L’impertinence se définit au fil de l’action.
Elle a naturellement ses grands classiques : Voltaire et Beaumarchais font carrière dans le genre au siècle des Lumières, mais Rousseau et Diderot ne sont pas en reste. Déjà au siècle de Louis XIV, Molière et La Fontaine s’illustrèrent avec leur génie propre. D’autres classiques de la littérature furent également impertinents par nature, tels Rabelais et Montaigne. Plus surprenant, au nom de la raison ou de la religion, Descartes et Fénelon se retrouvent impertinents sans le savoir ni le vouloir. Et la Révolution relance l’impertinence à sa manière, avec Mirabeau en tête d’affiche.
Des outsiders célèbres ou anonymes font chorus par un pamphlet, un mot, un geste, parfois au péril de leur carrière ou même de leur vie – voir le premier fait divers du récit national, au temps de la Gaule.
Restent les cas collectifs, tous les frondeurs, anarchistes, féministes, acteurs de Mai 68.
Leçon de l’Histoire : l’impertinence à la française est omniprésente sous les formes les plus diverses. Elle se distingue de l’insolence, l’impudence ou la provocation qui prêtent à confusion dans notre paysage politico-médiatique : trop facile de faire le buzz et de polémiquer pour le plaisir. Les « Voltaire de supérette » sont légion, les nouveaux idéologues font assaut d’éloquence, les candidats s’improvisent têtes d’affiche avec ou sans parti… Sachons faire la différence. À vous d’en juger.
(Presque tous les exemples sont tirés de l‘Histoire en citations – les numéros renvoient à cette source).
I – De la Gaule à la Révolution.
« Tu n’auras rien, si ce n’est par la justice du sort. »71
Un de ses soldats à Clovis, vers 486, après la bataille de Soissons. Histoire des Francs (première impression française au XVIe siècle), Grégoire de Tours
Grégoire de Tours (dit le « Père de l’histoire de France ») relate ce fait, l’un des plus célèbres de notre histoire. Révélateur des mœurs du temps, il se joue en deux actes.
Clovis et ses guerriers pillent églises et couvents. Ils vont se partager le butin par tirage au sort, comme il est de coutume après la bataille. Le chef, Clovis, réclame pour lui un vase sacré – sans doute pour le rendre à l’évêque de Reims. Et le soldat lui lance cette impertinente réplique, après avoir brisé (ou bosselé) l’objet précieux d’un coup de sa francisque (hache).
Quelques mois plus tard, Clovis n’a pas pardonné l’affront, quand il passe ses troupes en revue et reconnaît le soldat qui osa lui reprocher son comportement de chef. Lui reprochant la mauvaise tenue de ses armes, il jette au sol sa francisque. Le soldat se baissant pour la ramasser, Clovis lui brise le crâne d’un coup de hache, en prononçant ces paroles restées célèbres : « Souviens-toi du vase de Soissons. » Selon une autre version, il lui aurait crié : « Voilà ce que tu as fait au vase de Soissons. » Mais le fait reste avéré : il appartient réellement au récit national.
« Vous, hommes d’Angleterre, qui n’avez aucun droit en ce royaume, le roi des Cieux vous mande et ordonne par moi, Jehanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez en votre pays, ou sinon, je ferai de vous un tel hahu [dommage] qu’il y en aura éternelle mémoire. »341
JEANNE D’ARC (1412-1431), Lettre du 5 mai 1429. Présence de Jeanne d’Arc (1956), Renée Grisell
Bel exemple d’impertinence de la part d’une combattante qui improvise son rôle avec génie, qu’elle soit bergère ou princesse de sang royal, inspirée de Dieu ou simplement patriote avant la lettre.
Le 4 mai, à la tête de l’armée de secours envoyée par le roi et commandée par le Bâtard d’Orléans (jeune capitaine séduit par la vaillance de l’héroïne qui s’impose à tous), Jeanne attaque la bastille Saint-Loup et l’emporte. Le 5 mai, fête de l’Ascension, on ne se bat pas, mais elle envoie par flèche cette nouvelle lettre. Le 7 mai, elle attaque la bastille des Tournelles. Après une rude journée de combat, Orléans est libérée. Le lendemain, les Anglais lèvent le siège. Et toute l’armée française, à genoux, assiste à une messe d’action de grâce. Mission réussie. Jeanne, entre batailles et bûcher, devient à juste titre notre première héroïne nationale et la plus populaire à ce jour, revendiquée par presque tous les partis – et accessoirement reconnue sainte par l’Église.
« L’appétit vient en mangeant, disait Angest on Mans, la soif s’en va en buvant. »467
François RABELAIS (vers 1494-1553), Gargantua (1534)
Outre la guerre et l’éducation, la religion est l’une des graves questions traitées dans ce livre. Moine cordelier, puis bénédictin, curieux de tout, passionné de grec et de latin, bien que prônant l’usage du français, Rabelais est pour la nouvelle doctrine évangélique avec les humanistes du Collège royal et contre la Sorbonne – en 1523, elle lui confisqua ses livres de grec, interdiction étant faite d’étudier l’Écriture sainte dans les textes originaux ! Chose aujourd’hui impensable.
Rabelais parle ici de Jérôme de Hangest, évêque du Mans (mort en 1538) et gardien de l’orthodoxie. Les mauvaises mœurs dans l’Église sont l’une des raisons de la Réforme (protestante). Le sérieux Calvin lui-même les dénonce en s’adressant au roi, en 1536 : « Contemplez d’autre part nos adversaires […] Leur ventre leur est pour dieu, la cuisine pour religion. » Mais Rabelais pousse plus loin l’impertinence, en créant une « contre-abbaye ».
« Fais ce que voudras. »
François RABELAIS (vers 1494-1553), Gargantua (1534)
L’abbaye de Thélème est la première utopie de la littérature française. Elle s’inscrit en faux contre les règles religieuses qui font loi depuis le Moyen Âge et toujours sous la Renaissance.
L’auteur le plus fabuleusement inventif de son temps inventa Gargantua, personnage de géant qui donne son nom à l’adjectif « gargantuesque » (en attendant son fils Pantagruel, naturellement « pantagruélique »). Cette abbaye est la récompense accordée par Gargantua à frère Jean des Entommeures, après la lutte contre Picrochole (allusion à Charles Quint, ennemi de François Ier).
