNE D’ARC (1412-1431), Harangue aux capitaines, Patay, 18 juin 1429. 500 citations de culture générale (2005), Gilbert Guislain, Pascal Le Pautremat, Jean-Marie Le Tallec
Nouvelle victoire à Patay : défaite des fameux archers anglais et revanche de la cavalerie française. Ensuite, Auxerre, Troyes, Chalons ouvrent la route de Reims aux Français qui ont repris confiance en leurs armes et se réapproprient leur terre de France.
« Gentil roi, or est exécuté le plaisir de Dieu qui voulait que vous vinssiez à Reims recevoir votre saint sacre, en montrant que vous êtes vrai roi et celui auquel le royaume de France doit appartenir. »343
JEANNE D’ARC (1412-1431). Jeanne d’Arc (1860), Henri Wallon
Jeanne a tenu parole, le rêve se réalise, Charles est sacré à Reims le 17 juillet 1429 par l’évêque Regnault de Chartres. Alors seulement, Charles VII peut porter son titre de roi. Plusieurs villes font allégeance : c’est « la moisson du sacre ». En riposte, le duc de Bedford fait couronner à Paris Henri VI de Lancastre « roi de France ».
Les victoires ont permis de reconquérir une part de la « France anglaise », mais Jeanne, blessée, échoue devant Paris en septembre. Après la trêve hivernale (de rigueur à l’époque), elle décide de « bouter définitivement les Anglais hors de France » contre l’avis du roi qui a signé une trêve avec les Bourguignons. Mais Jeanne veut aller au bout de son rêve.
23 mai 1430, capturée devant Compiègne, elle est vendue aux Anglais pour 10 000 livres et emprisonnée à Rouen le 14 décembre. Les Anglais veulent sa mort. Les juges français veulent y mettre les formes. Jeanne va subir une suite d’interrogatoires minutieux et répétitifs, en deux procès. Le calme bon sens de la jeune fille l’emporte sur tous les pièges. Le théâtre et le cinéma ont repris, presque au mot à mot, ce dialogue inspiré.
Sa fin est exemplaire : « Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte. » Ainsi parle le secrétaire du roi d’Angleterre, après l’exécution de Jeanne à Rouen, 30 mai 1431. Le mot est aussi attribué à l’évêque de Beauvais, Pierre Cauchon.
Jeanne d’Arc est notre première héroïne nationale, la droite et la gauche politique revendiquant toujours la référence à cette sainte, mais sa foi est très représentative du Moyen Âge, le temps des cathédrales et des croisades. « Dieu premier servi » : sa devise sur ses étendards est la clé de ce personnage toujours animé par la foi.
« À cœur vaillant, rien d’impossible. »360
Jacques CŒUR (vers 1395-1456), devise. Le Grand Cœur (2012), Jean-Christophe Rufin
Cette fière devise (devenue proverbe) illustre à merveille le rêve, l’ambition, l’esprit d’entreprise sans limite de cet homme d’affaires aux multiples activités (banque, change, mines, métaux précieux, épices, sel, blé, draps, laine, pelleterie, orfèvrerie), banquier de Charles VII et qui finança comme tel la reconquête de la Normandie en 1449.
Maître des monnaies en 1436, argentier du roi en 1440, puis conseiller en 1442, chargé de missions diplomatiques à Rome, Gênes, il aide aussi le roi à rétablir une monnaie saine et à redonner vie au commerce français.
Soupçonné de malversations et crimes vrais ou supposés (et même d’avoir empoisonné Agnès Sorel, maîtresse du roi, morte le 9 février 1450), il est arrêté en 1451 et condamné par une commission extraordinaire le 29 mai 1453 : confiscation de ses biens et amende de 400 000 écus. En 1454, il s’évade de prison, se fait innocenter par le Pape Calixte III qui lui confie le commandement d’une flotte pour guerroyer contre les Turcs. Il meurt en croisade à Chio, en 1456.
Son éphémère fortune symbolise la génération des nouveaux riches issue de la guerre de Cent Ans. Mais cette vie en forme de roman d’aventures qui a frappé ses contemporains fait de lui un personnage de la proche Renaissance.
