Parole, c’est historique !
Punchline : anglicisme désignant une phrase portant un message fort ou choc (Wikipédia).
En VO : “The final phrase or sentence of a joke or story, providing the humour or some other crucial element.” (Oxford Languages)
Absent du Larousse de la langue française, le mot figure dans le dictionnaire bilingue français/anglais : il est traduit sous le terme de « fin (d’une plaisanterie) ». Il s’applique à une réplique (en anglais : line) comique et percutante (en anglais : punchy), constituant la « chute » d’une histoire drôle ou d’un dialogue de comédie.
On peut finalement traduire par « mot choc ».
Quoiqu’il en soit, la chose existe bien avant le mot !
En exagérant à peine, disons que l’esprit gaulois a inventé la punchline. Elle s’est diversifiée au Moyen Âge, s’adaptant à maintes circonstances politiques, militaires, sociales, avant de devenir un moyen d’expression très français, sous la Renaissance. Chaque période en a usé, la Révolution est en cela exemplaire, qui rebondit de punchline en punchline héroïques. L’Empire continue sur cette lancée, mais toute l’histoire contemporaine se complaît dans ce genre de joute verbale dont les Républiques usent et abusent.
Au final, une bonne moitié de l’Histoire en (3500) citations se joue en punchline.
Cet édito en huit épisodes vous en donne un échantillon au 1/10eme.
Sur le podium des punchlineurs, on retrouve les trois auteurs-acteurs les plus cités : Napoléon, de Gaulle, Hugo. Clemenceau se présente en outsider surdoué sous la Troisième, avec Gambetta dans un autre style. Invités surprise, Louis XVIII et Napoléon III, pour leur humour en situation. Nos derniers présidents arrivent en bonne place, sous la Cinquième : humour franchouillard et décomplexé de Chirac, franc-parler popu et brutalité viscérale de Sarkozy.
Enfin, « le peuple » se trouve au rendez-vous de tous les mouvements de fronde, de révolte ou de contestation, en chansons et slogans le plus souvent anonymes, héros majeur sous la Révolution, acteur talentueux de Mai 68.
Peut-on définir les punchlines à la française, malgré leur extrême diversité ?
Ce sont souvent des mots brefs, empruntés à l’Histoire en (1000) tweets, dans le « Bonus » de notre site. Certains mots « jokers » sont réutilisables à volonté, d’autres étant devenus proverbes.
L’humour, l’ironie sont des atouts majeurs, y compris dans les moments dramatiques. Le ton souvent agressif, menaçant, tueur, cynique, se fait bienveillant, optimiste et philosophique au siècle des Lumières.
Les punchlines relèvent de toutes les formes historiques : discours, appel, proclamation, correspondance, mot de la fin, poème, loi, pamphlet, slogan, chant et chanson, devise, dicton, titre dans la presse à partir du XIXe siècle.
L’improvisation dans le feu de l’action alterne avec la réflexion. Les meilleurs mots sont « en situation » : révolte, révolution, guerre, ou discours à la tribune, chef militaire parlant à ses troupes.
En résumé, c’est l’Histoire plus vivante que jamais qui vous parle de la condition humaine.
Toutes ces punchlines sont tirées de l’Histoire en citations et apparaissent dans le même ordre chronologique, avec leurs commentaires plus ou moins détaillés.
VII. Cinquième République sous de Gaulle. (1958-1969)
« Un des caractères essentiels de la Constitution de la Cinquième République, c’est qu’elle donne une tête à l’État. »2932
Charles de GAULLE (1890-1970), Conférence de presse, 20 septembre 1962. Les Grands Textes de la pratique institutionnelle de la Ve République (1992), Documentation française
C’est cette autorité qui a tant manqué à la précédente République et qui est indispensable pour régler « les trois affaires qui dominent notre situation : l’Algérie, l’équilibre financier et économique, la réforme de l’État », dira de Gaulle à la radio, peu de temps après son arrivée au pouvoir en 1958. Il y aura quasi-identification entre cette République et cette tête, aussi longtemps que de Gaulle en sera le président. Ensuite et au-delà des institutions, le général demeure une référence.
« Que vienne la paix des braves et je suis sûr que les haines iront en s’effaçant. »2981
Charles de GAULLE (1890-1970), Conférence de presse à l’hôtel Matignon, 23 octobre 1958. 1958, le retour de De Gaulle (1998), René Rémond
« Qu’est-ce à dire ? Simplement ceci : que ceux qui ont ouvert le feu le cessent et qu’ils retournent sans humiliation à leur famille et à leur travail ! »
Le Front de Libération nationale (FLN) a affirmé le 25 septembre sa volonté de négociations politiques aussi bien que militaires et deux mois plus tard, il crée le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). De Gaulle posera bientôt comme seule condition aux négociations de laisser le « couteau au vestiaire ». Mais la paix des braves, sur le terrain comme dans un traité, est encore loin d’être conclue.
« L’Algérie de papa est morte. Si on ne le comprend pas, on mourra avec elle. »2984
Charles de GAULLE (1890-1970), Déclaration à Pierre Laffont, directeur de L’Écho d’Oran, 29 avril 1959. Algérie 1962, la guerre est finie (2002), Jean Lacouture
Mais que sera l’Algérie de l’avenir ? Le président est trop pragmatique, l’Algérie trop déchirée par la guerre et les événements trop incertains pour que soit fixée une ligne politique ! De Gaulle attend la mi-septembre pour lancer le mot, l’idée d’« autodétermination », d’où trois solutions possibles : sécession pure et simple, francisation complète dans l’égalité des droits, « de Dunkerque à Tamanrasset », ou gouvernement des Algériens par les Algériens en union étroite avec la France. En France, la droite qui veut l’Algérie française commence à se diviser ; en Algérie, le GPRA veut des négociations préalables et l’armée va vivre bien des déchirements.
« Non, il n’est pas chaud, le contingent. Pour tout dire, il n’a pas d’allant. Il est même buté comme un âne. »2985
Michel COURNOT (1922-2007), L’Express (1959). Les Parachutistes (2006), Gilles Perrault
Il donne l’état d’esprit d’un jeune soldat dans la Casbah d’Alger, alors que la pacification est un préalable à toute négociation, donc un devoir de l’armée. C’est dire la sympathie que ce journaliste (très) intellectuel de gauche éprouve pour « le contingent » : « Le contingent a écouté, et il n’est pas convaincu. Il ne se sent pas tellement chaud pour défendre la liberté en allant au-delà des mers tirer à coups de canon sur des gaillards en espadrilles… »
« Les peuples sont en train de demander la culture, alors qu’ils ne savent pas ce que c’est. »2959
André MALRAUX (1901-1976), ministre de la Culture, Assemblée nationale, 27 octobre 1966. La Culture et le rossignol (1970), Marie-Claire Gousseau
Présentant le budget de ce ministère créé pour lui par de Gaulle, il note ce « fait extrêmement mystérieux [qui] se produit aujourd’hui dans le monde entier ».
