Les Nobel français de l’Histoire (de 1952 à 1965) | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

Depuis 1901, six domaines sont récompensés : Prix Nobel de la paix (10 lauréats français), de littérature (15), de physique (17), de chimie (10), de physiologie ou médecine (13), d’économie (4). Au total 69 lauréat(e)s.
Les femmes sont très sous-représentées, mais bien présentes dans la famille Curie qui bat tous les records, au fil d’une saga passionnante (voir nos éditos : Femmes, Panthéon).

Dans cette sélection de 30 noms, L’Histoire en citations apparaît en bonne place avec Romain Rolland, Anatole France, Aristide Briand, Roger Martin du Gard, André Gide, François Mauriac, Albert Camus, cités pour leur rôle politique plus que littéraire.

Trois cas particuliers : Jean-Paul Sartre refuse le prix, la CEE le reçoit en des circonstances chaotiques, MSF (Médecins sans frontières) est associé au nom de son co-fondateur, Bernard Kouchner.

Sont exclus de cet édito des lauréats peu connus et peu médiatiques, avec une majorité de scientifiques dont les travaux restent difficilement accessibles au public.

Dernière catégorie qui nous tient à cœur, les « Nobel de l’Histoire en citations ».
Voici 10 grands noms, absents de la liste officielle, mais candidats légitimes au Nobel de la paix : « hors-jeu » mort avant 1901 et mondialement connu, le scientifique Louis Pasteur, l’incontournable général de Gaulle (présent en 1963 sur la liste des 80 candidats en… Littérature !) et un « outsider » de renommée internationale, l’Abbé Pierre, héros de film en 1989 et 2023.
Restent sept autres noms connus à divers titres : Émile Zola, Jean Jaurès, Charles Péguy, André Malraux, Paul Valéry, Pierre Mendès France, Joséphine Baker.

À vous de juger s’ils méritaient de figurer sur la liste des Nobel… et de suggérer d’autres noms.

Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.

16. François Mauriac (1952)

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Prix Nobel de littérature à François Mauriac pour « la profonde imprégnation spirituelle et l’intensité artistique avec laquelle ses romans ont pénétré le drame de la vie humaine. »

Sa présence dans l’Histoire en citations tient surtout à son engagement politique, ses qualités d’historien et d’éditorialiste. Mais il faut donner une idée de l’écrivain exceptionnel, en attendant un portrait plus complet.

LE ROMANCIER TOURMENTÉ

« Je sentais, je voyais, je touchais mon crime. Il ne tenait pas tout entier dans ce hideux nid de vipères : haine de mes enfants, désir de vengeance, amour de l’argent ; mais dans mon refus de chercher au-delà de ces vipères emmêlées. »1

François MAURIAC (1885-1970), Le Noeud de vipères (1932)

Confession épistolaire de Louis, ancien avocat de 68 ans, présenté comme un vieillard. Il voit sa famille, sa femme, ses enfants et petits-enfants, rôder autour de lui en attendant d’hériter de son patrimoine. Il pense que cette meute n’a d’autre but que de s’approprier ce qu’il a réussi à réunir, sans lui avoir jamais fait l’aumône de cet amour qu’il se croit incapable d’inspirer. Il veut donc se venger des siens en les déshéritant. Mais sa femme meurt avant lui et sa vision des choses va profondément changer…

Dans l’avis au lecteur, Mauriac écrit : « Non, ce n’était pas l’argent que cet avare chérissait, ce n’était pas de vengeance que ce furieux avait faim. L’objet véritable de son amour, vous le connaîtrez si vous avez la force et le courage d’entendre cet homme jusqu’au dernier aveu que la mort interrompt… »

Chronique d’une famille bordelaise entre l’affaire Dreyfus et le krach de Wall Street, Le Nœud de vipères offre les coups de théâtre, les surprises d’un vrai roman noir. Mais la satire et la poésie y coexistent miraculeusement. Considéré comme le chef-d’œuvre de Mauriac, c’est l’un des grands romans du XXe siècle.

« Ma jeunesse n’a été qu’un long suicide. Je me hâtais de déplaire exprès par crainte de déplaire naturellement. »

François MAURIAC (1885-1970), Le Noeud de vipères (1932)

Style toujours incisif, jugement impitoyable sur soi-même et sur les autres… À lire, relire, citer… Tout est parlant et déchirant.

« Depuis trente ans, je ne suis plus rien à tes yeux qu’un appareil distributeur de billets de mille francs, un appareil qui fonctionne mal et qu’il faut secouer sans cesse, jusqu’au jour où on pourra enfin l’ouvrir, l’éventrer, puiser à pleines mains dans le trésor qu’il renferme. »
« La plupart des êtres humains ne se choisissent guère plus que les arbres qui ont poussé côte à côte et dont les branches se confondent par leur seule croissance. »
« Envier des êtres que l’on méprise, il y a dans cette honteuse passion de quoi empoisonner toute une vie. Mais les êtres ne sont jamais aussi bas qu’on imagine. »
« Jamais l’aspect des autres ne s’offrit à moi comme ce qu’il faut crever, comme ce qu’il faut traverser pour les atteindre. C’était à trente ans, à quarante ans, que j’eusse dû faire cette découverte. Mais aujourd’hui, je suis un vieillard au cœur trop lent, et je regarde le dernier automne de ma vie endormir la vigne, l’engourdir de fumée et de rayons. »
« Ils ne savent pas ce qu’est la vieillesse. Vous ne pouvez imaginer ce supplice : ne rien avoir eu de la vie et ne rien attendre de la mort. Qu’il n’y ait rien au-delà du monde, qu’il n’existe pas d’explication, que le mot de l’énigme ne nous soit jamais donné. »
« Ceux que je devais aimer sont morts ; morts ceux qui auraient dû m’aimer. Et les survivants, je n’ai plus le temps, ni la force de tenter vers eux le voyage, de les redécouvrir. Il n’est rien en moi, jusqu’à ma voix, à mes gestes, à mon rire, qui n’appartienne au monstre que j’ai dressé contre le monde et à qui j’ai donné mon nom. »

« L’horreur de la vieillesse, c’est d’être le total d’une vie - un total dans lequel nous ne saurions changer aucun chiffre. J’ai mis soixante ans à composer ce vieillard mourant de haine. Je suis ce que je suis ; il faudrait devenir un autre. Ô Dieu, Dieu, si vous existiez ! »

François MAURIAC (1885-1970), Le Noeud de vipères (1932)

Génie littéraire hanté par le souci de l’âme, chrétien combatif peignant comme personne les tourments de la nature humaine, sous le regard de Dieu, Mauriac est un classique du genre, unique en son genre.

De son premier succès, Le Baiser au lépreux (1922) au Cahier noir (1943), il faudrait citer Genitrix (1923), Thérèse Desqueyroux (1927), Dieu et Mammon (1929), Le Mystère Frontenac (1933), Les Chemins de la mer (1939), sans oublier quelques pièces de théâtre, Asmodée (1937), Les Mal-aimés (1945), Passage du Malin (1947), Le Pain vivant (1950).

En 1952, le prix Nobel de littérature est non seulement une consécration, mais le point de départ d’une nouvelle carrière : Mauriac, bourgeois aux convictions toujours affirmées, se voue désormais presque entièrement à une œuvre journalistique, souvent polémique et politique.

LE JOURNALISTE ENGAGÉ

« Sans doute faut-il incriminer d’abord les institutions qui, d’avance, détruisent les chefs. Nul régime n’aura, autant que le nôtre, usé d’individus plus rapidement. »2624

François MAURIAC (1885-1970), Mémoires politiques (posthume, 1967)

Troisième République. L’écrivain engagé écrivait ces mots en juillet 1933 : valse des gouvernements, crédibilité du régime entamée dans l’opinion, d’où ce procès du radicalisme et, de façon plus générale, de la politique sous cette République frappée d’impuissance. Selon André Tardieu, on a « substitué la souveraineté parlementaire à la souveraineté populaire ». Le journal Ordre nouveau se déchaîne en février 1934 (époque de l’affaire Stavisky) : « Il n’y a plus de politique ; il n’y a plus que des politiciens, six cents bavards soit inconscients, soit trop malins, toujours impuissants. Élire un député signifie trop souvent aujourd’hui donner l’impunité parlementaire à un escroc, un receleur, un dangereux imbécile. » On reconnaît le « tous pourris » devenu plus tard slogan délétère et plus ou moins populiste.