RENAISSANCE
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« Voyez, voyez tout à la ronde
Comment le monde rit au monde,
Ainsi est-il en sa jeunesse. »386Clément MAROT (1496-1544), Colloque de la Vierge méprisant le mariage (publication posthume)
La Renaissance succède au Moyen Âge de mille ans : voici l’aube des temps nouveaux, appelée par les historiens le « beau XVIe siècle » de 1480 à 1560, salué par Marot, aimable poète-courtisan et nombre de contemporains : « Ô siècle ! les lettres fleurissent, les esprits se réveillent, c’est une joie de vivre ! » s’exclame l’humaniste Ulrich de Hutten. Seule règle morale de l’abbaye de Thélème chère à Rabelais : « Fais ce que voudras. » Une utopie chère à Mai 68 proclamant : « Interdit d’interdire ». Tout semble possible et d’abord le meilleur. Le chrononyme de l’époque est bienvenu : Renaissance.
« Avant moi [François Ier], tout était grossier, pauvre, ignorant, gaulois. »387
FÉNELON (1651-1715), Dialogues des morts (1692-1696)
Cet auteur de la fin du XVIIe siècle met en scène et oppose Louis XII et François Ier. Baptisé par Brantôme « Père et vrai restaurateur des arts et des lettres », François Ier incarne fièrement la Renaissance avec ses trente-deux années de règne au cœur du beau XVIe qui succède au long Moyen Âge. C’est aussi un rêve politique et culturel qui s’accomplit aux yeux de tous dans cette France chantée par tous les poètes.
Ce ne sont plus seulement les couvents et les universités qui diffusent la culture ; les cours donnent l’exemple, pratiquant le mécénat, lançant les modes et cultivant le raffinement. « François Ier, découragé des guerres lointaines, veuf de son rêve d’Italie, se fait une Italie française » (Jules Michelet). Troquant ainsi un rêve contre un autre et oubliant les folles conquêtes, il invite Léonard de Vinci et sa Joconde (achetée 4 000 florins d’or, soit 15 kg), puis d’autres artistes prestigieux, Cellini, le Rosso, le Primatice. Favorable à l’esprit nouveau, il protège les savants et les écrivains, secondé par sa sœur Marguerite d’Angoulême (future reine au royaume de Navarre), l’une des femmes les plus cultivées du siècle.
NAISSANCE DE LA MONARCHIE ABSOLUE
« Ralliez-vous à mon panache blanc, vous le trouverez au chemin de la victoire et de l’honneur. »616
HENRI IV (1553-1610), à ses compagnons, avant la bataille d’Ivry, 14 mars 1590. Histoire universelle (posthume), Agrippa d’Aubigné
Le « panache blanc » entrera dans la légende et la commune de l’Eure (près de Chartres) prendra le nom d’Ivry-la-Bataille. Forçant le destin et déjouant tous ses ennemis, le roi va réussir à reconquérir son propre pays.
Les soldats semblent hésiter : les troupes de la Ligue (ultra catholique), commandées par le duc de Mayenne, sont trois fois supérieures en hommes et en armes. Le roi va trouver les gestes et les mots qu’il faut – un don, un génie qu’on retrouvera chez Napoléon. Il plante un panache de plumes blanches sur son casque et harangue ses troupes : « Mes compagnons, Dieu est pour nous, voici ses ennemis et les nôtres ! Voici votre roi ! Gardez bien vos rangs. Et si vous perdez enseignes, cornettes ou guidons, ce panache blanc que vous voyez en mon armet vous en servira, tant que j’aurai goutte de sang. Suivez-le. Si vous le voyez reculer, je vous permets de fuir… » Et le roi charge en tête de ses hommes.
Il saura également s’adresser au peuple, devenant le roi le plus populaire de tout l’Ancien Régime.