Mais les crédits restent dérisoires face aux ambitions d’une culture de masse digne de ce nom. Comme le dira Jacques Duhamel passant plus tard du ministère de l’Agriculture à celui de la Culture : « Ce sont les mêmes chiffres, mais les uns sont libellés en nouveaux francs, alors que les autres le sont en anciens francs » - autrement dit, cent fois inférieurs.
« Je puis vous assurer que la Loire continuera à couler dans son lit. »2986
Charles de GAULLE (1890-1970), Aux maires du Loiret, à Orléans, mai 1959. De Gaulle parle : des institutions, de l’Algérie, de l’armée, des affaires étrangères, de la Communauté, de l’économie et des questions sociales (1962), André Passeron
Mot qualifié d’« infrahistorique » par son biographe Jean Lacouture. De Gaulle, pour être lui-même, a besoin de circonstances exceptionnelles et tout président de la République doit prononcer « au quotidien » d’innombrables discours sur tout et sur rien. Dans le même esprit, à Fécamp : « Je salue Fécamp, port de mer et qui entend le rester » et à Lyon : « Lyon n’a jamais été aussi lyonnaise. » Faut-il rappeler le mot d’un autre général également promu président et souvent plus inspiré, face aux inondations catastrophiques à Toulouse : « Que d’eau, que d’eau ! »
« Oui, c’est l’Europe depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, toutes ces vieilles terres où naquit, où fleurit la civilisation moderne, c’est toute l’Europe qui décidera du destin du monde. »2987
Charles de GAULLE (1890-1970), Discours de Strasbourg, 23 novembre 1959. De Gaulle et l’Europe (1963), Roger Massip
De Gaulle, en plus de l’Algérie, va présider sur tous les fronts et affronter tous les problème. L’Europe est une question toujours en suspense au XXIe siècle. Le discours de Strasbourg reste prophétique. L’Europe a vécu la réunification de l’Allemagne et la réconciliation entre les deux pays jadis ennemis, devenus alliés. Plus globalement, la guerre froide et le communisme dans sa version soviétique appartiennent à un passé révolu. De sorte que l’idée de « maison commune » européenne et de cette Europe « de l’Atlantique à l’Oural » ne relève plus de l’utopie.
Mais de quelle Europe s’agit-il ? Un an plus tôt, de Gaulle écrit à Paul Reynaud : « Vous savez qu’à mon sens, on peut voir l’Europe et peut-être la faire de deux façons : l’intégration par le supranational, ou la coopération des États et des nations. C’est à la deuxième que j’adhère. » Trois ans plus tard, il précise sans ambiguïté.
« Il ne peut pas y avoir d’autre Europe que celle des États. »3009
Charles de GAULLE (1890-1970), Conférence de presse, 15 mai 1962. Discours et messages, volume III (1970), Charles de Gaulle
Et pour preuve : « Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l’Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment Italien, Allemand et Français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et s’ils avaient pensé, écrit en quelque esperanto ou volapük intégré ».
Du coup, les membres du gouvernement appartenant au MRP, parti très européen, démissionnent, Pierre Pflimlin en tête, Robert Buron à sa suite. Remplacés par des Indépendants.
« Le vieux franc français, si souvent mutilé à mesure de nos vicissitudes, nous voulons qu’il reprenne une substance conforme au respect qui lui est dû. »2988
Charles de GAULLE (1890-1970), Discours sur la politique de rigueur, 28 décembre 1958, annonçant la création d’un nouveau franc, le 1er janvier 1960. De Gaulle vous parle (1967), Charles de Gaulle
Autre problème majeur : inflation, dévaluation de la monnaie, crises monétaires. La création du nouveau franc 1960, valant 100 francs anciens, a été annoncée un an plus tôt. Si le mot « rigueur » n’apparaît pas dans le discours, il le définit bien.
L’opération « franc lourd » cause un choc psychologique et lie avec habileté l’avenir de la monnaie et le prestige international du pays, dans le cadre d’une nouvelle politique économique et financière rendant la France plus compétitive en Europe. Antoine Pinay, ministre des Finances et des Affaires économiques jouissant d’un immense prestige auprès du Français moyen, va cependant démissionner en janvier 1960, pour cause de désaccord avec le chef de l’État (sur la CEE, Communauté économique européenne créée en 1957, origine de l’actuelle UE, Union européenne).
Le vieux franc français était né le 5 décembre 1360, en pleine guerre de Cent Ans. Quarante ans après sa création, le (nouveau) franc s’effacera devant la monnaie européenne, l’euro, nouvel enjeu économique et stratégique, pari globalement réussi.
« Je m’adresse à la France. Eh bien, mon cher et vieux pays, nous voici donc ensemble encore une fois, face à une nouvelle épreuve. »2989
Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 29 janvier 1960. De Gaulle (1964), François Mauriac
Omniprésent sur tous les fronts, le président excelle toujours dans la communication directe avec la France et les Français. Cette fois, le général s’est mis en tenue militaire, pour traiter du drame national.
La semaine des Barricades a commencé à Alger, le 24 janvier. La population de souche métropolitaine refuse l’idée d’autodétermination lancée par de Gaulle et s’oppose au renvoi du général Massu – qui a affirmé dans un journal allemand que l’armée était pour l’Algérie française.
« Hourra pour la France ! Depuis ce matin, elle est plus forte et plus fière. »2991
Charles de GAULLE (1890-1970), Télégramme, 13 février 1960. De Gaulle : le souverain, 1959-1970 (1986), Jean Lacouture
Première explosion de la bombe A(tomique) française à Reggane (Sahara). Soucieux d’indépendance militaire, le général se refuse à la « docilité atlantique » et veut doter le pays des « moyens modernes de la dissuasion ».
La France entre ainsi dans le club encore très fermé des puissances atomiques. Elle refusera de signer le traité de Moscou du 3 août 1963, sur la non-prolifération nucléaire. Le 28 août 1968, c’est l’explosion de la première bombe H (à hydrogène) dans le Pacifique.
« Il faut qu’avant d’entrer dans la salle [des négociations] on ait déposé son couteau. »2993
Charles de GAULLE (1890-1970), 6 septembre 1960. De Gaulle (1972), André Passeron
Le « couteau au vestiaire » devient le préalable de toute négociation. Mais l’on continue de se battre en Algérie, tandis qu’en France, intellectuels et syndicalistes manifestent pour la paix en Algérie.
