Découvrez notre série d’éditos sur les Prix Nobel français de l’Histoire :
Depuis 1901, six domaines sont récompensés : Prix Nobel de la paix (10 lauréats français), de littérature (15), de physique (17), de chimie (10), de physiologie ou médecine (13), d’économie (4). Au total 69 lauréat(e)s.
Les femmes sont très sous-représentées, mais bien présentes dans la famille Curie qui bat tous les records, au fil d’une saga passionnante (voir nos éditos : Femmes, Panthéon).
Dans cette sélection de 30 noms, L’Histoire en citations apparaît en bonne place avec Romain Rolland, Anatole France, Aristide Briand, Roger Martin du Gard, André Gide, François Mauriac, Albert Camus, cités pour leur rôle politique plus que littéraire.
Trois cas particuliers : Jean-Paul Sartre refuse le prix, la CEE le reçoit en des circonstances chaotiques, MSF (Médecins sans frontières) est associé au nom de son co-fondateur, Bernard Kouchner.
Sont exclus de cet édito des lauréats peu connus et peu médiatiques, avec une majorité de scientifiques dont les travaux restent difficilement accessibles au public.
Revivez toute l’Histoire en citations dans nos Chroniques, livres électroniques qui racontent l’histoire de France de la Gaule à nos jours, en 3 500 citations numérotées, sourcées, replacées dans leur contexte, et signées par près de 1 200 auteurs.
26. J. M. G. Le Clézio (2008)
Prix Nobel de Littérature en tant qu’« écrivain de nouveaux départs, de l’aventure poétique et de l’extase sensuelle, explorateur d’une humanité au-delà et en dessous de la civilisation régnante. »
C’est assez mal dit (ou traduit), mais c’est très juste.
« Pourquoi écrit-on ? J’imagine que chacun a sa réponse à cette simple question. Il y a les prédispositions, le milieu, les circonstances. Les incapacités aussi. Si l’on écrit, cela veut dire que l’on n’agit pas. Que l’on se sent en difficulté devant la réalité, que l’on choisit un autre moyen de réaction, une autre façon de communiquer, une distance, un temps de réflexion. »1
Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO, dit J. M.G. LE CLÉZIO (né en 1940), Conférence Nobel, 7 décembre 2008
Sa vie indissociable de son œuvre (et réciproquement), c’est d’abord un hymne à l’Écriture. Ce leitmotiv sera très présent dans la plupart des citations à suivre.
Second thème de son inspiration conforté par sa vocation au voyage, le Monde. Fortement imprégné par la culture mauricienne et bretonne de sa famille émigrée à l’Ile Maurice au XVIIIe siècle, son père est Anglais, médecin de brousse en Afrique et sa mère Française.
Après sa licence de lettres, il travaille à l’Université de Bristol et de Londres. Il part faire son service national en Thaïlande comme coopérant, tenté de devenir moine bouddhiste. Mais on l’envoie au Mexique pour finir son service. Il commence à étudier le maya et le nahuatl à l’université de Mexico et part au Yucatán, connu pour ses ruines Mayas. Il partagera pendant quatre ans la vie des Indiens au Panama : une expérience « bouleversante ». Désormais, il ne cessera plus d’aller à la découverte et d’en nourrir son écriture, moyen de communication irremplaçable.
« À mon sens, écrire et communiquer, c’est être capable de faire croire n’importe quoi à n’importe qui. »
J. M. G. LE CLÈZIO (né en 1940) Le Procès-verbal (1963)
En une cinquantaine de titres (romans, récits, essais…) traduits en 36 langues et une longue vie bien remplie de voyages, de paysages, de rencontres et de quelques combats.
Le Clézio est d’abord obsédé par l’acte d’écrire.
Il commence dans la veine du « nouveau roman » dont il adopte le style dans ce premier titre : « On me reprochera certainement des quantités de choses. D’avoir dormi là, par terre, pendant des jours ; d’avoir sali la maison, dessiné des calmars sur les murs, d’avoir joué au billard. On m’accusera d’avoir coupé des roses dans le jardin, d’avoir bu de la bière en cassant le goulot des bouteilles contre l’appui de la fenêtre : il ne reste presque plus de peinture jaune sur le rebord en bois. J’imagine qu’il va falloir passer sous peu devant un tribunal d’hommes ; je leur laisse ces ordures en guise de testament ; sans orgueil, j’espère qu’on me condamnera à quelque chose, afin que je paye de tout mon corps la faute de vivre… »
Impossible de ne pas faire le rapprochement avec l’Étranger, premier roman de Camus placé sous le signe de l’absurde. Mais le quotidien de Le Clézio est d’un autre ordre : « L’on est pris dans la stupeur des soirées d’enfance, comme dans de la glu ; et l’on se noie au milieu du brouillard, après quelque repas, en face d’une assiette décorée de houx, étrangement vide, où traînent encore des plaques de potage. Puis viendra le temps des berceaux, et l’on meurt étouffé dans les langes, suffoquant de petitesse et de rage. »
Le Prix Renaudot est la première reconnaissance du jeune auteur de 23 ans.
« L’écriture est la seule forme parfaite du temps. »
J. M. G. LE CLÈZIO (né en 1940), L’Extase matérielle (1967)
Essai discursif, composé de méditations destinées à remuer plutôt qu’à rassurer, à faire bouger les idées reçues, les choses acquises ou apprises, de la plus ambitieuse des manières : « L’artiste est celui qui nous montre du doigt une parcelle du monde. »
« Ce qui me tue, dans l’écriture, c’est qu’elle est trop courte. Quand la phrase s’achève, que de choses sont restées au-dehors ! »
J. M. G. LE CLÈZIO (né en 1940), Le Livre des fuites (1969)
Autoportrait et profession de foi de l’auteur déjà grand voyageur : J.H.H (Jeune Homme Hogan), 29 ans (l’âge exact de J.M.G.), né à Langson (Vietnam), entreprend autour du monde une déambulation en forme de fuite perpétuelle (à l’image de Le Clézio).
Du Cambodge au Japon, de New-York à Montréal et Toronto en passant par la Californie et le Mexique, il se radiographie en radiographiant l’univers et ses villes monstrueuses, ses autoroutes et ses déserts, ses montagnes et ses ports, les grouillantes populations mourant de misère sur des sols pourris. Le mythe moderne, inséré dans un mécanisme dément, pose indéfiniment le problème de la conscience et de son autocritique. C’est pourquoi son J.H.H. écrit : « Je veux tracer ma route, pour la détruire, ainsi, sans repos. Je veux rompre ce que j’ai créé, pour créer d’autres choses, pour les rompre encore. C’est ce mouvement qui est le vrai mouvement de ma vie. » On ne saurait mieux dire, donc écrire ou vivre.
« Écrire seulement sur les choses qu’on aime. Écrire pour lier ensemble, pour rassembler les morceaux de la beauté, et ensuite recomposer, reconstruire cette beauté. Alors les arbres qui sont les mots, les rochers, l’eau, les étincelles de lumière qui sont dans les mots, ils s’allument, ils brillent à nouveau, ils sont purs, ils s’élancent, ils dansent ! »
J. M. G. LE CLÈZIO (né en 1940), L’Inconnu sur la terre (1978)
Nouveau récit consacré cette fois à la civilisation amérindienne : l’auteur raconte certaines de ses expériences avec les populations autochtones, en particulier au Mexique où il a longtemps vécu, avant de participer à la défense de ses habitants et de leur civilisation.
« Vivre, connaître la vie, c’est le plus léger, le plus subtil des apprentissages. Rien à voir avec le savoir. »
J. M. G. LE CLÈZIO (né en 1940), L’Inconnu sur la terre (1978)
« Je voudrais faire seulement ceci : de la musique avec les mots. » Jolie définition de la littérature. Et Le Clézio s’envole dans « ce pays où le langage n’existe pas ». Il en ramène d’innombrables trophées : cristaux, racines, feuilles, minéraux, fruits, calices, insectes. Il capture dans ses « mots-boîtes » un peu de vent, de lumière, d’odeurs, de mystère, de tout ce qui l’enchante… Et tout l’enchante : les montagnes, la mer, les déserts, les villes, les jardins, les bus, les routes, les marchés, les enfants, l’aube, les étoiles…
Ce livre consigne tous les moments heureux d’une existence éveillée autant qu’émerveillée. Celle de cet « Inconnu sur la terre » qui pourrait être un enfant ou un « petit prince » scrutant le monde de son regard immaculé. Le rêve de Le Clézio est ambitieux : créer un langage sans mots, un langage-son ou lumière qui ne ferait qu’éclairer, illuminer, révéler, dans le silence de la beauté.
Si l’on accepte de se laisser emporter dans ce réel-merveilleux, le voyage se convertit en une immense ode à la vie et aux éléments. Ce livre aurait, dit-on, inspiré le Philippe Delerm de La Première Gorgée de bière (1997). Mais l’univers de Le Clézio est moins minimaliste.
