Les fake news de la Révolution à nos jours | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

fake news histoire

Le mot est nouveau, mais la chose existe depuis toujours.

Impossible de donner une définition claire d’une notion aussi floue, au risque de simplifier un phénomène complexe et comme tel passionnant.

Pour preuve, tous les mots associables aux fake news. « Fausse rumeur » vaut quasiment synonyme, comme « infox », néologisme et mot-valise (information & intoxication). Restent d’innombrables corrélats : accusation, calomnie, diffamation, dénigrement, délation, médisance, mystification, propagande, désinformation, attaque, potin, ragot, insinuation, commérage, tromperie, contre-vérité, légende, cabale, pamphlet, conjuration, complot, complotisme et conspirationnisme (néologismes dans l’air du temps, avec la « théorie du complot »), etc.

Les auteurs de fake news abondent. Souvent anonymes ou inconnus, c’est aussi bien le peuple que le pouvoir (politique ou militaire), l’opposition (sous tous les régimes), un parti organisé, un frondeur isolé, un journaliste plus ou moins bien informé, une institution publique, un syndicat, un groupe de pression.

Les réseaux sociaux créent ou amplifient le phénomène, ouvrant une ère de « post-vérité » où la défiance est de rigueur. Les débats s’emballent en Grande-Bretagne avec la victoire des pro-Brexit (2016) et aux États-Unis avec l’élection de Trump (2017). En France, une « loi fake news » ou « loi infox » (2018) vise à « mieux protéger la démocratie contre les diverses formes de diffusion intentionnelle de fausses nouvelles ». On cherche à mieux faire, oubliant la loi du 27 juillet 1849 (Deuxième République) qui « punit la publication ou la reproduction faite de mauvaise foi de nouvelles fausses de nature à troubler la paix publique. » Envers et contre tout, les fake news défraient la chronique.

Une cinquantaine d’exemples nous aident à cerner le phénomène en une mini-série de deux épisodes, des origines à nos jours. C’est une lecture originale de notre Histoire en citations, revue (mais pas corrigée !) pour cet édito un brin provoc et parano, à l’image du thème.

Toutes les citations de cet édito sont à retrouver dans nos Chroniques de l’Histoire en citations : en 10 volumes, l’histoire de France de la Gaule à nos jours vous est contée, en 3 500 citations numérotées, sourcées, contextualisée, signées par près de 1 200 auteurs.

 

1. Le double jeu de Mirabeau, « mauvais sujet » aimé du peuple… et vite dépanthéonisé.

« Voyez ce Mirabeau qui a tant marqué dans la Révolution : au fond, c’était le roi de la halle. »1293

Joseph de MAISTRE (1753-1821), Considérations sur la France (1797)

Mirabeau, rejeté de son ordre (la noblesse), élu député par le tiers état aux États généraux, mêle plus que quiconque les attributs de la naissance et de la bohème. Selon François Furet : « Du rejeton le plus méprisé de l’ancienne noblesse, la Révolution a fait le personnage le plus brillant de l’Assemblée constituante. »

« Mirabeau (le comte de). – Ce grand homme a senti de bonne heure que la moindre vertu pouvait l’arrêter sur le chemin de la gloire, et jusqu’à ce jour, il ne s’en est permis aucune. »1294

RIVAROL (1753-1801), Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution (1790)

Dans le même savoureux petit livre et avec le même esprit : « Mirabeau est capable de tout pour de l’argent, même d’une bonne action. » Avant la Révolution, Mirabeau vendait sa plume (et ses idées) comme publiciste à gages ; il vendra ensuite ses services - très cher - au roi et à la reine, et sera accusé de trahison par certains députés bien informés.

« Repassez quand je serai ministre ! »1360

MIRABEAU (1749-1791), à ses créanciers. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1920), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac

Cet homme toujours couvert de femmes et de dettes, aussi intelligent qu’ambitieux, intrigue pour supplanter Necker et se voit déjà chef modérateur d’une Révolution qu’il faut savoir finir – grand dessein d’un certain nombre de révolutionnaires successifs.

La première note secrète de Mirabeau à Louis XVI est datée du 15 octobre 1789. Il ne sera véritablement « acheté » qu’en mai 1790.

« Madame, la monarchie est sauvée. »1368

MIRABEAU (1749-1791), à la reine, Château de Saint-Cloud, 3 juillet 1790. Mémoires sur Mirabeau et son époque, sa vie littéraire et privée, sa conduite politique à l’Assemblée Nationale, et ses relations avec les principaux personnages de son temps (posthume, 1824)

Introduit à la cour par son ami le prince d’Arenberg, il a enfin réussi à persuader Marie-Antoinette par son éloquence.

Une question se pose, sans réponse des historiens : Mirabeau croit-il vraiment que la monarchie peut être sauvée ? Cet homme si bien informé de tout s’illusionne-t-il encore sur les chances d’un régime condamné, mais qui peut du moins le sauver de ses créanciers ?

« Mon ami, j’emporte avec moi les derniers lambeaux de la monarchie. »1384

MIRABEAU (1749-1791), à Talleyrand, fin mars 1791. Son « mot de la fin politique ». Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières assemblées législatives (1832), Pierre Étienne Lous Dumont

Talleyrand est venu voir le malade, juste avant sa mort (2 avril 1791). Certains députés, connaissant son double jeu et son double langage entre le roi et l’Assemblée, l’accusent de trahison – le fait ne sera prouvé qu’en novembre 1792, quand l’armoire de fer où le roi cache ses papiers compromettants révélera ses secrets.

Mirabeau, l’Orateur du peuple, la Torche de la Provence, fut le premier personnage marquant de la Révolution. Le peuple prend le deuil de son grand homme qui a droit aux funérailles nationales et au Panthéon, jusqu’à la découverte du « vrai » Mirabeau. C’est le premier dépanthéonisé, en 1794 (remplacé par Marat dont le séjour sera encore plus court !) Rivarol avait déjà publié la vérité. Mais tant de rumeurs vont et viennent, en cette époque troublée !

La monarchie perd son meilleur soutien, personne ne peut plus sauver ce régime. Louis XVI prépare sa fuite, avec la reine et quelques complices.

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2. Les massacres de septembre (1792), déclenchés par une fausse rumeur dans un climat de véritable terreur.

« Le tocsin qui sonne n’est point un signal d’alarme, c’est la charge contre les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, Messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée. »1428

DANTON (1759-1794), Législative, 2 septembre 1792. Discours de Danton, édition critique (1910), André Fribourg

« De l’audace… » La fin du discours est célébrissime, et propre à galvaniser le peuple et ses élus : « Danton fut l’action dont Mirabeau avait été la parole », écrit Hugo (Quatre-vingt-treize).

Ce 2 septembre, la patrie est plus que jamais en danger. La Fayette, accusé de trahison, est passé à l’ennemi. Dumouriez, qui a démissionné de son poste de ministre, l’a remplacé à la tête de l’armée du Nord, mais le général ne parvient pas à établir la jonction avec Kellermann à Metz. Verdun vient de capituler, après seulement deux jours de siège : les Prussiens sont accueillis avec des fleurs par la population royaliste. C’est dire l’émotion chez les révolutionnaires à Paris !

La rumeur court d’un complot des prisonniers, prêts à massacrer les patriotes à l’arrivée des Austro-Prussiens, qui serait imminente. On arrête 600 suspects, qui rejoignent 2 000 détenus en prison.

« Il faut purger les prisons et ne pas laisser de traîtres derrière nous en partant pour les frontières. »1429

Mot d’ordre de la presse révolutionnaire. Histoire des Girondins (1847), Alphonse de Lamartine

Mot d’ordre repris par L’Ami du peuple de Marat et Le Père Duchesne d’Hébert, dans les premiers jours de septembre 1792. Marat ne se contente plus d’écrire, il entre le 2 septembre dans le Comité de surveillance créé par la Commune. Ce « fanatique énergumène » (selon le Montagnard Levasseur) sera l’un des responsables des massacres de septembre.

« Que demande un Républicain ?
La liberté du genre humain,
Le pic dans les cachots,
La torche dans les châteaux
Et la paix aux chaumières ! »1430

La Carmagnole (automne 1792), chanson anonyme. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier

Cette nouvelle version de la Carmagnole résume la situation. Le « pic dans les cachots » va entraîner un nouveau massacre révolutionnaire, plus spectaculaire que les précédents. Ministre de la Justice et responsable des prisons, Danton, qui peut tout, ne va rien faire pour l’empêcher.

« Le peuple veut se faire justice lui-même de tous les mauvais sujets qui sont dans les prisons […] Je me fous bien des prisonniers : qu’ils deviennent ce qu’ils pourront ! »1431

DANTON (1759-1794), à Grandpré, collaborateur du ministre de l’Intérieur Roland. La Révolution française (1928), Pierre Gaxotte

Récemment nommé inspecteur des prisons, Grandpré l’informe du climat régnant dans la capitale et du danger couru par les prisonniers. Danton n’en a cure, et parle d’un « sacrifice indispensable […] pour apaiser le peuple de Paris. « Vox populi, vox Dei », c’est l’adage le plus vrai, le plus républicain que je connaisse. »

Quelques dizaines de sans-culottes font irruption dans les prisons parisiennes, la Conciergerie, l’Abbaye, Bicêtre. À la Force, la princesse de Lamballe, confidente de la reine, est dépecée par les émeutiers, sa tête plantée sur une pique promenée sous la fenêtre de Marie-Antoinette, prisonnière au Temple.

Les massacres du 2 au 6 septembre 1792 feront quelque 1 500 morts (sur 3 000 prisonniers). Des « droits commun » sont égorgés en même temps que les « politiques », nobles et prêtres.

« Respectables citoyens, vous venez d’égorger des scélérats ; vous avez sauvé la patrie ; la France entière vous doit une reconnaissance éternelle. »1432

Jean-Nicolas BILLAUD-VARENNE (1756-1819) aux massacreurs, 3 septembre 1792. Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales (1834-1838), P.J.B. Buchez, P.C. Roux

Parole de Jacobin, membre de la Commune insurrectionnelle de Paris. Il encourage les égorgeurs à se servir sur le butin et la dépouille des cadavres, offre à chacun 24 livres et les encourage : « Continuez votre ouvrage, et la patrie vous devra de nouveaux hommages. »

Ce mouvement n’a pas touché la province, sauf lorsque des tueurs parisiens y furent envoyés (à Versailles, Meaux, Reims, Orléans, Lyon). Et certains quartiers de Paris sont restés calmes. La même remarque vaudra sous la Grande Terreur.

Billaud-Varenne, avocat au Parlement sous l’Ancien Régime, sera l’un des révolutionnaires les plus violents, redouté au Comité de salut public à Paris, mais aussi dans ses missions en province.