« Je veux qu’il n’y ait si pauvre paysan en mon royaume qu’il n’ait tous les dimanches sa poule au pot. »650
HENRI IV (1553-1610). Histoire du Roy Henry le Grand (1681), Hardouin de Péréfixe
Cet historien (et homme d’Église) lui attribue le mot et la poule au pot fait partie de la légende du roi, au même titre que son panache blanc.
Vœu pieux et sûrement sincère, de la part d’un souverain resté proche de son peuple. Mais malgré les efforts de l’équipe au pouvoir, les petits paysans français, écrasés d’impôts, ruinés par d’interminables guerres, exploités par des usuriers, sont souvent dépossédés de leurs parcelles de terre. Quel que soit le redressement économique du pays et en dépit de mesures de circonstance prises en cas de misère criante par son principal ministre et ami Sully, leur condition ne s’améliore pas vraiment. Le temps fait défaut à Henri IV, plus encore que la volonté et les moyens. Assassiné à 56 ans par Ravaillac, il entre aussitôt dans la légende du « bon roi ».
SIÈCLE DES LUMIÈRES
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« Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin, ils arrivent […] Les jeunes gens sont bienheureux ; ils verront de belles choses. »1172
VOLTAIRE (1694-1778), Lettre au marquis de Chauvelin, 2 avril 1764, Correspondance (posthume)
Sa prédiction rejoint celle de Rousseau dans le Contrat social de 1762 - à part cela, les deux hommes s’opposent en tout. Sexagénaire, riche et célèbre, le patriarche de Ferney reçoit tout ce que le siècle des Lumières compte d’écrivains, de princes, d’admirateurs. Mais l’« aubergiste de l’Europe » ne se contente pas d’écrire, de « cultiver son jardin » et d’observer le monde comme il va. Il se bat pour plus de justice, faisant appel à ses amis influents (le ministre Choiseul, le duc de Richelieu… afin d’obtenir la révision du procès Calas. La mise en cause des mécanismes judiciaires, une des plaies de l’Ancien Régime, est en soi un acte révolutionnaire à l’époque. Et l’attitude courageuse de Voltaire fait de lui le premier de nos « intellectuels engagés ».
« Je sème un grain qui pourra produire un jour une moisson. »1176
VOLTAIRE (1694-1778), Traité sur la tolérance (1763)
Il écrit ce traité pour Calas et pour que justice soit rendue. Il ajoute : « Attendons tout du temps, de la bonté du roi, de la sagesse de ses ministres, et de l’esprit de raison qui commence à répandre partout sa lumière. »
Deux ans après, c’est la réhabilitation de Calas ! Les mêmes mots se retrouvent alors dans ses Lettres, avec cette conclusion : « Il y a donc de la justice et de l’humanité chez les hommes. » Le Grand Conseil, le 9 mars 1765, à l’unanimité des quarante juges, s’est prononcé en faveur du négociant protestant, victime d’une des plus graves erreurs judiciaires du siècle. Au terme de trois ans de lutte, c’est une victoire personnelle du philosophe et le triomphe de la justice sur des institutions judiciaires souvent incompétentes, d’autant plus partiales que l’accusé n’était pas de religion catholique !
L’auteur va continuer de s’engager dans les grandes affaires de son temps. À 60 ans passés, Voltaire sait abandonner une œuvre en cours pour sauver un innocent, ou du moins sa mémoire.
« Notre siècle, j’en conviens encore avec Votre Majesté, ne vaut pas le siècle de Louis XIV pour le génie et pour le goût ; mais il me semble qu’il l’emporte pour les lumières, pour l’horreur de la superstition et du fanatisme. »950
D’ALEMBERT (1717-1783), Lettre au roi de Prusse, 14 février 1774. Correspondance avec Frédéric le Grand (1854)
Jean Le Rond d’Alembert, l’un des principaux encyclopédistes, correspond avec l’un des « despotes éclairés » du siècle, Frédéric le Grand. Taine écrit dans Les Origines de la France contemporaine : « Aux approches de 1789, il est admis que l’on vit « dans le siècle des lumières », dans « l’âge de raison », qu’auparavant le genre humain était dans l’enfance, qu’aujourd’hui il est devenu « majeur ». » C’est un formidable optimisme qui prévaut chez les philosophes, à l’exception de Rousseau qui n’est pas moins ardent au combat intellectuel – c’est même le seul révolutionnaire.
« Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles-mêmes : que tous les hommes naissent égaux ; que leur créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur. »1223
Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique, rédigée par Thomas Jefferson (1743-1826) et adoptée par le Congrès, 4 juillet 1776 (Independence Day), rejetant l’autorité du roi d’Angleterre
Le texte s’inspire de la philosophie des Lumières et notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 s’en inspirera à son tour. En fait, tous ces principes sont dans l’air du temps et la contagion politique s’inscrit dans une heureuse logique – un cercle vertueux, dirait-on aujourd’hui. Elle passe aussi par la théorie des droits naturels du philosophe anglais John Locke qui précède d’un demi-siècle notre Rousseau et son Contrat social.
« Les relations républicaines me charmaient. »1224
LA FAYETTE (1757-1834), profession de foi adolescente. Mémoires, correspondance et manuscrits du général Lafayette (posthume, 1837)
Cette « profession de foi » républicaine est un rêve fou qui va devenir réalité et changer le cours de l’Histoire !
Issu d’une grande et riche famille dont la noblesse remonte au XIe siècle, orphelin à 13 ans, le très jeune La Fayette se veut militaire, ambitieux, mais pas courtisan. D’où ce mot amusant quand il fait exprès de déplaire, pour quitter une bonne place à la cour et s’engager dans l’aventure américaine, avec les premiers volontaires français.
Benjamin Franklin, venu en mars 1777 défendre la cause des Insurgents, a convaincu : la simplicité de mise et le franc-parler de cet ambassadeur septuagénaire, envoyé du Nouveau Monde, contrastent avec les airs de la cour et séduisent d’emblée les Parisiens. Voltaire et Turgot l’admirent également. La Fayette fait mieux encore. À 19 ans, contre l’avis de sa famille et du roi, il s’embarque à ses frais sur une frégate et débarque en Amérique en juin 1777 pour se joindre aux troupes de Virginie. Nommé « major général », le jeune marquis paie de sa personne au combat. Plus que jamais charmé par les « relations républicaines », il s’enthousiasme pour l’égalité des droits, pour le civisme des citoyens, avec l’intuition de vivre un événement qui dépasse les frontières de ce pays.
« C’est au bras de la noblesse de France que la démocratie américaine a fait son entrée dans le monde. »1225
Paul CLAUDEL (1868-1955), ambassadeur de France aux États-Unis, prenant la parole devant la société des Cincinnati. La France et l’indépendance américaine (1975), duc de Castries
Claudel n’est pas seulement poète et l’un des grands dramaturges français du XXe siècle. Il fut diplomate pendant plus de quarante ans, consul, ambassadeur, ministre plénipotentiaire en poste partout dans le monde, y compris à Washington.
La Fayette, de retour en France en 1779, triomphalement accueilli, soutient Benjamin Franklin et pousse le gouvernement à s’engager ouvertement dans la guerre d’Indépendance. Devançant un premier corps expéditionnaire de 6 000 hommes, il repart et se distingue à nouveau en Virginie, contre les Anglais. 3 000 Français trouvent la mort dans ce combat d’outre-Atlantique qui s’achèvera par la défaite anglaise, en 1783. Le fougueux marquis gagne son titre de « Héros des deux mondes ». C’est la plus brillante période de sa longue vie qui se révèlera plus chaotique que républicaine.