« Aujourd’hui, il est temps de reconnaître tout ce que les sociétés amérindiennes ont à nous dire. Il est temps que soit reconnu leur droit à être des peuples indépendants et maîtres de leur avenir. Et il est plus que temps pour nous, prisonniers de notre civilisation de violence, d’entendre l’enseignement des peuples amérindiens, parmi les plus démunis et les plus vrais du monde. »
J. M. G. LE CLÉZIO (né en 1940), Une nouvelle philosophie de l’homme (1987)
C’est l’un des combats les plus chers au cœur de l’auteur. Les Amérindiens (ou Indiens d’Amérique) sont les peuples autochtones qui habitaient les Amériques avant la colonisation européenne, ainsi que leur descendance. Leur civilisation fascine, mais la liberté et la survie des Amérindiens sont menacées par l’extension du monde industriel. Ils sont devenus malgré eux le symbole de la lutte des civilisations naturelles contre la spoliation et la destruction des sociétés prétendument modernes : « Partout où j’ai rencontré des Amérindiens, j’ai été touché par cet exemple donné simplement, sans ostentation au reste du monde, cette volonté d’affirmer les valeurs traditionnelles, non parce qu’elles sont anciennes, mais parce qu’elles correspondent le mieux à l’équilibre entre l’homme et la nature, c’est-à-dire au bonheur. »
« Est-ce que toutes les villes ne sont pas les mêmes ? Elles sont des rues, des carrefours, des voitures qui avancent, des regards qui cherchent. »
J. M. G. LE CLÉZIO (né en 1940), Cœur brûlé et autres romances (2000)
Sept courts récits, galerie de personnages d’ici et d’ailleurs, de la grande ville moderne ou du désert. Il est question de la mort et de la peur de la solitude, des doux rêves de l’enfance, de l’amour de la liberté et des désillusions de la vie adulte, du désir…
Tous ces êtres ont en commun leur fragilité et la même difficulté à accepter les pesanteurs d’un monde violent où l’on peut tuer une prostituée sous le regard indifférent des passants, vendre une jeune fille contre un peu de drogue, déposséder les nomades bédouins de leur trésor. Tous ces contes forment autant de fragments de vie, d’éclairages sur des anonymes dont l’existence simple passe souvent inaperçue. Avec cette constatation réconfortante… ou désabusée : « Vous dites des choses, vous avez mal et vous pensez que vous pouvez en mourir, et quelques années plus tard ce n’est plus qu’un souvenir. » C’est aussi le miracle de l’écriture.
« Un roman n’est intéressant que si son auteur se remet en question et s’expose à ce qu’on lui dise : ‘C’est illisible’. »
J. M. G. LE CLÉZIO (né en 1940), Paris Match, novembre 2000
Tout auteur « à succès » se heurte aussi à l’insuccès. L’illisibilité lui fut parfois reprochée, avec ses premiers titres dans la veine du « nouveau roman ». Ensuite, c’est surtout la profusion d’images et de sensations qui peut dérouter le lecteur – autant que l’attirer. Mais son problème personnel est beaucoup plus existentiel, au sens littéral du mot.
« Écrire, c’est surtout essayer de survivre. »
J. M. G. LE CLÉZIO (né en 1940), Télérama - 13 décembre 2000
Aveu d’un surdoué dans cet hebdomadaire intellectuel : « C’est en faisant semblant d’être écrivain qu’on le devient vraiment. » Autre aveu d’un passionné de l’écriture également fou de lecture : « Notre seule vraie famille est celle des livres. On y éprouve un sentiment de perméabilité avec celui qui raconte : il donne tant de force, tant de frissons. »
À la fin de la guerre « faute de livres pour enfants, j’ai lu les dictionnaires de ma grand-mère. C’étaient de merveilleux portiques pour partir à la reconnaissance du monde, pour vagabonder et rêver devant les planches d’illustrations, les cartes, les listes de mots inconnus. » Il évoque ce souvenir en 2008, dans sa Conférence Nobel.
« L’institution littéraire française, héritière de la pensée dite universelle des Encyclopédistes, a toujours eu la fâcheuse tendance de marginaliser toute pensée de l’ailleurs en la qualifiant d’exotique. »
J. M. G. LE CLÉZIO (né en 1940), entretien de 2001 aboutissant au manifeste « Pour une littérature-monde en français », paru dans Le Monde, 16 mars 2007
La « francophonie postcoloniale » est l’un des combats qui le mobilise. C’est la reconnaissance tardive de la décentralisation de la création qui va en s’intensifiant et réclame une réorientation urgente des discours critiques, restés quelque peu paternalistes.
« Je n’ai jamais cherché que cela en écrivant : communiquer avec les autres. »
J. M. G. LE CLÉZIO (né en 1940), Ritournelle de la faim (2008)
Roman d’inspiration autobiographique.
Le Clézio fait le portrait d’Ethel (personnage inspiré de sa mère) et de sa famille venue de l’île Maurice à Paris. Adolescente dans les années 1930, cette aristocrate mauricienne vit la Seconde Guerre mondiale, le régime totalitaire nazi, l’antisémitisme, la faim, la pauvreté et la misère qui la marqueront à vie : « J’ai écrit cette histoire en mémoire d’une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne à vingt ans ».
Quelques jours après la sortie du livre, Le Clézio reçoit le prix Nobel de Littérature.
Patrick Modiano son confrère (et futur Nobel) saluera deux ans après cette reconnaissance : « Il était assez logique que Le Clézio le reçoive car tous les écrivains français lauréats, Romain Rolland, Anatole France, François Mauriac, s’inscrivent d’une certaine façon dans une tradition d’écrivains avec un arrière-fond… comment dire… un peu moraliste. Dans les autres pays, les primés sont plutôt des marginaux, comme Faulkner ou Hermann Hesse. »
« À la question « Pourquoi écrivez-vous? », la plus belle réponse à mes yeux est celle que fit Pa Kin : »Parce que la belle vie est trop courte. » J’avais trouvé cela merveilleux, car écrire, c’est vivre d’autres vies, ajouter des vies à la belle vie, qui n’est plus si courte que ça… »
J. M. G. LE CLÉZIO (né en 1940), « Le Clézio : Je suis un indigné de l’Afrique », interview, Le Point, 27 octobre 2011
(Pa Kin est le nom de plume de l’écrivain chinois Li Yaotang, président du PEN club chinois).
Écrire et voyager, les deux actes sont devenus indissociables et Le Clézio sera l’un des plus grands voyageurs d’une littérature française souvent casanière, très parisienne ou provinciale.
Rappelons que Jules Verne qui a fait Le Tour du monde en 80 jours, Les Tribulations d’un Chinois en Chine, est aussi allé dans la lune, au centre de la terre, 20 000 lieus sous les mers… En réalité, l’auteur des Voyages extraordinaires, né à Nantes et mort à Amiens, n’a jamais quitté sa province.
« Le visage de l’antisémitisme est aujourd’hui celui de l’islamophobie, la propagande utilise les mêmes termes, les mêmes slogans, les mêmes obsessions : l’invasion des étrangers, la perte des repères chrétiens, la pureté de la race. Ces thèmes, ces obsessions sont exploités par une partie de la classe politique, et par un nombre grandissant d’intellectuels et d’artistes. »
J. M. G. LE CLÉZIO (né en 1940), « La lugubre élucubration de Richard Millet », le Nouvel Observateur, 5 septembre 2012
Ce n’est pas un écrivain engagé ni un penseur politique, mais un moraliste doué d’une capacité de révolte et pour qui certaines causes sont sujets d’indignation : le sort fait aux Amérindiens, la francophonie postcoloniale… et une idéologie d’extrême droite toujours menaçante.
« Leurs arguments sont sans valeur. Ils se nourrissent de mensonges et de peurs, ils élaborent des théories fumeuses dont l’auteur le plus connu est Samuel Huntington [auteur du Choc des civilisations]. Tout cela est marqué par une considérable quantité d’insignifiance. Insignifiance parce que cette idéologie est vide de sens, qu’elle ne véhicule que la pensée la plus banale, et ne s’alimente que des instincts les plus vides. Mais cette insignifiance est dangereuse. Elle peut parfois, comme dans le cas de Breivik, devenir une pathologie. » Rappelons le cas de ce terroriste norvégien d’extrême droite qui a perpétré et revendiqué les attentats d’Oslo et d’Utøya, le 22 juillet 2011 : 77 morts et 151 blessés.
« Les vrais chefs-d’œuvre ne changent pas, ne vieillissent pas. Aujourd’hui, dans un monde qui a connu tant de désillusions, alors que la beauté des cultures amérindiennes est quotidiennement bafouée par l’uniforme laideur des empires marchands, les images que nous ont laissées Diego et Frida – images d’amour, de recherche de la vérité, où la sensualité se mêle toujours à la souffrance – restent aussi fortes, aussi nécessaires. »
J. M. G. LE CLÉZIO (né en 1940), Diego et Frida 1995 (2017)
Ce récit mêle les étapes de la révolution mexicaine et les amours tumultueuses des peintres Diego Rivera (1886-1957) et Frida Kahlo (1907-1954). C’est son seul ouvrage entièrement consacré à des artistes. Il conte le destin des deux personnages du titre, croisé avec le destin du Mexique et celui du monde de l’époque. Récit de l’accident de Frida, ses souffrances, son handicap, en résonance aux infidélités de Diego, avec leur amour toujours plus fort, sublimé par l’art.