En réalité, Thélème est une anti-abbaye dont le nom évoque la volonté en grec (le vouloir divin ou humain). Ses membres, les Thélémites, vivent dans la liberté et l’opulence, contrairement à tous les autres moines. Ils agissent selon leur libre arbitre : « Fay ce que vouldras ». Cela peut passer pour une provocation contre la religion et tous les ordres religieux. Mais cette abbaye n’est ouverte qu’aux gens bien éduqués et selon le postulat de Rabelais, en compagnie honnête, l’honneur les pousse à agir vertueusement. L’envie de plaire produit une émulation positive – en quelque sorte, un cercle vertueux.
Consacré au bon usage de la liberté, l’abbaye rejoint les conceptions évangéliques qui affirment l’émancipation des chrétiens à l’égard de la loi et des pratiques traditionnelles de l’Église. Elle renverse les vertus monastiques en remplaçant la pauvreté par la richesse, le célibat obligatoire par l’harmonie amoureuse, l’obéissance par une conception radicale et égalitaire de la liberté. Cette règle suppose une naissance noble, une instruction humaniste, une intelligence dynamique et un entourage stimulant. L’optimisme éclate dans le mythe de Thélème, société idéale soumise aux règles de l’honneur ! Utopie pédagogique et politique, Thélème porte le témoignage le plus évident de la sagesse rabelaisienne. Au-delà de l’impertinence, quelle admirable pertinence !
Célèbre de son temps, les « libertins » du siècle suivant vont l’apprécier et plusieurs poètes burlesques le prennent comme modèle, tel Scarron. Molière et La Fontaine lui doivent beaucoup et Voltaire le relit sans cesse. La Révolution et le romantisme vont faire de lui un prophète et un mage. C’est dire que son impertinence fera école et profit !
Rappelons quand même quelques préceptes à l’impertinence manifeste aujourd’hui encore : « La tête perdue, ne périt que la personne ; les couilles perdues, périrait toute nature humaine. » Et encore : « Celui-là qui veut péter plus haut qu’il n’a le cul doit d’abord se faire un trou dans le dos. » Qui dit mieux ?
« Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son cul. »
Michel de MONTAIGNE (1533-1592), Les Essais (1580, première édition)
La formule est sans nul doute impertinente à l’époque où la monarchie française est de droit divin… et politiquement de plus en plus absolue (avant le règne de Louis XIV).
Magistrat, membre du Parlement de Bordeaux et bientôt maire, loin des poètes courtisans ou des écrivains engagés de son temps avec les guerres de Religion qui déchirent la France, Montaigne parle en humaniste, sage et souvent sceptique, libre et indépendant de pensée, disant aussi : « Nous devons la sujétion et l’obéissance également à tous rois, car elle regarde leur office ; mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. » Au siècle des Lumières, Voltaire prisera fort cette pensée de Montaigne.
Son impertinence est une forme d’intelligence naturelle très éloignée de la provocation d’un Rabelais. Il ouvre la voie à la philosophie française. Il prêche le doute avec son fameux : « Que sais-je ? » Il définit ce nouveau style d’introspection qu’il nomme Essais et qui fera école jusqu’à nos jours : « Lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre. » Il pousse même l’audace aussi loin que possible : « Je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire. » Imagine-t-on l’impudeur en se plaçant à l’époque où il écrit cela ? Une impertinence qui va ouvrir la voie à tant d’autres voix.
Conservateur dans sa pratique, mais avant tout humaniste, il privilégie un raisonnement basé sur l’expérience et le raisonnement critique plutôt qu’une obéissance aveugle de la tradition, de l’autorité et des textes anciens. Un autre philosophe aussi célèbre dans un autre genre va lui succéder sur ce chemin de la raison.
« Je pense, donc je suis. »722
René DESCARTES (1596-1650), Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la dioptrique, les météores et la géométrie, qui sont des essais de cette méthode (1637)
Le titre complet est à lui seul une citation et tout un programme ! Quant à la formule lapidaire et restée célèbre, elle va déclencher des polémiques qui finiront par la mise à l’Index des œuvres de Descartes, après sa mort.
Philosophe, mathématicien et physicien, l’auteur s’est prudemment réfugié dans la proche, protestante et bourgeoise Hollande afin de poursuivre son œuvre. La condamnation de Galilée par le Saint-Office n’est pas si lointaine (1633). Coupable d’avoir affirmé, contre la Bible, que la Terre tourne autour du Soleil, et non l’inverse, l’astronome italien aurait dit : « Et pourtant, elle tourne. » Quelle impertinence féconde, dans un autre genre !
Descartes a d’autres audaces et la première est simple : il faut vérifier par le raisonnement toutes les idées ou vérités reçues. C’est cela, l’essentiel de sa méthode. Mais c’est une rupture radicale avec tout ce qui est enseigné dans les universités. Le cartésianisme aura des vertus déstabilisantes et des conséquences scientifiques que l’auteur ne soupçonnait pas ! « Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans la vie se défaire de toutes les opinions qu’on a reçues, et reconstruire de nouveau tout le système de ses connaissances. » Peut-on parler d’un impertinent malgré lui ? Et il insiste, dans Les Principes de la philosophie : « C’est proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher. » Il persiste, sûr d’avoir raison : « Pour examiner la vérité, il est besoin, une fois dans sa vie, de mettre toutes choses en doute autant qu’il se peut… On ne peut se passer d’une méthode pour se mettre en quête de la vérité des choses. »
Honneur soit rendu à Descartes… qui s’est quand même trompé sur un point capital : l’animal machine est une monstrueuse erreur, une théorie aujourd’hui démentie par la science et l’écologie.
« Un vent de Fronde
S’est levé ce matin
Je crois qu’il gronde
Contre le Mazarin. »744Paul SCARRON (1610-1660), mazarinade. Poésies diverses : la mazarinade, Virgile travesti, roman comique
1648-1653. Cinq années de guerre civile où les Frondeurs, à tort ou à raison, auraient pu faire la Révolution en France avec plus d’un siècle d’avance, avec une impertinence déjà très révolutionnaire.
Tout-puissant ministre, Mazarin est l’homme d’État le plus durement chansonné de l’histoire de France. Paul Scarron, connu pour le Roman comique, est l’un des rares auteurs osant signer ses mazarinades.