« Je sais bien que nous nous réveillerons de cette joie et qu’au-delà de ce grand mur de Versailles abattu par le poing allemand, une route inconnue s’ouvre pour nous, pleine d’embûches. »2699

François MAURIAC (1885-1970), Le Temps présent. François Mauriac (1990), Jean Lacouture

1938. Lucidité au lendemain de Munich du romancier célèbre qui a déjà témoigné contre les cruautés de la guerre civile espagnole aux côtés de l’autre grand romancier chrétien, Bernanos. Léon Blum dénonce le « lâche soulagement ». Daladier lui-même, en signant, savait sans doute la guerre inéluctable et se résignait au pire, tout en le différant.

« D’un charnier à un autre charnier, l’humanité n’apprend rien, ne retient rien. La nouvelle guerre est toujours plus stupide, la moins excusable. Nous y courons les yeux ouverts. »

François MAURIAC (1885-1970), Le Temps, article du 27 mai 1938, Mémoires politiques (posthume, 1967)

Lucidité intellectuelle du plus grand pessimiste littéraire de sa génération.

« Un fou a dit « Moi, la France » et personne n’a ri parce que c’était vrai. »2709

François MAURIAC (1885-1970). Encyclopædia Universalis, article « France »

On doit à ce fervent gaulliste la plus belle définition du personnage.

Simple général de brigade à titre temporaire, Charles de Gaulle en 1940, absolument seul et contre le destin, refuse la défaite entérinée par le gouvernement légal de la France face à l’Allemagne nazie, continue la lutte dans l’Angleterre toujours en guerre, mobilise des résistants, combattants français de plus en plus nombreux à entendre cette autre voix de la France parlant espoir et grandeur, se fait reconnaître non sans peine des Alliés, déchaîne des haines et des passions également inconditionnelles, et permet enfin à la France d’être présente au jour de la victoire finale.

« Ce qu’ils ont en commun, c’est ce qu’il faut de folie à l’accomplissement d’un grand destin, et ce qu’il y faut en même temps de soumission au réel. »

François MAURIAC (1885-1970) évoquant Malraux et de Gaulle. Destins croisés, Philippe de Saint Robert, Fondation Charles de Gaulle (site en ligne)

On retrouve souvent, plus ou moins explicites, l’idée de destin et celle de grandeur chez les deux personnages. Leur dialogue « au sommet », que seule la mort interrompra, est l’une des rencontres du siècle, saluée par François Mauriac, témoin de son temps.

« A l’heure où j’écris (novembre 1941), tant d’autres Français sont mus par une passion élémentaire : la peur ! Ils ne l’avouent pas, rendent au Maréchal un culte d’hyperdulie, invoquent Jeanne d’Arc, mais dans le secret tout pour eux se ramène à l’unique nécessaire : sauver leurs privilèges, éviter le règlement de comptes, « tant que les Allemands seront là… »

François MAURIAC (1885-1970), Le Cahier noir (1943)

Publié sous le pseudonyme de Forez aux Éditions de Minuit, ce texte est écrit alors que l’auteur, condamné par les nouveaux maîtres de la France à un demi-silence, participe à la presse clandestine de la Résistance. Mauriac stigmatise l’attitude du maréchal Pétain et des Français qui acceptent de collaborer avec l’ennemi. Il compare la croix gammée à une « araignée repue, gonflée de sang ».

Ces pages lui firent courir de grands risques. C’est surtout pour lui l’occasion de se dresser avec force contre une conception machiavélique du pouvoir. À l’oppression régnante il oppose des paroles d’espérance et renouvelle sa foi en l’homme : « C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière », parole d’Edmond Rostand, Chantecler.

Le Cahier noir valut à Mauriac l’admiration de nombreux intellectuels de tous bords. Elle ne s’est pas démentie depuis. L’idéal de justice et de liberté qu’il revendique pour ce peuple enchaîné reste d’actualité dans un monde menacé par l’intolérance.

« Les maux dont Adolf Hitler accable l’Europe depuis dix ans n’auraient pas atteint ce degré d’horreur s’ils n’étaient que le fruit d’une certaine politique. Mais une imagination créatrice les a enfantés et ordonnés. Hitler domine froidement son sujet : il ajoute, il retouche, il met au point. Il cherche des effets. C’est un auteur dramatique spécialisé dans l’épouvante. Quelle trouvaille que ces généraux allemands pendus à des crocs pour l’édification du peuple ! Mais dans la pièce qu’Hitler achève, il s’agit de vrais généraux et de vrais crocs. »

François MAURIAC (1885-1970), « Le Dernier acte », article du Figaro, Octobre 1944.  Mémoires politiques (posthume, 1967)

Du 6 février 1934 à l’effondrement de l’O.A.S., Mauriac aura participé à tous les drames et toutes les joies de notre histoire. « Il a émergé, dit-il de lui-même dans sa Préface, à la vie politique dans les premières années du siècle et depuis bientôt trente ans ne s’est pas privé de la commenter. »

Il évoque le climat politique de son enfance et de sa jeunesse : sa mère était catholique et conservatrice, son père républicain et antidreyfusard. Marqué par la défaire 1870, ébranlé par « l’Affaire », formé par Charles Maurras et Marc Sangnier, le jeune bourgeois bordelais a découvert seul, à travers les contradictions de sa famille, de ses maîtres, de ses amis, les chemins de la liberté. Ce survivant de l’ancienne France vaincue en 1870, prolongée jusqu’en 1914, a su se dégager de tous les liens qui enserraient son milieu et son temps quand l’exigeaient la justice, la foi en l’homme et en Dieu.

Avant la dernière guerre, il dénonce l’attentat de Mussolini contre l’Éthiopie et l’Albanie, la montée du fascisme en Europe, il fustige la droite française, prête à toutes les alliances par peur du Front populaire. Pendant la guerre d’Espagne, il ose, avec quelques catholiques courageux, se révolter contre les crimes de ceux qui brandissent l’étendard du Christ : Guernica.

Il a trop pris conscience de « la lâcheté des démocraties » pour être surpris par la guerre de 1939. Durant « la traversée de la nuit », enfermé à Malagar (domaine familial de la Gironde cher à son cœur), il crie dans Le Cahier noir sa honte et son espérance. Après la Libération, ce résistant se dresse au nom de la charité contre la fausse justice issue de la Résistance, demande la grâce de Brasillach, obtient celle de Béraud, s’oppose à Albert Camus…

La Quatrième République le déçoit vite : le système politique se détraque, la démocratie chrétienne trahit sa mission. Le monde connaît l’angoisse de la guerre froide. Le drame colonial surgit qui va ébranler la France.

Au cours de trente ans d’histoire, Mauriac n’a pas tenté de jouer un rôle, de tracer une ligne politique : à travers des contradictions qu’il reconnaît s’expriment une fidélité à soi-même, un esprit et un cœur en éveil.

« La Quatrième République doit, pour une large part, la suite ininterrompue de ses désastres et sa ridicule fin à un personnel politique mal préparé qui n’avait pas fait ses classes. »2843

François MAURIAC (1885-1970), Le Nouveau Bloc-notes, II, 1958-1960

Même constat d’échec que de Gaulle, mais diagnostic inverse : « J’ai toujours eu l’idée que ce ne sont pas les institutions qui corrompent les hommes, que ce sont, au contraire, les hommes qui corrompent les institutions. »

« J’aime tellement l’Allemagne que je suis ravi qu’il y en ait deux. »2856

François MAURIAC (1885-1970). Le Temps d’un regard (1978), Jacques Chancel

Un mot d’humour assez rare chez l’auteur, mais parfaitement appliqué à la situation (dont il ne connaitra pas l’épilogue).

Été 1945 : à Berlin, les vainqueurs délimitent quatre zones d’occupation. 1949 : la séparation en deux Allemagnes (RFA et RDA) est consacrée.

12 au 13 août 1961 : dans la nuit, le mur de la honte, symbole de la division du pays, se met en place pour stopper l’exode massif de Berlin-Est (capitale de la RDA) vers Berlin-Ouest (« vitrine du monde occidental »).