« Vous connaissez mon enthousiasme pour la Révolution. Eh bien ! j’en ai honte. Elle est ternie par des scélérats, elle est devenue hideuse. »1433

Mme ROLAND (1754-1793), Lettre à un ami, 5 septembre 1792. Les Grands Procès de l’histoire (1924), Me Henri-Robert

Manon Roland est surtout connue pour avoir été la femme de son mari : l’histoire est injuste. Très cultivée, courtisée, mais fidèle, révolutionnaire de la première heure, elle est montée à Paris avec Jean-Marie Roland de la Platière, en 1791. Elle tient salon rue Guénégaud, reçoit les Brissot, Buzot,

Pétion, Robespierre, et se passionne pour la politique, plus excitante que la vie conjugale avec un époux de vingt ans son aîné, qualifié par elle de vénérable vieillard qu’elle aime comme un père.

C’est elle, l’âme du mouvement girondin, avec une influence prépondérante durant les trois mois du ministère girondin (mars-juin 1792). Elle suivra ses amis politiques dans leur chute et leur mort.

Pour l’heure, Mme Roland reflète l’opinion publique d’une grande partie de la France. Elle va désormais vouer une haine absolue à Danton… qui la lui rend bien.

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3. Marie-Antoinette accusée d’inceste à son procès, une diffamation héritée des « basses Lumières ».

« Immorale sous tous les rapports et nouvelle Agrippine, elle est si perverse et si familière avec tous les crimes qu’oubliant sa qualité de mère, la veuve Capet n’a pas craint de se livrer à des indécences dont l’idée et le nom seul font frémir d’horreur. »1541

FUIQUIER-TINVILLE (1746-1795), Acte d’accusation de Marie-Antoinette, Tribunal révolutionnaire, 14 octobre 1793. Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris (1862), Émile Campardon

« Marie-Antoinette de Lorraine d’Autriche, âgée de 37 ans, veuve du roi de France », ayant ainsi décliné son identité, a répondu le 12 octobre à un interrogatoire (secret) portant sur des questions politiques, et sur le rôle qu’elle a joué auprès du roi au cours de divers événements, avant et après 1789. Elle nie pratiquement toute responsabilité.

Au procès, cette fois devant la foule, elle répond à nouveau et sa dignité impressionne. L’émotion est au comble, quand Fouquier-Tinville aborde ce sujet intime des relations avec son fils. L’accusateur public ne fait d’ailleurs que reprendre les rumeurs qui ont moralement et politiquement assassiné la reine en quelque 3 000 pamphlets, à la fin de l’Ancien Régime. L’inceste (avec un enfant âgé alors de moins de quatre ans) fut l’une des plus monstrueuses.

« Si je n’ai pas répondu, c’est que la nature se refuse à répondre à pareille inculpation faite à une mère : j’en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici. »1542

MARIE-ANTOINETTE (1755-1793), réplique à un juré s’étonnant de son silence au sujet de l’accusation d’inceste, Tribunal révolutionnaire, 14 octobre 1793. La Femme française dans les temps modernes (1883), Clarisse Bader

La reine déchue n’est plus qu’une femme et une mère humiliée, à qui l’on a enlevé son enfant devenu témoin à charge, évidemment manipulé.

L’accusée retourne le peuple en sa faveur. Le président menace de faire évacuer la salle. La suite du procès est un simulacre de justice et l’issue ne fait aucun doute.

Au pied de la guillotine, les dernières paroles de Marie-Antoinette sont pour le bourreau Sanson qu’elle a heurté, dans un geste de recul : « Excusez-moi, Monsieur, je ne l’ai pas fait exprès. » Un mot de la fin sans doute authentique, mais trop anodin pour devenir citation.

« La plus grande joie du Père Duchesne après avoir vu de ses propres yeux la tête du Veto femelle séparée de son col de grue et sa grande colère contre les deux avocats du diable qui ont osé plaider la cause de cette guenon. »1543

Jacques HÉBERT (1757-1794), Le Père Duchesne, n° 299, titre du journal au lendemain du 16 octobre 1793. Les Derniers Jours de Marie-Antoinette (1933), Frantz Funck-Brentano

C’est l’oraison funèbre consacrée par le pamphlétaire jacobin à la reine sacrifiée. Le titre est un peu long et la chronique qui suit, ce n’est pas du Bossuet, mais la littérature révolutionnaire déploie volontiers cette démagogie populaire : « J’aurais désiré, f…! que tous les brigands couronnés eussent vu à travers la chatière l’interrogatoire et le jugement de la tigresse d’Autriche. Quelle leçon pour eux, f…! Comme ils auraient frémi en contemplant deux ou trois cent mille sans-culottes environnant le Palais et attendant en silence le moment où l’arrêt fatal allait être prononcé ! Comme ils auraient été petits ces prétendus souverains devant la majesté du peuple ! Non, f…! jamais on ne vit un spectacle pareil. Tendres mères, dont les enfants sont morts pour la République ; vous, épouses chéries des braves bougres qui combattent en ce moment sur les frontières, vous avez un moment étouffé vos soupirs et suspendu vos larmes, quand vous avez vu paraître devant ses juges la garce infâme qui a causé tous vos chagrins ; et vous, vieillards, qui avez langui sous le despotisme, vous avez rajeuni de vingt ans, en assistant à cette terrible scène : « Nous avons assez vécu, vous disiez-vous, puisque nous avons vu le dernier jour de nos tyrans. » »

4. Fouché, le « méchant de l’Histoire », déjà actif sous la Révolution, à suivre sous le Consulat, l’Empire, la Restauration.

« La mort est un sommeil éternel. »1547

Joseph FOUCHÉ (1759-1820), octobre 1793. Base de données des députés français depuis 1789 [en ligne], Assemblée nationale

Édifiante inscription qu’il impose sur les portes des cimetières où il fait disparaître tout symbole chrétien, dans les provinces placées sous son contrôle. Missionné par Marat, en août dans la Nièvre où il agit de concert avec Chaumette, il supprime également toutes les « enseignes religieuses » qui se trouvent sur les routes, sur les places et autres lieux publics, dans le cadre d’une politique de déchristianisation systématique, au nom du culte de la Raison.

Ancien élève des Oratoriens qui deviendra ministre de la police sous le Directoire et le restera sous l’Empire, il s’est rallié aux idées révolutionnaires en 1789. Élu à la Convention, il va réprimer l’insurrection fédéraliste et royaliste en novembre 1793 à Lyon (avec Collot d’Herbois). Son ardeur lui vaudra le surnom de Mitrailleur de Lyon, le canon remplaçant la guillotine trop lente pour exécuter les condamnés par centaines !

« Abolissons l’or et l’argent, traînons dans la boue ces dieux de la monarchie, si nous voulons faire adorer les dieux de la République, et établir le culte des vertus austères de la liberté. »1548

Joseph FOUCHÉ (1759-1820). Base de données des députés français depuis 1789 [en ligne], Assemblée nationale

Selon d’autres sources : « Avilissons l’or et l’argent… » En tout cas, il a bien retenu la leçon des nouveaux maîtres de la France, Robespierre et Saint-Just.

Toujours très actif contre le culte établi, Fouché vient de rafler d’autorité les métaux de la Nièvre arrachés aux églises. Il écrit ces mots à la Convention, affectant un superbe dédain pour la richesse. La Convention recevra ces trésors le 7 novembre 1793. Le zèle des patriotes locaux impose un peu partout l’échange des métaux contre les assignats. Un emprunt forcé du 3 septembre (sur les « riches égoïstes ») n’a pas suffi à assainir les finances d’une Révolution à qui la guerre coûte très cher.

La sincérité de la profession de foi de Fouché est plus que douteuse. Selon la rumeur, une partie des trésors ainsi réquisitionnés fut détournée, servant de début à son immense fortune. L’homme, dénué de tout scrupule, se révèle aussi d’une intelligence et d’une habileté hors pair, d’où sa carrière politique, comparable à celle de son partenaire et complice Talleyrand, doué de la même intelligence et la même compétence, même si les deux hommes sont très différents.

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5. Géniale, la « com » impériale au service de la légende dorée, mais toujours entre info et intox.

« Napoléon vole comme l’éclair et frappe comme la foudre. Il est partout et il voit tout. Il sait qu’il est des hommes dont le pouvoir n’a d’autres bornes que leur volonté, quand la vertu des plus sublimes vertus seconde un vaste génie. »1649

La France vue de l’armée d’Italie, 1797

Journal créé par Bonaparte qui a vite et bien compris l’importance de la propagande et la nécessité de se créer une légende. C’est son deuxième journal, après le Courrier de l’armée d’Italie, largement diffusé en France pour exalter les exploits d’un jeune général encore inconnu, avant le Journal de Bonaparte et des hommes vertueux, qui pousse plus loin encore le culte du héros. Cette propagande est financée par le butin de l’armée d’Italie, pendant la campagne.

Napoléon empereur aura une maîtrise parfaite de cette « communication médiatique ». Annonce des victoires, compte rendu des batailles, détail des proclamations, tout est communiqué à Paris par les journaux d’une propagande parfaitement organisée.

Il sait donner une dimension épique aux défaites comme aux victoires, revues et corrigées par les peintres voués à sa propagande. Le sommet de l’art reste le Sacre (signé David), dont Pie VII est témoin et acteur, condamné au second rôle : Napoléon tint à se couronner lui-même et le pape n’a béni que la couronne !

« Sans trop de respect pour notre espèce, [Bonaparte] ordonna de nous transformer sur-le-champ en bêtes de somme et de trait, ce qui fut effectué comme par enchantement. »1701

Capitaine gervais (1779-1858), évoquant le passage du col du Grand-Saint-Bernard, 18-20 mai 1800. Souvenirs d’un soldat de l’Empire (posthume, 1939)

Engagé volontaire en 1793, il fera toutes les campagnes de l’Empire. Récit pris sur le vif de vingt années de guerres en Europe, d’un héros qui ne se prend jamais pour tel, ne demande rien et refuse parfois un avancement.

Le général Bonaparte, à la tête d’une armée de réserve de 50 000 soldats, renouvelle ici l’exploit d’Hannibal, franchissant les Alpes au col du Saint-Bernard encore sous la neige, avec des pièces d’artillerie traînées à bras d’homme dans des troncs creux. Scène immortalisée, et surtout sublimée, par David : Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard, tableau peint en 1800.

David, conseillé par Bonaparte lui-même, dépasse la simple représentation de l’événement, pour en faire le prototype de la propagande napoléonienne. Le Premier Consul a souhaité être peint « calme sur un cheval fougueux » et l’artiste cabre l’animal, pour donner une dynamique à sa composition, renforcé par le geste grandiloquent de Bonaparte drapé dans un ample manteau de couleur vive. Le général victorieux, au visage idéalisé, regarde le spectateur et lui montre la direction à suivre, censée être cette troisième voie politique qu’il cherche à imposer entre les royalistes et les républicains. David signe un authentique chef d’œuvre, avant le Sacre.