Le coup de force du Parlement de Paris, exploitant la crise financière et le mécontentement général, a mis le feu aux poudres. Au-delà de l’impertinence manifeste, les causes du mouvement sont profondes, à la fois politiques, économiques, sociales. Après la mort de Louis XIII, sous la régence d’Anne d’Autriche et sur fond de guerre étrangère avec l’Espagne, la France fragilisée, Paris en tête, se déchaîne dans un tourbillon révolutionnaire où les parlements, le peuple et les Grands se relaient. La cible numéro un est le cardinal au pouvoir, l’amant (supposé) de la Reine, l’Italien (naturalisé), le parvenu (enrichi), l’homme à abattre, Mazarin.
« Ils font comme leurs enfants, ils jouent ‘à la fronde’ » écrira l’historien Louis Madelin citant le mot à la mode. Le « jeu » sera quand même assez sérieux pour faire fuir hors de Paris, à plusieurs reprises, non seulement le gouvernement mais aussi la famille royale, la Fronde parlementaire étant relayée par celle des princes, à partir de 1650, et les émeutes populaires éclatant un peu partout en province.
« Roy ne puis, prince ne daigne, Rohan suis. »746
Fière devise d’Henri II, duc de ROHAN (1579-1638) - et de toute la célèbre « maison » des Rohan
Impertinence affichée, provocation assumée : c’est la dernière période de l’histoire où les Grands ont ce pouvoir de soulever la France et de traiter avec l’ennemi presque en toute impunité – Condé, Turenne entre autres.
Grande famille princière du duché de Bretagne, la maison de Rohan est en cela « exemplaire » : Henri, duc de Rohan, chef du parti protestant, a soutenu trois guerres contre Louis XIII, avant de se rallier et de combattre dans l’armée royale. Le jeune Tancrède participe à la Fronde comme tant de Grands du royaume et y trouvera la mort. Louis, dit le chevalier de Rohan, célèbre par ses aventures amoureuses (ravisseur d’Hortense Mancini et amoureux de la Montespan), conspira contre Louis XIV avec les Hollandais et sera exécuté.
On comprend que Louis XIV se méfie ensuite de la noblesse : sous son « règne de vile bourgeoisie » (Saint-Simon), les grands seigneurs n’ont plus accès aux hautes fonctions gouvernementales.
« Notre France est ruinée,
Faut de ce Cardinal
Abréger les années,
Il est auteur du mal. »751La Chasse donnée à Mazarin, chanson populaire anonyme. Bulletin de la Société de l’histoire de France (1835), Renouard éd-2012)
Impertinence manifeste et anonyme. Saluons au passage cette évidence historique : « En France et sous nos rois, la chanson fut longtemps la seule opposition possible ; on définissait le gouvernement d’alors comme une monarchie absolue tempérée par des chansons. » Eugène Scribe, Discours de réception à l’Académie française (1834).
Le peuple chante pour encenser comme pour critiquer – avec quelle violence, parfois ! Bien des écrivains n’osent pas, alors qu’au siècle suivant la voix des philosophes s’élèvera pour tempérer l’absolutisme royal.
« Il est des occasions où le meilleur moyen de servir les princes, c’est de leur désobéir. »773
Pierre BROUSSEL (1575-1654). L’Éloquence politique et parlementaire en France avant 1789 (1882), Charles Aubertin
Autre impertinence signée du Conseiller au Parlement de Paris, le plus en vue des meneurs de la Fronde, arrêté le 26 août 1648 sur l’ordre d’Anne d’Autriche. Ce coup d’autorité, qui vient en fait de Mazarin, déclenche un nouveau soulèvement populaire. Richelieu disait, parlant de Paris : « N’éveillez pas cette grosse bête. » La chose est faite. Malgré la libération de Broussel et des deux autres meneurs arrêtés, le 29 août 1648, la Fronde parlementaire commence et Scarron versifie avec la même impertinence, défiant la censure et prenant d’autres risques : « Après ton compte rendu / Cher Jules, tu seras pendu / Au bout d’une vieille potence, / Sans remords et sans repentance. »
L’escalade de la violence et des impertinences va durer cinq ans. Mais les frondeurs ne cesseront de se quereller jusqu’à lasser le peuple. La révolution n’aura pas lieu. Il faudra donc attendre 1789.
En attendant, d’autres impertinents vont jouer le jeu de cette opposition souvent fondée, intelligente quoique partisane et en un mot, bien française ! La Bruyère (avant Saint-Simon) est l’un des plus talentueux représentants de cette école qui n’a pas d’autre nom que l’opposition.
« Pressez-les, tordez-les, [les courtisans] dégouttent l’orgueil, l’arrogance, la présomption. »825
Jean de la BRUYÈRE (1645-1696), Les Caractères (1688)
Premier styliste de notre littérature, moraliste et observateur des Mœurs du siècle (sous-titre des Caractères), il doit son succès à cette seule œuvre superbement impertinente.
Bourgeois parisien, avocat à qui sa charge laisse des loisirs, La Bruyère est introduit par Bossuet dans la maison des Condé en tant que précepteur, puis secrétaire du duc de Bourbon (petit-fils du Grand Condé). La cour se révèle un bon terrain d’observation pour ce moraliste et fournit un savoureux chapitre à ses Caractères : publiés anonymement par prudence, leur immense succès sera suivi de nombreuses éditions augmentées – c’est la revanche du talent et de l’esprit sur la naissance et la fortune. L’impertinence se donne libre cours, dans un style classique, redoutablement efficace et parfaitement maîtrisé.
« Qui est plus esclave qu’un courtisan assidu, si ce n’est un courtisan plus assidu ? »828
Jean de la BRUYÈRE (1645-1696), Les Caractères (1688)
Avoir du talent peut faciliter la vie des auteurs et des artistes à la cour – le mécénat pallie l’absence de marché. Mais la vie du « pur » courtisan est dure : rivalités de personnes, clans et coteries viciant les rapports humains, fêtes perpétuelles où le « paraître » est de rigueur, exigences minutieuses et minutées de l’étiquette, incommodités du château de Versailles aux couloirs froids et sales, aux odeurs pestilentielles.
« Le peuple n’a guère d’esprit et les grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie. »826
Jean de la BRUYÈRE (1645-1696), Les Caractères (1688)
Et de conclure : « Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple. » C’est naturellement un effet de style, mais La Bruyère n’aura jamais les défauts qu’il dénonce chez « les grands » - noblesse et haute bourgeoisie.