Mais les États-Unis se rappelleront cette dette historique, s’engageant en avril 1917 dans la guerre mondiale au cri de : « La France est la frontière de la liberté. » Le jour anniversaire de l’Indépendance, 4 juillet 1917, sur la tombe parisienne du marquis, la référence est encore plus précise : « La Fayette, nous voici ! »
RÉVOLUTION
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« L’histoire n’a trop souvent raconté les actions que de bêtes féroces parmi lesquelles on distingue de loin en loin des héros. Il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes, celle de frères nés pour se rendre mutuellement heureux. »1324
MIRABEAU (1749-1791), Assemblée nationale, 27 juin 1789. Discours et opinions de Mirabeau, précédés d’une notice sur sa vie (1820)
L’Orateur du peuple fait de la fraternité l’invention majeure de la Révolution – priorité sera plus souvent donnée à la liberté et l’égalité. Il a surtout la conscience de vivre un moment historique et fait preuve d’un formidable optimisme – le bonheur est à l’ordre du jour. C’est un rêve politique au sens le plus noble, à la fois humain, républicain, transcendant et littéralement universel. Et au-delà des mots, il va prendre forme !
« La Déclaration des droits de l’homme apprit au monde entier que la Révolution française était faite pour lui. »1347
Jules SIMON (1814-1896), La Liberté (1859)
Par son exigence de rationalité et d’universalité, la Déclaration française adoptée le 26 août 1789 par l’Assemblée nationale de la Constituante dépasse les précédentes déclarations anglaise et américaine, même si elle s’inspire de la Déclaration d’Indépendance de 1776. Elle porte surtout la marque d’une bourgeoisie libérale nourrie de la philosophie des Lumières. Deux autres Déclarations suivront sous la Convention, en 1793 et 1795.
Au XXIe siècle, le monde a perdu beaucoup de ses repères et de ses utopies, les Français sont souvent critiques et critiqués, mais la France reste dans la mémoire collective « la patrie des droits de l’homme ».
« Un heureux événement a tout à coup ouvert une carrière immense aux espérances du genre humain ; un seul instant a mis un siècle de distance entre l’homme du jour et celui du lendemain. »1622
Marquis de CONDORCET (1743-1794), Œuvres complètes (posthume, 1804)
Parole de physiocrate, philosophe et mathématicien, autant que témoignage du député à la Législative et à la Convention. C’est la vision optimiste de la Révolution : l’homme nouveau naît de l’élan révolutionnaire, le peuple en est changé, « régénéré », la « régénération » allant de pair avec la Révolution et excluant tout retour en arrière. Condorcet croit au développement indéfini des sciences, comme au progrès intellectuel et moral de l’humanité. Girondin, arrêté sous la Terreur, il s’empoisonnera pour ne pas monter à l’échafaud. Le rêve révolutionnaire, le formidable espoir tournera aussi au cauchemar pour une génération de députés, d’intellectuels, d’hommes entraînés dans la tourmente.
« La paix perpétuelle est un rêve et un rêve dangereux s’il entraîne la France à désarmer devant une Europe en armes. »1365
MIRABEAU (1749-1791), Constituante, 22 mai 1790. Histoire de France contemporaine, depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1920), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac
L’orateur qui transporte les foules (et d’abord l’Assemblée) sait aussi être lucide. L’idéologie n’a jamais parasité l’intelligence de ce personnage qui a plus d’opportunisme que de conviction, à l’inverse de la plupart de ses confrères.
« Ici commence le pays de la Liberté ! »1366
Inscription sur un drapeau français, planté sur le pont de Kehl à Strasbourg, 13 juin 1790. La France de l’Est (1917), Paul Vidal de La Blache
Rêve collectif qui prend soudain forme et réalité. 13 juin 1790, des représentants d’Alsace, de Lorraine et de Franche-Comté, réunis (presque) spontanément en Fédération à Strasbourg, plantent sur le pont de Kehl un drapeau français, tricolore et symbolique, avec ces mots. Ils manifestent ainsi l’adhésion de l’Alsace à la communauté nationale française. Par là même, ils soutiennent les acquis de 1789, les lois votées par la Constituante et les frontières nationales. Les conséquences vont être immenses – une suite de guerres étalées sur vingt-trois ans pour la bonne cause.
La République voudra bientôt établir l’unité du territoire national contre les « princes possessionnés » allemands, mais le peuple alsacien opte déjà pour le « pays de la Liberté ». L’Alsace fournira de grands officiers à la France révolutionnaire (Kléber, Kellermann) et son hymne national, La Marseillaise, chantée pour la première fois par Rouget de l’Isle à l’Hôtel de Ville de Strasbourg.