« Le plus grand écrivain francophone vivant. »
Les lecteurs du magazine Lire en 1994
Le Clézio est préféré à ses aînés Nathalie Sarraute, Claude Simon, Françoise Sagan, Michel Tournier, Julien Gracq.
Il reste l’un des auteurs de langue française les plus traduits dans le monde (allemand, anglais, catalan, chinois, coréen, danois, espagnol, grec, italien, japonais, néerlandais, portugais, russe, suédois, turc).
Le Masque et la plume, émission culturelle dominicale de France-Inter, parle naturellement du dernier Le Clézio (5 février 2023). C’est un recueil de nouvelles consacrées aux « indésirables » : enfants esclaves du Pérou, gamins des rues de Mexico, femmes africaines de Paris, paysans chassés de leurs terres par les Narcos (trafiquants de drogue à l’échelle internationale).
L’histoire qui donne le titre du livre « Avers » (antonyme de « revers ») décrit une petite Mauricienne dont le père pêcheur a disparu en mer. Battue par sa belle-mère, harcelée sexuellement son compagnon, elle fuit dans la montagne pour être placée dans une institution religieuse et finit par trouver sa voie au sens propre, en chantant dans les églises.
Les quatre critiques littéraires du Masque et la plume s’opposent (comme souvent) : Élisabeth Philippe dénonce une « littérature de cartes postales, sans aucune aspérité, extrêmement lisse… une sorte de littérature ONG à laquelle je ne suis pas sensible » et Nelly Kapriélian renchérit : « Ce qui me fascine, chez Le Clézio, c’est l’absence d’écriture… une enfilade de clichés. ». Tandis qu’Arnaud Viviant salue « une écriture fondamentale pour l’apprentissage du langage en général. Tout particulièrement ici celle consacrée à Mexico, avec les enfants qui passent par les égouts. C’est un pur chef-d’œuvre » et Jean-Claude Raspiengeas salue ce « néoréalisme littéraire » qui « redonne existence et consistance aux sacrifiés de la vie. »
27. Union européenne (2012)
Prix Nobel de la Paix décerné à l’Union européenne pour avoir « fait passer l’Europe d’un continent en guerre à un continent en paix. »
« Dans la tourmente, l’Europe reçoit le prix Nobel de la paix. »3494
Le Monde, dépêche AFP, 10 décembre 2012
L’Union européenne des 27 pays, représentée à Oslo par une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement, dont le couple vedette franco-allemand, Hollande et Merkel, a été couronnée deux mois plus tôt par le Nobel de la Paix Selon la presse internationale, cette récompense intervient alors que l’UE affiche un « état d’effritement évident ».
David Cameron, pour ne pas heurter les conservateurs eurosceptiques favorables à une sortie de l’Union, a envoyé son vice-premier ministre représenter la Grande-Bretagne. Le président de la République tchèque, Vaclav Klaus, connu pour son hostilité personnelle à une Europe intégrée pourtant voulue par son peuple, qualifie la décision du comité Nobel de « farce tragique ». En Grèce, premier pays touché par la crise mondiale, les journaux rappellent l’amertume d’une population condamnée à une politique d’austérité sans précédent, favorisant l’extrémisme, l’insécurité et la peur. Des agences de presse et des sites internationaux voient dans ce prix une trahison du testament d’Alfred Nobel et regrettent qu’il n’ait pas récompensé Robert Schuman, père et prophète du projet pacifique pour le continent, il y a soixante ans.
« Nous ne sommes par rassemblés ici aujourd’hui avec la conviction que l’UE est parfaite. Nous sommes rassemblés avec la conviction que l’on doit résoudre nos problèmes ensemble. »
Thorbjorn JAGLAND (né en 1950), président du Comité Nobel norvégien remettant le prix sans éluder le débat, Le Monde, dépêche AFP, 10 décembre 2012
Europhile convaincu, il a appelé l’UE à « aller de l’avant » malgré la crise : « Sauvegarder ce qui a été gagné et améliorer ce qui a été créé pour nous permettre de résoudre les problèmes menaçant la communauté européenne aujourd’hui, c’est la seule façon de résoudre les problèmes provoqués par la crise financière » a-t-il encore plaidé.
La chancelière Angela Merkel réagit dans le même esprit, par la voix de son porte-parole : « Nous y voyons un encouragement au grand projet pacificateur qu’a représenté l’Union européenne pour le continent européen. »
En France, le personnel politique est partagé : majoritairement pro-européen, hormis aux extrêmes, gauche et droite. Sur ce grand dossier européen, chantier à suivre pour les générations à venir, divers témoignages se réfèrent à l’histoire et vaudront un jour citations - pour la plupart datées du jour où le prix fut annoncé.
« L’UE est l’ensemble régional le plus intégré du monde, et c’est aussi celui où ont eu lieu les conflits les plus sanglants. Les deux guerres mondiales ont été en réalité des guerres européennes, même si elles ont aussi enflammé la planète. »3495
Pierre MOSCOVICI (né en 1957), ministre de l’Économie et des Finances du gouvernement Ayrault, ex-ministre délégué chargé des Affaires européennes du gouvernement Jospin, ex-député européen, AFP, 12 octobre 2012 (jour de la proclamation du prix)
De Tokyo, où il participe à l’assemblée générale du FMI et de la Banque mondiale, le ministre a salué l’attribution du Nobel de la paix à l’Union européenne comme « la récompense d’un processus historique unique. » Il souligne le chemin parcouru depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, évoquant « une Europe unie, vivant en paix et avec des institutions solides. » Ces progrès ont été accomplis « d’abord par la réconciliation franco-allemande, qui est aujourd’hui une évidence et le moteur de l’Europe. » Ils ont ensuite été permis « par les élargissements successifs qui ont fait que l’Europe se réunifie après la chute du mur de Berlin. » Pour conclure de manière positive : « S’il s’agissait de saluer cette œuvre historique, de la donner non comme un modèle, mais comme un exemple de ce que la volonté politique peut permettre en termes de dépassement des conflits, alors, cette récompense est bienvenue. »
« D’habitude, les rassemblements entre peuples ou entre pays sont le résultat de la guerre et en tout cas de la domination des plus puissants sur les plus faibles. C’est la première fois dans l’histoire que des peuples se rapprochent librement, et le font dans une perspective de paix. »3496
François BAYROU (né en 1951), président du MoDem, ex-député européen, ex-conseiller du président du Parlement européen, AFP, 12 octobre 2012 (jour de la proclamation du prix)
Même raisonnement que Moscovici, même réaction immédiate, même mise en perspective historique. La construction européenne reste un thème politique majeur de sa politique – et Bayrou le centriste n’a jamais changé de langage.
Il salue donc « l’entreprise historique la plus pacifique de tous les temps […] En cela, le comité Nobel ne pouvait pas choisir plus justement. » Il convient de contrer les discours eurosceptiques ou critiques : « Parce qu’on a le nez sur l’événement et qu’on vit davantage les difficultés quotidiennes que la dimension historique, on perd de vue ce que cette œuvre a d’unique dans l’histoire des hommes […] Car l’UE - et c’est sans précédent - n’a développé aucune volonté de domination sur aucun autre peuple ou région. Son seul but est de défendre la liberté de ceux qui la forment et leurs valeurs. » D’où la conclusion : « Si une œuvre politique et historique méritait d’être distinguée, c’est bien celle qu’ont voulue après la guerre les Schumann, Monnet, Adenauer, de Gasperi […] Ils ont été des précurseurs et des fondateurs d’une démarche de paix grâce à laquelle le monde est meilleur. » Quant à la proclamation de ce prix alors que l’Union est dans la tourmente : « C’est peut-être quand les choses vont mal qu’on mesure à quel point elles sont précieuses. »
« L’attribution du prix Nobel de la paix à l’Union européenne est un succès de plus pour l’Europe de Schuman, de Monnet et de Veil, un coup de projecteur et un message d’espoir à l’heure de la crise de la zone euro. »
Jean-Louis BORLOO (né en 1951), président de l’Union des démocrates et indépendants (UDI), Le Point, 12 octobre 2012
Rendant hommage aux pionniers français, le président du nouveau parti de centre droit fait chorus et se veut également positif, dans la tourmente : « Le reste du monde nous rappelle que l’Europe est le plus grand projet politique de paix, de liberté et de démocratie. Nous devons être fiers de ce que ce modèle unique au monde a accompli en si peu de temps. Le reste du monde nous dit aussi : Souvenez-vous d’où vous venez, de ce que vous êtes et où vous voulez aller. » Il voit en l’Union européenne « une belle aventure politique et une formidable invention. »
Jean-François Copé, secrétaire général de l’UMP, s’inscrit également dans une perspective historique à la fois indiscutable et nécessaire : « La paix est l’acquis majeur de la construction européenne, car pour la première fois de l’histoire, depuis plus de 50 ans, l’Europe n’a pas connu la guerre. »
Restent les voix hostiles, très minoritaires - en tout cas, plus que lors des précédents référendums européens.