Il reste attaché à la maison des Condé. Il vit là une « domesticité » honorable, mais mal supportée. Son œuvre à clef qui connut aussitôt le succès lui ouvrira plus tard les portes de l’Académie – autre microcosme où les rivalités et les haines lui sont difficiles à vivre. La Bruyère est tout le contraire d’un courtisan et dénonce en moraliste les travers du siècle et de la bonne société. Honneur à cette impertinence de talent… qui confine parfois au génie. Le mot n’est pas trop fort pour deux autres Noms du Grand Siècle classique, La Fontaine et Molière, deux modèles d’impertinence chacun dans son genre, la fable et la comédie.
« Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »842Jean de LA FONTAINE (1621-1695), Fables, Les Animaux malades de la peste (1678)
La Fontaine avertit le lecteur, il se sert « d’animaux pour instruire les hommes », mais il fait aussi une satire de son époque, comme Molière et La Bruyère. L’impertinence à la française touche ici au génie ! Mise en cause dans cette fable cruelle, l’institution judiciaire et les « cours de justice » - une des plaies de l’Ancien Régime universellement dénoncée, y compris par les non justiciables.
Le bestiaire de La Fontaine nous enchante et la moralité de ses Fables (très librement inspirées de Phèdre et d’Ésope) distille des vérités d’évidence qui sont autant d’impertinences : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. » (Le Loup et l’Agneau). « On voit que de tout temps les petits ont pâti des sottises des grands. » (Les Deux taureaux et une grenouille). « Oh ! Que de grands seigneurs, au Léopard semblables, n’ont que l’habit pour tous talents ! » (Le Singe et le léopard). Il cible aussi la cour (du Roi), microcosme fascinant, à la fois politique et culturel, institution typique du siècle de Louis XIV.
« Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être
Tâchent au moins de le paraître :
Peuple caméléon, peuple singe du maître. »824Jean de LA FONTAINE (1621-1695), Fables. Les Obsèques de la lionne (1678)
Né bourgeois, auteur à qui sa charge de « maître des Eaux et Forêts » laisse bien des loisirs pour fréquenter les salons, lire les Modernes, leur préférer d’ailleurs les Anciens, écrire enfin. Le surintendant Fouquet fut son premier mécène et ami, il restera fidèle à sa mémoire, mais à la chute du surintendant (1661), La Fontaine trouve d’autres riches protecteurs (et surtout protectrices, duchesse d’Orléans, Mme de la Sablière, Marie-Anne Mancini, etc.). Courtisan à la cour, il est cependant épris de liberté et fort habile à la gérer, tout en ménageant son confort. Un art de vivre et d’écrire parfaitement négocié. Molière peinera davantage, mais le (grand) théâtre est toujours un combat et Beaumarchais l’éprouvera de même à la veille de la Révolution.
« Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,
Et ce n’est pas pécher que pécher en silence. »872MOLIÈRE (1622-1673), Tartuffe (1669)
Autre génie littéraire du Grand Siècle qui voit s’épanouir tous les Arts, Molière reste l’auteur de théâtre français le plus joué au monde et le plus populaire avec ses personnages de comédie. L’homme est infiniment attachant et son œuvre atteste d’un miracle unique dans les annales : un théâtre qui doit tout au mécénat royal est néanmoins génial. Tartuffe en est l’exemple le plus évident. Le 5 février 1669, la pièce peut enfin se jouer en public, épilogue d’un épuisant combat de cinq années contre la censure.
La première version en trois actes de la pièce, dont une ébauche a été approuvée par le roi, est jouée le 12 mai 1664. Influencé par l’archevêque de Paris, Louis XIV (roi très chrétien) interdit les représentations publiques, mais ne va pas jusqu’à suivre le curé Roullé qui demande un bûcher pour y brûler l’auteur ! Molière a des appuis en haut lieu – Madame et Monsieur (frère du roi), Condé, le légat du pape (cardinal Chigi). La « cabale des dévots » est quand même la plus forte et son Tartuffe ne se joue qu’en privé (chez Monsieur, devant quelques milliers de spectateurs).
Molière ne peut s’y résoudre, écrit une deuxième version édulcorée, habille son faux dévot en homme du siècle et profite de l’absence du roi (guerroyant dans l’armée des Flandres) pour présenter Panulphe ou l’Imposteur. Lamoignon, premier président du Parlement, interdit la pièce, l’archevêque de Paris excommunie les spectateurs, Molière tombe malade.
La troisième version triomphe enfin en 1669, avec la bénédiction du roi et cinquante représentations (chiffre considérable pour l’époque). Molière devient le pourvoyeur des divertissements royaux à toutes les fêtes. Mais au-delà des mises en scène fastueuses et des ballets souvent intégrés aux comédies, il reste l’impertinence extrême du propos qui vise ici le clergé si puissant, à travers ce Tartuffe, épris de la femme de son ami et qu’il veut posséder, avec des arguments « irrésistibles », hypocrites et sacrément immoraux : « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme !… Le scandale du monde est ce qui fait l’offense, / Et ce n’est pas pécher que pécher en silence. »
« Votre sexe n’est là que pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la toute puissance. »MOLIÈRE (1622-1673), Arnolphe à Agnès, l’École des femmes (1662)
« Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage : / À d’austères devoirs le rang de femme engage;
(…) Bien qu’on soit deux moitiés de la société, / Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité ;
L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne ; / L’une en tout est soumise à l’autre, qui gouverne. »
Comédie moins explosive que le Tartuffe, l’École des femmes traite d’un vrai problème de société au XVIIe siècle, la condition féminine.
L’auteur, également acteur et chef de troupe, fut très attaqué dans sa vie privée, notamment accusé d’inceste (il épousa la jeune Armande, fille de sa plus chère amie Madeleine Béjart). C’est peu dire que dans son École des femmes, il est du côté d’Agnès contre Arnolphe (qu’il joue), son vieux tuteur qui veut l’épouser, alors qu’elle aime le jeune Horace.