« C’est une conjuration pour l’unité de la France. Ces fédérations de province regardent toutes vers le centre, toutes invoquent l’Assemblée nationale, se rattachent à elle, c’est-à-dire à l’unité. Toutes remercient Paris de son appel fraternel. »1370
Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de la Révolution française (1847-1853)
14 juillet 1790, Fête de la Fédération, anniversaire de la prise de la Bastille. Le grand historien de la Révolution y voit (comme beaucoup d’autres) le point culminant de l’époque, son génie même. C’est lui que l’on fête chaque année ! C’est le jour de tous les espoirs, le rêve national et républicain devenu réalité, tandis que le peuple chante la plus gaie des carmagnoles, avec une foi totale et bon enfant.
« Ah ! ça ira, ça ira, ça ira
Le peuple en ce jour sans cesse répète,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.
Malgré les mutins tout réussira […]
Pierre et Margot chantent à la guinguette :
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.
Réjouissons-nous le bon temps viendra. »1371LADRÉ (XVIIIe siècle), paroles, et BÉCOURT (XVIIIe siècle), musique, Le Carillon national, chanson. Chansons nationales et populaires de France (1846), Théophile Marion Dumersan
Le chant est plus connu sous le nom de son refrain : « Ah ! ça ira ». Ladré, chanteur des rues, en a écrit les paroles sur Le Carillon national, musique de contredanse que la reine Marie-Antoinette jouait volontiers sur son clavecin.
Le texte, innocent à l’origine, reprend l’expression de Benjamin Franklin, résolument optimiste et répétant à qui lui demande des nouvelles au plus fort de la guerre d’Indépendance en Amérique : « Ça ira, ça ira. » Le mot est connu, le personnage populaire et dans l’enthousiasme des préparatifs de la fête, le peuple chante : « Ça ira, ça ira. »
Le ton changera au début de l’année 1791 dans la version restée célèbre (et anonyme) : « Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, / Les aristocrates à la lanterne, / Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,/ Les aristocrates on les pendra. » La Terreur (de fait et bientôt décrétée) fait aussi partie de la Révolution.
« Quand tous les hommes seront libres, ils seront égaux ; quand ils seront égaux, ils seront justes. »1277
SAINT-JUST (1767-1794), L’Esprit de la Révolution et de la Constitution en France (1791)
Cet ouvrage fait de lui, à 24 ans, l’un des plus jeunes théoriciens de la Révolution. C’est le frère politique, voire le jumeau idéologique de Robespierre dont il partagera le sort au coup d’État de Thermidor en juillet 1794. Le mouvement révolutionnaire est décrit comme un cercle idéalement vertueux, entraînant une escalade de progrès. Les faits démentent malheureusement ce genre d’optimisme – et pas seulement notre Révolution française. Mais il en reste toujours quelque chose : le bilan de la Révolution est « globalement positif » et irréversible en bien des points.
« Pour que la Révolution soit, il ne suffit pas que Montesquieu la présente, que Diderot la prêche, que Beaumarchais l’annonce, que Condorcet la calcule, qu’Arouet la prépare, que Rousseau la prémédite ; il faut que Danton l’ose. »1289
Victor HUGO (1802-1885), Les Misérables (1862)
Danton, autre révolutionnaire célèbre qui se distingue par une foi inébranlable en l’avenir. Plus qu’aucune période de notre histoire de France, la Révolution crée ses propres héros. Aussi vrai que « les hommes ne manquent pas : les révolutions en découvrent toujours » (Michel Debré, Ces princes qui nous gouvernent).
« Le tocsin qui sonne n’est point un signal d’alarme, c’est la charge contre les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, Messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée. »1428
DANTON (1759-1794), Législative, 2 septembre 1792. Discours de Danton, édition critique (1910), André Fribourg
« De l’audace… » La fin du discours est célébrissime, propre à galvaniser le peuple et ses élus : « Danton fut l’action dont Mirabeau avait été la parole » écrit Hugo (Quatre-vingt-treize).