Dans la réalité, Bonaparte a franchi le col à dos de mule, revêtu d’une redingote grise. C’est quand même un exploit qui contredit les prédictions des habitants du lieu. Ce passage réussi va permettre de prendre à revers les troupes autrichiennes, dans cette deuxième campagne d’Italie.

6. L’assassinat du duc d’Enghien, victime du climat de terreur conspirationniste entretenu par Fouché.

« L’air est plein de poignards. »1741

Joseph FOUCHÉ (1759-1820), mi-janvier 1804. Fouché (1903), Louis Madelin

Bien que n’étant plus au ministère de la Police (supprimé entre 1802 et 1804), il apprend la présence de Pichegru à Paris, général traître, déporté par le Directoire, évadé du bagne. Cadoudal est complice, chef chouan charismatique, déjà impliqué dans l’attentat de la rue Saint-Nicaise, fin 1800, et que Bonaparte a essayé de se rallier, mais en vain. Le général Moreau s’est plus ou moins joint au complot, s’estimant mal payé des services rendus au pouvoir, mais refusant de servir les royalistes. Ces hommes ont le projet d’enlever le Premier Consul.

Bonaparte informé, la capitale est mise aussitôt en état de siège.

« Je vis dans une défiance continuelle. Chaque jour, on voit éclore de nouveaux complots contre ma vie. Les Bourbons me prennent pour leur unique point de mire ! »1742

Napoléon BONAPARTE (1769-1821), à son frère Joseph. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

Ce n’est pas une paranoïa de dictateur. De son propre aveu, le comte d’Artois (frère du comte de Provence et futur Charles X) entretenait 60 assassins dans Paris. Et c’est lui qui a nommé Cadoudal, réfugié à Londres, lieutenant général des armées du roi, en 1800.

« Les Bourbons croient qu’on peut verser mon sang comme celui des plus vils animaux. Mon sang cependant vaut bien le leur. Je vais leur rendre la terreur qu’ils veulent m’inspirer […] Je ferai impitoyablement fusiller le premier de ces princes qui me tombera sous la main. »1743

Napoléon BONAPARTE (1769-1821), 9 mars 1804. Histoire du Consulat et de l’Empire (1847), Adolphe Thiers

Cadoudal vient d’être arrêté, au terme d’une course-poursuite meurtrière au Quartier latin. Il a parlé sans le nommer d’un prince français complice et de l’avis de tous, c’est le duc d’Enghien, émigré qui vit près de la frontière, en Allemagne.

Le lendemain, le Premier Consul, en proie à une fureur extrême, donne l’ordre de l’enlever, ce qui sera fait dans la nuit du 15 au 16 mars, par une troupe d’un millier de gendarmes, au mépris du droit des gens (droit international).

« Le gouvernement arrête que le ci-devant duc d’Enghien, prévenu […] de faire partie des complots tramés […] contre la sûreté intérieure et extérieure de la République, sera traduit devant une commission militaire. »1744

Procès-verbal du 20 mars 1804. Mémoires historiques sur la catastrophe du duc d’Enghien (1824), Louis-Antoine Henri de Bourbon

Procès-verbal du 20 mars 1804. Mémoires historiques sur la catastrophe du duc d’Enghien (1824), Louis-Antoine Henri de Bourbon

« Qu’il est affreux de mourir ainsi de la main des Français ! »1745

Duc d’ENGHIEN (1772-1804), quelques instants avant son exécution, 21 mars 1804. Son mot de la fin. Les Grands Procès de l’histoire (1924), Me Henri-Robert

Bonaparte a maintenant la preuve que le prince de 32 ans, dernier rejeton de la prestigieuse lignée des Condé, n’est pour rien dans le complot Cadoudal, même s’il est le chef d’un réseau antirépublicain qui a fait le projet de l’assassiner.

De tous les condamnés à mort réellement impliqués, il ne regrettera que Cadoudal, 33 ans. Pichegru s’est suicidé dans sa cellule. Moreau, jugé, condamné à deux ans de prison, sera finalement exilé.

L’histoire retient surtout le drame du duc d’Enghien. Bonaparte l’a laissé condamner après un simulacre de jugement, puis fusiller la nuit même dans les fossés de Vincennes. Sans regret ni remords.

« La saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique. »1746

NAPOLÉON Ier (1769-1821). Le Bonapartisme (1980), Frédéric Bluche

Empereur, il écrira ces mots, en repensant à l’exécution du duc d’Enghien. Dans son testament à Sainte-Hélène, il revendique la responsabilité de cet acte que la postérité jugera sévèrement.

« C’est pire qu’un crime, c’est une faute. »1747

Antoine Claude Joseph BOULAY de la MEURTHE (1761-1840), apprenant l’exécution du duc d’Enghien, le 21 mars 1804. Mot parfois attribué, mais à tort, à FOUCHÉ (1759-1820) ou à TALLEYRAND (1754-1838). Les Citations françaises (1931), Othon Guerlac

Conseiller d’État et pourtant fidèle à Bonaparte du début (coup d’État de brumaire) à la fin (Cent-Jours compris), il porte ce jugement sans appel.

Le mot est parfois attribué à Fouché (par Chateaubriand) ou à Talleyrand (par Jean-Paul Sartre). Mais les deux hommes ont eux-mêmes poussé Bonaparte au crime et il n’est pas dans leur caractère de s’en repentir !

Cette exécution sommaire indigne l’Europe et toutes les têtes couronnées se ligueront contre l’empereur – là est « la faute ».

Le drame émeut la France : détails sordides de l’exécution et douleur de la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort qui portera toute sa vie le deuil de cet amour. Mais les royalistes se rallieront majoritairement à Napoléon – et en cela, il a politiquement bien joué.

« Je suis prince sanguin, mon cousin,
On en a preuve sûre,
Prince du sang d’Enghien, mon cousin ;
Oh ! la bonne aventure […]
On n’est pas à la fin, mon cousin,
De sang, je vous l’assure,
J’en prétends prendre un bain, mon cousin. »1748

Je suis prince sanguin, chanson. L’Écho des salons de Paris depuis la restauration : ou, recueil d’anecdotes sur l’ex-empereur Buonaparte, sa cour et ses agents (1815), Jacques Thomas Verneur

Postérieure à l’exécution du duc d’Enghien, la chanson résonne lugubrement, jouant sur le sang dont le criminel se vante d’être doublement imprégné. Allusion y est faite à une lettre adressée par Napoléon aux évêques de France qu’il appelle individuellement « mon cousin » comme il était de tradition pour le roi, et où il leur demande de faire chanter un Te Deum pour son sacre.

7. Légende noire de l’ogre corse, en réaction contre la légende dorée de la propagande.

« L’ogre corse sous qui nous sommes,
Cherchant toujours nouveaux exploits,
Mange par an deux cent mille hommes
Et va partout chiant des rois. »1765

Pamphlet anonyme contre Napoléon. Encyclopædia Universalis, article « Premier Empire »

De nombreux pamphlets contribuent à diffuser la légende noire de l’Ogre (de) Corse, contre la légende dorée de la propagande impériale.

Les rois imposés par l’empereur sont nombreux, pris dans sa famille ou parmi ses généraux : rois de Naples, d’Espagne, de Suède, de Hollande, de Westphalie. Royautés parfois éphémères, souvent mal acceptées des populations libérées ou/et  conquises.

Les historiens estimeront à un million les morts de la Grande Armée, « cette légendaire machine de guerre » commandée par Napoléon en personne.

8. L’assassinat moral, pratique courante sous le Consulat et l’Empire.

« Il y a différentes manières d’assassiner un homme : par le pistolet, par l’épée, par le poison ou par l’assassinat moral. C’est la même chose, au définitif, excepté que ce dernier moyen est le plus cruel. »1776

NAPOLÉON Ier (1769-1821), Correspondance

Qui veut la fin veut les moyens et l’assassinat du duc d’Enghien, sommairement jugé et fusillé de nuit, dans les fossés du château de Vincennes, sera considéré comme « pire qu’un crime, une faute ».

Il y a plus subtil : l’assassinat moral, par calomnie, manipulation, fausses dénonciations, attaques propres à déshonorer tel ou tel adversaire. Napoléon a pratiqué tout cela, aidé par sa police (avec Fouché), sa diplomatie (avec Talleyrand), ses services secrets.

Il en fut également victime. Aucun homme, de son vivant comme après sa mort, n’aura été davantage exposé à cet assassinat moral, pratiqué par tous les opposants, royalistes ou Jacobins, athées ou religieux, parlementaires ou terroristes, intrigants ou ambitieux, ingrats ou traîtres à sa mémoire. Entre complotisme et paranoïa, peut-on dire que c’est malheureusement « de bonne guerre » ?

Le seul assassinat moral qu’il redoute plus que tout concerne son fils, l’Aiglon. Il sait la fragilité du prince, et comme il sera exposé. Sa mort prématurée (à 21 ans) le sauvera, paradoxalement.

talleyrand

9. Talleyrand, le diable boiteux, « insupportable, indispensable et irremplaçable » pour Napoléon : résumé dans l’action, en cinq citations.

« Sire […] c’est à vous de sauver l’Europe et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas. Le souverain de Russie est civilisé, son peuple ne l’est pas : c’est donc au souverain de Russie d’être l’allié du peuple français. »1833

TALLEYRAND (1754-1838), au tsar Alexandre Ier de Russie, Erfurt, 27 septembre 1808. Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)

Il n’est plus ministre des Relations extérieures, depuis plus d’un an : partisan d’un équilibre européen, il s’est opposé à l’empereur qui s’entête dans sa politique de conquête chimérique, se soucie peu de paix et décide toujours seul. Mais Napoléon, qui connaît son talent diplomatique, l’a (imprudemment) chargé de préparer le terrain avec son nouvel allié, Alexandre Ier.

Dans un entretien secret, Talleyrand conseille au tsar de prendre ses distances avec l’empereur, et de ménager la Prusse et l’Autriche : « Le Rhin, les Alpes, les Pyrénées sont les conquêtes de la France. Le reste est la conquête de Napoléon. La France n’y tient pas. » Alexandre a compris : le peuple français peut, un jour prochain, ne plus soutenir Napoléon. Et cet homme faible va durcir sa position.

Dans ses Mémoires, Talleyrand affirme : « À Erfurt, j’ai sauvé l’Europe. » L’histoire parle quand même de la trahison d’Erfurt. On peut en débattre à l’infini.

« Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi. Vous ne croyez pas à Dieu ; vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde […] Tenez, Monsieur, vous n’êtes que de la merde dans un bas de soie. »1834

NAPOLÉON Ier (1769-1821), à Talleyrand, Conseil des ministres restreint convoqué au château des Tuileries, 28 janvier 1809. Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)

D’Espagne où il tente d’affermir le trône de son frère Joseph, Napoléon a appris que Talleyrand complote avec Fouché pour préparer sa succession ! Sans nouvelles de lui, la rumeur de sa mort court déjà à Paris, on l’imagine victime de la guérilla qui fait rage.