La pièce fera polémique à plus d’un titre, il répondra par la Critique de l’École des femmes. Son impertinence visera cette fois les adversaires de la pièce, face aux partisans. Dans la bouche de Dorante (alias Molière), on trouve ces deux attendus fameux : « C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens »… « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. »
« Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose. »
MOLIÈRE (1622-1673), Don Juan ou Le Festin de Pierre (publication posthume, 1682)
C’est l’adaptation d’un mythe né en Espagne au XVIe siècle, devenu le héros d’une pièce signée d’un moine, Tirso de Molina au XVIIe. Molière s’en empare avant divers auteurs, en attendant Don Giovanni, version lyrique (Mozart et da Ponte) en 1787. L’impertinence du propos vise cette fois les mœurs d’une « haute société » qui se permet tout et ne risque rien : « Tous les vices à la mode passent pour vertus. »
Février-mars 1665 : 15 représentations triomphales au Palais-Royal (théâtre de Monsieur). Mais l’œuvre dérange et la censure va l’empêcher de faire carrière. Après quelques coupes de passages jugés trop choquants, la pièce quitte l’affiche.
Un mois après, une brochure de 48 pages paraît : Observations sur une Comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre, signée d’un sieur de Rochemont (on ignore toujours son identité) : violente attaque contre l’auteur accusé d’avoir fait monter sur le théâtre le libertinage, l’impiété et l’athéisme. Également visé, le Tartuffe (première version). Ce libelle s’achève sur l’évocation des maux qui risquent de s’abattre sur la France, si le roi tolère l’insulte ainsi faite à la religion. Autre attaque anonyme et d’ailleurs pertinente, si l’on compare les rôles de Don Juan et de Sganarelle : « Y a-t-il une école d’athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde. »
Malgré le succès remporté, Don Juan n’est pas repris. Thomas Corneille (frère de Pierre le « Grand ») produit une version très édulcorée qui vaut censure de fait. Le texte original disparaît des scènes parisiennes… jusqu’à la fin de la Monarchie de Juillet, entrant au répertoire de la Comédie-Française en 1847. Belle carrière posthume et tardive du chef d’œuvre original, le rôle-titre ayant tenté Louis Jouvet et Jean Vilar, avant d’autres prises de rôle et adaptations (cinéma et télévision).
Les moliéristes de la fin du XIXe et du XXe siècles se sont penchés sur ce mystère. Hypothèse plausible : Molière aurait reçu de Louis XIV le conseil, sinon l’ordre, de renoncer à sa pièce, comme si, pour pouvoir sauver Le Tartuffe, il fallait sacrifier Le Festin de Pierre. Ainsi, pour Antoine Adam « on devine, sans argument précis mais sans invraisemblance, une interdiction discrètement signifiée ».
« Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. »
MOLIÈRE (1622-1673), Le Malade imaginaire (1673)
Comédie-ballet, dernière création de l’auteur-acteur qui meurt à la 4eme représentation, malade d’une tuberculose que les médecins de son temps traitaient par le jeûne et les saignées ! Ce fut la dernière cible de ce génial impertinent dont la carrière posthume prouve assez le génie.
Affecté par la mort de son fils et de sa vieille amie Madeleine Béjart, épuisé de travail à la tête de sa troupe et au service du roi, supplanté par l’intrigant Lully auprès de Louis XIV, Molière, 51 ans, est pris d’une défaillance sur la scène de son théâtre du Palais-Royal, alors qu’il joue pour la quatrième fois le rôle du Malade. Il meurt chez lui, quelques heures plus tard, crachant le sang. Armande, sa femme, devra faire intervenir personnellement Louis XIV pour obtenir de l’archevêque de Paris des funérailles (nocturnes) et une sépulture chrétienne, le 21 février 1673.
Ceci pour démentir la légende : Molière mort en scène et son cadavre jeté à la fosse commune. Il n’est pas non plus mort dans la misère. Son train de vie et sa fortune personnelle en attestent, même s’ils ne sont en rien comparables à ceux de son dernier rival, le très courtisan Lully qui avait aussi du génie – mais pas celui de l’impertinence.
« Petite-fille d’Henri IV, venez ôter mes bottes ! »
Duc de LAUZUN (1632-1723) à la Grande Mademoiselle. Cité par Amélie de Bourbon Parme, historienne et romancière, Le Parisien Week-end, 10 mars 2019
Il est réputé comme le plus grand impertinent au siècle de Louis XIV. Exaspéré par la conduite de son ex-favori, il lança ce mot fameux : « Si je n’étais roi, je me mettrais en colère. » Tandis que La Bruyère lui fait place dans ses Caractères : « Sa vie est un roman auquel il ne manque que le vraisemblable. » En réalité, son chef d’œuvre, c’est sa vie.
Don Juan plus extravagant que le héros théâtral, Lauzun a multiplié les aventures et les provocations. Maréchal de France, courtisan ambitieux et sans scrupules, capable des pires bassesses et de tous les courages, il devient célèbre pour ses fiançailles avec la Grande Mademoiselle : petite-fille d’Henri IV, fille du Grand Monsieur (Gaston de France), folle héroïne de la Fronde qui fit tirer le canon contre les troupes royales, amoureuse au fort tempérament et cousine germaine de Louis XIV qui faillit l’épouser – un beau parti et une fortune colossale qu’elle géra elle-même et fort bien.
Une lettre de Mme de Sévigné (en date du 15 décembre 1670) rend compte de cette incroyable nouvelle qui stupéfie la cour. Mais le mariage est retardé, Lauzun va payer des espions cachés sous le lit du roi et de sa maîtresse Mme de Montespan, pour lui rapporter la trahison de la favorite censée le soutenir dans ses projets conjugaux ! Il osera même la traiter de « pute à chien ». Ces impertinences et quelques autres le mènent à la Bastille et à Pignerol, pendant neuf ans. Il rencontre le surintendant Fouquet qui purge une éternelle disgrâce dans la forteresse et il lui conte les derniers potins de la cour… Libéré, Lauzun se couvre de gloire, sauvant au péril de sa vie la reine d’Angleterre qui fuit son pays en révolution et partant à la rescousse du malheureux Jacques II Stuart détrôné par le prince d’Orange.
Il finira par épouser en 1681 la Grande Mademoiselle qui l’attend toujours et s’est engagée en échange à doter richement le duc du Maine, un des fils légitimés du roi. Éprise comme au premier jour quoiqu’un peu fanée et de dix ans son aînée, elle couvre Lauzun de présents : duché de Saint-Fargeau, baronnie de Thiers… En échange, il lui en fait voir de toutes les couleurs. On parle même de violences conjugales. Elle accepta tout jusqu’au jour où, revenu de la chasse, il lui ordonna : « Petite-fille d’Henri IV, venez ôter mes bottes ! » Ce fut l’impertinence de trop. Congédié, Lauzun tenta de la revoir. Elle refusa toujours et termina sa vie dans la dévotion.