Ce 2 septembre, la patrie est plus que jamais en danger. La Fayette, accusé de trahison, est passé à l’ennemi. Dumouriez, qui a démissionné de son poste de ministre, l’a remplacé à la tête de l’armée du Nord, mais le général ne parvient pas à établir la jonction avec Kellermann à Metz. Verdun vient de capituler, après seulement deux jours de siège : les Prussiens sont accueillis avec des fleurs par la population royaliste. C’est dire l’émotion chez les révolutionnaires à Paris !
La rumeur court d’un complot des prisonniers, prêts à massacrer les patriotes à l’arrivée des Austro-Prussiens qui serait imminente. On arrête 600 suspects qui rejoignent 2 000 détenus en prison. Cela aboutira aux tristement fameux « massacres de septembre ». Mais l’audace prêchée par Danton sera également payante : c’est la victoire de Valmy.
« De ce jour et de ce lieu date une ère nouvelle de l’histoire du monde et vous pourrez dire : j’y étais. »1435
GOETHE (1749-1832), Aus meinem Lebe : Dichtung und Warheit - De ma vie : Poésie et Vérité (1811-1833), autobiographie
Première victoire tant espérée des armées républicaines, 20 septembre 1792. En v.o. : « Von hier und heute geht eine neue Epoche der Weltgeschischte aus, und ihr koennt sagen ihr seid dabei gewesen. » Le grand écrivain allemand est présent à la bataille de Valmy (commune de la Marne), côté Prussiens et conscient de vivre un événement majeur.
La retraite des troupes du duc de Brunswick, supérieures en nombre, reste à jamais une énigme. Il aurait dit : « Nous ne combattrons pas ici. »
« On a cherché à consommer la Révolution par la terreur ; j’aurais voulu la consommer par l’amour. »1493
Pierre Victurnien VERGNIAUD (1753-1793), Convention, 10 avril 1793. Archives parlementaires de 1787 à 1860 (1902), Assemblée nationale
La Terreur n’est pas encore mise par décret à l’ordre du jour, mais les Girondins la voient venir : le Tribunal révolutionnaire, juridiction d’exception, a été constitué le 28 mars pour juger les traîtres et les gens supposés tels, tandis que le Comité de salut public est créé le 6 avril pour surveiller l’exécutif. Voici les deux outils forgés pour la dictature jacobine.
Dénonçant « cette inquisition mille fois plus redoutable que celle de Venise », Vergniaud lui oppose son rêve de fraternité. Dans le même élan, ce grand orateur répond à Robespierre, chef devenu tout puissant de la Montagne.
« Le peuple français vote la liberté du monde. »1284
SAINT-JUST (1767-1794), Convention, 24 avril 1793. Œuvres de Saint-Just, représentant du peuple à la Convention nationale (posthume, 1834)
Rêve politique, espoir républicain, superbe principe inscrit au chapitre « Des relations extérieures » dans la Constitution de 1793 (jamais appliquée). Mais que de guerres s’ensuivront, dont la pureté idéologique sera parfois discutable !
« Osez ! Ce mot renferme toute la politique de votre révolution. »1271
SAINT-JUST (1767-1794), Rapport sur les suspects incarcérés, 26 février 1794. Collection des mémoires relatifs à la Révolution française (1828), Saint-Albin Berville, François Barrière
Théoricien de la Révolution passé à l’action, représentant du courant « pur et dur » de cette époque qui se fait remarquer par la violence de ses mots et de ses idées, il partagera jusqu’à la fin le sort de son ami Robespierre.
« Le bonheur est une idée neuve en Europe. »1578
SAINT-JUST (1767-1794), Convention, Rapport du 3 mars 1794 (second décret de ventôse, le 13). Saint-Just et la force des choses (1954), Albert Ollivier
Devenu très jeune président de la Convention en février, il tente de donner au pouvoir révolutionnaire une base économique et sociale par deux décrets de ventôse : sur la confiscation des biens des émigrés (26 février) et sur leur redistribution aux patriotes indigents (3 mars). « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur ! » Pure utopie, mais parfaite sincérité.