Napoléon rentre aussitôt dans un état de fureur compréhensible. Il épargne momentanément Fouché, précieux ministre de la Police, mais injurie le prince de Bénévent, Talleyrand, impassible - et sort en claquant la porte.

« Quel dommage, Messieurs, qu’un si grand homme soit si mal élevé ! »1835

TALLEYRAND (1754-1838). Talleyrand, ou le Sphinx incompris (1970), Jean Orieux

La citation est parfaitement en situation, après l’injure lancée devant témoins par l’empereur furieux. Talleyrand se vengera de l’affront public, avec une certaine classe diplomatique. Il semble qu’il ait redit ce mot à divers ambassadeurs.

« Je me suis mis à la disposition des événements et, pourvu que je restasse Français, tout me convenait. »1836

TALLEYRAND (1754-1838), Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)

Napoléon l’avait fait grand chambellan en 1804, prince de Bénévent en 1806, vice-grand électeur en 1807 - « le seul vice qui lui manquât », ironise son compère Fouché en apprenant cet honneur.

Le plus habile diplomate de notre histoire est aussi le plus corrompu. Il servira et trahira successivement tous les régimes, mais il respecte les intérêts supérieurs de la France. Il voudrait surtout lui éviter cette course à l’abîme, prévisible dès 1809. Fouché, tout aussi intelligent et retors, pense et agit de même - mais depuis la Révolution, il a beaucoup de sang sur les mains.

« Que voulez-vous, mon cher, la religion se perd ! »1837

TALLEYRAND (1754-1838), à Fouché, en 1809. Le Crapouillot (1955)

Fouché, redevenu ministre de la Police, s’étonnait qu’il ne se trouve pas en France un moine fanatique, du genre de Jacques Clément qui assassina Henri III, pour débarrasser la France du Corse !

Dès juin 1810, il rejoindra Talleyrand dans la disgrâce. Les deux compères se retrouveront au pouvoir, sous la Restauration : « Le vice appuyé sur le bras du crime », notera Chateaubriand (Mémoires d’outre-tombe) à la vue des deux hommes venus se rallier à Louis XVIII prêt à leur rendre leurs portefeuilles - Affaires étrangères et Police.

10. La conspiration de Malet relance la rumeur, Napoléon est mort dans la campagne de Russie.

« Ce diable de roi de Rome, on n’y pense jamais ! »1868

Nicolas FROCHOT (1761-1828), préfet de Paris. Mémoires de Madame de Chastenay (1896)

Le général Malet, opposant à Napoléon, arrêté en 1808, organise une conspiration.

Interné avec des royalistes dans une maison de santé dont il s’évade dans la nuit du 22 au 23 octobre 1812, il fait courir le bruit de la mort de l’empereur devant Moscou. Dans le climat de peur et de folie ambiante, Paris y a cru un moment ! Malet entraîne quelques troupes, libère des généraux républicains, improvise un gouvernement provisoire. C’est un quasi-coup d’État. Le général Hulin, commandant la place de Paris, lui résiste, Malet est arrêté, fusillé le 29 octobre. Et tout rentre dans l’ordre.

Mais personne, pas même le préfet Frochot, n’avait pensé à crier : « L’empereur est mort ! Vive l’empereur ! » On dit que cet oubli atteignit Napoléon plus que la conspiration du général Malet. Frochot sera mis à pied pour cette faute.

cambronne

11. Les deux mots de Cambronne, le vrai et le faux.

« Un général anglais leur cria : Braves Français, rendez-vous ! Cambronne répondit : Merde ! […] Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre. »1944

Victor HUGO (1802-1885), Les Misérables (1862)

Le « mot de Cambronne » est passé à la postérité : anecdote rapportée par Hugo dans son roman, Sacha Guitry lui dédia une aimable pièce titrée Le Mot de Cambronne.

On ne prête qu’aux riches : Pierre Jacques Étienne, vicomte de Cambronne, fit un beau parcours militaire. Engagé parmi les volontaires de 1792, il participe aux campagnes de la Révolution et de l’Empire. Nommé major général de la garde impériale, il suit Napoléon à l’île d’Elbe, revient avec lui en 1815, est fait comte et pair de France sous les Cent-Jours et s’illustre à Waterloo, dans ce « dernier carré » de la Vieille Garde qui va résister jusqu’au bout.

« La garde meurt et ne se rend pas. »1945

Général CAMBRONNE (1770-1842), paroles gravées sur le socle en granit de sa statue à Nantes (sa ville natale). La Garde meurt et ne se rend pas : histoire d’un mot historique (1907), Henry Houssaye

Ces mots sont bien gravés au pied de sa statue – et non : « La garde meurt mais ne se rend pas. » Il n’est cependant pas sûr que cette phrase ait été prononcée à Waterloo, Cambronne en personne l’ayant démenti : « Je n’ai pas pu dire ‘la Garde meurt et ne se rend pas’, puisque je ne suis pas mort et que je me suis rendu. » (cité par Pierre Levot, Biographie bretonne, 1900).

Le « Merde » est sans doute plus authentique, dans le feu de l’action, même si le général en refusa également la paternité. Pas facile d’écrire l’histoire au « mot à mot » !

« Garde. – La garde meurt et ne se rend pas ! Huit mots pour remplacer cinq lettres. »1946

Gustave FLAUBERT (1821-1880), Dictionnaire des idées reçues (posthume, 1913)

« L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne », dit Victor Hugo. Dernier paradoxe, la plus grande défaite de Napoléon fera sa gloire !

12. La pédophilie des Jésuites, dénoncée par le chansonnier Béranger.

« Hommes noirs, d’où sortez-vous ?
Nous sortons de dessous terre,
Moitié renards, moitié loups.
Notre règle est un mystère.
Nous sommes fils de Loyola,
Vous savez pourquoi l’on nous exila.
Nous rentrons ; songez à vous taire !
Et que vos enfants suivent nos leçons.
C’est nous qui fessons, et qui refessons,
Les jolis petits, les jolis garçons. »1967

BÉRANGER (1780-1857), Les Révérends Pères, chanson. Histoire de la littérature française : de la révolution à la belle époque (1981), Paul Guth

Salué par Chateaubriand comme « l’un des plus grands poètes que la France ait jamais produits » et par Sainte-Beuve comme un « poète de pure race, magnifique et inespéré », Pierre Jean de Béranger contribue à nourrir la légende napoléonienne avec « la chanson libérale et patriotique qui fut et restera sa grande innovation » (Sainte-Beuve).

Il vise cette fois les jésuites, de retour avec la monarchie restaurée. Pie VII a rétabli leur ordre, le 7 août 1814. La Charte, en forme de compromis constitutionnel, reconnaît la liberté du culte, mais fait du catholicisme la religion d’État et les pères jésuites pensent avoir le quasi-monopole de l’éducation.

Les deux derniers vers aux accents plaisamment polissons dénoncent en fait la pédophilie, pratiquée dans certains collèges catholiques. Le Code pénal n’en fait un crime que depuis 1958.

louis philippe caricature

13. Caricature pamphlétaire de Louis-Philippe, premier et dernier « roi des Français », victime de la liberté d’expression.

« Gros, gras et bête,
En quatre mots c’est son portrait :
Toisez-le des pieds à la tête,
Aux yeux de tous, il apparaît
Gros, gras et bête.
En pelle s’élargit sa main,
En poire s’allonge sa tête,
En tonneau croit son abdomen,
Gros, gras et bête. »2058

Agénor ALTAROCHE (1811-1884), Gros, gras et bête, chanson. Les Républicaines : chansons populaires des révolutions de 1789, 1792 et 1830 (1848), Pagnerre

Poète et député, journaliste engagé, enthousiaste de cette nouvelle presse républicaine, au lendemain de la révolution de 1830. La Charte revue et corrigée, approuvée le 7 août 1830 par une majorité de députés (219 contre 33, mais plus de 200 absents), reconnaît la liberté de la presse, l’abolition de la censure, l’initiative des lois à la Chambre, la suppression des justices d’exception. Mais l’on se retrouve quand même en monarchie.

Le duc d’Orléans attendait son tour. Ayant prêté serment sur la Charte, il est devenu Louis-Philippe Ier, roi des Français (et non plus roi de France). Thiers le républicain va cautionner cette monarchie constitutionnelle, comme La Fayette qui s’y est rallié. Ministre de Louis-Philippe à plusieurs reprises, Thiers tentera en vain de sauver le régime en 1848.

On chansonne très vite le roi sexagénaire dont le physique semble déjà une caricature en soi. La main « en pelle » fait allusion à la rapacité du personnage : rentré en possession, grâce à Louis XVIII, de l’immense fortune de la branche d’Orléans, plus riche que les Bourbons, principal bénéficiaire de la loi sur le milliard des émigrés (1825), il gère son patrimoine en bon père de famille nombreuse – huit enfants pour qui il quémandera encore des dotations !

Les chansonniers profitent sans grand risque de la liberté d’expression et les nouveaux caricaturistes s’en donnent à cœur joie dans les journaux. Pas de liberté sans excès.

« Les journaux qui devraient être les éducateurs du public, n’en sont que les courtisans, quand ils n’en sont pas les courtisanes. »2089

BARBEY d’AUREVILLY (1808-1889). L’Esprit de J. Barbey d’Aurevilly (1908), Jules Barbey d’Aurevilly, Léon Bordellet

Polémiste et critique, adversaire proclamé de son siècle, il accable ses contemporains de son mépris indigné, dénonce les progrès de la médiocrité dans les mœurs, les sentiments, les œuvres. Face aux bourgeois, il s’affiche dandy. Mais si la démocratisation de la presse va de pair avec vulgarisation, voire vulgarité, il y a sous la Monarchie de Juillet un incontestable progrès dans la communication des idées. 1836 est une date importante : création de La Presse, quotidien à bon marché et gros tirages d’Émile de Girardin qui se battra pour la liberté des journaux qu’il crée, gère et modernise en homme d’affaires.

« Ne me parlez pas des poètes qui parlent de politique ! »2113

LOUIS-PHILIPPE (1773-1850). Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux

Le roi vise Lamartine qui entre brillamment et courageusement en politique, devenant bientôt chef de l’opposition. Louis-Philippe est d’autant plus irrité qu’il semble, avec l’âge, prendre goût au pouvoir et vouloir non plus seulement régner, mais gouverner.

« Le roi est arrivé à cet âge où l’on n’accepte plus les observations […] mais où les forces manquent pour prendre une résolution virile. »2123

Prince de JOINVILLE (1818-1900), Lettre au duc d’Aumale, 7 novembre 1847. Histoire de la Monarchie de Juillet, volume VII (1904), Paul Marie Pierre Thureau-Dangin

François d’Orléans, prince de Joinville et troisième fils du roi, écrit à son frère, Henri d’Orléans, duc d’Aumale et quatrième fils. Louis-Philippe a 74 ans. Il semble ne faire confiance qu’à Guizot dont le conservatisme confine à l’immobilisme et déplaît même aux conservateurs. La France est prête pour la Révolution de 1848, mais pas encore pour la République. Ce sera donc le Second Empire.