Le « grand monde » est petit et Lauzun épousera à 63 ans la belle-sœur de Saint-Simon, également doué d’impertinence : « Le duc de Lauzun fit le lendemain [de ses noces] trophée de ses prouesses. » Le célèbre mémorialiste écrit aussi : « On ne rêve pas comme il a vécu. » Voltaire sera plus critique, commentant la fin de Lauzun à 91 ans : « Nous l’avons vu mourir fort âgé et oublié comme il arrive à tous ceux qui n’ont eu que de grands événements sans avoir fait de grandes choses. » Le Siècle de Louis XIV (1751).
« Ce n’est point pour lui-même que les dieux l’ont fait roi : il ne l’est que pour être l’homme des peuples : c’est aux peuples qu’il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection ; et il n’est digne de la royauté qu’autant qu’il s’oublie lui-même pour se sacrifier au bien public. »812
FÉNELON (1651-1715), Les Aventures de Télémaque (1699)
Autre genre d’impertinence au siècle où cela peut coûter cher ! Précepteur du duc de Bourgogne pour lequel il compose cette œuvre édifiante, ce théologien, devenu archevêque de Cambrai, apporte ici plus qu’une nuance à la notion de monarchie absolue. Ses vues politiques hardies vont déplaire à Louis XIV, mais elles représentent un courant d’opinion et d’opposition qui se dessine dans la seconde partie du règne, avec les ducs de Saint-Simon, Beauvillier, Chevreuse. Fénelon précise à propos du roi : « Il peut tout sur les peuples ; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien et les mains liées dès qu’il veut faire le mal. »
Mais la disgrâce est proche. Il déplaît au tout-puissant Bossuet, sur une question théologique brûlante – le quiétisme. Ensuite, et contre sa volonté, des copies du Télémaque circulent, avant une publication d’abord anonyme. La critique du règne autoritaire et belliciste frappe l’opinion. Ces vues politiques hardies vont heurter le roi et achever de discréditer Fénelon à ses yeux. Exilé dans son diocèse, l’archevêque de Cambrai prêche et pratique si généreusement la charité qu’il se ruinera pour les pauvres.
À la mort du duc de Bourgogne (1712), Louis XIV fait brûler tous ses écrits trouvés dans les papiers du prince. Mais le Télémaque sera l’un des livres les plus lus par les jeunes, jusqu’au XXe siècle. De nombreuses citations de Fénelon annoncent clairement le siècle des Lumières.
« Le plus grand nombre [des courtisans], c’est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louaient Monseigneur […] et plaignaient le roi de la perte d’un si bon fils. Les plus fins d’entre eux, ou les plus considérables, s’inquiétaient déjà de la santé du roi. »939
Duc de SAINT-SIMON (1675-1755), Mémoires (posthume)
Dernier grand impertinent du Grand Siècle, remarquons que ses Mémoires ne paraitront qu’après sa mort.
Ce mémorialiste nous laisse un portrait sans pitié d’une fin de règne difficile. Le Grand Dauphin, Louis de France, vient de mourir à 50 ans, ce 14 avril 1711. La prophétie est accomplie : « Fils de roi ; père de roi ; jamais roi ». Fils de Louis XIV et père de Philippe V d’Espagne, voici son portrait, signé Saint-Simon : « Monseigneur était sans vice ni vertu, sans lumières ni connaissances quelconques, radicalement incapable d’en acquérir, très paresseux […] sans goût, sans choix, sans discernement, né pour l’ennui qu’il communiquait aux autres […] opiniâtre et petit en tout à l’excès. » Il a d’autres cibles bien choisies.
« Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat continuels entre eux. »1075
Duc de SAINT-SIMON (1675-1755), à propos de l’abbé Dubois, Mémoires (posthume)
On reconnaît le style incisif du mémorialiste, aussi dur pour le temps de la Régence que pour la fin du règne de Louis XIV. Saint-Simon, pair de France, imbu de son titre et de son sang, incarne cette haute aristocratie désireuse de prendre sa revanche sur le précédent « règne de vile bourgeoisie », mais trahit les rancœurs de cette caste dont les espérances politiques sont vite déçues par le nouveau pouvoir.
Il juge ici un rival plus heureux que lui en politique, l’abbé Guillaume Dubois, ancien précepteur de Philippe d’Orléans : « L’avarice, l’ambition, la débauche étaient ses dieux ; la perfidie, la flatterie, les servages [manières de valet], ses moyens ; l’impiété parfaite son repos. » Dubois fut certes un intrigant, mais aussi un habile diplomate. Il faut lui rendre justice, ce qui n’est certes pas le but d’un Saint-Simon.
« Me voici donc en ce lieu de détresse,
Embastillé, logé fort à l’étroit,
Ne dormant point, buvant chaud,
Mangeant froid. »1071VOLTAIRE (1694-1778), La Bastille (1717), Poésies diverses
Déjà impertinent et récidiviste, à 23 ans ! Le Régent a fait embastiller l’insolent. Exilé deux fois en province, pour cause d’écrits satiriques, l’incorrigible frondeur a récidivé avec une épigramme, en latin – pour plus de prudence, mais à l’époque, tout le beau monde parle latin et il le sait bien.
Le Régent, Dubois (son principal ministre), les princes du sang, les ducs, les bâtards, le Parlement, chaque faction paie ses libellistes pour traîner dans la boue la faction adverse. L’impertinence devient un métier et l’esprit de Voltaire, tantôt courtisan, tantôt courageux et parfois les deux, excelle dans cette carrière. En voici quelques exemples…
« Monseigneur, je trouverais très doux que Sa Majesté daignât se charger de ma nourriture, mais je supplie Votre Altesse de ne plus s’occuper de mon logement. »1072
VOLTAIRE (1694-1778), au Régent qui vient de le libérer, 1718. Voltaire, sa vie et ses œuvres (1867), Abbé Maynard
Il parle au nouveau maître de la France, certes intelligent, mais célèbre pour son inconduite.
François-Marie Arouet, 24 ans, prend alors le nom de Voltaire. La renommée s’acquiert en un soir au théâtre à cette époque de « théâtromanie » généralisée et il devient célèbre comme tragédien, avec son Œdipe - aujourd’hui injouable, comme toute sa production dramatique. Ce n’est que le début d’une longue vie mouvementée.