« On comprend qu’elle [l’Union européenne] n’ait pas reçu le prix Nobel d’économie, tant sa politique aggrave la crise et le chômage. »3497
Jean-Luc MÉLENCHON (né en 1951), coprésident du Parti de gauche et eurodéputé, AFP, 12 octobre 2012 (jour de la proclamation du prix)
L’ironie sied à l’ex-candidat à la présidence, qui reprend les arguments des partis à la gauche de la gauche socialiste : « Certes, l’Union européenne a garanti la paix aux marchés financiers, aux spéculateurs et aux profits bancaires […] Mais ne mène-t-elle pas une guerre contre les peuples qui la composent et leurs droits sociaux ? […] Dans ces conditions, autant lui accorder aussi le prix Nobel de littérature pour la qualité littéraire de ses traités. Le Comité Nobel mérite, quant à lui, le prix Nobel de l’humour noir. »
Présidente du FN, Marine Le Pen, humour en moins, pense pareil : « L’Union européenne est aujourd’hui le premier facteur de désunion et de montée des tensions entre les nations européennes, en organisant une concurrence féroce entre les peuples, en méprisant toute forme d’expression démocratique et en sacrifiant partout la prospérité sur le dogme de l’euro […] Les Grecs le savent déjà : l’Union européenne n’a pas encore de canons, mais ses divisions sont les puissances d’argent et les banques qui asservissent les peuples. » En récompensant « la guerre économique et sociale tous azimuts entre les peuples, qui ne peut conduire qu’à la guerre tout court [le comité Nobel] s’est discrédité à jamais. »
Quoiqu’on dise et quoiqu’on pense en France et bien au-delà, l’Europe, quelle qu’en soit la forme et le destin, est l’un des enjeux économiques et géopolitiques du XXIe siècle.
28. Patrick Modiano (2014)
Prix Nobel de Littérature pour « l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation. »
Une gerbe de citations en un Discours Nobel unique en son genre.
« Si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre l’écrit et l’oral, un romancier est plus doué pour l’écrit que pour l’oral. »3
Patrick MODIANO (né en 1945), Discours de réception du prix Nobel de littérature, Le Monde, 7 décembre 2014
« Un écrivain - ou tout au moins un romancier - a souvent des rapports difficiles avec la parole. »
« Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations. »
Modiano est connu pour ses interviews hachées, mais en ce jour unique dans la vie d’un auteur, soudain mis en lumière, il peut lire un discours naturellement bel et bien écrit qui nous donne quelques clés du personnage – au même titre que ses œuvres. Texte exceptionnel, mine de citations, autoportrait de l’auteur, anatomie d’un romancier, confidences émouvantes, il insiste sur le thème qui lui tient le plus à cœur, l’écriture romanesque dont il a fait son métier, sa vie, sa passion.
« Un romancier ne peut jamais être son lecteur. »
« C’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan. »
« Les livres se succèdent et les lecteurs parleront d’une « œuvre ». Mais vous aurez le sentiment qu’il ne s’agissait que d’une longue fuite en avant. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Discours de réception du prix Nobel de littérature, Le Monde, 7 décembre 2014
« Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l’intimité d’un écrivain et c’est là qu’il est au meilleur de lui-même et qu’il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite. »
« Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pénétré par ce qu’il doit écrire, et l’on peut craindre qu’il se fasse écraser quand il traverse une rue. »
« J’ai toujours envié les musiciens qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman. »
« Il y aura, chez le romancier, le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé Les Nocturnes de Chopin. »
« Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre […] un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Discours de réception du prix Nobel de littérature, Le Monde, 7 décembre 2014
Son « devoir de mémoire » s’est fixé dès son premier roman sur le Paris d’une guerre qu’il n’a pas vécu et qu’il va s’attacher à ressusciter inlassablement.
« Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq heures du soir et pendant lequel la moindre lumière aux fenêtres était interdite, cette ville semblait absente à elle-même. »
« Dans ce Paris de mauvais rêve, où l’on risquait d’être victime d’une dénonciation et d’une rafle à la sortie d’une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. »
« C’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-là n’a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres. »
« Grâce à la topographie d’une ville, c’est toute votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives. »
« À mesure que les années, passent, chaque quartier, chaque rue d’une ville, évoque un souvenir, une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. »
« Les réseaux sociaux entament la part d’intimité et de secret qui était encore notre bien jusqu’à une époque récente - le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et pouvait être un grand thème romanesque. »
Un demi-siècle d’écriture « intensive » résumée chronologiquement en quelques titres.
« Tout cela, c’était notre jeunesse, le matin profond que nous ne retrouverons jamais plus. »
Patrick MODIANO (né en 1945), La Place de l’Étoile (1968)
Ici commence sa quête autobiographique au travers de la mémoire.
C’est son premier roman, sitôt honoré par le Prix Fénéon et le Prix Roger-Nimier qui récompensent un jeune auteur de 23 ans. Vu le contexte de l’époque, ce langage et ce discours nouveaux ont pu sembler bienvenus. On a même évoqué les accents d’une douloureuse rébellion célinienne…
« On lui reprochait de prendre parti à une époque où la plupart des gens se « vautraient dans l’attentisme ». »
Patrick MODIANO (né en 1945), Les Boulevards de ceinture (1972)
Le narrateur part à la recherche de son père. Le voici dans un village, en bordure de la forêt de Fontainebleau, du temps de l’occupation allemande, au milieu d’individus troubles. Qui est ce père ? Trafiquant ? Juif traqué ? Pourquoi se trouve-t-il parmi ces gens ? Jusqu’au bout le narrateur poursuivra ce père fantomatique. Avec tendresse.
Après La Ronde de nuit (1969), ce troisième roman obtient le Grand prix du roman de l’Académie française et termine sa « trilogie de l’Occupation ».
La consécration fut rapide, jusqu’au Graal de la littérature française, le Goncourt.
« Le Goncourt, c’est un peu comme l’élection de Miss France. Sans avenir. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Livre Hebdo, septembre 2003
Entre l’absence du père et les tournées de sa mère comédienne, l’auteur a vécu une adolescence mouvementée dans des pensionnats. Sa première chance fut le poète et romancier Raymond Queneau, ami de la famille. Il lui donne des cours et l’aide à passer ses examens, mais il abandonne définitivement ses études l’année suivante.
Il publie son premier article en 1966 dans la revue Le Crapouillot, dont il a rencontré l’année précédente les créateurs au café de Flore. Son mentor Raymond Queneau continue de soutenir ses ambitions littéraires et l’invite régulièrement dans des soirées éditoriales chez Gallimard. C’est dans cette maison d’édition qu’il publia son premier roman, La Place de l’étoile. Et la suite… En novembre 1978, la consécration lui vient avec son sixième roman, Rue des Boutiques obscures : au mi-temps de sa carrière toujours à suivre, creusant toujours le même sillon mémoriel d’un temps qu’il n’a pas vécu.
« Pourquoi certaines choses du passé surgissent-elles avec une précision photographique ? »
Patrick MODIANO (né en 1945), Rue des boutiques obscures (1978)
Obsession du passé, point fort et originalité de toute son œuvre, thème obsessionnel décliné à l’infini avec une précision d’entomologiste, un souci du détail poussé à l’extrême de sa sensibilité vive.
« Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. »
« Jusque-là, tout m’a semblé si chaotique, si morcelé… Des lambeaux, des bribes de quelque chose, me revenaient brusquement au fil de mes recherches… Mais après tout, c’est peut-être ça, une vie… »
« Dans la vie, ce n’est pas l’avenir qui compte, c’est le passé. »
« Comme ce serait étrange si les enfants connaissaient leurs parents tels qu’ils étaient avant leur naissance, quand ils n’étaient pas encore des parents mais tout simplement eux-mêmes. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Une jeunesse (1981)
Dans un Paris où ils sont livrés à eux-mêmes, deux très jeunes gens, Odile et Louis, font l› « apprentissage de la ville » et d’une vie de hasards, d’expériences et d’aventures. Ils ont pour eux l’innocence et croisent des individus singuliers, émouvants, parfois peu recommandables qui les entraînent dans des chemins de traverse. Mais si trouble et chaotique que soit un début de vie, il se métamorphose, avec le temps, en un beau souvenir de jeunesse que les deux héros sont désormais seuls à partager, quand s’achève leur jeunesse.
« Personne ne répond jamais aux questions qui vous tiennent à cœur. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Quartier perdu (1985)
Un dimanche de juillet, Ambrose Guise arrive à Paris. Personne. Sauf les statues. Une ville fantôme après un bombardement et l’exode de ses habitants. Auteur de romans policiers anglais, il vient rencontrer son éditeur japonais. Il va profiter de ce voyage pour élucider les mystères de son passé, du temps où il était français et s’appelait Jean Dekker, il y a vingt ans. Il fait surgir dans un Paris crépusculaire, halluciné, des lieux étranges : une chambre secrète rue de Courcelles, en face d’une pagode ; un grand rez-de-chaussée donnant sur un jardin, place de l’Alma… Tout un quartier perdu de la mémoire est ainsi revisité, et délivre le secret de ses charmes, et de ses sortilèges.