14. Le Second Empire est né comme il a vécu, sous le signe de la propagande (plus ou moins) mensongère.

« L’élu de six millions de suffrages exécute les volontés du peuple, il ne les trahit pas. »2208

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), Discours de Lyon, 15 août 1850. Le Prince, le peuple et le droit : autour des plébiscites de 1851 et 1852 (2000), Frédéric Bluche

Étape d’un voyage triomphal de six mois à travers la France. Fort des 75 % de Français qui l’ont élu président de la République au suffrage universel le 10 décembre 1848, il réussit à se poser en défenseur dudit suffrage et donc de la vraie démocratie, contre la Chambre et ses conservateurs, avec lesquels il prend ses distances.

C’est bien joué, pour celui qu’on qualifiait deux ans avant d’imbécile et d’impuissant. Il apprend son métier et la propagande est parfaitement organisée : par ses hommes (fidèles bonapartistes comme Persigny, libéraux non ralliés au parti de l’Ordre, hommes d’affaires, banquiers, et Morny son demi-frère), par ses journaux (Le Pays, Le 10-Décembre, Le Napoléon) et son parti (noyauté par la Société du 10-Décembre) regroupant boutiquiers, ouvriers, petits rentiers qui assurent une claque bruyante à chacune de ses apparitions.

« L’Empire, c’est la paix. »2228

Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), Discours de Bordeaux, 9 octobre 1852. Dictionnaire des idées reçues (posthume, 1913), Gustave Flaubert

Message impérial destiné aux puissances étrangères qui assistent à l’irrésistible ascension d’un nouveau Bonaparte et peuvent s’en inquiéter : « Par esprit de défiance, certaines personnes se disent : l’Empire, c’est la guerre. Moi, je dis… »

La présidence de la République assurée pour dix ans, ce n’était pas suffisant. La propagande se remobilise. Le 15 août, jour de la Saint-Napoléon, devient fête nationale. Et le prince refait sa « campagne de France », triomphalement accueilli aux cris de « Vive l’empereur ! » Les préfets veillent, actifs, dociles. Contrairement aux prédictions des confrères et des adversaires politiques, le personnage a incontestablement acquis autorité et popularité.

« Le gouvernement veut le triomphe de ses candidats, comme Dieu veut le triomphe du bien, laissant à chacun la liberté du mal. »2271

Le préfet de Dordogne en juin 1857. Histoire du Second Empire, volume III (1903), Pierre de La Gorce

Le dogme est clair. On se croirait revenu au Premier Empire et au catéchisme impérial !

Tous les préfets sont de petits empereurs dans leur département et il arrange au mieux ces élections du 21 juin 1857 au Corps législatif, comme toutes les autres élections, presque jusqu’à la fin du Second Empire. Tout pour les candidats officiels (presse, affiches à foison, bulletins imprimés à leur nom, discours du préfet au garde-champêtre en passant par l’instituteur et le curé). Pour les autres, rien, que des obstacles. Il ne faut pas s’étonner des résultats de cette propagande : en juin 1857, 5 471 000 voix pour les candidats officiels, 665 000 pour l’opposition (et 25 % d’abstention). L’opposition républicaine, tout à fait impuissante, réapparaît cependant avec 7 députés. C’est peu.

Après un demi-tour à gauche et un tournant libéral au final, Napoléon III va gagner son dernier combat politique.

« Mon enfant, tu es sacré par ce plébiscite. L’Empire libéral, ce n’est pas moi, c’est toi ! »2304

NAPOLÉON III (1808-1873), à son fils, le prince impérial Eugène Louis Napoléon, âgé de 14 ans, 8 mai 1870. La Société du Second Empire, tome IV (1911-1924), Comte Maurice Fleury, Louis Sonolet

L’empereur rayonne et en oublie sa maladie de la pierre dont il mourra (calculs dans la vessie), après le plébiscite triomphal du 8 mai : 7 350 000 oui (et 1 538 000 non) pour approuver le sénatus-consulte du 20 avril 1870. L’Empire devient une monarchie parlementaire : ministres responsables devant les Chambres qui ont aussi l’initiative des lois.

C’est oublier (volontairement ?) la Prusse de Bismarck qui va mettre fin au régime.

mobilisation 1870

15. Propagande militaire flagrante, mais inopérante contre la Prusse, en 1870.

« Ce n’est pas par des discours et des votes de majorité que les grandes questions de notre époque seront résolues, mais par le fer et par le sang. »2306

Otto von BISMARCK (1815-1898), chancelier de la Confédération d’Allemagne du Nord. Bismarck (1961), Henry Valloton

Ces mots posent le personnage, surnommé le Chancelier de fer. « Par le fer et par le sang » est une expression qui lui est chère, tout comme « la force prime le droit » – traduction de sa Realpolitik.

Bismarck a déjà ravi à l’Autriche sa place à la tête de l’ex-Confédération germanique : la défaite autrichienne à Sadowa (1866) fut un « coup de tonnerre » en Europe. Il veut faire l’unité allemande sous l’égide de la Prusse. Pour cela, il lui faut prouver sa force : écraser la France est le moyen le plus sûr. Il manœuvre pour monter contre elle les États du sud de l’Allemagne et les rassembler dans sa Confédération.

Face au futur chancelier du Reich, il y a Napoléon III. « L’empereur est une grande incapacité méconnue », disait Bismarck en 1864. C’est surtout un homme prématurément vieilli, physiquement atteint et devenu maladivement indécis.

« On vient de jeter un gant à la face de quelqu’un qu’on veut forcer à se battre ! »2307

Adolphe THIERS (1797-1877), après avoir pris connaissance de la dépêche d’Ems, Corps législatif, 13 juillet 1870. Napoléon III et le Second Empire : la catastrophe, 1868-1873 (1976), André Castelot

C’est une provocation, et une manœuvre de Bismarck, mais la dépêche est prise comme une insulte et la France va tomber dans le panneau !

Le roi de Prusse, Guillaume Ier, a rencontré l’ambassadeur de France Benedetti, au sujet de la succession au trône d’Espagne. Il rend compte de son rendez-vous à Bismarck qui est à Berlin, par un télégramme envoyé de la ville d’eaux de Bad Ems lui annonçant qu’il renonce à soutenir la candidature de son cousin au trône d’Espagne. Le chancelier (qui désapprouve par ailleurs cette faiblesse) résume et déforme le texte dans un sens injurieux : « Le roi a refusé de voir l’ambassadeur de France et lui a fait dire qu’il n’avait plus rien à lui communiquer. »

Sitôt connue, cette dépêche est commentée dans les couloirs de la Chambre, après une séance houleuse. Thiers, politicien dans l’âme et hostile à la guerre, semble avoir compris qu’il y a manipulation de l’opinion. La guerre déclarée par la France aurait pour effet de souder les États allemands et le traité d’alliance défensive au sein de la Confédération jouerait automatiquement. C’est bien ce que veut Bismarck. L’opinion publique se déchaîne.

« Jamais vous ne pourriez retrouver de plus belle occasion, il faut en profiter ! Vous avez envoyé vos conditions : en garde maintenant ! »2308

Maréchal VAILLANT (1790-1872), à Napoléon III. L’Empire libéral : la guerre (1909), Émile Ollivier

C’est un vétéran de Waterloo (1815). L’empereur, pacifiste, mais malade, laisse faire, malgré les conseils de modération de certains hommes politiques et l’opposition de la gauche républicaine au Corps législatif. L’impératrice souhaite la guerre – la victoire assurerait à son fils très chéri l’accession au trône.

« Si la Prusse refuse de se battre, nous la contraindrons, à coups de crosse dans le dos, à repasser le Rhin et à céder la rive gauche ! »2309

La Presse. Histoire générale de la presse française : de 1871 à 1940 (1969), Claude Bellanger

Les journaux, en cette mi-juillet 1870, sont unanimes, reflet d’une opinion publique trop sûre d’elle. « À l’insolence de la Prusse, il n’y a qu’une réponse : la guerre », écrit Le Constitutionnel. D’autres journaux titrent : « À Berlin ! »

« Nous sommes prêts et archiprêts, il ne manque pas à notre armée un bouton de guêtre. »2310

Maréchal LEBŒUF (1809-1888), lors du vote de la mobilisation et des crédits de guerre, Corps Législatif, 15 juillet 1870. Revue des deux mondes, volume XXI (1877)

Ministre de la Guerre et major général de l’armée, il répond au doute de Thiers qui affirmait : « Vous n’êtes pas prêts. » Et il insiste : « De Paris à Berlin, ce serait une promenade la canne à la main. »

C’est une illusion et Bismarck, bien informé par Moltke, son chef d’état-major, connaît les forces, ou plutôt les faiblesses de la France. Ses canons de bronze se chargent encore par la gueule et non par la culasse comme les canons Krupp en acier ; les traditions tactiques de l’armée d’Afrique sont impropres à une guerre européenne et l’expédition du Mexique a désorganisé l’administration militaire ; ses généraux sont vieux et routiniers ; enfin, le Corps législatif n’a jamais voté les crédits nécessaires à l’armée. C’est un peu tard pour se rattraper. Alors que la Prusse prépare cette guerre depuis quatre ans ! La défaite sera immédiate à Sedan, le 1er septembre.

La capitulation est accueillie par les applaudissements de la gauche, le 3 septembre à la Chambre : l’opposition républicaine sait que le régime ne survivra pas à la défaite de l’armée impériale. De fait, l’opinion se retourne aussitôt : plébiscité en mai, l’empereur qui tombe est insulté.

dreyfus

17. Antisémitisme, militarisme et conspirationnisme à l’origine de L’Affaire Dreyfus.

« Il n’y a pas d’affaire Dreyfus. »2516

Jules MÉLINE (1838-1925), président du Conseil, au vice-président du Sénat venu lui demander la révision du procès, séance du 4 décembre 1897. Affaire Dreyfus (1898), Edmond de Haime

Mot malheureux, à classer dans le top ten des fake news historiques, quand éclate au grand jour l’affaire Dreyfus, qui reste comme l’« Affaire » de la Troisième République et la plus grave crise pour le régime. Méline refuse purement et simplement la demande en révision du procès. Mais les dreyfusards (très minoritaires) vont mobiliser l’opinion publique par une campagne de presse.

« J’accuse. »2517

Émile ZOLA (1840-1902), titre de son article en page un de L’Aurore, 13 janvier 1898

L’Aurore est le journal de Clemenceau et le titre est de lui. Mais l’article en forme de lettre ouverte au président de la République Félix Faure est bien l’œuvre de Zola : il accuse deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l’état-major et les experts en écriture d’avoir « mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion », et le Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus, d’« avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète ». Le ministre de la Guerre, général Billot, intente alors au célèbre écrivain un procès en diffamation.