« L’OAS frappe où elle veut, quand elle veut, comme elle veut. »2998
Slogan de la nouvelle « Organisation Armée secrète ». L’OAS et la fin de la guerre d’Algérie (1985), M’Hamed Yousfi
Premiers tracts lancés début février 1961.
L’armée fait son métier en Algérie, avec 400 000 hommes qui se battent sur le terrain. La pacification progresse (excepté dans les Aurès), mais c’est quand même « mission impossible » : le terrorisme fait rage et le FLN multiplie les attentats.
Les Européens d’Algérie vivent aussi dans la terreur de la négociation qui conduira inévitablement à l’indépendance. L’OAS, choisissant la politique du désespoir, recourt également aux attentats. Ainsi, le maire d’Évian, Camille Blanc, tué par une charge de plastic le 31 mars, assassiné uniquement parce que sa ville est choisie pour accueillir les négociations. Cela n’infléchit en rien la politique du président.
« Ce qui est grave dans cette affaire, Messieurs, c’est qu’elle n’est pas sérieuse. »3000
Charles de GAULLE (1890-1970), Conseil des ministres extraordinaire, réuni à 17 heures, le 22 avril 1961. La Fronde des généraux (1961), Jacques Fauvet, Jean Planchais
La population d’Alger a été réveillée à 7 heures du matin, par ce message lu à la radio : « L’armée a pris le contrôle de l’Algérie et du Sahara. » Les généraux rebelles font arrêter le délégué général du gouvernement, et un certain nombre d’autorités civiles et militaires. Quelques régiments se rallient aux rebelles. La population européenne, qui se sent abandonnée par la métropole, est avec eux. Mais de Gaulle semble serein, devant ses ministres.
Le directoire militaire a quand même pris le pouvoir à Alger. Les ralliements se multiplient derrière les quatre généraux, Challe, Zeller, Jouhaud et Salan, qui dénoncent la « trahison » du général de Gaulle et font le serment de « garder l’Algérie pour que nos morts ne soient pas morts pour rien ».
Les insurgés tiennent Oran, Constantine le lendemain. Le coup d’État semble réussi. De Gaulle reparaît et va trouver les mots qui tuent.
« Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques. »3001
Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 23 avril 1961. Algérie 1962, la guerre est finie (2002), Jean Lacouture
Revêtu de sa tenue de général, c’est le de Gaulle des grandes heures : « Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens soient employés pour barrer partout la route à ces hommes-là, en attendant de les réduire. » Il demande que s’applique l’article 16 de la Constitution (pouvoirs spéciaux) : c’est une « dictature républicaine », justifiée par la situation.
Tous les bidasses entendent cette voix de la France sur leur transistor. Le contingent refuse de suivre le quarteron de généraux ovationnés par les pieds-noirs sur le Forum d’Alger, entre les cris « Algérie française » et « de Gaulle au poteau ! » Mais le vent tourne. Challe se livre le 26, suivi par Zeller. Salan et Jouhaud continuent dans la clandestinité, l’OAS résiste encore : combat d’hommes désespérés, d’autant plus dangereux.
« Il va peser lourd le oui que je demande à chacune et à chacun de vous ! »3005
Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 26 mars 1962. Les Accords d’Évian, le référendum et la résistance algérienne (1962), Maurice Allais
Le général, comme à son habitude dans les grands moments, en appelle à la population. Il donne les résultats des négociations d’Évian, proclame le cessez-le-feu et annonce le prochain référendum : « Il faut maintenant que s’expriment très haut l’approbation et la confiance nationale. »
Le 8 avril, plus de 90 % des Français approuveront les accords d’Évian (signés le 18 mars). Le oui des Algériens consultés le 2 est encore plus massif. Le 3, la France reconnaît l’indépendance de l’Algérie et Ben Bella devient président de la République. Juridiquement, la guerre est finie.
La vie politique française sera marquée par les séquelles de cette guerre non déclarée qui a éclaté le 1er novembre 1954 et mobilisé deux millions de jeunes Français du contingent. On parlerait aujourd’hui de « génération sacrifiée ». Bilan : 25 000 tués chez les soldats français, 2 000 morts de la Légion étrangère, un millier de disparus et 1 300 soldats morts des suites de leurs blessures. Environ 270 000 musulmans algériens sont morts, sur une population de dix millions d’habitants. Et deux millions de musulmans déportés en camps de regroupement.
La valise ou le cercueil.3006
FLN, écrit sur des petits cercueils postés aux pieds-noirs. De Gaulle ou l’éternel défi : 56 témoignages (1988), Jean Lacouture, Roland Mehl, Jean Labib
Au printemps 1946, le PPA (Parti du peuple algérien luttant pour l’indépendance) diffusait déjà le slogan à Constantine, sur des tracts glissés dans les boîtes aux lettres.
Mais c’est au printemps 1962, à Alger, à Oran, que les attentats sont les plus nombreux, une charge de plastic pouvant faire plus de cent morts et blessés ! Le FLN déclenche également à la mi-avril une série d’enlèvements, pour lutter contre l’OAS toujours active dans le maquis. Mais ses membres sont protégés, en centre-ville, et les victimes sont surtout les colons isolés dans les bleds, les harkis, les habitants des banlieues. La découverte de charniers augmente la peur des petits blancs. L’exode s’accélère : il y aura beaucoup de valises, et de cercueils aussi, à l’issue de cette guerre de huit ans.
« La guerre ne s’est pas terminée dans de bonnes conditions, mais c’étaient les seules conditions possibles. »3007
Paul REYNAUD (1878-1966), fin avril 1962. Vie politique sous la Cinquième République (1981), Jacques Chapsal
À l’occasion du déjeuner de la presse anglo-saxonne dont il est l’hôte d’honneur. Cet homme politique très actif sous la Troisième et la Quatrième Républiques a rompu cette année avec de Gaulle.
Le 8 avril, plus de 90 % des Français ont approuvé par référendum les accords d’Évian du 18 mars. Juridiquement, la guerre est finie et le 3 juillet, la France reconnaît l’indépendance de l’Algérie. Mais politiquement, bien des drames vont encore se jouer. Certains jours de printemps, à Alger, à Oran, les attentats font plus de cent morts.
L’exode vers la métropole sera plus massif que prévu et dans des conditions plus pénibles : on attendait 350 000 rapatriés en cinq ans, ils seront 700 000 en quatre mois.