22 septembre 1984 : le président Mitterrand et le chancelier Kohl (RFA) se retrouvent sur le site de la bataille de Verdun, pour commémorer le souvenir des soldats français et allemands et sceller l’entente retrouvée.

10 novembre 1989 : le mur de Berlin tombe, la frontière entre les deux Allemagnes s’ouvre. Pour l’opinion publique française et nombre de commentateurs, la réunification, effective en octobre 1990, est l’événement historique le plus important, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

11 novembre 2009 : le président Sarkozy et la chancelière Angela Merkel célèbrent ensemble l’armistice qui a mis fin à la Première Guerre mondiale, devant la tombe du Soldat inconnu, sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile. « L’amitié de la France et de l’Allemagne est un trésor. Nous le devons à tous les peuples du monde », dit le président français.

« Ils n’osent écrire qu’une police qui torture, si blâmable qu’elle soit, c’est une police qui fait son métier, une police sur laquelle on peut compter. »2909

François MAURIAC (1885-1970), Bloc-notes, I, 1952-1957

« Ils ne l’écrivent pas noir sur blanc, mais cela court entre les lignes. » En 1952, Mauriac, écrivain catholique, reçoit le prix Nobel de littérature pour « la profonde imprégnation spirituelle et l’intensité artistique avec laquelle ses romans ont pénétré le drame de la vie humaine ». Il n’a pas pris position dans la guerre d’Indochine, mais il s’engage désormais en faveur de l’indépendance du Maroc, puis de l’Algérie, et condamne l’usage de la torture par l’armée française. Dans une méditation douloureuse et brûlante intitulée Imitation des bourreaux de Jésus-Christ, il dénonce l’État tortionnaire, et non plus seulement l’État policier, lors de l’allocution de clôture de la Semaine des intellectuels catholiques, à Florence, en novembre 1954. Il s’investit de plus en plus dans le drame algérien, qu’il commentera jusqu’en 1958. Il est alors convaincu que seul de Gaulle peut dénouer la situation.

« Les soussignés […] somment les pouvoirs publics, au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de condamner sans équivoque l’usage de la torture qui déshonore la cause qu’elle prétend servir. »2917

Protestation solennelle adressée au président de la République, avril 1958. Signée François Mauriac (1885-1970), André Malraux (1901-1976), Roger Martin du Gard (1881-1958), Jean-Paul Sartre (1905-1980), parue dans la presse et appelant les Français à se joindre à eux. Les Porteurs de valise : la résistance française à la guerre d’Algérie (1979), Hervé Hamon, Patrick Rotman

L’occasion est donnée par le livre d’Henri Alleg, La Question, récit d’un torturé, saisi par la police le 25 mars. Tous les intellectuels engagés s’expriment sur cet insupportable et insoluble problème.

« Il ne faut pas beaucoup de mitraillettes pour disperser cent mille citoyens armés de grands principes. »2924

François MAURIAC (1885-1970), L’Express, 12 juin 1958, Bloc-notes, 1958-1960, II (1961)

Au cours des journées de mai 1958, l’idée s’est répandue d’un dénouement possible de la crise par l’établissement d’une dictature militaire en France. Des parachutistes venus d’Algérie pourraient débarquer, faire jonction avec les réseaux favorables à l’Algérie française en métropole, les putschistes bénéficiant même de complicités dans l’appareil de l’État. Le 28 mai, à Paris, une foule immense et pacifique va défiler de la Nation à la République, conspuant les paras et criant : « Le fascisme ne passera pas ! »

Mauriac qui en rend compte dénonce le danger fasciste dans L’Express, au fil de sa fameuse chronique hebdomadaire. Cette menace va précipiter la solution de Gaulle, recours à l’ultime sauveur. Pour Mauriac, c’est l’homme du destin, l’homme de la grâce, le garant de l’unité du pays. Dès lors, sa vision de la politique se confond avec celle du gaullisme. Ses prises de position passionnées le conduisent à quitter L’Express pour Le Figaro littéraire, trop heureux d’accueillir désormais son Bloc-notes, publié plus tard en quatre recueils.

« Le général de Gaulle se tient sous le regard du général de Gaulle qui l’observe, qui le juge, qui l’admire d’être si différent de tous les autres hommes. »2976

François MAURIAC (1885-1970), De Gaulle (1964)

Le romancier témoin de son temps est redevenu un fervent gaulliste depuis 1958, sans être jamais du style « godillot », ni dans le fond, ni dans la forme : « Que de Gaulle se voie lui-même comme un personnage de Shakespeare et comme le héros d’une grande histoire, cela se manifeste clairement chaque fois (et c’est souvent) qu’il parle de lui à la troisième personne. » On doit à Mauriac l’une des plus originales définitions de l’homme : « Un fou a dit « Moi, la France » et personne n’a ri parce que c’était vrai. »

« Ce que le Général n’a pas fait, et qui ne dépendait pas de lui de faire, c’est d’obliger à lâcher prise ces mains, ces quelques mains, oui, ce petit nombre de mains, qui tiennent les commandes secrètes de l’État, qui assurent les immenses profits de quelques-uns et qui font de chacun de nous les têtes d’un troupeau exploitable, exploité. »

François MAURIAC (1885-1970), Bloc-notes, tome 4 : 1965-1967

Gaulliste toujours fervent, mais jusqu’à la fin de sa vie portant un regard vigilant sur ce personnage historique, comme sur tous les événements consignés dans son fameux Bloc-notes, référence intellectuelle pour toute une génération.

« Cas sans précédent de suicide en plein bonheur. »3087

François Mauriac (1885-1970), à propos du référendum d’avril 1969. De Gaulle, volume III (1986), Jean Lacouture

De Gaulle part en Irlande, pour ne pas être impliqué dans la campagne présidentielle – il votera par procuration. Il retourne ensuite à Colombey, s’enfermer dans sa propriété de la Boisserie pour un dernier face à face avec l’histoire : la rédaction quelque peu désenchantée, quoique sereine, de ses Mémoires d’espoir.

17. Albert Camus (1957)

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« Le prix Nobel de littérature pour 1957 a été attribué aujourd’hui à M. Albert Camus. L’Académie suédoise a voulu récompenser ainsi une œuvre littéraire française qui éclaire avec un sérieux pénétrant les problèmes posés de nos jours aux consciences humaines. »

« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »2

Albert CAMUS (1913-1960), L’Étranger (1942)

Premières phrases du roman – incipit parmi les plus célèbres de la littérature française contemporaine. L’Étranger sera traduit en 68 langues - troisième roman francophone le plus lu dans le monde, après Le Petit Prince de Saint-Exupéry et Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne.

C’est la première œuvre d’un jeune auteur né en Algérie, de parents pieds noirs et pauvres, orphelin de père, élevé par une mère à moitié sourde et qui ne saura jamais lire ni écrire.

Tuberculeux, confronté au spectacle de la mort dans les hôpitaux, il ne deviendra jamais le sportif qu’il rêvait d’être (footballer). Il doit même renoncer à une carrière universitaire. Il sera donc journaliste engagé, résistant, auteur à succès, mort à 46 ans dans un accident d’auto.

Ce premier roman propose une réflexion sur l’absurdité de la condition humaine, point de départ de la révolte devant l’injustice. Récit à la première personne, toujours construit du seul point de vue du narrateur qui semble littéralement « étranger » à sa propre vie et sur sa terre natale. Meursault apprend donc la mort de sa mère…

« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »

Albert CAMUS (1913-1960), L’Étranger (1942)

Première partie du récit. Meursault se rend en autocar à l’asile de vieillards, situé près d’Alger. Veillant la morte toute la nuit, il assiste le lendemain à la mise en bière et aux funérailles, sans jamais avoir l’attitude attendue d’un fils endeuillé. Il ne pleure pas, il ne veut pas simuler un chagrin qu’il ne ressent pas.

Suivent une série de faits et gestes quotidiens et banals qu’il vit comme un « étranger » à lui-même et aux autres. Y compris Marie, la femme qu’il veut bien épouser, mais sans l’aimer. Jusqu’au fait divers final :  accablé de soleil sur la plage, devant l’Arabe qui a sorti son couteau, il tire, le tue d’un coup de revolver, tire encore quatre coups sur le corps inerte.