« Un jour les aînés ne sont plus là. Et il faut malheureusement se résoudre à vivre avec ses contemporains. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Vestiaire de l’enfance (1989)
Jean Moreno, alias Jimmy Sarrano, est écrivain en exil, « du côté de Tetouan, de Gibraltar ou d’Algesiras ». Est- ce Tanger ? Est-ce une ville réelle ? Le Français expatrié écrit un feuilleton pour Radio Mundial, « Les aventures de Louis XVII », narrant la vie du Dauphin de France devenu planteur à la Jamaïque… Vertige de l’uchronie ! Dans cette cité écrasée de chaleur et par moments désertée, il rencontre Marie dans un café. Jeune femme insaisissable et touchante qui fait naître en lui une réminiscence. Est-ce l’enfant qu’il a connu jadis à Paris, la fille de Marie-Rose, la Petite Bijou (qu’on retrouvera en 2012, héroïne-titre d’un prochain roman) ? La mémoire du narrateur renaît malgré lui, alors qu’il est lui-même surveillé par un étrange « chauffeur ».
« Je pense à Dora Bruder. Je me dis que sa fugue n’était pas aussi simple que la mienne une vingtaine d’années plus tard, dans un monde redevenu inoffensif. Cette ville de décembre 1941, son couvre-feu, ses soldats, sa police, tout lui était hostile et voulait sa perte. A seize ans, elle avait le monde entier contre elle, sans qu’elle sache pourquoi. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Dora Bruder (1997)
« J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps - tout ce qui vous souille et vous détruit - n’auront pas pu lui voler. »
« Dans mon souvenir, ce quartier de la Chapelle m’apparaît aujourd’hui tout en lignes de fuite à cause des voies ferrées, de la proximité de la gare du Nord, du fracas des rames de métro qui passaient très vite au-dessus de ma tête… Personne ne devait se fixer longtemps par ici. Un carrefour où chacun partait de son côté, aux quatre points cardinaux. »
« Et pourtant, sous cette couche épaisse d’amnésie, on sentait bien quelque chose, de temps en temps, un écho lointain, étouffé, mais on aurait été incapable de dire quoi, précisément. »
« On vous classe dans des catégories bizarres dont vous n’avez jamais entendu parler et qui ne correspondent pas à ce que vous êtes réellement. On vous convoque. On vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi. »
« En ce qui concerne le passage dans le nouveau millénaire, c’est comme de franchir une frontière en fraude pour déboucher dans un pays inconnu, sans avoir de carte de séjour. »
Patrick MODIANO (né en 1945), cité par le Dictionnaire de la langue française au mot « passage »
Le « bug de l’an 2000 » sérieusement ressenti par un auteur particulièrement sensible au temps et au monde comme il va, ou ne va pas…
« Moi non plus je ne me suis jamais senti au diapason de rien. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Accident nocturne (2003)
Peu avant ses 21 ans, le narrateur, aujourd’hui bien plus âgé, fut victime d’un accident Place des Pyramides, renversé par une Fiat vert d’eau, conduite par une jeune femme, Jacqueline Beausergent. En état de choc, il croît reconnaître en cette femme une personne qu’il a rencontrée, beaucoup plus tôt. Ses souvenirs se mêlent et il associe étrangement cet événement à un accident antérieur dont il ne lui reste que des détails confus. S’il retrouve cette femme, le narrateur a le sentiment qu’il apprendra quelque chose qui changera le cours de sa vie.
L’évocation de cette période et de celle qui a précédé l’accident nous plonge dans un univers étrange où la précision extrême des lieux traversés contraste avec la confusion chronologique :
« Le passé est définitivement révolu sans que je sache très bien dans quel présent je vis. »
Les personnages rencontrés demeurent énigmatiques. Rien ne se détache nettement de la frontière entre le rêve et la réalité, comme si le narrateur était en permanence sous l’emprise de l’éther avec lequel on l’endort par deux reprises. »
Récit très littéraire, mais proche de l’enquête policière, où l’auteur joue mieux que jamais avec son lecteur, au risque de le perdre parfois.
« En février 1957, j’ai perdu mon frère… À part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Un pedigree (2005)
Entre l’absence de son père et les tournées de sa mère comédienne, Patrick Modiano fut très complice de son frère Rudy, mort à dix ans des suites d’une leucémie. Il lui rendra de nombreux hommages dans ses romans. Celui-ci est d’une forme particulière :
« J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Les événements que j’évoquerai jusqu’à ma vingt et unième année, je les ai vécus en transparence - ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie. »
« Il est difficile d’avoir de la lucidité sur ce qu’on écrit. La répétition vient peut-être du fait que je suis travaillé par une période de ma vie qui revient sans arrêt dans ma tête. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Magazine Madame Figaro, 9 novembre 2012
Autre remarque, comme l’ombre d’un regret sur le passé qui n’est plus ou qui n’a jamais été, dans son cas :
« La poésie, sa brièveté, sa fulgurance, c’est le domaine de la jeunesse. Le roman, c’est lourd, suffocant, ce n’est pas fait pour l’impétuosité de la jeunesse. »
Modiano ne sera jamais Rimbaud, mais la jeunesse de l’enfant terrible fut littéralement dramatique et sa fin de vie tragique. Alors que Modiano fait une carrière exemplaire – avec (ou malgré) la double reconnaissance de ses pairs et du public.
« Je n’écris pas pour parler de moi ou essayer de me comprendre. Il n’y a aucun désir d’introspection. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Télérama, 2 février 2014
Cette précision n’est pas superflue pour le lecteur pressé qui peut se lasser de l’omniprésence de l’auteur dans son œuvre. Autres remarques :
« La psychanalyse ressemble parfois à un roman policier. »
« Il faut trancher dans le vif comme le chirurgien, être assez froid vis-à-vis de son propre texte pour le corriger, supprimer, alléger. »
« Les événements n’ont pas d’intérêt en eux-mêmes, mais ils sont comme réverbérés par l’imaginaire et la rêverie. »
Et qu’importe, au final…
« Le livre n’appartient plus à celui qui l’a écrit, mais à ceux qui le lisent. »
« Je crois que pour faire une œuvre littéraire, il faut tout simplement rêver sa vie – un rêve où la mémoire et l’imagination se confondent. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Entretien Gallimard, octobre 2014
2014, l’année des confidences toujours bienvenues pour un lectorat fidèle et pour tous les amateurs de Littérature française :
« Il ne faut jamais éclaircir le mystère. De toute façon, un écrivain ne le pourrait pas. Et même s’il cherche à l’éclaircir de manière méticuleuse, il ne fait que le renforcer. Samuel Beckett disait de Proust qu’il ne faisait pratiquement rien d’autre que d’expliquer ses personnages : Les expliquant, il épaissit leur mystère. »
« J’ai souvent l’impression que le livre que je viens de finir n’est pas content, qu’il me rejette parce que je ne l’ai pas abouti. »
« Il est difficile d’avoir de la lucidité sur ce qu’on écrit. La répétition vient peut-être du fait que je suis travaillé par une période de ma vie qui revient sans arrêt dans ma tête… »
« … De là à dire que Modiano écrit toujours le même livre… On l’a dit, mais si ce livre plaît par son originalité… »
« On finit par oublier les détails de notre vie qui nous gênent ou qui sont trop douloureux. Il suffit de faire la planche et de se laisser doucement flotter sur les eaux profondes, en fermant les yeux. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (2014)
L’auteur met en scène un écrivain, Jean Daragane. Il reçoit un coup de téléphone d’un inconnu voulant lui rendre son carnet d’adresse. Ils conviennent d’un rendez-vous. Mais cet homme et les gens qui l’accompagnent provoquent chez le narrateur un sentiment d’inquiétude semblable à celui qu’il a pu éprouver enfant. Commence alors une enquête dans laquelle passé et présent se confondent de nouveau. On retrouve cet art de la mémoire si cher à Modiano qui fait ressurgir des destins insaisissables dans un Paris hanté par l’occupation.
« La danseuse arrivait, le matin, à sept heures quarante-cinq, gare du Nord. Ensuite le métro jusqu’à la place de Clichy. Le bâtiment du studio Wacker était vétuste. Au rez-de-chaussée, une dizaine de pianos d’occasion, rangés en désordre comme dans un dépôt. Aux étages, une sorte de cantine avec un bar et les studios de danse. Elle prenait des cours avec Boris Kniaseff, un Russe que l’on considérait comme l’un des meilleurs professeurs… Une odeur particulière de vieux bois, de lavande et de sueur. »
Patrick MODIANO (né en 1945), La Danseuse (2023)
Fidèle à son éditeur (Gallimard) et à lui-même, dans ce roman de 100 pages qui s’ouvre dans l’atmosphère d’un Paris qu’il ne reconnaît plus, dans le milieu des années 1960, avec un narrateur qui lui ressemble comme un frère : trajectoires parallèles de cette jeune danseuse et de cet apprenti écrivain qui se sauvent des fantômes du passé, des mauvaises fréquentations, de la violence, pour aller vers la lumière, grâce à la discipline, l’une de la danse et l’autre de l’écriture. Il se demande à la fin ce que sont devenus tous ces gens dont il a les noms dans des agendas.