« L’intervention d’un romancier, même fameux, dans une question de justice militaire m’a paru aussi déplacée que le serait, dans la question des origines du romantisme, l’intervention d’un colonel de gendarmerie. »2519

Ferdinand BRUNETIÈRE (1848-1906), Après le procès (1898)

Intellectuel type, historien de la littérature et critique français, professeur à l’École normale supérieure et à la Sorbonne, directeur de la Revue des Deux Mondes, Brunetière est antidreyfusard par respect des institutions, comme il est conservateur en littérature par fidélité aux classiques.

Rejetant l’engagement dreyfusard de Zola et refusant lui-même de se prononcer sur la culpabilité du capitaine Dreyfus, il déclare seulement que « porter atteinte à l’armée, c’est fragiliser la démocratie. » Beaucoup d’antidreyfusards vont aller plus loin.

« La révision du procès de Dreyfus serait la fin de la France. »2520

Henri ROCHEFORT (1831-1913), 1er mai 1898.  Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement (1998), Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière

On pourrait classer ce mot dans la catégorie des fake news, mais l’Affaire va véritablement déchirer la France.

Rochefort se pose ici en polémiste antidreyfusard. Son journal, l’Intransigeant, dénonce le syndicat des dreyfusards et soutient le camp des antidreyfusards, très majoritaires, mais plus ou moins militants. Le militarisme et l’antisémitisme de l’époque sont les deux explications.
Parmi les intellectuels, Charles Maurras se distingue. Il met en avant l’honneur de l’armée, rejoignant en 1900 l’Action française (mouvement créé en juillet 1899), pour défendre le pays contre les juifs, les francs-maçons, les protestants et les « métèques ». Théoricien du « nationalisme intégral », il écrit en décembre 1898 à Barrès : « Le parti de Dreyfus mériterait qu’on le fusillât tout entier comme insurgé. »

La Ligue des patriotes, créée par Paul Déroulède en 1882 (pour la revanche, contre l’Allemagne), rassemble la majorité des nationalistes antidreyfusards. Déroulède croit Dreyfus innocent et rejette les slogans antisémites, mais l’honneur de la patrie et de l’armée passe avant tout. La justice militaire qui doit faire autorité ne peut donc être remise en cause.

Beaucoup d’officiers sont antidreyfusards, ne serait-ce que par esprit de corps, et trois hommes politiques majeurs se déclarent contre la révision du procès : Cavaignac, ministre de la Guerre, qui s’opposera à la seconde révision, réclamée par Jaurès ; Félix Faure, président de la République durant la période où la révision est refusée ; enfin, Jules Méline, le président du Conseil qui s’y oppose également. Mais en juin 1899, la Cour de cassation annulera la condamnation de Dreyfus.

mort félix faure

18. Scandale à l’Élysée, un fait divers d’alcôve commenté par Clemenceau.

« Le président a-t-il toujours sa connaissance ?
— Non, elle est sortie par l’escalier. »2522

L’anecdote qui court dans Paris le 16 février 1899. Petit Journal (avec illustration), 26 février 1899

Le président de la République Félix Faure, bel homme de 58 ans, meurt ce jour-là en galante compagnie. La « connaissance » prit la fuite et le concierge de l’Élysée témoigne en ces termes (à quelques variantes près selon les sources), répondant à la question du prêtre appelé en hâte pour le confesser.

La rumeur murmure le nom de Cécile Sorel, actrice célèbre. En fait, la compagne de ses derniers instants est une demi-mondaine, Marguerite Steinheil, bientôt surnommée la Pompe funèbre. Clemenceau lui-même fait dans l’humour noir : « Il voulait être César, il ne fut que Pompée. » On lui prête aussi ce mot plus politique : « Félix Faure est retourné au néant, il a dû se sentir chez lui. »

19. Le syndicalisme naissant fait propagande à part, à l’aube du XXe siècle.

« La propagande antimilitariste et antipatriotique doit devenir toujours plus intense et audacieuse. »2543

Chartes d’Amiens, votée au congrès fédéral, le 12 juillet 1906. Le Mouvement syndical sous la Troisième République (1967), Georges Lefranc

Manifeste de la CGT, très représentatif du syndicalisme internationaliste de l’époque.

Il n’empêchera pas la mobilisation générale, dans un climat de consensus et d’union sacrée pour la défense nationale du pays, aux premiers jours de la guerre en août 1914. Pour la patrie en danger, L’Humanité elle-même parlera en patriote.

20.  Propagande militaire en 1914, entre info et intox.

« Je tordrai les Boches avant deux mois. »2586

Généralissime JOFFRE (1852-1931), août 1914. G.Q.G., secteur 1 : trois ans au Grand quartier général (1920), Jean de Pierrefeu

La croyance en une guerre courte prévaut en France, comme en Allemagne – qui a déclaré la guerre, le 3 août. Et tout commence par une guerre de mouvement.

Joffre a élaboré le plan français (plan XVII) : se fiant aux forces morales et aux baïonnettes, il prévoit la défense de l’Est. Mais la bataille des frontières va se dérouler selon le plan allemand (plan Schlieffen) : gros effectifs et artillerie lourde pour la tactique, et pour la stratégie, invasion de la Belgique. Selon le chancelier allemand Bethmann-Hollweg, le traité international garantissant la neutralité de ce pays n’est qu’un « chiffon de papier ». D’où l’attaque de la France par le nord, et le contournement des défenses françaises.

Ces mots, souvent cités, font aussi partie de la propagande militaire. Elle rappelle furieusement les déclarations de la guerre précédent : « Si la Prusse refuse de se battre, nous la contraindrons, à coups de crosse dans le dos, à repasser le Rhin et à céder la rive gauche ! »

Roger Salengro

21. L’affaire Salengro, exemple de l’assassinat moral cher à Napoléon.

« On ne va pas chercher les ministres sur les bancs des conseils de guerre. »2686

Henri de KÉRILLIS (1889-1958), L’Écho de Paris, 19 novembre 1936. Le Quatrième pouvoir, la presse française de 1830 à 1960 (1969), Jean André Faucher, Noël Jacquemart

Vu par un député républicain national (extrême droite), c’est l’épilogue de l’affaire Salengro,

Député socialiste et maire de Lille, ministre de l’Intérieur du gouvernement Blum, Roger Salengro refuse de faire évacuer par la force les usines occupées pendant les grandes grèves. C’est l’homme à abattre pour l’extrême droite. Il sera abattu par une campagne de presse - assassinat moral, cher à Napoléon.

L’Affaire Salengro commence dans l’été 1936 : Gringoire (hebdomadaire nationaliste) relance une accusation de désertion remontant à 1915. Une commission militaire, présidée par le général Gamelin, réexamine les dossiers des Conseils de guerre : Salengro avait demandé l’autorisation de quitter la tranchée pour ramener le corps d’un camarade.  Il n’était pas revenu et avait été jugé déserteur par contumace, alors qu’il était prisonnier de guerre en Allemagne. À son second procès, il est acquitté.

Traqué par les journaux d’extrême droite, victime de la rumeur, Salengro se suicide au gaz, le 17 novembre 1936.

22. Propagande militaire de retour, aux premiers jours de la dernière guerre mondiale.  

« Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. »2733

Paul REYNAUD (1878-1966), Allocution à la radio, 10 septembre 1939. Mythologie de notre temps (1965), Alfred Sauvy

Le 3 septembre, la France et la Grande-Bretagne ont déclaré la guerre à l’Allemagne, qui a envahi la Pologne le 1er septembre. Le 2, un crédit extraordinaire (69 milliards de francs) pour la Défense nationale a été voté sur proposition de Paul Reynaud, ministre des Finances. Il annonce à la radio les mesures fatalement impopulaires, et termine par ces mots : « Nous vaincrons… »

Le slogan s’inscrit dans la propagande alliée. Et les historiens s’interrogent encore sur le rapport des forces.

Selon les stratèges du temps, l’armée française est la meilleure du monde et même l’état-major allemand la redoute, car l’armée d’Hitler (Wehrmacht) est bien jeune. Mais notre armée est bien vieille : comme sa réputation, elle date de la dernière guerre. Marine mise à part, aviation, artillerie, parachutistes, blindés, tout pèche par défaut. L’état d’esprit est à la défensive, la ligne Maginot donne un faux sentiment de sécurité, le chef d’état-major Gamelin est un intellectuel fuyant les responsabilités. Et les Français ne sont moralement pas prêts à faire la guerre. Alors, on attend.

« On ira pendr’ notre linge sur la ligne Siegfried. »2734

Paul MISRAKI (1908-1998), paroles, chanson française entendue sur les ondes, adaptation d’une chanson canadienne. Les Grands orchestres de music-hall en France (1984), Jacques Hélian

La ligne Siegfried est l’équivalent de la ligne Maginot, destinée donc à empêcher l’invasion française en Allemagne. On plaisante, tout est calme et on peut même aller pêcher à la ligne sur le Rhin. Ray Ventura et ses Collégiens font un nouveau « tube » avec cette parodie d’air militaire scandé à l’allemande, mimé sur le rythme d’un défilé au « pas de l’oie ».

Mais l’Allemagne vient de rayer la Pologne de la carte en trois semaines de guerre éclair, et s’est partagé les dépouilles du malheureux pays avec son alliée, la Russie, en octobre 1939 – effet du pacte germano-soviétique de non-agression signé le 23 août 1939, union contre nature entre les deux dictatures idéologiquement opposées.

Commence alors la « drôle de guerre » – l’expression est de Roland Dorgelès, les Anglais diront « guerre bidon », les Allemands « guerre assise ». Huit mois d’attente pas drôle du tout pour les militaires qui s’ennuient dans les casemates de la ligne Maginot. Le moral des civils pourrit de la même façon.

« L’Angleterre, comme Carthage, sera détruite. »2780

Jean HÉROLD-PAQUIS (1912-1945), animateur vedette et titulaire de la chronique militaire du Radio-Journal de Paris, à partir de janvier 1942. L’Épuration des intellectuels (1996), Pierre Assouline

Il termine ainsi ses éditoriaux, à Radio Paris. Désinformation et propagande font toujours partie du jeu de la guerre. Pas dupes, les Français scandent : « Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand. »

Hérold-Paquis, avant la guerre, a glissé de la droite catholique vers l’extrême droite. Engagé aux côtés des franquistes contre les républicains, durant la guerre d’Espagne, puis sympathisant nazi, il s’illustre dans la collaboration, invoquant le torpillage de la flotte française par les Anglais à Mers el-Kébir. Deux ans durant, après le journal du soir, il applaudit aux victoires de l’Axe (Berlin-Rome-Tokyo) et ridiculise l’action des Alliés. Son leitmotiv final rappelle une célèbre citation latine de Caton l’Ancien, sénateur romain terminant tous ses discours par : « Carthago delenda est  » (« Carthage doit être détruite »).