Seconde partie du récit : arrêté, questionné, Meursault déroute par son indifférence, ses réponses absurdes, son insensibilité apparente. Après un procès où il ne semble même pas concerné, il est condamné à la guillotine - pour son insensibilité à la mort de sa mère ? Il réagit contre l’aumônier qui veut prier pour lui, une soudaine colère… La nuit, la sérénité lui revient, avec l’idée que le jour de son exécution, des foules qui le haïssent seront au rendez-vous.

Le monologue de Meursault est une suite de « non-citations » reflétant l’absurde de la situation et l’incompréhension de tout et de tous, d’où l’incommunicabilité, mais…

« Tout refus de communiquer est une tentative de communication ; tout geste d’indifférence ou d’hostilité est appel déguisé. »
« Il a déclaré que je n’avais rien à faire avec une société dont je méconnaissais les règles les plus essentielles. »
« Tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. »
« Du moment qu’on meurt, comment et quand, cela n’importe pas, c’était évident. »
« Mais je pensais tellement à une femme, aux femmes, à toutes celles que j’avais connues, à toutes les circonstances où je les avais aimées, que ma cellule s’emplissait de tous les visages et se peuplait de mes désirs. »

« Ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. »

Albert CAMUS (1913-1960), Le Mythe de Sisyphe (1942)

L’auteur confirme l’idée de l’absurde présente dans toute son œuvre (romans, essais, théâtre), mais il souligne que L’Étranger est moins une démonstration de l’absurdité du monde que la confrontation entre le caractère non sensé de l’existence et le désir de compréhension de l’homme.

Rappelons que le « théâtre de l’absurde » qui prévaut après-guerre dans les petites salles parisiennes (« les pissottières du Quartier latin ») présente une nouvelle radicalité des situations et du langage plus extrême, avec Adamov, Beckett, Genêt, Ionesco.

Rappelons aussi que la mort de Meursault (comme celle de Kaliaev dans Les Justes) rappelle celle de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir par la façon dont ces héros acceptent la mort, comme s’ils désiraient confirmer l’absurdité du monde auquel appartiennent les juges. « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas » (Stendhal).

Reste chez Camus la réflexion sur l’Histoire de France et du monde par un témoin toujours attentif et engagé, devenant lui-même acteur et manifestant son indignation, ses différences, sa sensibilité vive, à côté de son amour de la vie, du soleil, des femmes et du théâtre.

« On a tué des rois bien avant le 21 janvier 1793. Mais Ravaillac, Damiens et leurs émules voulaient atteindre la personne du roi, non le principe […] Ils n’imaginaient pas que le trône pût rester toujours vide. »1484

Albert CAMUS (1913-1960), L’Homme révolté (1951)

L’histoire du monde est riche en régicides. Mais les assassins des rois qui tuent un homme ne font que renforcer le mythe de la royauté. Alors qu’un procès public, devant une Assemblée nationale devenue tribunal du peuple, devait mettre fin à la monarchie de droit divin. La mort du roi, chacun en juge selon son camp, des royalistes aux révolutionnaires, en passant par toutes les nuances d’opinion, de la droite réactionnaire à la gauche extrême. Cela vaut de manière plus générale pour la Révolution et aujourd’hui encore, on en discute.

Les émigrés royalistes proclament roi, sous le nom de Louis XVII, le jeune dauphin enfermé au Temple, et le comte de Provence (frère aîné de Louis XVI, futur Louis XVIII) est nommé régent du royaume.

« La faillite de la deuxième Internationale a prouvé que le prolétariat était déterminé par autre chose encore que sa condition économique et qu’il avait une patrie, contrairement à la fameuse formule. »2594

Albert CAMUS (1913-1960), L’Homme révolté (1951)

La « fameuse formule » se trouve dans le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels (1848) : « Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut donc leur ravir ce qu’ils n’ont pas. »

Pendant la guerre de 1914-1918, les leaders socialistes (Russes et Serbes exceptés) votent les crédits militaires demandés par les « gouvernements bourgeois ». La deuxième Internationale, fondée au congrès de Paris en 1889 par les partis socialistes et sociaux-démocrates de l’Europe, éclate en deux temps (septembre 1915 et avril 1916) et divers mouvements, la minorité socialiste internationaliste critiquant la majorité « socialiste chauvine », avant de se diviser à son tour en courants, celui de gauche (Lénine) appelant à la « transformation de la guerre capitaliste en guerre civile ».

« La différence entre le massacre des Innocents et nos règlements de compte est une différence d’échelle […] De 1922 à 1947, soixante-dix millions d’Européens, hommes, femmes et enfants, ont été déracinés, déportés et tués. »2827

Albert CAMUS (1913-1960), Actuelles II : Chroniques 1948-1953 (1953)

Engagé dans la Résistance, Camus sera rédacteur en chef de Combat de 1944 à 1946. S’opposant à la fois au communisme et à l’existentialisme de Sartre, il manifeste sa soif de justice et son humanisme dans Actuelles (trois recueils d’articles de 1939 à 1958), obtenant justement le prix Nobel de littérature en 1957 pour avoir « mis en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes ».

Le deuxième quart de siècle évoqué va de la naissance du fascisme en Italie, puis en Allemagne, à l’immédiat après-guerre où l’Europe centrale et orientale subit des changements de frontières, causes de transferts de population, et l’instauration de régimes communistes, avec leur cortège de persécutions. Sans même remonter au massacre des Innocents ordonné par Hérode, rappelons qu’au Moyen Âge, au début de la guerre de Cent Ans, la bataille de Crécy restée dans les mémoires comme un massacre historique a fait (seulement) 3 000 morts.

« La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. »2832

Albert CAMUS (1913-1960), Les Justes (1949)

Rédacteur en chef de Combat, il est de ces intellectuels qui se mêlent ardemment à l’actualité de leur temps marqué par le totalitarisme, pour crier sa soif de justice, revendiquer dans L’Homme révolté, « la liberté, seule valeur impérissable de l’Histoire » et préférer la révolte à la révolution : « Je me révolte, donc nous sommes. » Se défiant des idéologies, Camus s’oppose aux communistes, repousse les mirages de l’absolu et les violences révolutionnaires, contrairement à Sartre et à la revue des Temps modernes. L’effondrement des régimes communistes dans l’Europe de l’Est à l’automne 1989 l’aurait sans doute comblé, de même que le « Printemps arabe » en 2011, même si les lendemains déchantent toujours.

« L’idée de révolution ne retrouvera sa grandeur et son efficacité qu’à partir du moment où elle mettra au centre de son élan la passion irréductible de la liberté. »2898

Albert CAMUS (1913-1960), L’Express, 4 juin 1955

Camus vient de passer à l’Express, autrement dit à l’ennemi, selon Sartre et ses compagnons. Au sein de la guerre des gauches qui fait rage dans cette décennie, Camus défend l’objectivité journalistique dans un article qui fait sensation. Bien loin du militantisme révolutionnaire, il se veut lucide face aux vices inhérents au communisme soviétique.

« Quand l’opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l’injustice. »2899

Albert CAMUS (1913-1960), « Les raisons de l’adversaire », L’Express, 28 octobre 1955

Né en Algérie, intellectuel épris de justice autant que de liberté, Camus est plus qu’un autre déchiré par « les événements » : « Telle est, sans doute, la loi de l’histoire. Il n’y a plus d’innocents en Algérie, sauf ceux, d’où qu’ils viennent, qui meurent. »

Le 2 avril 1955, l’état d’urgence est voté pour lutter contre la rébellion, les libertés publiques suspendues. Le gouverneur Soustelle tente une politique de réformes, mais l’insurrection dans le Constantinois et les massacres du FLN le 20 août poussent le gouvernement Edgar Faure à appeler les réservistes, le 24. Simples opérations de maintien de l’ordre ? La fiction est vite insoutenable. Il s’agit d’une guerre, une sale guerre.