Et pour la première fois, il affirme que ces gens n’appartiennent pas au passé, mais à un présent éternel. Texte salué par la critique unanime, sous le charme de Modiano.
« Il arrive aussi qu’un écrivain du XXIe siècle se sente, par moments, prisonnier de son temps et que la lecture des grands romanciers du XIXe siècle – Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski – lui inspire une certaine nostalgie. »
Patrick MODIANO (né en 1945), Discours de réception du prix Nobel de littérature, Le Monde, 7 décembre 2014
Revenons une dernière fois sur ce texte indispensable pour qui veut entrer dans l’intimité de l’auteur, avant, après ou pendant sa lecture…
Sa réflexion sur l’histoire et l’avenir de la littérature peut se résumer en deux phrases valant citations :
« Le temps s’est accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence entre les grands massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les œuvres discontinues et morcelées d’aujourd’hui »… (mais)
« Je suis persuadé que les écrivains du futur assureront la relève comme l’a fait chaque génération depuis Homère… » Dont acte.
Laissons le mot de la fin à un auteur qui sut si bien entraîner ses lecteurs dans un dédale romanesque nourri par son immense culture (maintes fois prouvée) et sa mythomanie (avouée).
« Un artiste n’est pas nécessairement plus sensible qu’un amateur, et l’est souvent moins qu’une jeune fille ; il l’est autrement. »
André MALRAUX (1901-1976), Les Voix du Silence (1951)
Cette citation s’applique particulièrement bien à Modiano, l’un des romanciers vivants les plus aimés pour cette sensibilité vive qui exorcise les fantômes de son passé et illumine les souvenirs de son enfance, au fil d’un longue et belle carrière d’une trentaine de romans, couronnée d’un vrai succès public et critique, reconnu par un prix Nobel de Littérature.
29. Esther Duflo (2019)
Prix Nobel d’économie avec ses collègues Américains Abhijit Banerjee (son mari né en Inde) et Michael Kremer (son confrère professeur à Harvard), récompensant « leur nouvelle approche expérimentale pour obtenir des réponses fiables sur la meilleure façon de réduire la pauvreté dans le monde. »
« Plus on aide les gens, plus ils sont aptes à sortir de la trappe à pauvreté. »4
Esther DUFLO (née en 1972), entretien au Monde, propos recueillis par Antoine Reverchon et Laurence Caramel, 4 janvier 2020
Tel est le principe de la microfinance (et du microcrédit) résumé en quelques mots.
Esther Duflo décrit sa méthode de travail comme « vraiment micro. Mes projets portent toujours sur une question simple, épurée, qui a trait à la réaction des gens dans un contexte précis. »
Sous l’impulsion de son groupe de recherche, ce genre de méthode se répand dans les agences d’aide au développement et à la Banque mondiale. Mais la réalité est complexe et elle ne le sait que trop bien.
La lauréate du prix Nobel d’économie 2019 explique la méthode expérimentale qu’elle pratique avec ses deux colauréats depuis quinze ans et qui a révolutionné la façon de faire de l’économie. Loin des théories, une expérience pratique ou plutôt une infinité d’expériences.
Dix ans avant, elle s’en expliquait avec l’économiste Jacques Attali, fondateur de PlaNet Finance, association à but non lucratif dont la mission est de « lutter contre la pauvreté par le développement de la microfinance ». La Revue des Deux-Mondes a repris cet échange de propos qui prenait le temps de tout dire.
« Les initiatives individuelles, aussi loin vont-elles, que ce soit dans les domaines de l’école ou de la santé, ne peuvent devenir le seul pilier de la lutte contre la pauvreté ni se substituer à un effort collectif qui viendrait de l’État ou même de la communauté internationale. Il n’y a pas une recette miracle, ni d’approche globale. Nous avons besoin d’une combinaison d’outils parce que la pauvreté a énormément de facettes et d’incarnations et de ce fait, énormément de types de réponses, qui vont de l’infrastructure routière à des services sociaux de qualité en passant par la microfinance. »
Esther DUFLO (née en 1972), Revue des Deux mondes, 16 octobre 2019
Réponse à LA question toujours d’actualité – avec les vagues d’immigration et le réchauffement climatique touchant d’abord les pays pauvres : « Quels sont ou seraient nos meilleurs atouts pour répondre au défi du développement, ces trois milliards d’hommes et de femmes qui vivront en 2050 avec moins d’un dollar par jour ? »
« Que ce soit dans les pays pauvres ou dans les pays riches, quand les gens se trouvent dans des situations de pauvreté, on constate qu’ils ont les mêmes problèmes et les mêmes atouts … Tout d’un coup, il n’y a plus d’avenir, plus d’opportunité. L’objectif, que cela vienne du monde associatif ou de la politique, c’est de leur rouvrir des opportunités. Et quand on arrive à le faire, on réinitie un cercle vertueux. Pour cela, il faut trouver des approches créatives, savoir penser à « l’extérieur de la boîte ». Mais aussi avoir la capacité d’accepter qu’on s’est trompé pour revenir en arrière. »
Esther DUFLO (née en 1972), Revue des Deux mondes, 16 octobre 2019
Économiste assurément « de gauche » par sa famille, son parcours personnel et scientifique, agissant « sur le terrain » et toujours pragmatique, elle pense que les politiques tentées dans les pays pauvres peuvent se transposer : « Si on adaptait ces principes à la politique sociale des pays riches, on aurait la capacité d’apporter des réponses, non pas à la crise financière, qui est circonscrite au terrain financier, mais à ceux qui sont touchés par la crise. »
Sa méthode consiste en l’étude d’une question limitée et précise, avec comparaison entre un groupe témoin et un groupe d’expérience, tirés au hasard. Ces essais randomisés (et contrôlés) sont classiques en biologie, mais rares en économie. Ils sont devenus plus courants, en partie sous l’impulsion d’Esther Duflo, pionnière en la matière.
Deux reproches leur sont faits : ils coûtent souvent plus qu’ils ne rapportent et ils ne permettent d’évaluer que des micro-interventions, laissant de côté les politiques fiscales, commerciales ou sectorielles qui affectent les structures de l’économie.
« La question de l’impact de la microfinance, à savoir le crédit mais aussi aujourd’hui l’assurance et l’épargne, est complexe : les institutions de microfinance veulent aider les populations pauvres et des femmes défavorisées ; mais, par souci de rentabilité, elles vont plutôt voir des gens qui ne sont pas les plus pauvres des pauvres. »
Esther DUFLO (née en 1972), Revue des Deux mondes, 16 octobre 2019
Même réflexe que dans les pays riches. Malheureusement, le cas des pays pauvres est toujours plus grave, au niveau sociétal aussi bien qu’économique.
« Un microcrédit sur huit attribué à une femme conduit au démarrage d’une entreprise qui n’aurait pas existé autrement ; elles accèdent à l’achat de biens durables, comme une télévision ou un vélo. Pour l’instant, on ne voit pas véritablement de transformation de la position de la femme dans la famille, de l’accès à l’éducation, des dépenses de santé… »
Facteur positif : les femmes sont entrepreneurs « de fait »… « Mais on confond trop facilement le fait d’avoir une entreprise et d’avoir l’esprit d’entreprise… Quand quelqu’un a une entreprise « par défaut », il y a moins de chance qu’elle dépasse le stade où elle vivote, ce qui est le cas pour 90 % de ces petites activités, et devienne une entreprise qui va créer des emplois… Cela ne veut pas dire que le microcrédit n’est pas utile pour cette entreprise, mais son impact sera relativement limité tant que l’entreprise ne se développe pas. »
Reste un autre point positif à signaler : « Dans 98% des cas, les gens font face, et on les voit se discipliner pour rembourser. » Cela contredit certaines idées reçues…
« La prémisse selon laquelle tous les gens qui empruntent du microcrédit vont s’en servir pour commencer un petit business formidable et sortir de la pauvreté, cela est faux. Parce que ce n’est pas ce que veulent la plupart des gens, ils veulent simplement un vrai travail et de la sécurité. »
Esther DUFLO (née en 1972), Conférence à la Faculté des sciences économiques et de gestion (FSEG) à Strasbourg, 5 avril 2018
On y traite des « pièges à pauvreté » et d’après ses résultats encourageants, elle concède quand même que disposer d’un crédit ne suffit pas à se lancer dans l’entrepreneuriat.
Autre problème, les économistes français Arthur Jatteau et Agnès Labrousse ont démontré que les méthodes randomisées ne sont applicables qu’à des mesures d’aide simples et le coût des études est élevé. Il serait possible de dispenser cette aide à l’ensemble de la population avec le même budget si l’on ne faisait pas l’étude. Par ailleurs, ce type de méthode ne donne aucune explication au niveau macroéconomique, ni même sur les questions microéconomiques d’importance.