La citation, devenue célèbre, a une portée plus générale. Le « bonheur de tous » est inscrit comme un but dans la Déclaration des droits de 1789. La Déclaration d’Indépendance des États-Unis de 1776, encore plus explicite, fait de la recherche du bonheur un droit inaliénable des hommes, au même titre que la vie et la liberté. On ne saurait rêver plus et mieux.
Il y a pourtant un double paradoxe dans cette phrase : datée de cette période tragique de la Terreur, elle associe la notion de bonheur au personnage de Saint-Just qui n’en est pas le vivant symbole. Pas plus que Robespierre !
« Nous voulons substituer toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. »1278
ROBESPIERRE (1758-1794), Discours sur le gouvernement intérieur, Convention nationale, 1794. Histoire de la Révolution française (1823-1827), Adolphe Thiers, Félix Bodin
Tel est le programme radicalement révolutionnaire de l’Incorruptible. Un rêve politique naturellement inapplicable. La France, devenue politiquement républicaine, est encore moralement monarchique. Il veut donc aller plus loin, jusqu’au terme d’une révolution parfaite, achevée, excluant tout retour en arrière.
Pour ce faire, il faut aussi changer les hommes, d’où la nouvelle religion de l’Être suprême, une forme d’utopie qui ne dit pas son nom, dans l’élan de la Révolution.
« Ayez des fêtes générales et plus solennelles pour toute la République ; ayez des fêtes particulières et pour chaque lieu qui soient des jours de repos […] Que toutes tendent à réveiller les sentiments généreux qui font le charme et l’ornement de la vie humaine, l’enthousiasme de la liberté, l’amour de la patrie, le respect des lois. »1593
ROBESPIERRE (1758-1794). Robespierre, écrits (1989), Claude Mazauric
Couronnement spirituel de la démocratie selon Robespierre, la fête de l’Être suprême a lieu le 8 juin 1794 : Fête du 20 prairial an II, grandiose spectacle mis en scène par le peintre officiel et néanmoins génial, David. Bouquet d’épis, de fruits et de fleurs à la main, Robespierre marche en tête du cortège, des Tuileries au Champ de Mars, devant une foule estimée à 400 000 personnes (pour 600 000 Parisiens). Chiffre sans doute exagéré, mais les tableaux et gravures témoignent de cette énorme masse humaine, comparable quatre ans plus tôt au rassemblement national à la Fête de la Fédération. Il y a quelques ricanements et quelques mots contre le tyran du jour, mais on sent surtout beaucoup d’émotion, d’admiration et d’espoir.
Robespierre est le premier à croire à cette utopie. Il est déiste à la manière de Rousseau et non athée (comme Fouché, Hébert ou Danton). Le culte de l’Être suprême, influencé par la pensée des philosophes du siècle des Lumières, est une « religion » qui se traduit par une série de fêtes civiques : le but est de réunir périodiquement les citoyens et de « refonder » spirituellement la Cité, mais surtout de promouvoir des valeurs sociales, abstraites et majuscules, comme l’Amitié, la Fraternité, le Genre humain, l’Enfance, la Jeunesse ou le Bonheur. C’est l’Utopie (elle aussi majuscule).
Mais au siècle suivant, une autre utopie (socialiste) débouchera sur un courant de pensée capital dans l’histoire.
« Peuple ! Réveille-toi à l’Espérance. »1643
Gracchus BABEUF (1760-1797), Le Tribun du Peuple, 30 novembre 1795
Ce révolutionnaire passe une partie de la Terreur en prison et fonde son journal au lendemain du 9 thermidor an II (27 juillet 1794). Il y expose ses théories, privilégiant la notion de lutte des classes et visant à une société des Égaux. Il se prépare maintenant à passer à l’action. Babeuf échouera dans sa volonté de renverser le nouveau régime (le Directoire), mais le babouvisme inspirera le communisme, autre courant de pensée qui révolutionnera l’avenir.
Histoire du rêve, de l’espérance, des espoirs et des utopies à suivre, du XIXe siècle à nos jours.
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