« On doit aborder de front l’argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture : celle-ci a peut-être permis de retrouver trente bombes, au prix d’un certain honneur, mais elle a suscité du même coup cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs, feront mourir plus d’innocents encore. »2908

Albert CAMUS (1913-1960), Actuelles III : Chroniques 1939-1958, sous titrées Chroniques algériennes (1958)

Entre 1955 et 1958, comme tant d’intellectuels et d’autant plus concerné qu’il est né dans le département (français) de Constantine, Camus s’interroge sur l’insupportable et insoluble problème de la torture et du terrorisme en Algérie : « Nous devons condamner avec la même force et sans précautions de langage le terrorisme appliqué par le FLN aux civils français comme d’ailleurs, et dans une proportion plus grande, aux civils arabes. Ce terrorisme est un crime, qu’on ne peut ni excuser ni laisser se développer. »

« L’Occident qui, en dix ans, a donné l’autonomie à une dizaine de colonies, mérite à cet égard plus de respect et, surtout, de patience que la Russie qui, dans le même temps, a colonisé ou placé sous un protectorat implacable une douzaine de pays de grande et ancienne civilisation. »2911

Albert CAMUS (1913-1960), Actuelles III : Chroniques 1939-1958, sous titrées Chroniques algériennes (1958), Avant-propos

L’exposé des motifs de la loi-cadre du 23 juin 1956 sur les territoires d’outre-mer (appelée loi Defferre) annonce clairement la couleur : « Il ne faut pas se laisser devancer et dominer par les événements pour ensuite céder aux revendications lorsqu’elles s’expriment sous une forme violente. Il importe de prendre en temps utile les dispositions qui permettent d’éviter des conflits graves. »

Cette loi facilitera une évolution rapide et paisible, passant par la Communauté de 1958, pour aboutir en 1960 à « l’année de l’indépendance de l’Afrique ». Cette décolonisation amorcée doit être portée à l’actif de la Quatrième République.

« Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »2913

Albert CAMUS (1913-1960), à Stockholm, 5 octobre 1957. Albert Camus ou la mémoire des origines (1998), Maurice Weyembergh

Réponse à un étudiant algérien partisan du FLN, qui l’interpelle lors de sa remise du prix Nobel. Le mot sera bientôt retourné contre son auteur, non sans injustice.

Lorsque Camus reçoit le prix Nobel à 44 ans, sa première réaction publique est de proclamer : « C’est Malraux qui aurait dû l’avoir ». C’est une façon d’anticiper ou de conjurer le jugement qu’il prête aux intellectuels et aux écrivains parisiens. Camus intériorise d’autant mieux son infériorité supposée qu’il se trouve lui-même bien jeune, son œuvre est loin d’être achevée. Il souffre aussi de la tragédie algérienne et de problèmes personnels qui le font osciller entre un remords et une culpabilité nuisant à son aptitude au bonheur.

Sartre l’achève en disant : « C’est bien fait ! ». La « société parisienne de dénigrement » l’ignore sans voir que ce Nobel enthousiasme l’Europe et la jeunesse. Tous les dissidents de l’Est explosent de joie et dans leur presse clandestine, leurs « samizdats » célèbrent le livre qui fut et demeure celui de leur délivrance projetée : l’Homme révolté. Le milieu littéraire tout-parisien a décrété Camus écrivain mineur. Succédant aux maîtres, Gide et Mauriac, de grands bourgeois, voici un jeune roturier venu des faubourgs ouvriers d’Alger et dont la mère a longtemps fait des ménages. 

Camus revendique fièrement cette origine modeste. Mais il souffre de ne pouvoir prendre parti comme il l’a fait dans la Résistance pendant l’Occupation contre les nazis, puis dès la découverte de l’univers concentrationnaire et du goulag dans les pays de l’Est. Dans cette guerre d’Algérie, le manichéisme est à la fois confortable et criminel. Sans illusion sur la pratique de la non-violence, il préconise un pacifisme qui milite pour la suspension et la limitation des violences. Son rêve aurait été que l’on pût rendre justice aux Algériens sans priver les pieds-noirs de leur patrie. Il était partisan d’une fédération franco-algérienne qui aurait été possible, selon lui, sans la guerre interminable. L’intellectuel devait préconiser, contre toutes les fatalités du sens de l’histoire, cette conciliation entre la justice et la fraternité.

Autre grande idée, autre drame. Le totalitarisme soviétique ne s’est pas encore effondré, le souvenir du nazisme est plus atrocement vivant que jamais et on n’a plus le droit de parler de « violence révolutionnaire », à moins de faire de la violence même l’essence et la finalité de la révolution. Un monde commence à disparaître, une morale à s’imposer. Camus dit à Stockholm que lui, qui a fait partie de la génération des jeunes gens qui voulaient changer le monde, se trouve désormais invité à le conserver – une des raisons de sa rupture avec Sartre.

18. Jean-Paul Sartre (1964)

Jean-Paul SARTRE citations

Prix Nobel de Littérature attribué le 22 octobre 1964 à Jean-Paul Sartre, seul écrivain à avoir refusé cette distinction.

« Mon refus n’est pas un acte improvisé. J’ai toujours décliné les distinctions officielles. Lorsque, après la guerre, en 1945, on m’a proposé la légion d’honneur, j’ai refusé bien que j’aie eu des amis au gouvernement. »3

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), déclaration au Monde et au Figaro, 24 octobre 1964

Il explique cette décision dans sa lettre ouverte adressée à l’académie suédoise, texte publié par les deux principaux quotidiens français. Selon Sartre, « aucun homme ne mérite d’être consacré de son vivant ». Même refus d’une chaire au Collège de France. Ces honneurs auraient, selon lui, aliéné sa liberté en faisant de l’écrivain une espèce d’institution.

Cette action unique en son genre restera célèbre : elle illustre l’état d’esprit de l’intellectuel qui se veut indépendant du pouvoir politique.

Reste que Sartre fut un grand auteur, comme Camus : romans, théâtre, essais, tout est bon pour exprimer son engagement politique (gauche communiste) et sa philosophie existentialiste.

Nous avons choisi son texte le plus personnel – moins politique et moins philosophique que les autres citations qui retracent son parcours dans l’Histoire en citations. À vous de juger l’homme qui se livre ici comme rarement, avec humour et humilité.

« Je n’ai jamais gratté la terre ni quêté des nids, je n’ai pas herborisé ni lancé des pierres aux oiseaux. Mais les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne la bibliothèque, c’était le monde pris dans un miroir, elle en avait l’épaisseur infinie, la variété, l’imprévisibilité. »

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Les Mots (1964)

Se raconter pour exister. Dans ce livre autobiographique, Sartre fend l’armure, revenant sur son enfance bourgeoise et les croyances dont il a dû s’affranchir pour atteindre l’individu en lui. Un essai écrit d’une plume plus sensible que philosophique, plus spontanée que (trop) pensée, avec ses aveux, ses contradictions assumées. Un autre Sartre, plus vrai que nature : « La vérité sort de la bouche des enfants. Tout proches encore de la nature, ils sont les cousins du vent et de la mer : leurs balbutiements offrent à qui sait les entendre des enseignements larges et vagues. »

« J’étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets. »

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Les Mots (1964)

« Quand on aime trop les enfants et les bêtes, on les aime contre les hommes.
« J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. La bibliothèque, j’y voyais un temple. »
« Si l’auteur inspiré, comme on croit communément, est autre que soi au plus profond de soi-même, j’ai connu l’inspiration entre sept et huit ans. »
« Faute de renseignements plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre. »
« Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. »
« Je ne pouvais plus ignorer ma double imposture, je feignais d’être un acteur feignant d’être un héros. »
« Mes infortunes ne seraient jamais que des épreuves, que des moyens de faire un livre. »
« L’idée ne me vint pas qu’on pût écrire pour être lu. On écrit pour ses voisins ou pour Dieu. Je pris le parti d’écrire pour Dieu en vue de sauver mes voisins. Je voulais des obligés et non pas des lecteurs. »
« Longtemps j’ai pris ma plume pour une épée ; à présent je connais notre impuissance. N’importe : je fais, je ferai des livres; il en faut; cela sert tout de même. »
« On se défait d’une névrose, on ne se guérit pas de soi. »
« Ils me font bien rire, aujourd’hui, ceux qui déplorent l’influence de Fantômas ou d’André Gide : croit-on que les enfants ne choisissent pas leurs poisons eux-mêmes ? »

« Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune, parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. »2380

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations II (1948)

C’est poser le problème de l’engagement des intellectuels, question bientôt au centre de la vie politique. Pourtant, des voix s’élèvent en 1871, et d’abord celle de Victor Hugo. Pour ses articles publiés durant la Semaine sanglante sous la Commune, il voit sa maison à Bruxelles lapidée aux cris de

« À mort, Victor Hugo ! À la potence ! À Cayenne ! », sans que la police intervienne. Le gouvernement belge, violemment hostile aux communards à qui le poète offrait l’asile de sa demeure, prend un arrêté enjoignant « au sieur Hugo, homme de lettres, âgé de soixante-neuf ans, de quitter immédiatement le royaume, avec défense d’y entrer à l’avenir ».