« Que la politique publique dans les pays en voie de développement et dans les pays développés soit fondée sur les analyses de ce qui a marché ou pas, qu’on sache tirer les leçons de l’expérience pour ne pas passer d’une « mode » à l’autre sans en avoir tiré les enseignements. »
Esther DUFLO (née en 1972), Revue des Deux mondes, 16 octobre 2019
Telle est sa conclusion pragmatique à l’image de la gauche dont elle se réclame, pionnière du développement d’un certain type d’expériences de terrain, associée à la fameuse « révolution de la crédibilité » - définie comme un affermissement des conclusions des travaux de recherche en science économique sur la base d’une amélioration des protocoles de recherche et de l’accroissement des données traitables, tournant empirique de l’économie.
Impossible de ne pas penser au Docteur Schweitzer (Nobel de médecine) et à son action sur le terrain, en l’occurrence son hôpital de Lambaréné (Gabon).
30. Annie Ernaux (2022)
Prix Nobel de Littérature pour « le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle. »
Très juste définition de son art d’écrire, plongée chronologique dans l’auto-analyse d’une œuvre très égocentrée et hyper féminine.
« Ça suffit d’être une vicieuse, une cachottière, une fille poisseuse et lourde vis-à-vis des copines de classe, légères, libres, pures de leur existence… Fallait encore que je me mette à mépriser mes parents. Tous les péchés, tous les vices. Personne ne pense mal de son père ou de sa mère. Il n’y a que moi. »5
Annie ERNAUX (née en 1940), Les Armoires vides (1974)
Premier roman déjà édité par la grande maison Gallimard, comme les 27 titres qui suivront (hormis L’Autre fille et L’Atelier noir). Un ton âpre, pulpeux (bientôt abandonné), rendant compte d’une déchirure sociale qui restera fondatrice de toute son œuvre.
Elle est née à Lillebonne en Normandie, où elle a passé sa jeunesse. Ses parents, petits commerçants, tenaient un café-épicerie. Elle a fait des études supérieures à Rouen, Bordeaux, Grenoble. Elle a enseigné en région parisienne et réussi une belle carrière littéraire.
Dans ce premier roman, Annie Ernaux écrit du point de vue de l’étudiante de lettres modernes qu’elle fut. Le récit se déroule durant l’attente de l’avortement subi en 1964. L’héroïne du roman se remémore son enfance et son adolescence.
On retrouve certains des thèmes à venir, comme l’importance de la figure de la mère (Une femme) et du père (La Place). Avec le tiraillement entre deux milieux sociaux, celui de ses parents et le milieu bourgeois devenu le sien. D’où un mélange de honte, de mépris, et d’amour pour sa famille, sentiments déjà omniprésents dans ce roman d’ « écriture cathartique » (Thomas Hunkeler).
« Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’ « émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée. Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. »
Annie ERNAUX (née en 1940), La Place (1983). Prix Renaudot
« Roman à caractère autobiographique » annonce l’éditeur Gallimard. Elle y parle essentiellement de son père.
« Il n’est jamais entré dans un musée, il ne lisait que Paris Normandie et se servait toujours de son Opinel [couteau de poche] pour manger. Ouvrier devenu petit commerçant, il espérait que sa fille, grâce aux études, serait mieux que lui. » Cette fille refuse l’oubli des origines. Elle retrace la vie et la mort l’homme qui avait conquis sa petite « place au soleil » et dévoile la distance, douloureuse, survenue entre elle, étudiante, et ce père aimé qui lui disait toujours : « Les livres, la musique, c’est bon pour toi. Moi je n’en ai pas besoin pour vivre. »
« J’écris lentement. En m’efforçant de révéler la trame significative d’une vie dans un ensemble de faits et de choix… »
Annie ERNAUX (née en 1940), La Place (1983). Prix Renaudot
Ce récit apparemment dépouillé de tout sentiment possède une dimension universelle. Cependant que l’auteur se regarde écrire comme elle le fera désormais clairement : « J’écris lentement. En m’efforçant de révéler la trame significative d’une vie dans un ensemble de faits et de choix, j’ai l’impression de perdre au fur et à mesure la figure particulière de mon père. L’épure tend à prendre toute la place, l’idée à courir toute seule. Si au contraire je laisse glisser les images du souvenir, je le revois tel qu’il était, son rire, sa démarche, il me conduit par la main à la foire et les manèges me terrifient, tous les signes d’une condition partagée avec d’autres me deviennent indifférents. À chaque fois, je m’arrache au piège de l’individuel. »
Elle ajoute, avec ce souci extrême du détail qui caractérise son œuvre et son personnage…
« Naturellement, aucun bonheur d’écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. »
Annie ERNAUX (née en 1940), La Place (1983). Prix Renaudot
Et de préciser encore dans le même texte : « Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d’une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi. »
C’est à partir de ce quatrième livre qu’elle trouve son style et aborde l’auto-socio-biographie. Elle délaisse tout l’appareil fictionnel, tous les voiles ou toute imagination, et choisit de dénuder son écriture pour coller au réel : « Comment l’atteindre [la vérité] ? Ça a été la question cruciale en écrivant La Place. Si le mot avait été davantage répandu, on m’aurait située dans l’autofiction. Pour parler de mon père, de sa trajectoire sociale, ça ne marchait pas, la seule écriture juste m’a paru être le refus de toute fiction et ce que j’ai appelé ensuite l’auto-sociobiographie, parce que je me fonde presque toujours sur un rapport de soi à la réalité sociohistorique. »
« À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. »
Annie ERNAUX (née en 1940), Passion simple (1992)
Voici un condensé minutieux de l’amour-passion au féminin, avec la part nécessairement douloureuse. C’est de nouveau un roman autobiographique relatant une passion interdite entre l’héroïne et un homme marié, A., homme d’affaires étranger originaire des pays de l’Est.
La critique est partagée, mais le livre se vend à 200 000 exemplaires, bientôt traduit dans toute l’Europe, aux États-Unis et au Japon, puis adapté au théâtre, au cinéma. Annie Ernaux relatera la même expérience amoureuse, mais de façon plus personnelle et détaillée, dans le cadre de son journal intime en 2001 (Se perdre). Signalons au passage cette écriture si féminine, mais pas du tout féministe.
« J’ai toujours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable. Mais quelle honte pourrait m’apporter l’écriture d’un livre qui soit à la hauteur de ce que j’ai éprouvé dans ma douzième année. »
Annie ERNAUX (née en 1940), La Honte (1997)
Ce nouveau roman autobiographique commence ainsi : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi. » La suite est consacrée à ce qui a mené à cet évènement - l’application d’Annie et de ses parents à grimper l’échelle sociale pour être des gens comme il faut - et ce qui en a découlé. Les larmes, d’abord, l’incompréhension ensuite. « Tout était devenu artificiel. » Puis la honte, et la sensation d’indignité.
N’ayant jamais encore écrit à propos de cet évènement, elle se replonge dans cette année, tiraillée entre l’éducation religieuse - sa mère assidue à l’église locale, son école privée avec les enseignantes réprouvant tout film ou livre susceptibles d’éloigner les élèves du bon chemin - et l’envie d’ailleurs - les cartes postales que la petite fille dédie à des personnes imaginaires, le voyage en autocar avec son père et d’autres commerçants de la ville, les multiples discriminations dues à leur pauvreté. Tout cela nourrit la honte ressentie, une honte « devenue un mode de vie pour moi. À la limite, je ne la percevais même plus, elle était dans le corps même. » Illégitimité de classe caractérisée jusqu’à la caricature et pourtant si authentique !
« C’est justement parce qu’aucune interdiction ne pèse plus sur l’avortement que je peux, écartant le sens collectif et les formules nécessairement simplifiées imposées par la lutte des années soixante-dix - « violence faite aux femmes, etc. » - affronter, dans sa réalité, cet événement inoubliable. »
Annie ERNAUX (née en 1940), L’Événement (2000)
L’occasion d’un banal examen dans un cabinet médical replonge la narratrice plus de trente ans en arrière, au moment de son avortement clandestin. Souvenir lointain, mais événement indélébile. À la fois égarée et démunie, la jeune femme a caché sa grossesse deux mois durant, à ses parents comme à ses amis proches, cherché désespérément une « faiseuse d’anges ». La narratrice trouvera à Paris l’infirmière clandestine qui lui plongera dans le sexe la sonde nécessaire. Et c’est à Rouen, dans sa chambre d’étudiante, en compagnie de sa voisine, qu’elle se retrouvera comme perdue, « assise sur le lit, avec le fœtus entre les jambes » : vraie scène de « sacrifice ». Pour la narratrice, il faut « entraîner l’interlocuteur dans la vision effarée du réel ».
Récit autobiographique terrifiant et sensible, à valeur d’exorcisme, raconté dans la simplicité violente et cruelle des faits, L’Événement rappelle une société engoncée dans ses principes, ses tabous et ses préjugés de classe, en même temps qu’il révèle un événement vécu comme une initiation.
« Qu’est-ce qu’aimer un homme ? Qu’il soit là, et faire l’amour, rêver, et il revient, il fait l’amour. Tout n’est qu’attente. »
Annie ERNAUX (née en 1940), Se perdre (2001)
Retranscription du journal intime d’Annie Ernaux qui vivait alors une passion avec un diplomate russe et marié rencontré lors d’un voyage en Russie, déjà exposée sous forme de récit autobiographique dans Passion simple (1992). Outre la quarantaine de rencontres sexuelles avec cet amant, elle expose tous les sentiments qui l’agitent, faits d’attente, de souffrances, de rêves et de fantasmes sur cette relation aliénante et sans avenir.