« Aujourd’hui ou demain, envers et contre tous, le traître de Gaulle sera abattu comme un chien enragé. »3010
Tract CNR (nouveau Conseil national de la résistance, créé par l’OAS) reçu par tous les députés, après l’attentat du Petit-Clamart, août 1962. Chronique des années soixante (1990), Michel Winock
C’est encore une retombée de la guerre d’Algérie, aux conséquences importantes et surtout inattendues. Au soir du 22 août, de Gaulle échappe par miracle à l’attentat au carrefour du Petit-Clamart, près de l’aéroport militaire de Villacoublay. Sa DS 19 est criblée de 150 balles et seul le sang-froid du chauffeur, accélérant malgré les pneus crevés, sauve la vie au général et à Mme de Gaulle.
Condamné à mort par la Cour militaire de justice, le lieutenant-colonel Bastien-Thiry, chef du commando et partisan de l’Algérie française, est fusillé le 11 mars 1963 – dernier cas en France.
Dès le lendemain de l’attentat, de Gaulle profite de l’émotion des Français pour faire passer une réforme qui lui tient à cœur : l’élection du président au suffrage universel. S’il devait mourir, cela donnerait plus de poids à son successeur, et plus de légitimité. Tous les partis sont contre, sauf le parti gaulliste (UNR) et une minorité d’indépendants (Giscard d’Estaing en tête). Le seul précédent historique est fâcheux : Louis-Napoléon Bonaparte, élu du suffrage universel, transforma vite ce coup d’essai en coup d’État. De Gaulle annonce un référendum pour le 28 octobre.
« Vous avez scellé la condamnation du régime désastreux des partis. »3014
Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 7 novembre 1962. La Vie politique sous la Ve République (1981), Jacques Chapsal
Le président de la République prend acte du « oui » et se satisfait d’un taux d’approbation plutôt moyen à son référendum. Sans faire de la politique-fiction, il serait sans doute très supérieur aujourd’hui : les Français se sont approprié cette élection de leur président au suffrage universel.
De Gaulle présente son bilan : « La nation est maintenant en plein essor, les caisses remplies, le franc plus fort qu’il ne le fut jamais, la décolonisation achevée, le drame algérien terminé, l’armée rentrée tout entière dans la discipline, le prestige français replacé au plus haut dans l’univers, bref tout danger immédiat écarté et la situation de la France bien établie au-dedans et au-dehors. »
Dans l’élan, il annonce les prochaines élections des 18 et 25 novembre. C’est un triomphe : 233 membres sur 482 sièges à l’Assemblée pour l’UNR. Aucun parti en France n’a fait un tel score, depuis la Libération. Entre les deux tours, de Gaulle dit en Conseil des ministres : « J’ai déclaré la guerre aux partis. Je me garde bien de déclarer la guerre aux chefs des partis. Les partis sont irrécupérables. Mais les chefs de partis ne demandent qu’à être récupérés… Il leur suffit de récupérer un portefeuille. »
« La télévision, c’est le gouvernement dans la salle à manger de chaque Français. »2955
Alain PEYREFITTE (1925-1999). La Télévision et ses promesses (1960), André Brincourt
Parole du ministre de l’Information. C’est un mot qui date ! On pourrait presque parler d’« Ancien régime ». Le même ministre précisera plus diplomatiquement l’année suivante que « Le JT n’est pas au gouvernement, mais au public. »
Les mass media, télé en tête, vont faire pour le pire et le meilleur la révolution culturelle des temps modernes. La « télécratie », fait de société aussi indiscutable que discuté, c’est d’abord le JT (Journal télévisé) devenu grand-messe (bi)quotidienne. C’est aussi 15 millions de spectateurs pour une pièce de théâtre le samedi soir, 4 milliards de spectateurs pour 475 films de cinéma diffusés (en 1982). Et plus de temps passé devant le petit écran qu’à l’école, par les enfants des années 1980. Au XXIe siècle, la multiplication des chaînes rend l’offre pléthorique, cependant que l’ordinateur et Internet changent la donne, en créant une collection de micro-médias et de réseaux à la fois décentralisés et interconnectés. Un autre monde naît ainsi.
« Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent. »3018
Edgar FAURE (1908-1988), à qui lui reprochait de souvent changer d’avis. Edgar Faure : le virtuose de la politique (2006), Raymond Krakovitch
Rallié à de Gaulle, trop heureux de retrouver des responsabilités, il est officieusement chargé de l’établissement des relations diplomatiques avec la Chine populaire en 1963 – mission réussie. Elles prendront effet le 27 janvier 1964. Raymond Cartier saluera l’événement : « L’initiative du général de Gaulle s’intègre dans un plan grandiose qu’il poursuit avec son goût du secret, son amour du risque, son sens des coups de théâtre et sa monumentale ténacité. C’est du réalignement du monde qu’il s’agit. »
Edgar Faure se retrouvera ministre de l’Agriculture en 1966. « C’est un trait de mon caractère, que le goût des honneurs et l’attachement aux titres. » Cette passion pour le pouvoir, revendiquée pendant quarante ans, pousse le député à être plusieurs fois ministre et même chef de gouvernement. Politiquement inclassable, sinon comme opportuniste, ses adversaires eux-mêmes apprécient son humour et ses élèves de Sciences Po auront à commenter un de ses aphorismes : « L’immobilisme est en marche et rien ne pourra l’arrêter. » L’homme ne se prend pas au sérieux, mais jusqu’à sa mort, il prendra très au sérieux ses fonctions et ses missions.
« Parlez-vous franglais ? »2958
René ÉTIEMBLE (1909-2002), titre d’un essai (1964)
Ce linguiste promeut le mondialisme littéraire comme traducteur, critique, directeur de collection et universitaire, encourageant les échanges avec les écrivains et intellectuels de tous les pays et l’accueil des étudiants étrangers.
Mais dans cet essai « best-seller » (n’en déplaise à son auteur), il lutte contre la colonisation langagière qui n’a pas fini de mettre en péril le français dans l’hexagone et la francophonie dans le monde. L’anglais, porte-parole de la civilisation anglo-saxonne, gagne irrésistiblement du terrain. Aurait-il approuvé notre définition de la punchline : mot choc ? En tout cas, son titre répond à cette définition.