Dès son retour en France, il se bat pour l’amnistie des communards et pour arracher à la mort ou à la déportation des gens tels que Rochefort. Il lutte aussi en poète, en prophète qui en appelle à la fraternité : « Ô juges, vous jugez les crimes de l’aurore. »

« On a ri longtemps de ce mélodrame où l’auteur faisait dire à des soldats de Bouvines : « Nous autres, chevaliers de la guerre de Cent Ans ». C’est fort bien fait, mais il faut donc rire de nous-mêmes : nos jeunes gens s’intitulaient « génération de l’entre-deux-guerres » quatre ans avant l’accord de Munich. »2668

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations II (1948)

Munich, ce sera octobre 1938. Quatre ans plus tôt, l’Europe assiste à la montée au pouvoir d’Adolf Hitler. Autrichien naturalisé allemand, porté au pouvoir par la crise économique des années 1930, qui jette les millions d’ouvriers chômeurs et de petits rentiers ruinés vers les partis extrêmes, manipulant l’armée et les puissances financières, devenant chancelier du Reich le 30 janvier 1933, puis Führer, maître absolu, dictateur en 1934. Plébiscité, promettant à son pays de le libérer du « Diktat » de Versailles, mais lui annonçant déjà de gros sacrifices en échange : « Des canons plutôt que du beurre. »

« On dirait bientôt : les soldats de 38 – comme on disait : les soldats de l’an II, les poilus de 14. Ils creuseraient leurs trous comme les autres, ni mieux ni plus mal, et puis ils se coucheraient dedans, parce que c’était leur lot. »2701

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Le Sursis (1945)

Bourgeois ennemi de sa classe, philosophe et écrivain de gauche qui s’engagera à l’extrême, Sartre est pensionnaire à l’Institut français de Berlin, quand Hitler prend le pouvoir (1933-1934). Son premier grand roman, La Nausée, est publié l’année même de Munich. Et le climat de Munich sert de toile de fond au Sursis, deuxième tome des Chemins de la liberté. Munich, cet accord, c’est « le sursis » avant la guerre, inévitable. Il n’est qu’à entendre la voix d’Hitler, les mots d’Hitler qui parle à la radio, devenue un moyen de communication de masse.

« Battus, brûlés, aveuglés, rompus, la plupart des résistants n’ont pas parlé ; ils ont brisé le cercle du Mal et réaffirmé l’humain, pour eux, pour nous, pour leurs tortionnaires mêmes. »2718

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations II (1948)

Prisonnier, libéré grâce à un subterfuge, Sartre l’éternel engagé participe à la constitution d’un réseau de résistance. Activité clandestine à haut risque : en France, 30 000 résistants fusillés, plus de 110 000 déportés, dont la plupart morts dans les camps, ou à leur retour. Jean Moulin en est à la fois le chef (président du Conseil national de la Résistance), le héros, le martyr, le symbole.

« Oui, papa, nous voilà : vingt mille types qui voulaient être des héros et qui se sont rendus sans combattre en rase campagne. »2744

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), La Mort dans l’âme (1940)

Après « la drôle de guerre », cette période d’attentisme et de quasi-absence d’affrontements entre la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne le 3 septembre 1939 et l’offensive allemande du 10 mai 1940, il y a eu des combats et il reste des poches de résistance. Mais l’ampleur et la rapidité de la débâcle française surprirent tout le monde, même l’armée allemande.

« La Résistance fut une démocratie véritable : pour le soldat comme pour le chef, même danger, même responsabilité, même absolue liberté dans la discipline. »2784

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations III (1949)

La Résistance, fait européen, évolue à peu près de la même façon dans tous les pays.

À côté de la Résistance extérieure et bientôt avec elle, la Résistance intérieure s’organise en France. On écoute la BBC, on se passe des informations, on fait passer des renseignements, des réseaux se créent, une presse clandestine (plus de 1 100 journaux recensés, dont certains tirent à plusieurs centaines de mille !), on imprime aussi des tracts pour dénoncer les mensonges de la propagande. On aide les prisonniers évadés des camps établis en France et des filières d’évasion se forment. On aidera tous les suspects, notamment les juifs.

On arrive vite à l’action directe, la plus dangereuse : sabotages, attentats, guerre de maquisards, armée des ombres. Près de 100 000 morts au total, dans les rangs des Résistants dont le compte est forcément imprécis.

« Quelqu’un à qui on demandait ce qu’il avait fait sous la Terreur répondit : « J’ai vécu… » C’est une réponse que nous pourrions tous faire aujourd’hui. Pendant quatre ans, nous avons vécu et les Allemands vivaient aussi, au milieu de nous. »2828

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations III (1949)

C’est l’abbé Sieyès qui fit cette réponse. Selon Paul Morand : « L’histoire, comme une idiote, mécaniquement se répète » (Fermé la nuit, 1923). Et Sartre note, commente, avant de s’imposer comme le maître à penser de toute une génération – un rôle qui lui va si bien qu’il ne saura jamais y renoncer.

« L’internationalisme qui fut un beau rêve n’est plus que l’illusion têtue de quelques trotskistes. »2833

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations III (1949)

Pendant dix ans, de la Libération aux événements de Budapest, c’est l’époque des maîtres à penser et des engagements impératifs. Sartre règne en maître contestataire. Le communisme séduit encore nombre d’intellectuels français, même s’il faut renoncer à l’union des peuples, au-delà des frontières.

« L’existentialisme est un humanisme. »2859

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Salle des Centraux, 29 octobre 1945. L’Existentialisme est un humanisme (1946), Jean-Paul Sartre

Thème de sa conférence et titre de l’essai qui résume sa philosophie. Moraliste confronté aux problèmes de l’après-guerre, attaqué par les communistes et par certains catholiques, il fait scandale, il fait salle comble. Toute une génération va vivre à l’heure des engagements sartriens plus ou moins bien compris, à l’ombre du clocher de la « cathédrale de Sartre », dans ce Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre, qui est aussi celui des caves, du jazz, de Boris Vian et de Juliette Gréco – une façon de revivre et d’être libre.

« [Le prolétariat] ne songe pas à réclamer la liberté politique, dont il jouit après tout et qui n’est qu’une mystification ; de la liberté de penser, il n’a que faire pour l’instant ; ce qu’il demande est fort différent de ces libertés abstraites : il souhaite l’amélioration matérielle de son sort, et plus profondément, plus obscurément aussi, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. »2873

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Situations II (1948)

Il écrit aussi : « Totalement conditionné par sa classe, son salaire, la nature de son travail, conditionné jusqu’à ses sentiments, jusqu’à ses pensées, c’est lui [l’ouvrier] qui décide du sens de sa condition et de celle de ses camarades, c’est lui qui, librement, donne au prolétariat un avenir d’humiliation sans trêve ou de conquête et de victoire, selon qu’il se choisit résigné ou révolutionnaire. »

« À moitié victimes, à moitié complices, comme tout le monde. »2876

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), cité en exergue par Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949)

Romancière existentialiste dont toutes les œuvres se veulent « signifiantes », « Notre-Dame de Sartre » fait scandale avec ce livre – dont son compagnon a trouvé le titre qui fera le tour du monde. Elle démontre que la femme est à l’homme ce que le Nègre est au Blanc, un Autre infériorisé, irresponsable. Mais les femmes, à l’inverse des autres exploités de la terre, colonisés ou prolétaires, sont restées soumises, complices des structures qui les oppriment, tombant dans les pièges du mariage et de la maternité.