Démarche d’entomologiste, étude sans fin du « moi », souci extrême du détail.
« Sans doute, la plus grande souffrance, comme le plus grand bonheur, vient de l’Autre. »
Annie ERNAUX (née en 1940), L’Occupation (2002)
C’est une femme qui raconte, en même temps qu’elle se raconte. Tragédie banale s’il en est, son amant, W., l’a quittée. Enfin presque quittée. Ils continuent de se voir, tandis que W. réserve désormais sa passion et son sexe à une inconnue, professeur d’histoire à l’université de Paris III. Pourquoi écrire, qu’écrire alors ? Sans doute, et la narratrice le reconnaît elle-même, les mots ont-ils une vocation cathartique, qui permet de réduire en l’exprimant le trop-plein de la jalousie qui ronge les derniers souvenirs, promesse d’un avenir non tenu.
S’ensuit une pathétique fuite en avant pour retrouver la trace de l’Autre femme et apaiser la douleur de ne pas savoir. Ne pas savoir son nom, ne pas savoir ce qu’elle est ni à quoi, au juste, elle ressemble… Masochisme féminin poussé au comble de l’art d’écrire.
« L’écriture est suspension pour moi de toutes les sensations autres que celles qu’elle fait naître, qu’elle travaille. »
Annie ERNAUX (née en 1940), L’Usage de la photo (2005)
« La chanson est expansion dans le passé, la photo finitude. La chanson est le sentiment heureux du temps, la photo son tragique. J’ai souvent pensé qu’on pourrait raconter toute sa vie seulement avec des chansons et des photos. »
« Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. »
Annie ERNAUX (née en 1940), Les Années (2008)
Elle évoque souvenirs personnels et histoire collective, abordant ainsi « l’autobiographie collective » dans ce livre qui dépeint l’histoire sociale et culturelle de la France, des années 1940 aux années 2000. Vertige existentiel propre à nombre d’auteurs et artistes, chacun l’exprimant naturellement à sa manière :
Jadis… « On avait le temps de désirer les choses, la trousse en plastique, les chaussures à semelles de crêpe, la montre en or. Leur possession ne décevait pas. »
Désormais… « L’arrivée de plus en plus rapide des choses faisaient reculer le passé. Les gens ne s’intéressaient pas sur leur utilité, ils avaient simplement envie de les avoir et souffraient de ne pas gagner assez d’argent pour se les payer immédiatement. »
« La recherche du temps perdu passait par le Web. […] La mémoire était devenue inépuisable, mais la profondeur du temps […] avait disparu. On était dans un présent infini. »
« L’anomie gagnait. La déréalisation du langage grandissait, comme un signe de distinction intellectuelle. Compétitivité, précarité, employabilité, flexibilité faisaient rage. »
« Le discours du plaisir gagnait tout. Il fallait jouir en lisant, écrivant, prenant son bain, déféquant. C’était la finalité des activités humaines. »
« D’après l’état civil tu es ma sœur. Tu portes le même patronyme que le mien, mon nom de « jeune fille », Duchesne (…) Mais tu n’es pas ma sœur, tu ne l’as jamais été. Nous n’avons pas joué, mangé, dormi ensemble. Je ne t’ai jamais touchée, embrassée. Je ne connais pas la couleur de tes yeux. Je ne t’ai jamais vue. »
Annie ERNAUX (née en 1940), L’Autre Fille (2011)
Elle entend sa mère parler à bas bruit d’une autre petite fille qu’elle a eue avant elle, morte à six ans de la diphtérie. C’est ainsi qu’elle apprend l’existence d’une sœur, l’autre fille. Le récit est une réflexion sur sa place dans cette famille qui a quelque part effacée cette petite fille.
« Nous choisissons nos objets et nos lieux de mémoire ou plutôt l’air du temps décide de ce dont il vaut la peine qu’on se souvienne. Les écrivains, les artistes, les cinéastes participent de l’élaboration de cette mémoire. Les hypermarchés, fréquentés grosso modo cinquante fois l’an par la majorité des gens depuis une quarantaine d’années en France, commencent seulement à figurer parmi les lieux dignes de représentation. »
Annie ERNAUX (née en 1940), Regarde les lumières mon amour (2014)
Journal « extime » (opposé à intime), constitué de fragments de micro-événements observés dans les lieux publics, ici les hypermarchés, source de mille et une observations quotidiennes.
« Les femmes et les hommes politiques, les journalistes, les ‘experts’, tous ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans un hypermarché ne connaissent pas la réalité sociale de la France d’aujourd’hui. »
« Faire les courses à deux pour la première fois signe les prémices d’une vie commune. C’est accorder les goûts, les budgets, déjà faire couple autour de la nourriture, ce besoin premier. Proposer à un homme ou une femme d’aller ensemble au supermarché n’a rien à voir avec l’inviter au cinéma ou au café boire un verre. Pas d’esbroufe séductrice, pas de tricherie possible. Est-ce que tu aimes le roquefort ? Le reblochon ? Celui-là, c’est du fermier. Si on se faisait un poulet rôti ? »
« Moins on a d’argent et plus les courses réclament un temps minutieux, sans faille. Plus de temps. Faire la liste du nécessaire. Cocher sur le catalogue des promos les meilleures affaires. C’est un travail économique incompté, obsédant, qui occupe entièrement des milliers de femmes et d’hommes. Le début de la richesse - de la légèreté de la richesse - peut se mesurer à ceci : se servir dans un rayon de produits alimentaires sans regarder le prix avant. L’humiliation infligée par les marchandises. Elles sont trop chères, donc je ne vaux rien. »
« Mardi 18 décembre, après-midi. Foule dense dès l’entrée dans le centre commercial. Un bourdonnement immense où la musique perce faiblement. Sur le tapis roulant, sous la verrière, on monte vers les guirlandes et les illuminations qui pendent comme des colliers de pierres précieuses. La jeune femme qui est devant moi avec une petite fille en poussette lève la tête, sourit. Elle se penche vers l’enfant ‘Regarde les lumières mon amour !’ »
« J’ai voulu l’oublier cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue. »
Annie ERNAUX (née en 1940), Mémoire de fille (2016)
Elle replonge dans l’été 1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie de S dans l’Orne. Nuit initiatique dont l’onde de choc s’est propagée violemment dans son corps et sur son existence durant deux années.
S’appuyant sur des images indélébiles de sa mémoire, des photos et des lettres écrites à ses amies, elle interroge cette fille qu’elle a été dans un va-et-vient implacable entre hier et aujourd’hui : incessant va-et-vient entre passé et présent qui dresse le portrait d’une jeune femme en devenir, voyage dans les tréfonds de la mémoire.
« Que je sois la seule à me rappeler, comme je le crois, m’enchante. Comme d’un pouvoir souverain. Une supériorité définitive sur eux, les autres de l’été 58, qui m’a été léguée par la honte de mes désirs, de mes rêves insensés dans les rues de Rouen, du sang tari à dix-huit ans comme celui d’une vieille. La grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte. »
Annie ERNAUX (née en 1940), Mémoire de fille (2016)
Gratter où ça fait mal, une forme de féminisme, un avatar de la lutte de classe, de la plus ou moins grande légitimité à être (femme) : « Chaque jour et partout dans le monde, il y a des hommes en cercle autour d’une femme, prêts à lui jeter la pierre. »
L’écrivaine qu’elle se sent être malgré tout, tous et elle-même, s’obstine, s’interroge et se répond :
« Mais à quoi bon écrire si ce n’est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d’une idée préconçue ni d’une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre - à supporter - ce qui arrive et qu’on a fait. » Et la conclusion…
« Au fond, il n’y a que deux sortes de littérature, celle qui représente et celle qui cherche, aucune ne vaut plus que l’autre, sauf pour celui qui choisit de s’adonner à l’une plutôt qu’à l’autre. »
Annie ERNAUX (née en 1940), Mémoire de fille (2016)
Mot de la fin provisoire. Mais… « C’est l’absence de sens de ce que l’on vit au moment où on le vit qui multiplie les possibilités d’écriture. »
Le prix Nobel de Littérature lui a donné raison, mettant en lumière ce trajet très personnel et faussement secret, diffusé à des millions d’exemplaires en France et dans le monde. Paradoxe finalement heureux pour celle qui affirmait : « Écrire, c’est d’abord ne pas être vu. »
« Il n’y a pas que le bonheur qui rend heureux. »
Annie ERNAUX (née en 1940), Bouillon de culture, 2 février 2001
Émission culte de France 2, animée par Bernard Pivot qui tirait le meilleur de ses invités. Ainsi, cet aveu d’Annie Ernaux qui venait d’écrire Se perdre, retranscription de son journal intime relatant sa passion malheureuse avec un diplomate russe. Une part de masochisme (banal ou extraordinaire). Et cette vérité corollaire : « Dans la passion, c’est le rêve qui compte. »
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