« Le temps des croisades est terminé, celui de l’intelligence arrive. »3022
Jean-Jacques SERVAN-SCHREIBER (1924-2006), patron de L’Express, été 1964. L’Express (1994)
1965, année où les hebdos font peau neuve. L’Algérie avait monopolisé les énergies et mobilisé les esprits, donné matière aux journaux d’opinion et fait monter leurs tirages. JJSS, qui a créé L’Express en 1953 pour soutenir Mendès France, est le premier à comprendre qu’il faut une certaine dépolitisation, un appui des annonceurs publicitaires, des photos, des infos, du beau papier, de la quadrichromie, bref, tout ce qui fait le succès de Time, Newsweek ou Der Spiegel. L’hebdo de cet agitateur d’idées va gagner en grande diffusion, mais perdre en grandes signatures. Il se généralise de plus en plus, devenant le reflet des changements de la société française.
« Qu’est-ce que le gaullisme depuis qu’issu de l’insurrection il s’est emparé de la nation ? Un coup d’État de tous les jours. »3020
François MITTERRAND (1916-1996), Le Coup d’État permanent (1964)
Pamphlet signé du leader de la gauche socialiste, ministre du gouvernement Mendès France et fidèle opposant à de Gaulle (ayant voté contre son investiture, le 1er juin 1958). C’est aussi un écrivain : « Le gaullisme vit sans loi, il avance au flair. D’un coup d’État à l’autre, il prétend construire un État, ignorant qu’il n’a réussi qu’à sacraliser l’aventure. »
Le 24 avril 1964, dans un grand débat institutionnel à l’Assemblée, Mitterrand déclare que la responsabilité du gouvernement devant le Parlement étant vidée de substance, la Cinquième République est un régime de pouvoir personnel. Pompidou, Premier ministre, lui répond que l’opposition, en refusant de s’adapter aux institutions de la Cinquième, n’a aucun avenir.
Son temps venu, en mai 1981, l’inconditionnel adversaire du général s’accommodera fort bien de cette Constitution : « Les institutions n’étaient pas faites à mon intention. Mais elles sont bien faites pour moi. »
« Je ne vais pas mal. Mais rassurez-vous, un jour, je ne manquerai pas de mourir. »3021
Charles de GAULLE (1890-1970), Conférence de presse, 4 février 1965. De Gaulle : le souverain, 1959-1970 (1986), Jean Lacouture
Nul ne sait encore s’il sera candidat à sa propre succession, à la fin de l’année. Cette échéance présidentielle ravive l’intérêt du public pour la politique. À 74 ans, il assure, il rassure. Mais… « À la fin, il n’y a que la mort qui gagne », mot de Staline, souvent cité par de Gaulle.
« Le général de Gaulle se tient sous le regard du général de Gaulle qui l’observe, qui le juge, qui l’admire d’être si différent de tous les autres hommes. »2976
François MAURIAC (1885-1970), De Gaulle (1964)
Romancier témoin de son temps, redevenu un fervent gaulliste depuis 1958, sans être jamais du style « godillot », ni dans le fond, ni dans la forme : « Que de Gaulle se voie lui-même comme un personnage de Shakespeare et comme le héros d’une grande histoire, cela se manifeste clairement chaque fois (et c’est souvent) qu’il parle de lui à la troisième personne. » On doit à Mauriac l’une des plus originales définitions de l’homme en juin 1940 : « Un fou a dit « Moi, la France » et personne n’a ri parce que c’était vrai. »
« Si grand que soit le verre que l’on nous tend du dehors, nous préférons boire dans le nôtre, tout en trinquant aux alentours. »3023
Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 27 avril 1965. Le Général de Gaulle et la construction de l’Europe, 1940-1966 (1967), Edmond Jouve
Le président fait le bilan de son action sur ce thème qui lui tient particulièrement à cœur, l’indépendance nationale : « Le fait capital de ces sept dernières années, c’est que nous avons résisté aux sirènes de l’abandon et choisi l’indépendance. » En février 1966, la France reste membre du Pacte atlantique, mais se retire du dispositif militaire intégré (OTAN).
« Qui a jamais cru que le général de Gaulle, étant appelé à la barre, devrait se contenter d’inaugurer les chrysanthèmes ? »3024
Charles de GAULLE (1890-1970), conférence de presse, 9 septembre 1965. De Gaulle ou l’éternel défi : 56 témoignages (1988), Jean Lacouture, Roland Mehl, Jean Labib
Il réfute l’accusation de « pouvoir personnel » : le président de la République a seulement « pris personnellement les décisions qu’il lui incombait de prendre ». Sera-t-il candidat ? Il n’est pas encore entré en campagne, cependant qu’un fait constitutionnel change la vie politique en France : l’élection du président aura lieu pour la première fois au suffrage universel (suite à l’attentat du Petit-Clamart qui aurait pu être fatal à de Gaulle en 1962). Et « l’inauguration des chrysanthèmes » va devenir célèbre.
Le très sérieux Institut national de l’audiovisuel (INA) archive les « petites phrases », punchlines et autres mots choc, de Gaulle figurant en bonne place dans la rubrique, avec ses rendez-vous médiatiques entre improvisation et préparation.
« Contre le régime du pouvoir personnel, il faut recréer la république des citoyens. »3025
François MITTERRAND (1916-1996), Conférence de presse, 21 septembre 1965. L’Année politique, économique et sociale en France (1966)
Le leader socialiste a écrit Le Coup d’État permanent (1964) pour prouver que de Gaulle est un dictateur. Candidat d’une union de la gauche qui ne dit pas encore son nom, il se pose plus que jamais en opposant majeur du grand homme et fait campagne pour l’élection présidentielle, fixée aux 5 et 19 décembre 1965.
« Moi ou le chaos. »3026
Charles de GAULLE (1890-1970), résumé lapidaire de la déclaration du 4 novembre 1965. Histoire de la France au XXe siècle : 1958-1974 (1999), Serge Berstein, Pierre Milza
Le président annonce enfin sa candidature, disant qu’en cas d’échec « personne ne peut douter que [la république nouvelle] s’écroulera aussitôt et que la France devra subir, cette fois sans recours possible, une confusion de l’État plus désastreuse encore que celle qu’elle connut autrefois ». On reprochera au fondateur du régime de croire si peu à sa construction qu’elle tienne à ce point à un homme ! L’Express, contre de Gaulle candidat, titre : « De Gaulle à vie ? »
Sûr de son succès, il ne se donne pas la peine de courtiser la France, dédaignant son temps de parole à la radio et à la télévision, ne croyant pas les deux grands instituts de sondage (Ifop et Sofres) qui assurent que rien n’est gagné pour lui. Le suspense est à son comble – on doit à de Gaulle ce fait constitutionnel qui a changé la vie politique en France, l’élection du président au suffrage universel.