Message prémonitoire : la génération suivante remettra en question le mariage traditionnel, cependant que par la contraception et l’IVG, la femme pour la première fois dans l’Histoire, aura le droit d’avoir des enfants comme et quand elle le veut.

« [Le marxisme], c’est le climat de nos idées, le milieu où elles s’alimentent, c’est le mouvement vrai de ce que Hegel appelait l’Esprit objectif […] Il est à lui seul la culture. »2905

Jean-Paul SARTRE (1905-1980). Les Temps modernes, nos 121 à 125 (1956)

Peu de temps avant le XXe Congrès du PC de l’Union soviétique, tenu en février 1956, Sartre assure : « Porté par l’Histoire, le PC manifeste une extraordinaire intelligence objective, il est rare qu’il se trompe. » La suite va très vite démentir ces propos et crucifier Sartre dont l’intelligence (extrême) ne répond malheureusement pas à la première définition du dictionnaire : « l’art de s’adapter ». Serait-ce à la fois sa force et sa faiblesse ?

« Il ne faut pas désespérer Billancourt. »2907

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), « d’après » Nekrassov, créé au Théâtre Antoine, 1955

Mot apocryphe ou, plus exactement, tour de passe-passe. Nekrassov est un malentendu : pièce à message, jugée communiste par les anticommunistes, et anticommuniste par les communistes, c’est un échec théâtral. Le mot est aussi un bel exemple de « récupération », ce que Sartre déteste et nomme « le baiser de la mort ». Mais c’est une manipulation, donc la preuve de l’importance du texte. Il a écrit deux répliques : « Il ne faut pas désespérer les pauvres » et « Désespérons Billancourt ». La contraction des deux donne cette fameuse phrase. Qu’il n’aurait jamais dite, même si le mot lui a été prêté, en mai 1968.

Il le pense peut-être, le 4 novembre 1956, quand 2 500 chars soviétiques interviennent en Hongrie pour écraser la tentative de libéralisation du régime. Le 9, dans une interview à L’Express, il dénonce « la faillite complète du socialisme en tant que marchandise importée d’URSS » et se tourne vers d’autres communismes, voulant préserver l’élan révolutionnaire de la classe ouvrière en France. « Il ne faut pas désespérer Billancourt. »

« Les soussignés […] somment les pouvoirs publics, au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de condamner sans équivoque l’usage de la torture qui déshonore la cause qu’elle prétend servir. »2917

Protestation solennelle adressée au président de la République, avril 1958. Signée Jean-Paul Sartre (1905-1980), André Malraux (1901-1976), Roger Martin du Gard (1881-1958), François Mauriac (1885-1970), parue dans la presse et appelant les Français à se joindre à eux. Les Porteurs de valise : la résistance française à la guerre d’Algérie (1979), Hervé Hamon, Patrick Rotman

L’occasion est donnée par le livre d’Henri Alleg, La Question, récit d’un torturé, saisi par la police le 25 mars. Tous les intellectuels engagés s’expriment sur cet insupportable et insoluble problème.

« La gauche est impuissante et elle le restera si elle n’accepte pas d’unir ses efforts à la seule force qui lutte aujourd’hui réellement contre l’ennemi commun des libertés algériennes et des libertés françaises. Et cette force est le FLN. »2995

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Lettre au procès Jeanson (5 septembre-1er octobre 1960). La Guerre d’Algérie : des complots du 13 mai à l’indépendance (1981), Henri Alleg

Certains Français ne se contentent plus de prendre position en faveur de la paix en Algérie et de négociations avec le FLN, ils apportent une aide directe à ses membres, c’est-à-dire aux dirigeants de la rébellion, participant même à des faits de guerre ou de terrorisme.

Le réseau Jeanson regroupe 6 Algériens et 17 Français de métropole accusés, entre autres, de transporter des fonds, des faux papiers, du matériel de propagande – d’où le nom de « porteurs de valises » donné par Sartre et resté dans l’histoire. Il est personnellement lié à Francis Jeanson (en fuite, et donc absent au procès). Ne pouvant se présenter lui-même au tribunal (retenu au Brésil pour une tournée de conférences), l’écrivain exprime sa solidarité par une longue lettre, se référant au Manifeste des 121 qu’il a naturellement signé.

26 avocats (dont Roland Dumas) défendent les inculpés, faisant durer le procès et ridiculisant le tribunal, stratégie payante face à l’opinion publique. Jeanson sera reconnu coupable de haute trahison et condamné à dix ans de réclusion – amnistié en 1966. La majorité des autres membres du réseau sont condamnés plus ou moins sévèrement, et neuf acquittés. Le Monde, en septembre 2000, rend justice à « ces traîtres qui sauvèrent l’honneur de la France » (Dominique Vidal).

« Ce qui me semble le plus important, c’est qu’actuellement les fils de la bourgeoisie s’unissent aux ouvriers dans un esprit révolutionnaire. »3059

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), Sorbonne, 20 mai 1968. Le Piéton de mai (1968), Jean Claude Kerbourc’h

Prestigieux invités à l’affiche de ce jour : Pierre Bourdieu (sociologue), Marguerite Duras (romancière), Max-Pol Fouchet (auteur tout terrain, surtout connu comme homme de radio et de télévision. Sartre ne peut pas, ne veut pas rater son Mai 68. Il n’empêche qu’il fut débordé par « les événements » comme tous les observateurs et les acteurs de cette période, y compris de Gaulle, président de la République – Georges Pompidou, son Premier ministre, plus jeune et ex-professeur, évitera sans doute le pire avec une évidente habileté politique.

« Le premier des droits de l’homme, c’est le devoir pour certains d’aider les autres à vivre. »3189

Jean-Paul SARTRE (1905-1980), au président Giscard d’Estaing, 26 juin 1979. Génération, tome II, Les Années de poudre (1988), Hervé Hamon, Patrick Rotman

Un groupe d’intellectuels est reçu à l’Élysée. Ils sont venus dire la détresse des réfugiés vietnamiens. Depuis deux mois, à l’initiative de Bernard Kouchner et de Médecins du Monde, le bateau Île de Lumière recueille et soigne les damnés de la mer, ces « boat people » fuyant le régime communiste du Vietnam réunifié. Le président promet que la France fournira autant de visas qu’Île de Lumière abrite de réfugiés.

Cette croisade humanitaire est l’occasion d’un rapprochement (sans lendemain) entre Aron et Sartre (à la veille de sa mort), après des décennies de divorce intellectuel.

Accueil des réfugiés sans patrie, régularisation des étrangers sans papier, gestion de l’émigration clandestine : problèmes récurrents et toujours brûlants. Le clivage entre la gauche (généreuse ou laxiste) et la droite (plus réaliste) se double d’une autre division, entre partis au pouvoir et opposition.

La phrase de Sartre s’applique également aux laissés pour compte de la croissance et du progrès, innombrables victimes de toutes les crises : populations du tiers-monde, ou quart monde dans les pays les plus développés, y compris la France.

19. François Jacob (1965)

François JACOB citations

En 1965, il obtient, conjointement avec Jacques Monod et André Lwoff le prix Nobel de physiologie et de médecine « pour leurs découvertes sur la régulation génétique de la synthèse d’enzymes et de virus ».

« Le programme génétique prescrit la mort de l’individu, dès la fécondation de l’ovule. »4

François JACOB (1920-2013), La Logique du vivant, une histoire de l’hérédité (1970)

« Le livre de François Jacob est la plus remarquable histoire de la biologie qui ait jamais été écrite. Elle invite aussi à un grand réapprentissage de la pensée. » Michel Foucault.

François Jacob, comme son confrère Jacques Monod, fait partie de ces grands scientifiques soucieux de vulgariser (au meilleur sens du terme) le résultat de leurs recherches, et donc leur pensée.

Il voulait être chirurgien, mais la guerre l’en empêcha. Juin 1940, alors qu’il est en seconde année de médecine, il s’engage à Londres dans les Forces françaises libres. Envoyé en Afrique, médecin de bataillon, il est blessé en Tunisie. Affecté à la 2e DB (division blindée), de nouveau blessé (plus gravement) en Normandie, en août 1944, il sera fait Compagnon de la Libération en 1945. Après la guerre, il termine ses études de médecine. Mais la chirurgie lui est devenue impossible.