« Mon nom, je le commence, et vous finissez le vôtre. »1096
VOLTAIRE (1694-1778), au chevalier de Rohan-Chabot, janvier 1726. Histoire de la langue et de la littérature française, des origines à 1900 (1898), Louis Petit de Julleville
Réplique au chevalier affichant son mépris pour un bourgeois « qui n’a même pas un nom. » La scène se passe en public, dans la loge d’Adrienne Lecouvreur, star de la Comédie-Française.
Deux jours plus tôt, à l’Opéra, Rohan-Chabot l’a attaqué en se moquant du pseudonyme : « Nous de Voltaire, Nous Arouet, comment vous appelez-vous ? — Et vous, vous appelez-vous Rohan ou Chabot ? » C’est trop d’insolence… Quelques jours plus tard, alors qu’il déjeune au château de Sully, des gaillards viennent donner la bastonnade à Voltaire. Ulcéré, l’auteur qui a trente ans passés, une jolie fortune héritée et bien placée, une certaine célébrité, la faveur de nobles protecteurs, exige une réparation par les armes. Une lettre de cachet le renvoie à la Bastille, méditer sur ce qu’il en coûte au roturier de répondre à un gentilhomme !
En mai, autorisé à s’exiler en Angleterre, Voltaire est reçu à bras ouverts par la bonne société politique et littéraire. Trois ans après, il en rapporte ses Lettres Anglaises (ou Lettres philosophiques), source de nouveaux ennuis. Il sait mettre son impertinence au service d’une œuvre philosophique destinée à changer le cours de l’Histoire.
« Les rois sont avec leurs ministres comme les cocus avec leurs femmes : ils ne savent jamais ce qui se passe. »952
VOLTAIRE (1694-1778), Le Sottisier (posthume, 1880)
Louis XV s’intéressa sans doute tardivement à son métier de roi – les historiens sont partagés sur ce point. Louis XVI, très consciencieux, fut vite dépassé par la situation et la complexité des problèmes. Mais les ministres eux-mêmes sont fort peu au courant de l’état du royaume, faute de bonnes enquêtes et statistiques pour éclairer leur politique.
L’impertinence de Voltaire sera politiquement sans limite, malgré une carrière de courtisan fort habilement menée – tout le contraire de Rousseau, son meilleur ennemi. Mais il est un sujet sur lequel il s’oppose à son confrère et ami Diderot.
« Il est fort impertinent de prétendre deviner ce qu’il [Dieu] est, et pourquoi il a fait tout ce qui existe ; mais il me paraît bien hardi de nier qu’il est. »
VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à Diderot, juin 1749. Correspondance
À un ami s’étonnant de le voir se découvrir devant le Saint-Sacrement à une procession en 1750 : « Dieu ? Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. » Déiste, et non athée, le philosophe trouve la religion bien utile, notamment pour donner une morale au peuple.
Ses impertinences à l’égard du pouvoir lui attirent une série de disgrâces qui le poussent à l’exil (doré) dans divers pays d’Europe ou en province, en particulier à Ferney où il acquiert un château. À chaque retour à Paris, au 27, quai Voltaire – qui ne prend son nom qu’en 1791- ou au 20, rue de Valois, Voltaire s’acquitte de petites missions diplomatiques à la Cour, ou s’initie aux finances et au commerce. C’est l’homme qui sut le plus habilement gérer son impertinence naturelle, dans sa vie comme dans son œuvre. Il fut aimé, admiré mais aussi envié et détesté pour cela.
« Il est très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu. »1055
DIDEROT (1713-1784), La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749)
Diderot persiste et signe, contre Voltaire. L’élève des jésuites a vite « mal » tourné : du déisme au scepticisme, puis à l’athéisme et au matérialisme. Cette trop libre pensée lui vaut trois mois de prison au donjon de Vincennes. Il s’efforcera ensuite d’être un peu plus prudent. N’oublions pas que la censure veille toujours à la fin de l’Ancien Régime, même si elle n’a plus la rigueur du siècle de Louis XIV.
« J’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé. »1036
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)
Cette petite phrase va, naturellement, faire réagir Voltaire, vivement. C’est une provocation lancée à ce siècle épris de raison, et à tous ses confrères qui font métier de penser. L’Impertinence rousseauiste vise d’abord le milieu philosophique de son siècle où il fait bande à part en (presque) tout, à commencer par son asociabilité maladive – maladie de la persécution avérée, voire paranoïa.
Mais le Discours sur l’inégalité est un brûlot dangereux à bien d’autres égards, pour la société.
« Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux. »1047
Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778), Du contrat social (1762)
C’est le droit à l’insurrection, et même le devoir, quand le contrat social est violé. Il sera reconnu dans l’éphémère Constitution de 1793 – inappliqué, mais aussi inapplicable en terme de droit. Beaucoup d’autres impertinences philosophiques signées Rousseau en feront le prophète de la Révolution à venir et du socialisme, principale idée neuve du XIXe siècle – Engels y voit même le père de la dialectique marxiste.
« Amitié de cour, foi de renards, société de loups. »954
CHAMFORT (1740-1794), Pensées, maximes et anecdotes (posthume, 1803)
Il fut particulièrement apprécié et considéré comme un des plus grands moralistes, le maître des maximes en France, par deux autres penseurs et adeptes du genre, Nietzsche et Cioran. Camus évoque sa « supériorité qui se sépare des hommes », sa « rage de la pureté », et le considère comme « le moraliste de la révolte, dans la mesure précise où il a fait toute l’expérience de la révolte en la tournant contre lui-même, son idéal étant une sorte de sainteté désespérée. » On ne saurait mieux résumer la vie et l’œuvre de cet étonnant surdoué, écorché vif, malade très jeune (syphilis), franc-maçon, préromantique, révolutionnaire enthousiaste, traqué et suicidé dans des conditions rocambolesques pour échapper à la prison.
La cour de France reste un microcosme où les places sont chères et les appelés toujours en plus grand nombre que les élus. Mais elle cesse d’être l’appareil d’État comme sous Louis XIV, pour devenir l’instrument des intérêts particuliers de la haute noblesse, lieu de toutes les intrigues, cabales et corruptions sous Louis XV. Pire encore sous Louis XVI : les coteries se font plus insolentes autour de la reine et des frères du roi, cependant que les scandales éclaboussent le trône. L’impertinence de Chamfort, forme et fond, rappelle les Saint-Simon et autres La Bruyère.