« Le Centre existe. »3027
Jean LECANUET (1920-1993), au premier tour des présidentielles, 5 décembre 1965. La Mêlée présidentielle (2007), Michel Winock
Divine surprise : même sans le très populaire Antoine Pinay, le centre, avec ce nouveau leader, obtient près de 16 % des voix. Mitterrand qui rassemble les gauches fait 32 %. Trois autres candidats ont dispersé les voix de droite : Jean-Louis Tixier-Vignancour (extrême droite), Pierre Marcilhacy (centre-droit), Marcel Barbu (sans étiquette). De Gaulle, avec 45 %, se retrouve en ballottage. Furieux, mais logiquement réélu au second tour.
« Autant qu’à l’école, les masses ont droit au théâtre, au musée. Il faut faire pour la culture ce que Jules Ferry faisait pour l’instruction. »3031
André MALRAUX (1901-1976), Discours à l’Assemblée nationale, 27 octobre 1966. André Malraux, une vie dans le siècle (1973), Jean Lacouture
De Gaulle a créé le ministère de la Culture pour Malraux. Leur dialogue au sommet, que seule la mort interrompra, est l’une des rencontres du siècle, saluée par François Mauriac : « Ce qu’ils ont en commun, c’est ce qu’il faut de folie à l’accomplissement d’un grand destin, et ce qu’il y faut en même temps de soumission au réel. »
Ministre des Affaires culturelles de 1958 à 1968, chaque automne, lors de la discussion du budget, Malraux enchante députés et sénateurs par des interventions communément qualifiées d’éblouissantes sur les crédits de son département – en fait notoirement insuffisants au regard des ambitions proclamées pour une véritable culture de masse. Il faudra attendre l’arrivée de la gauche au pouvoir pour que ce ministère frôle le 1 % du budget de l’État.
Malraux définit ici la mission des maisons de la Culture implantées dans les villes moyennes, lieux de rencontre, de création, de vie, chargées de donner à chacun les « clés du trésor ». Ce rêve de démocratie culturelle est toujours actuel, à la fois vital et irréalisable.
« La politique de la France ne se fait pas à la corbeille. »3032
Charles de GAULLE (1890-1970), conférence de presse, 28 octobre 1966. Histoire de la France au XXe siècle : 1958-1974 (1999), Serge Berstein, Pierre Milza
Réponse un peu courte à la question : « Monsieur le président, à quoi attribuez-vous la baisse de la Bourse, alors qu’on dit que l’économie va bien ? — Je dirai un mot de la Bourse, puisque vous m’en parlez. En 1962, elle était exagérément bonne, en 1966, elle est exagérément mauvaise. Monsieur, vous savez, la politique de la France ne se fait pas à la corbeille. »
La France, reconstruite après la guerre et devenue société de consommation, vit sans complexe le miracle économique des Vingt Glorieuses (expression plus juste que les Trente Glorieuses). Ce qu’on appellera aussi la plus grande épopée pacifique de la France : de 1954 à 1974, très précisément entre la fin de la reconstruction et le début de la crise pétrolière, le pouvoir d’achat des Français est multiplié par 2, la richesse nationale (PIB, produit intérieur brut) par 3.
Dans le même esprit, mais en d’autres circonstances et sur un autre ton, Édith Cresson, première femme Premier ministre (de Mitterrand) dira en 1991 : « La Bourse, j’en ai rien à cirer. »
« “Oui” à la majorité, “mais” avec la ferme volonté de peser sur ses orientations. »3033
Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), conférence de presse, 10 janvier 1967. Chronique des années soixante (1990), Michel Winock
Le fameux « Oui, mais… » précise le rôle des républicains indépendants (35 députés) au sein de la majorité, à l’occasion des élections législatives de mars 1967. « Notre mais n’est pas une contradiction, mais une addition […] dans trois directions : celle d’un fonctionnement plus libéral des institutions, celle de la mise en œuvre d’une véritable politique économique et sociale moderne, celle de la construction de l’Europe. »
« On ne gouverne pas avec des « mais ». »3034
Charles de GAULLE (1890-1970), Riposte à Valéry Giscard d’Estaing, Conseil des ministres, 11 janvier 1967. Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, n° 170 (1971)
La majorité sortante sera reconduite à l’Assemblée, mais d’extrême justesse, grâce aux voix d’outre-mer. Pompidou reste Premier ministre. Et le gouvernement va gouverner sans « mais », sans débats parlementaires, par ordonnances en matière économique et sociale (création de l’ANPE, intéressement des travailleurs, réforme de la Sécurité sociale). Les motions de censure déposées n’y peuvent rien, la majorité est soudée, même si Giscard d’Estaing dénonce « l’exercice solitaire du pouvoir » et critique son successeur aux Finances, Michel Debré.
« Tant qu’il y aura des dictatures, je n’aurai pas le cœur à critiquer une démocratie. »3035
Jean ROSTAND (1894-1977), Inquiétudes d’un biologiste (1967)
Au-delà de débats politiques et constitutionnels parfois partisans, ce grand savant sait replacer nos querelles franco-françaises à leur niveau.
« Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec libre ! »3036
Charles de GAULLE (1890-1970), Discours de Montréal, 25 juillet 1967. De Gaulle, volume III (1986), Jean Lacouture
L’orateur enchaîne et termine par : « Vive le Canada français et vive la France ! » Le monde entier est ébahi. Et Pompidou, Premier ministre, dira du discours : « Celui-là, il ne me l’avait pas montré ! »
De Gaulle répondra, pour se justifier : « Il fallait bien que je parle aux Français du Canada. Nos rois les avaient abandonnés » – allusion à cette Nouvelle-France découverte sous François Ier, colonisée depuis Henri IV, avant que Louis XV ne cède les « quelques arpents de neige » du Canada à l’Angleterre (en 1763).
Il n’empêche, cette harangue déclenche une crise entre le Canada et la France, qui semble soutenir les indépendantistes québécois.
« Les Juifs […] étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur. »3037
Charles de GAULLE (1890-1970), conférence de presse, 27 novembre 1967. De Gaulle, volume III (1986), Jean Lacouture
La guerre des Six Jours a commencé à l’aube du 5 juin 1967 : attaque des Israéliens, fulgurante ; défaite des Arabes, humiliante. En France, l’opinion publique est divisée, au-delà des traditionnels clivages gauche-droite. La majorité gaulliste renâcle, les intellectuels de gauche sont crucifiés : militants de la cause arabe et de l’anticolonialisme, ils ne peuvent trahir la solidarité sacrée avec le peuple juif victime du génocide et avec le petit État d’Israël.