Il fuit Paris en 1944 et se réfugie en Allemagne, poursuivant ses chroniques sur Radio Patrie. Arrêté en 1945 quand il tente de fuir en Suisse, il sera condamné à mort et fusillé à 35 ans, en octobre 1945. Comme Laval, comme Brasillach.

23. Guerre d’Algérie, climat de guerre civile propice aux folles rumeurs.

« Il ne faut pas beaucoup de mitraillettes pour disperser cent mille citoyens armés de grands principes. »2924

François MAURIAC (1885-1970), L’Express, 12 juin 1958, Bloc-notes, 1958-1960, II (1961)

Au cours des journées de mai 1958, l’idée s’est répandue d’un dénouement possible de la crise par l’établissement d’une dictature militaire en France. Des parachutistes venus d’Algérie pourraient débarquer, faire jonction avec les réseaux favorables à l’Algérie française en métropole, les putschistes bénéficiant même de complicités dans l’appareil de l’État. Le 28 mai, à Paris, une foule immense et pacifique va défiler de la Nation à la République, conspuant les paras et criant : « Le fascisme ne passera pas ! »

Mauriac qui en rend compte dénonce le danger fasciste dans L’Express, au fil de sa fameuse chronique hebdomadaire. Cette menace va précipiter la solution de Gaulle, recours à l’ultime sauveur. Pour Mauriac, c’est l’homme du destin, l’homme de la grâce, le garant de l’unité du pays. Dès lors, sa vision de la politique se confond avec celle du gaullisme. Ses prises de position passionnées le conduisent à quitter L’Express pour Le Figaro littéraire, trop heureux d’accueillir désormais son Bloc-notes, publié plus tard en quatre recueils.

« Dans le péril de la patrie et de la République, je me suis tourné vers le plus illustre des Français. »2925

René COTY (1882-1962), Message du président au Parlement, 29 mai 1958. Histoire mondiale de l’après-guerre, volume II (1974), Raymond Cartier

Face à la menace de guerre civile, le président de la République fait savoir aux parlementaires qu’il a demandé au général de Gaulle de former un gouvernement. Chahuts et chants de la part des députés qui entonnent La Marseillaise – procédé contraire à tous les usages et à la lettre de la Constitution.

24. La maladie du président Pompidou.

« Nombre de grands hommes ont gouverné en souffrant de maux graves : Richelieu a gouverné la France pendant quinze ans au fond de son lit. »3148

Alexandre SANGUINETTI (1913-1980), Déclaration du leader de l’UDR, 30 mars 1974

C’est un fait, la liste est longue de ces malades au pouvoir, et Louis XIII, qui régnait quand gouvernait Richelieu, fut un grand tuberculeux, comme beaucoup de nos rois de France, dont la consanguinité aggravait encore la situation. Il y aura bientôt le cancer de Mitterrand, l’AVC de Chirac… Le calvaire de Pompidou reste un cas exemplaire.

Au début du printemps 1974, l’état de santé du président est une donnée politique, alimentée par les rumeurs des dîners en ville et les propos confidentiels des gens bien informés. Un fait a frappé l’opinion : le 30 mai 1973, pour descendre d’un avion à Reikjavik, le président dut s’agripper à la passerelle. Choc de l’image à la télévision… Et les photos qui suivent se ressemblent, celles d’un homme malade, au visage bouffi (par la cortisone). Les communiqués médicaux parlent d’hémorroïdes ou de grippe pour expliquer les « arrêts de travail », alors qu’il s’agit du mal de Waldenström, forme rare de leucémie, suivie d’une septicémie. La France est pourtant surprise par la nouvelle attendue.

Le mardi 2 avril 1974, à 22 heures, la télévision annonce aux Français : « M. le président de la République est mort. » Poher, président du Sénat, devient ès qualités, et pour la seconde fois, président de la République par intérim.

diamants de Bokassa

25. L’affaire des diamants de Bokassa, trop cher payé par le président Giscard d’Estaing.

« Il faut laisser les choses basses mourir de leur propre poison. »3193

Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), interrogé sur l’« affaire des diamants », Antenne 2, 27 novembre 1979

Le 10 octobre dernier, Le Canard enchaîné publie que Bokassa, président déchu de la République centrafricaine, fit cadeau de diamants à Giscard d’Estaing, ministre des Finances, en 1973. Valeur, un million de francs, selon une note de Bokassa. « C’est grotesque », selon VGE. Les diamants, oubliés dans un tiroir, ont été estimés entre 4 000 et 7 000 francs. La note est un faux grossier.

Mais Le Monde, journal réputé sérieux, reprend l’information et dénonce le silence de l’Élysée.

La semaine suivante, Le Canard publie une nouvelle note de Bokassa, sur des diamants remis à Giscard devenu président et la presse internationale se déchaîne sur ce « Watergate parisien ». VGE ne change pas de ligne de défense, autrement dit, il ne se défend même pas. L’affaire va sans nul doute contribuer à sa défaite aux présidentielles de mai 1981, face à Mitterrand.

Le Point publiera une contre-enquête infirmant la plupart des accusations. La DST révélera qu’on a aidé Bokassa dans cette manipulation. Trop tard, le mépris silencieux de l’accusé l’a finalement rendu suspect : « J’imaginais que les Français écarteraient d’eux-mêmes l’hypothèse d’une telle médiocrité », écrira-t-il dans Le Pouvoir et la vie, tome II, L’Affrontement (1991).

26. Mitterrand, le président de tous les secrets et mystères.

« Cet homme est un mystère, habité par mille personnages, du tacticien sceptique au socialiste saisi par la ferveur. On a beaucoup dit que François Mitterrand était insaisissable ; il n’est simple ni à déchiffrer ni à défricher. À la fois personnage authentique et artiste en représentation. »3106

Franz-Olivier GIESBERT (né en 1949), François Mitterrand ou la Tentation de l’histoire (1977)

Son biographe fait le portrait d’une personnalité affirmée (à 60 ans), mais pas encore président. Sphinx, Florentin, Machiavel et autres Princes de l’équivoque ou de l’esquive, ces surnoms reviennent sans fin sous la plume des observateurs. Ils qualifient ses volte-face idéologiques de « convictions moirées ». Le président au pouvoir ne fait rien pour lever le voile, cultivant un certain silence, usant d’un sens inné du secret, et n’abusant pas du petit écran qui finit par être fatal à son prédécesseur.

Autre biographe, Catherine Nay : Le Noir et le Rouge (1984) et Les Sept Mitterrand ou les métamorphoses d’un septennat (1988). Elle reconnaît la profondeur des engagements partisans, l’obstination des choix. Pourtant, nul plus que ce président n’a su se plier aux circonstances et rebrousser chemin selon les données de la conjoncture ou les fatalités du mauvais sort. Ce diable d’homme a savamment joué sept rôles, désormais sept masques plaqués sur un visage dont on chercherait en vain l’ultime vérité. Personnage éminemment romanesque, il aura dérouté, irrité, mais fasciné tous ceux qui l’ont approché.

« Vous êtes purs, parce que vous n’avez pas eu l’occasion de ne pas l’être. »3107

François MITTERRAND (1916-1996), au Congrès des Jeunesses Socialistes (JS), Pau, 1975

Étrange aveu, face aux jeunes socialistes qui vont devoir l’aider dans la course au pouvoir ! Premier secrétaire du PS, il vient de perdre la présidentielle face au centriste Giscard d’Estaing et il opère une « refondation » : il dissout les JS et les ES (Étudiants socialistes), le Mouvement de la jeunesse socialiste (MJS) devenant une simple courroie de transmission du PS.

À 59 ans, Mitterrand a déjà un long parcours politique. Pour avoir été député, sénateur, et onze fois ministre sous la Quatrième République, que de compromis, que d’accommodements, que d’opportunisme !

Ce qui lui sera surtout reproché, c’est une jeunesse liée à l’extrême droite : en 1934, à 18 ans, il adhère au mouvement de jeunes des Croix-de-Feu, et devient volontaire national, dans la droite nationaliste du colonel de La Rocque. Il manifeste contre « l’invasion métèque » en février 1935. Il se lie avec des membres de La Cagoule. Il écrit dans le quotidien L’Écho de Paris d’Henry de Kerillis, proche du Parti social français. Enfin, au printemps 1943, il est décoré de l’ordre de la Francisque. Après quoi, il deviendra un authentique résistant.

Mais le mot « pureté » sied mal à Mitterrand. Il gardera toujours des amitiés douteuses (Bousquet), des liaisons dangereuses (avec les puissances d’argent), des pratiques plus que contestables (écoutes téléphoniques, financement occulte du PS, réseaux maintenus en « Françafrique »…), et une double vie privée, tenue secrète, mais financée sur fonds publics. Est-ce pour cela qu’il admirait des « purs » comme Jaurès, Blum, Mendès France ?

27. L’affaire Grégory malencontreusement relancée par Marguerite Duras.

« Sublime, forcément sublime. »3254

Marguerite DURAS (1914-1996), tribune dans Libération, 17 juillet 1985

Serge July, patron de Libé, a envoyé Marguerite Duras sur le lieu du drame qui bouleverse la France, depuis le 16 octobre 1984. À Lépanges-sur-Vologne, on a retrouvé dans la Vologne le corps du petit Grégory assassiné. Duras demande à rencontrer la mère, qui refuse. Christine Villemin subit un harcèlement médiatique qui se nourrit du mystère et des rebondissements de l’affaire.

Duras, auteur obsessionnellement fascinée par les faits divers, adopte une méthode « d’imprégnation du réel ». Sans preuves, au mépris de la présomption d’innocence, elle se fait médium pour accéder à la vérité : « Dès que je vois la maison, je crie que le crime a existé. Je le crois. Au-delà de toute raison […] On l’a tué dans la douceur ou dans un amour devenu fou. » Et le « sublime, forcément sublime » devient « coupable, forcément coupable. »

Fort embarrassé, July rédige un avertissement sur « la transgression de l’écriture », rappelant la liberté inhérente à l’écriture de l’artiste. Mais vu la notoriété de l’artiste, et la médiatisation de l’affaire, une polémique s’ensuit.

Selon sa biographe Laure Adler, « Marguerite Duras se défendra toujours de ce « sublime, forcément sublime » ; elle dira l’avoir barré avant de remettre son texte au journal et reprochera à Serge July de l’avoir rétabli sans l’avoir consultée. Mais, pour le reste, elle confirmera ce qu’elle a alors, sous le coup de l’émotion, écrit, relu sous forme manuscrite, puis corrigé sur les épreuves d’imprimerie. »

En 2006, Denis Robert, qui suivait en 1985 l’affaire Grégory pour Libération, donne une version contraire : le texte est en réalité une « version allégée » d’une première tribune, refusée par la rédaction du journal et dans laquelle Duras « développait l’idée qu’une mère qui donne la vie a le droit de la retirer ».

Rainbow Warrior citation

28. L’affaire du Rainbow Warrior, sabotage décidé par le président, bavure des services spéciaux et désinformation en série.