Il se tourne finalement vers la biologie. Il entre à l’Institut Pasteur, chef de laboratoire, puis chef du service de génétique cellulaire récemment créé. Professeur de génétique cellulaire au Collège de France. Surdiplômé par diverses Académies étrangères, il sera aussi… producteur de cinéma, monteur, scénariste, réalisateur. Cousin germain de Gilles Jacob (président du Festival de Cannes), c’est aussi le père d’Odile Jacob, éditrice. Bref, une longue vie bien remplie.

Le Nobel est une étape, reconnaissance majeure de ses travaux en 1965, mais il poursuit ses recherches et ses publications. Il s’engage aussi publiquement. Ainsi prend-il la parole au procès de Bobigny en tant que spécialiste scientifique au côté de Jacques Monod, à propos de l’avortement dont le droit est défendu par l’avocate et militante féministe Gisèle Halimi. Il écrit une tribune dans le journal Le Monde, intitulée « Droit à l’avortement ». Il récuse les arguments utilisés contre l’avortement, qu’il qualifie d›« objet d’une haine qui relève plus de la passion que de la raison ».

« Ce qui donne à un individu sa valeur génétique, ce n’est pas la qualité propre de ses gènes. C’est qu’il n’a pas la même collection de gènes que les autres. »

François JACOB (1920-2013), Sciences de la vie et société (1980)

C’est un rapport coécrit avec deux autres chercheurs - constant souci de diffuser en termes simples les résultats d’une recherche toujours plus complexe.

Ses travaux en génétique microbienne lui permettront d’établir plusieurs notions fondamentales, dont l’existence du fameux « ARN messager ». L’acide ribonucléique messager, ARN messager, ou ARNm, est une molécule intermédiaire, copie transitoire d’une portion de l’ADN correspondant à un ou plusieurs gènes d’un organisme biologique. Ces molécules sont chargées de transmettre l’information codée dans notre précieux génome, pour permettre la synthèse des protéines nécessaires au fonctionnement de nos cellules.

« La sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur, mais d’un bricoleur ; un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire, mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main. »

François JACOB (1920-2013), Le Jeu des possibles (1981)

C’est son principal essai en termes de vulgarisation. La biologie moderne fait renaître de vieux cauchemars. Elle a un parfum de savoir défendu. Elle ressuscite d’anciens mythes. Elle dérange. Particulièrement scandaleuse apparaît la preuve qu’on peut jouer avec la substance à la base de toute vie sur cette planète : l’évènement le plus extraordinaire de ce monde, la formation d’un être humain à partir d’un œuf, n’est que le résultat d’un « bricolage cosmique ».

Plus un domaine scientifique touche aux affaires humaines, plus il risque de se trouver en conflit avec les traditions Au nom d’une singulière équivoque, on cherche à confondre l’identité, concept biologique, et l’égalité, concept social. « Comme si l’égalité n’avait pas été inventée précisément parce que les êtres humains ne sont pas identiques. ».

« L’imprévisible est dans la nature même de l’entreprise scientifique. »

François JACOB (1920-2013), Le Jeu des possibles (1981)

Autre évidence : si ce qu’on va trouver est vraiment nouveau, c’est par définition quelque chose d’inconnu à l’avance. La recherche est un processus sans fin dont on ne peut jamais dire comment il évoluera. « Le monde vivant aujourd’hui, tel que nous le voyons autour de nous, n’est qu’un parmi de nombreux possibles. Il aurait très bien pu être différent. Il aurait même pu ne pas exister du tout. » De même que « L’esprit » est un produit de l’organisation du cerveau tout comme la vie » est un produit de l’organisation des molécules. »

« Rien n’est plus dangereux que la certitude d’avoir raison. »

François JACOB (1920-2013), Le Jeu des possibles (1981)

Dernière mise en garde facile à comprendre, mais difficile à faire entendre : « Ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions, Ce sont les passions qui utilisent la science pour soutenir leur cause. »

Reste un message d’espoir et de bon sens : « Si la science évolue, c’est souvent parce qu’un aspect encore inconnu des choses se dévoile soudain. »

20. Jacques Monod (1965)

Jacques MONOD citations

En 1965, il obtient, conjointement avec François Jacob et André Lwoff, le prix Nobel de physiologie et de médecine « pour leurs découvertes sur la régulation génétique de la synthèse d’enzymes et de virus ».

« Toutes les religions, presque toutes les philosophies, une partie même de la science, témoignent de l’inlassable, héroïque effort de l’humanité niant désespérément sa propre contingence. »5

Jacques MONOD (1910-1976), Le Hasard et la Nécessité - essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne

« C’est peut-être une utopie. Mais ce n’est pas un rêve incohérent. C’est une idée qui s’impose par la seule force de sa cohérence logique. C’est la conclusion à quoi mène nécessairement la recherche de l’authenticité. L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. »

Comme son confrère François Jacob, Jacques Monod est un grand scientifique soucieux de faire passer l’essentiel de la recherche qui donne sens à sa vie, entre hasard et nécessité…

En 1934, assistant au laboratoire de zoologie à la faculté des sciences de Paris, il participe avec Paul-Émile Victor à une expédition scientifique au Groenland. Deux ans plus tard, boursier Rockefeller au California Institute of Technology, il se forme à la génétique, science d’avenir. En 1941, il soutient sa thèse sur la croissance des cultures bactériennes.

Mais la Seconde guerre mondiale bouleverse ses projets, son activité dans la résistance lui interdit la Sorbonne. Il vient souvent se réfugier et travailler à l’Institut Pasteur. Après la libération, il intègre ce prestigieux institut, comme chef du laboratoire de physiologie microbienne dans le service d’André Lwoff. En 1954, il créé et prend la direction du service de biochimie cellulaire. Nommé, professeur à la Faculté des sciences de Paris en 1959, il enseigne la chimie du métabolisme et devient finalement directeur de l’Institut Pasteur en 1971. Hasard et nécessité font parfois bon ménage…

« Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité. »

Jacques MONOD (1910-1976), Le Hasard et la Nécessité (1970), épigramme de Démocrite

Démocrite d’Abdère (460 av. J.-C. - 370 av. J.-C.) est un philosophe grec dit « matérialiste » en raison de sa conception d’un Univers constitué d’atomes et de vide. Il a influencé Aristote, Héraclide, Straton, Pyrrhon, Épicure, Lucrèce, Montaigne, Nietzsche… et Jacques Monod.

« Il est imprudent aujourd’hui, de la part d’un homme de science, d’employer le mot de ‘philosophie’, fût-elle ‘naturelle’ dans le titre (ou même le sous-titre) d’un ouvrage. C’est l’assurance de le voir accueilli avec méfiance par les hommes de science et, au mieux, avec condescendance par les philosophes. Je n’ai qu’une excuse, mais je la crois légitime : le devoir qui s’impose, aujourd’hui plus que jamais, aux hommes de science de penser leur discipline dans l’ensemble de la culture moderne pour l’enrichir non seulement de connaissances techniquement importantes, mais aussi des idées venues de leur science qu’ils peuvent croire humainement signifiantes. L’ingénuité même d’un regard neuf (celui de la science l’est toujours) peut parfois éclairer d’un jour nouveau d’anciens problèmes… »

« Armées de tous les pouvoirs, jouissant de toutes les richesses qu’elles doivent à la Science, nos sociétés tentent encore de vivre et d’enseigner des systèmes de valeurs déjà ruinés, à la racine, par cette science même. »

Jacques MONOD (1910-1976), Le Hasard et la Nécessité - essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne

« Cet essai ne prétend nullement exposer la biologie entière, mais tente d’extraire la quintessence de la théorie moléculaire du code… Je ne puis que prendre la pleine responsabilité des développements d’ordre éthique sinon politique que je n’ai pas voulu éviter, si périlleux fussent-ils ou naïfs ou trop ambitieux qu’ils puissent, malgré moi, paraître : la modestie sied au savant, mais pas aux idées qui l’habitent et qu’il doit défendre. »

Son essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne (le hasard) s’oppose à la théologie cosmique (la « nécessité »). Cette remarquable vulgarisation scientifique aura le succès qu’elle mérite.

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