En préface au numéro spécial des Temps modernes préparé sur le conflit israélo-arabe depuis plus d’un an et qui sort en juillet 1967, Jean-Paul Sartre qui est encore le maître à penser d’une génération et prend position tranchée sur presque tout, avoue : « Déchirés, nous n’osons rien faire et rien dire. »
« L’année 1968, je la salue avec sérénité. »3038
Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 31 décembre 1967. Année politique (1968)
Les vœux de l’Élysée sont de tradition, en fin d’année. Cependant, l’année 1968 va ébranler le régime et la société, mais également le Président, sans doute trop âgé pour ce genre d’épreuve.
« Quand la France s’ennuie. »3039
Pierre VIANSSON-PONTÉ (1920-1979), titre de son article, Le Monde, 15 mars 1968
(Inspiré du mot de Lamartine en 1839, député sous la Monarchie de Juillet : « La France est une nation qui s’ennuie. »)
La France est calme. Les conflits sociaux sont isolés. Seul, le monde étudiant s’agite un peu partout dans le monde, en ce printemps 1968, de Tokyo à Mexico et de Berlin à Berkeley – aux USA, la contestation est surtout dirigée contre la guerre du Vietnam, dès avril 1967.
À Paris, tout commence par Nanterre, donc en banlieue. Cette université créée en 1964 se voulait modèle, mais le campus ouvert aux émigrés des alentours tourne au bidonville. Après diverses manifestations contre la réforme (signée Fouchet, ministre de l’Intérieur), le 22 mars, des étudiants révolutionnaires occupent la tour du bâtiment de l’administration.
Métro-boulot-dodo.2949
Pierre BÉARN (1902-2004), Couleurs d’usine, poèmes (1951)
L’expression est empruntée à ce poème publié chez Seghers. Une strophe décrivait ainsi la monotonie quotidienne du travail en usine : « Au déboulé garçon pointe ton numéro / Pour gagner ainsi le salaire / D’un énorme jour utilitaire / Métro, boulot, bistrot, mégots, dodo, zéro. »
Le texte, tiré à 2 000 exemplaires au théâtre de l’Odéon, est distribué à la foule des étudiants. Quelques meneurs d’opinion vont expurger le dernier vers de trois mots pouvant être mal interprétés : bistrot, mégots, zéro. Reste la trilogie qui va enrichir les graffiti peints sur les murs de Paris, résumant le cercle infernal propre à des millions de travailleurs : « Métro, boulot, dodo ». On rêve forcément d’une autre vie. C’est l’une des raisons de l’explosion sociale de Mai 68. Autres slogans de même inspiration : On ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance - J’emmerde la société, mais elle me le rend bien.
« Jour J [3 mai] et heure H [16 h 50], embarquement des étudiants de la Sorbonne. »3041
Maurice GRIMAUD (1913-2009), En mai, fais ce qu’il te plaît (1977)
Préfet de police de Paris en mai 1968, selon lui tout commence alors. Un meeting de protestation est prévu dans la cour du plus célèbre bâtiment universitaire de Paris, au cœur du Quartier latin : contre la convocation devant le conseil de discipline de l’université de Nanterre des meneurs du 22 mars, dont Cohn-Bendit.
La police, appelée par le recteur, intervient pour empêcher le meeting et évacue les lieux sans faire le détail : 500 personnes embarquées, manifestants et meneurs mêlés aux badauds et curieux. La nouvelle se répand. 2 000 manifestants accourent au Quartier latin. Des lycéens, des étudiants découvrent l’ivresse de la violence. Et c’est le scénario qui va devenir classique : pavés, cocktails Molotov, grenades lacrymogènes, matraques.
Bilan officiel du 3 mai : 805 blessés dont 345 parmi les forces de police. Le bilan officieux est plus accablant.
« Le gouvernement a perdu le contrôle de ses facultés. »3042
Le Canard enchaîné, manchette de l’hebdomadaire satirique, 8 mai 1968. Le Canard enchaîné : histoire d’un journal satirique, 1915-2005 (2005), Laurent Martin
Comme la plupart de leurs confrères, les journalistes du Canard sont surpris par la soudaineté et la violence des émeutes de mai. Le numéro du 8 mai consacre sa une au premier épisode de la révolte étudiante. Pendant un mois, les journaux vont faire assaut de titres chocs, mais le talent va surtout exploser en slogans, scandés dans les manifs ou écrits sur les murs, les affiches, les tracts. L’école des Beaux-Arts de Paris (rue Bonaparte, sixième arrondissement) travaille jour et nuit pour composer et sortir les affiches. C’est un déferlement de punchlines véritablement inspirées.
Sous les pavés, la plage.
L’aboutissement de toute pensée, c’est le pavé.3044Slogans de la nuit du 10 au 11 mai 1968
Première nuit d’émeute, dite nuit des Barricades : des dizaines se dressent, barrant petites rues et grandes artères du Quartier latin (boulevard Saint-Michel, rue Gay-Lussac), entassements de voitures et pavés, arbres et palissades, matériaux volés aux chantiers voisins.
Le samedi 11, aux aurores et en trois heures de combat, la police vient à bout de la résistance étudiante : centaines de blessés, dégâts matériels considérables. L’opinion bascule du côté des jeunes et juge la police plus sévèrement que les manifestants. Récits vibrants, rumeurs incontrôlables, fracas de guérilla sur les ondes radio font croire au pays que le cœur de Paris est en guerre : : « Paris qui n’est Paris / Qu’arrachant ses pavés » (Louis Aragon).
Les centrales ouvrières et la FEN (Fédération de l’éducation nationale, appelée la forteresse enseignante pour son pouvoir) appellent à la grève générale pour le surlendemain, lundi 13 mai.
Soyez réalistes, demandez l’impossible.
Aux examens, répondez par des questions.3051Slogans à Censier (annexe de la Sorbonne), 14 mai 1968
Que répondre à cette logique !? Les professeurs, les politiques, les commentateurs sont dépassés, mais les acteurs et les auteurs de Mai 68 ne le sont pas moins. Ils l’avoueront après.
Tout est dada.
L’art, c’est de la merde.
Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi.3054Slogans, nuit du 15 mai 1968 à l’Odéon
Dans la nuit, la création s’en donne à cœur joie. Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, codirectrice, voient leur rideau de fer se couvrir de ces graffitis. Jean-Louis déchaîne une ovation qui fait trembler les lustres en déclarant : « Barrault n’est plus le directeur de ce théâtre, mais un comédien comme les autres. Barrault est mort, mais il reste un homme vivant. Alors que faire ? » Mai 68 fait salle pleine plusieurs jours de suite.