« Mon plus grand chagrin est qu’il n’existe réellement pas de Dieu et de me voir privé, par-là, du plaisir de l’insulter plus positivement. »989
Marquis de SADE (1740-1814). L’Histoire de Juliette (1797)
L’impertinence poussée au comble va devenir réellement criminelle, mais le personnage reste littéralement « exemplaire » par sa vie et son œuvre intimement mêlées.
Au-delà des philosophes vaguement déistes ou résolument athées, Sade se pose comme le plus irréligieux des grands marginaux du siècle. Jamais la perversion n’a été poussée si loin : deux siècles plus tard, elle demeure exemplaire et scandaleuse. Le « divin marquis » joue à vivre les provocations qu’il conte et sera condamné à mort pour violences sexuelles, dès 1772. Il passera trente années en prison. Dans la Philosophie dans le boudoir, il écrit comme pour se justifier : « Je ne m’adresse qu’à des gens capables de m’entendre, et ceux-là me liront sans danger. »
« Respectons éternellement le vice et ne frappons que la vertu. »1182
Marquis de SADE (1740-1814). L’Histoire de Juliette (1797)
1768 : Sade est emprisonné sept mois, ayant enlevé et torturé une passante. En 1763, les deux semaines au donjon de Vincennes pour « débauche outrée » n’étaient qu’un premier avertissement. « Depuis l’âge de quinze ans, ma tête ne s’est embrasée qu’à l’idée de périr victime des passions cruelles du libertinage. »
Né de haute noblesse provençale, élève des jésuites, très jeune combattant de la guerre de Sept Ans, marié en 1763, il sera condamné à mort en 1772 pour violences sexuelles. Incarcéré en Savoie, évadé, emprisonné de nouveau à Vincennes, puis à la Bastille, transféré à Charenton quelques jours avant le 14 juillet 1789, libéré le 2 avril 1790 par le décret sur les lettres de cachet, avant de nouvelles incarcérations. Sa famille veille à ce qu’il ne sorte plus de l’hospice de Charenton où il meurt en 1814.
Son œuvre, interdite, circule sous le manteau tout au long du XIXe siècle. Elle est réhabilitée au XXe, avec les honneurs d’une édition dans la Pléiade. Premier auteur érotique de la littérature moderne, il donne au dictionnaire le mot sadisme : « perversion sexuelle par laquelle une personne ne peut atteindre l’orgasme qu’en faisant souffrir (physiquement ou moralement) l’objet de ses désirs » (Le Robert).
« C’est détestable ! Cela ne sera jamais joué ! […] Il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de la pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. »1234
LOUIS XVI (1754-1793), qui vient de lire Le Mariage de Figaro avant sa création sur scène. Encyclopædia Universalis, article « Le Mariage de Figaro »
Depuis quatre ans, Paris parle de cette pièce dont l’auteur est déjà célèbre pour des raisons pas seulement littéraires. Soumise à six censeurs, interdite de représentation à Versailles au dernier moment en 1783, puis jouée en théâtre privé, chez M. de Vaudreuil, le 23 septembre. Paris se presse pour la première publique à la Comédie-Française, le 27 avril 1784.
« Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. »1235
BEAUMARCHAIS (1732-1799), Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée (1784)
Finissons en beauté cette petite histoire de l’impertinence sous l’Ancien Régime par le maître du genre, dans sa vie et son œuvre. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, figure majeure des Lumières, fut homme d’affaires, inventeur horloger, éditeur de Voltaire, espion et marchand d’armes pour le compte du roi, venant ensuite à l’aide des Insurgents dans la guerre d’Indépendance américaine, impliqué dans divers scandales et perpétuellement en procès (souvent gagnés, parfois perdus), défenseur de ses droits contre la Comédie française, initiateur d’une « grève de la plume » contre les Sociétaires et créateur de la première Société d’auteurs au monde…
Il reste surtout comme le créateur de Figaro, son double théâtral qui défie le (vieux) régime et annonce la Révolution avec une impertinence qui ose tout, ne doute de rien et défie l’horripilante censure royale qui a remplacé la censure religieuse de la Sorbonne.
Redoutable institution : 79 censeurs ont charge d’autoriser ou d’interdire livres ou pièces, selon leur moralité. La censure inquiéta plus ou moins tous les philosophes qui vont se faire éditer en Suisse, Hollande, Angleterre. Abolie par la Révolution, rétablie en 1797, de nouveau abolie, rétablie, etc., jusqu’en 1905. Le théâtre, spectacle public, est exposé plus encore que le livre aux foudres ou aux tracasseries d’Anastasie aux grands ciseaux. Il est normal que Beaumarchais en traite, pour s’en moquer. En tout cas, l’auteur a écrit là son chef-d’œuvre.
« Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places ; tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ! Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ! »958
BEAUMARCHAIS (1732-1799), Le Mariage de Figaro (1784)
L’apostrophe apparaît déjà révolutionnaire avant la Révolution et l’œuvre longtemps censurée va connaître un immense succès, pour ses vertus polémiques autant que dramatiques.
« Il y a quelque chose de plus fou que ma pièce, c’est son succès ! »1236
BEAUMARCHAIS (1732-1799). Beaumarchais et son temps : études sur la société en France au XVIIIe siècle d’après des documents inédits (1836), Louis de Loménie
Sous-titrée La Folle Journée, la pièce sera jouée plus de cent fois de suite à la Comédie-Française - un record, à l’époque. Mais Beaumarchais en fait trop (comme toujours), se retrouve à la prison de Saint-Lazare (mars 1785) et sa popularité ne sera jamais plus ce qu’elle fut au soir du Mariage qui prit valeur de symbole.
Selon Antoine Vitez, administrateur de la Comédie-Française qui monta la pièce pour le bicentenaire de la Révolution en 1989, « Le Mariage de Figaro est très légitimement considéré comme une pièce révolutionnaire ». Il est des œuvres de poètes géniaux qui prophétisent ce qui va se passer avec une acuité extrême. La Chinoise de Godard, c’était déjà Mai 68 avant Mai 68, et Les Bains de Maïakowski, en 1929, la description de ce que serait le stalinisme avant le stalinisme. Deux autres génies de l’impertinence qui a décidément bien des vertus culturelles.
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