« La thèse de l’ignorance scandalisée tient lieu de ligne de défense officielle. »3255

Serge JULY (né en 1942), directeur de Libération. La Vie politique sous la Ve République (1987), Jacques Chapsal

Avatar de la raison d’État dans la sphère des services secrets, l’« affaire Greenpeace » fait la une de tous les journaux, dans l’été 1985. Elle n’est connue que le 8 août et ne sera jamais tout à fait claire.

Le 10 juillet, le Rainbow Warrior, navire du mouvement international écologiste Greenpeace prêt à repartir en campagne contre les expériences nucléaires françaises dans le Pacifique, est coulé dans le port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande. Un photographe portugais, appartenant à l’expédition et venu rechercher des documents sur le bateau que l’on croyait vide, est tué. C’est la DGSE qui a « fait le coup » : grosse bavure qui va prendre une ampleur internationale, avec répercussions politiques internes.

Dossier ultrasensible à tout point de vue, sous le premier septennat de Mitterrand qui pratique le secret comme une religion.   La tactique du gouvernement, c’est d’en dire le moins possible. Et ça se sait de plus en plus. Le bouc émissaire sera finalement Charles Hernu, ministre de la Défense qui a couvert les militaires.

29. Suicide de Bérégovoy « livré aux chiens », nouvel exemple d’assassinat moral.

« Toutes les explications du monde ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme et, finalement, sa vie. »3306

François MITTERRAND (1916-1996), Discours aux funérailles de Pierre Bérégovoy, 4 mai 1993

Le président défend la mémoire de son ex-Premier ministre et ami, qui s’est tiré une balle dans la tête le 1er mai, après un acharnement médiatique injuste. La presse (Canard enchaîné en tête) reprochait à cet homme honnête, luttant contre la corruption et les corrompus, un prêt sans intérêt, pour une somme relativement modeste (un million de francs). Cet ancien militant, fidèle à ses convictions comme à ses amis, mais attaqué, puis lâché par les siens et notoirement déprimé, se reprochait surtout la défaite de la gauche, aux législatives de mars 1993.

La véhémence de Mitterrand a une autre raison : il est lui-même très attaqué sur son passé d’ex-vichyste, devenu résistant. La politique est un métier dur, qui peut devenir cruel. Son successeur vivra cette tragédie, le temps venu.

Moins d’un an plus tard, le suicide de François de Grosrouvre dans son bureau à l’Élysée affectera son vieil ami Mitterrand, et suscitera des rumeurs quasi inévitables.

30. Le drôle d’aveu de Bernard Tapie, accusé au procès OM-Valenciennes.

« Tout le monde a menti dans ce procès, mais moi j’ai menti de bonne foi. »3314

Bernard TAPIE (né en 1943), lors du procès OM-Valenciennes, mars 1995. Le Spectacle du monde, nos 394 à 397 (1995)

Diversion dans la campagne présidentielle, épilogue du feuilleton médiatico-juridico-sportif qui passionne le public, avec deux stars à l’affiche : le foot et « Nanard », empêtré dans une sale affaire, au Tribunal de Valenciennes.

Le mot, qui vaut aveu, définit ce personnage atypique, cynique, talentueux dans son genre, popu et bling-bling à la fois, ogre hyperactif, qui touche à tous les métiers, est présent dans tous les milieux : chanson, télévision, sport, économie et politique. De 1988 à 1992, le voilà député des Bouches-du-Rhône, député européen, ministre de la Ville, conseiller régional. Parallèlement, il a dirigé avec brio l’Olympique de Marseille jusqu’en 1993, date où commencent les ennuis judiciaires.

Accusé d’abus de biens sociaux et de fraude fiscale, le présent procès l’implique dans une tentative de corruption, lors du match OM-VA (Olympique de Marseille contre Valenciennes). Voulant protéger ses joueurs qui vont affronter le Milan AC dans la Coupe des clubs champions, le patron de l’OM a payé des joueurs de Valenciennes pour qu’ils « lèvent le pied ». L’OM a gagné sur les deux tableaux en 1993 (Coupe d’Europe et Coupe de France), mais des joueurs ont parlé. Tapie a démenti, avant de céder : « J’ai menti, mais… » Condamné à deux ans de prison, dont un an ferme, pour corruption active et subornation de témoin, il fait appel. Condamnation définitive en 1996. Et résurrection médiatique et financière, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

31. Les affaires de Chirac font « Pschitt » au 14 juillet 2001.

« Pschitt. »3362

Jacques CHIRAC (1932-2019), une onomatopée, dans la traditionnelle interview du 14 juillet 2001

Le mot le plus court de l’histoire (avec le « Merde » de Cambronne aux Anglais, peut-être apocryphe).

Face à la presse, le président s’explique sur les accusations portées contre lui quelques jours plus tôt, à propos de billets d’avion payés en liquide : « Ces polémiques sur les voyages présidentiels se dégonflent et font pschitt. »

Plus graves, les aveux posthumes de Jean-Claude Méry, homme-clé des finances secrètes au RPR, détaillant (sur cassette) un système de financement occulte et les valises de billets reçues pour financer les campagnes de Chirac. Toutes ces accusations divulguées par Le Monde, le 20 septembre 2000, il les qualifie d’« abracadabrantesque », mot créé par Rimbaud en 1871, dans son poème Le Cœur supplicié.

Toujours empêtré dans la cohabitation, voilà le président rattrapé par les « affaires ». Dans tout autre pays démocratique, et d’abord aux États-Unis, ce genre d’esquive n’aurait pas suffi.

32. L’affaire Clearstream, duel fratricide et règlement de comptes à droite.

« Un jour, je finirai par retrouver le salopard qui a monté cette affaire et il finira sur un croc de boucher. »3398

Nicolas SARKOZY (né en 1955), ministre de l’Intérieur, citation authentifiée après coup par « le salopard » visé, Dominique de Villepin. La Tragédie du Président (2006), Franz-Olivier Giesbert

Dans la série « duels fratricides », voici la séquence Villepin-Sarkozy, et l’affaire Clearstream, obscure histoire de corbeaux et de manipulations, feuilleton financier, politique et judiciaire, qui commence en 2004 et trouve son épilogue juridique en 2010.

Un petit groupe de politiciens et d’industriels tente de manipuler la justice pour évincer des concurrents, en les impliquant dans le scandale des frégates de Taïwan. Ils auraient touché des commissions sur la vente de ces navires de guerre, et l’argent se trouverait sur des comptes occultes. Parmi les dizaines de noms cités, Sarkozy, alors ministre de l’Économie, mais aussi Chevènement, Strauss-Kahn, Madelin.

La presse dévoile l’existence d’un rapport de la DST sur l’affaire et ces listings falsifiés. Une fausse rumeur peut toujours nuire, et Sarkozy accuse Villepin de dissimuler à la justice les conclusions de l’enquête qui l’innocenterait. Il se constitue partie civile. Villepin sera mis en examen le 27 juillet 2007, pour « complicité de dénonciation calomnieuse, recel de vol et d’abus de confiance, complicité d’usage de faux ».

Le 23 septembre 2009, le président Sarkozy qualifie de « coupables » les prévenus au procès Clearstream. Et un mois plus tard, le procureur requiert dix-huit mois de prison avec sursis contre l’ex-Premier ministre, rendu « complice » de dénonciation calomnieuse : « Nicolas Sarkozy avait promis de me pendre à un croc de boucher, je vois que la promesse a été tenue. » Mais le 28 janvier 2010, le tribunal correctionnel de Paris rend son jugement : Dominique de Villepin est relaxé. Jean-Louis Gergorin, considéré comme le « cerveau » de l’affaire, est condamné à quinze mois de prison ferme et Imad Lahoud, auteur des lettres anonymes, à dix-huit mois.

33. La vie privée du président devient publique, avec Sarkozy.

« Tout est complexe entre un homme et une femme, mais quand tout est public, alors les petits événements de la vie quotidienne deviennent des monuments. »3429

Nicolas SARKOZY (né en 1955), Témoignage (2006)

Un an plus tôt, conscient du drame à venir, il témoignait de cette faiblesse d’homme fort. Il expose sa vie privée, les rumeurs courent, quand le couple élyséen explose.

18 octobre 2007, premier communiqué de l’Élysée : « Cécilia et Nicolas Sarkozy annoncent leur séparation par consentement mutuel. Ils ne feront aucun commentaire. » Un second communiqué, deux heures plus tard, précise que le couple a divorcé.

Très médiatisés, les Sarkozy furent comparés aux Kennedy, dans le style glamour et people. Cécilia, 49 ans, ancien mannequin, divorcée de l’animateur Jacques Martin, se veut femme libre : la vie de Première dame, « ça me rase », a-t-elle dit avant la présidentielle. Alors que lui avoue ne penser qu’à ça (« pas seulement quand je me rase »).

Il a également exprimé la force de son attachement à Cécilia, précieuse collaboratrice dans son parcours politique. En 2005, une première séparation, qualifiée d’« ouragan » dans sa vie, l’a bouleversé. Il évoque « la souffrance de celui qui connaît un échec professionnel ou une déchirure personnelle. » En 2012, il avouera : « Mon élection aurait dû être le couronnement de ma vie, mais une partie de ma tête était ailleurs. Ma famille explosait. » « Des paroles et des actes », France 2, 6 mars.

C’est la première fois qu’un couple présidentiel divorce et qu’un président se laisse aller à ce genre de confidence. La vie privée de Mitterrand était tenue secrète, la pudeur de Jacques Chirac est un trait de caractère qu’il partage avec Valéry Giscard d’Estaing, quant à de Gaulle…

C’est le comble de la discrétion. On sait seulement qu’il était très épris de sa femme Yvonne qui l’était tout autant de son mari. Seul drame connu, la trisomie 21 de leur fille morte à 20 ans, avec la fondation créée en 1945 au nom d’Anne de Gaulle : « Cette enfant était aussi une grâce, elle m’a aidé à dépasser tous les échecs et tous les hommes, à voir plus haut. » Charles de Gaulle, 1940.

Seul Georges Pompidou, profondément épris de sa femme lui aussi, a visiblement souffert des rumeurs qui l’atteignaient dans une affaire hyper médiatisée, ayant pour but de briser ses ambitions présidentielles : « Des rumeurs mensongères ont été perfidement répandues autour de l’affaire Markovitch, en vue de nuire à certaines personnes. La justice a pour devoir de rechercher les auteurs et les complices de l’assassinat de Stevan Markovitch. Elle ne se laissera pas égarer par des manœuvres dont le but est manifestement étranger à sa mission. » (René Capitant, garde des Sceaux, communiqué du 12 mars 1969). Cette affaire reste pour la police une des enquêtes les plus retentissantes de l’après-guerre : 60 000 cotes judiciaires, un dossier lourd d’une tonne et demie, conservé dans les coffres forts du tribunal de Versailles. L’Histoire est encore pleine de secrets vrais ou faux.

Là est le problème… et l’intérêt de ce genre d’édito.

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