Malraux, ministre, lui retirera la direction du théâtre : ni l’Odéon ni Barrault ne s’en remettront. Le monde du spectacle est tout entier gagné par la contestation. Et les ouvriers enchaînent, entre grèves sauvages et grèves officielles, organisées par les syndicats plus ou moins dépassés.
« La récréation est finie. »3056
Charles de GAULLE (1890-1970), Orly, samedi 18 mai 1968. Mai 68 et la question de la révolution (1988), Pierre Hempel
Débarquant d’avion, de retour de Roumanie avec douze heures d’avance. Il dit aussi : « Ces jeunes gens sont pleins de vitalité. Envoyez-les donc construire des routes. »
« La réforme, oui, la chienlit, non. »3057
Charles de GAULLE (1890-1970), Bureau de l’Élysée, dimanche matin, 19 mai 1968. Le Printemps des enragés (1968), Christian Charrière
Formule rapportée par Georges Gorse, ministre de l’Information, et confirmée par Georges Pompidou, Premier ministre. Le président réunit les responsables de l’ordre qui n’existe plus, demande le nettoyage immédiat de la Sorbonne et de l’Odéon. Cela risque de déclencher un engrenage de violences et ses interlocuteurs obtiennent un sursis d’exécution. Il faut éviter l’irréparable.
La chienlit, c’est lui.3058
Slogan sous une marionnette en habit de général aux Beaux-Arts, 20 mai 1968
La chienlit ? Ce sont surtout 6 à 10 millions de grévistes. Et tout ce qui s’ensuit : usines occupées, essence rationnée, centres postaux bloqués, banques fermées. Les ménagères stockent. Les cafés sont pleins. La parole se déchaîne jusque dans les églises. La moindre petite ville a son mini-Odéon et sa micro-Sorbonne. « En France, depuis le 3 mai 1968, il n’y a plus d’État et ce qui en tient lieu ne dispose même pas des apparences du pouvoir […] Il convient dès maintenant de constater la vacance du pouvoir et d’organiser la succession. » Mitterrand, 28 mai, conférence de presse.
« Depuis quelque chose comme trente ans que j’ai affaire à l’histoire, il m’est arrivé quelquefois de me demander si je ne devais pas la quitter. »3072
Charles de GAULLE (1890-1970). De Gaulle, 1958-1969 (1972), André Passeron
Folle journée du 29 mai 1968 : le général a disparu. Conseil des ministres de 10 heures décommandé à la dernière minute. De Gaulle a quitté l’Élysée, mais il n’est pas à Colombey : « Oui ! le 29 mai, j’ai eu la tentation de me retirer. Et puis, en même temps, j’ai pensé que, si je partais, la subversion menaçante allait déferler et emporter la République. Alors, une fois de plus, je me suis résolu » (Entretien télévisé avec Michel Droit, 7 juin).
Élections, trahison.
Élections-piège à con.3078Slogans des gauchistes, juin 1968
Les deux slogans resserviront, comme beaucoup de mots nés de Mai 68. De Gaulle à dissout l’Assemblée nationale.
Les élections des 23 et 30 juin 1968 donnent 293 sièges sur 487 à l’UDR (Union pour la défense de la République, c’est-à-dire la majorité gouvernementale) : majorité absolue, triomphe du pouvoir. De Gaulle parle des « élections de la trouille » et Viansson-Ponté (Le Monde) du « groupe le plus nombreux qui ait jamais forcé la porte d’une Assemblée française ». Autrement dit, le président a volé la Révolution aux révoltés de Mai.
« En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789. »3080
Michel de CERTEAU (1925-1986), « Pour une nouvelle culture : prendre la parole », Études, juin-juillet (1968)
La fête est finie. Les exégèses ne font que commencer. Une chose est sûre : tout le monde a eu droit à l’expression, presque tout le monde en a profité. Le meilleur a côtoyé le pire, éclairs de génie poétique et discours soporifiques. Foire aux idées, fraternité universelle, démocratie directe, société sans classe, spectacle permanent, happening. Était-ce si neuf ?
En février 1848, Tocqueville, grand témoin de son temps, écrit à propos de la brève révolution d’alors : « J’avais sans cesse l’impression qu’ils étaient en train de représenter la Révolution française bien plutôt que de la continuer. » Et Proudhon : « La nation française est une nation de comédiens. » La comparaison avec la Révolution (majuscule) est récurrente dans notre histoire riche en coups de colère, en frondes, en révoltes, en émeutes.
« Portons donc en terre les diables qui nous ont tourmentés pendant l’année qui s’achève. »3083
Charles de GAULLE (1890-1970), Allocution radiotélévisée, 31 décembre 1968. Les Discours de vœux des présidents de la République : la France au fond des yeux (1992), Françoise Finniss-Boursin
L’agitation recommence en janvier, étudiants et surtout lycéens manifesteront dans les mois, les années à venir – les Années de poudre, plus violentent, succèdent aux Années de rêve. Les diables de Mai 68 appartiennent au passé
« Le caractère, c’est d’abord de négliger d’être outragé ou abandonné par les siens. »2979
Charles de GAULLE (1890-1970). Les Chênes qu’on abat (1979), André Malraux
Le président ressentira dramatiquement l’échec de son référendum d’avril 1969. Au-delà du Sénat ou des régions (les deux questions en cause), c’était une question de confiance entre lui et le pays. Il démissionne aussitôt et retourne à Colombey-les-Deux-Églises.
« Cas sans précédent de suicide en plein bonheur. »3087
François MAURIAC (1885-1970), à propos du référendum d’avril 1969. De Gaulle, volume III (1986), Jean Lacouture
De Gaulle part en Irlande, pour ne pas être impliqué dans la campagne présidentielle – il votera par procuration. Il regagne ensuite Colombey pour s’enfermer dans sa propriété de la Boisserie, le temps d’un dernier face à face avec l’histoire : la rédaction quelque peu désenchantée, quoique sereine, de ses Mémoires d’espoir.
« Chez de Gaulle, il n’y a pas de Charles. »2725
André MALRAUX (1901-1976). Tout est bien (1989), Roger Stéphane
Cette chronique prend pour titre le mot de la fin d’André Gide.
Roger Stéphane, citant le mot de Malraux, doute personnellement qu’il y ait un André chez Malraux. La vie privée du général reste très privée – et sa famille très discrète. La pudeur de De Gaulle passe souvent pour de l’orgueil. Même très populaire, le personnage en impose à tous. C’est le Français le plus célèbre après Napoléon, deuxième sur le podium de notre Histoire en citations. Fond et forme, ces mots marquent l’Histoire et notre mémoire collective.
Lire la suite : Les punchlines (Cinquième République après de Gaulle)
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