L’impertinence se définit au fil de l’action.
Elle a naturellement ses grands classiques : Voltaire et Beaumarchais font carrière dans le genre au siècle des Lumières, mais Rousseau et Diderot ne sont pas en reste. Déjà au siècle de Louis XIV, Molière et La Fontaine s’illustrèrent avec leur génie propre. D’autres classiques de la littérature furent également impertinents par nature, tels Rabelais et Montaigne. Plus surprenant, au nom de la raison ou de la religion, Descartes et Fénelon se retrouvent impertinents sans le savoir ni le vouloir. Et la Révolution relance l’impertinence à sa manière, avec Mirabeau en tête d’affiche.
Des outsiders célèbres ou anonymes font chorus par un pamphlet, un mot, un geste, parfois au péril de leur carrière ou même de leur vie – voir le premier fait divers du récit national, au temps de la Gaule.
Restent les cas collectifs, tous les frondeurs, anarchistes, féministes, acteurs de Mai 68.
Leçon de l’Histoire : l’impertinence à la française est omniprésente sous les formes les plus diverses. Elle se distingue de l’insolence, l’impudence ou la provocation qui prêtent à confusion dans notre paysage politico-médiatique : trop facile de faire le buzz et de polémiquer pour le plaisir. Les « Voltaire de supérette » sont légion, les nouveaux idéologues font assaut d’éloquence, les candidats s’improvisent têtes d’affiche avec ou sans parti… Sachons faire la différence. À vous d’en juger.
(Presque tous les exemples sont tirés de l‘Histoire en citations – les numéros renvoient à cette source).
II – De la Révolution à nos jours.
« Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes. »1320
MIRABEAU (1749-1791), au marquis de Dreux-Brézé, salle du Jeu de paume, 23 juin 1789. Histoire de la Révolution française (1823-1827), Adolphe Thiers, Félix Bodin
Cette stupéfiante impertinence lance littéralement la Révolution.
C’est la réponse au grand maître des cérémonies, envoyé par Louis XVI pour faire évacuer la salle du Jeu de paume, suite au Serment du 20 juin. La salle sert de refuge aux députés, refoulés sur ordre du roi menaçant de casser les délibérations du tiers devenu Assemblée nationale, et qui a en conséquence fait fermer la salle des Menus-Plaisirs. Ce serment, dépourvu de valeur juridique, a une portée symbolique considérable : il bafoue publiquement la volonté du roi qui doit réagir à l’affront. Ce qu’il va faire, trois jours plus tard. Il décide de faire évacuer la salle du Jeu de paume pour disperser les députés. Et Mirabeau entre en scène…
Le comte de Mirabeau, renié par son ordre et élu par le tiers, se révèle dès les premières séances de l’Assemblée : « On ne connaît pas la toute-puissance de ma laideur. Quand je secoue ma terrible hure, il n’y a personne qui osât m’interrompre. » Ce physique impressionne tous les contemporains. Il en joue, il trouve belle cette laideur, avec ses traits marqués, criblés de petite vérole. Il soigne sa toilette, porte une énorme chevelure artistement arrangée qui grossit encore le volume de sa tête. Il se place volontiers face au miroir, se regarde parler, équarrit ses épaules. Il cultive son personnage. La puissance du verbe et la solidité de la pensée servent également le tribun.
« ‘Allez dire à votre maître…’ Votre maître ! c’est le roi de France devenu étranger. C’est toute une frontière tracée entre le trône et le peuple. C’est la révolution qui laisse échapper son cri. Personne ne l’eut osé avant Mirabeau. Il n’appartient qu’aux grands hommes de prononcer les mots décisifs des grandes époques. »1321
Victor HUGO (1802-1885), Littérature et philosophie mêlées (1834)
L’auteur dramatique a le sens du mot et ne peut que saluer l’auteur de cette réplique : « Allez dire à votre maître… » La postérité l’a rendue immortelle. L’iconographie de l’époque (gravures et tableaux contemporains) témoigne de la portée symbolique de cette scène – ce qu’on appellerait aujourd’hui son « impact médiatique ».
Et le roi cède… « Ils veulent rester ? Eh bien ! Foutre, qu’ils restent ! » Réponse sans cérémonie du roi à son grand maître des cérémonies, venu lui rendre compte du refus des députés. La Révolution française est en marche : « le plus puissant pas du genre humain depuis l’avènement du Christ » selon Victor Hugo (Les Misérables, 1862).
« Vous avez brisé le sceptre du despotisme […] et tous les jours vous souffrez que treize millions d’esclaves portent les fers de treize millions de despotes ! »1325
Requête des dames à l’Assemblée nationale. L’Assemblée constituante, le Philosophisme révolutionnaire en action (1911), Gustave Gautherot
Les grandes oubliées de l’histoire se manifestent sous la Révolution avec une fière impertinence et ce n’est qu’un début.
Prochain rendez-vous, le 5 octobre 1789. Une foule de femmes (et de chômeurs) marche sur Versailles, armée de piques et de fourches, pour demander du pain. Une délégation est reçue le soir même par le roi. Il promet d’assurer le ravitaillement de Paris où le pain demeure le premier besoin du peuple. La manifestation, d’abord pacifique, va dégénérer après une nuit de liesse bien arrosée, alors que La Fayette, présent à Versailles avec ses gardes nationaux, n’a rien vu venir et dort… Mirabeau le surnommera « Général Morphée ».
Malgré tous les dérapages et les obstacles, le féminisme entre en scène en tant que mouvement collectif ! La tourmente révolutionnaire va donner d’autres soucis que les droits des femmes aux hommes de la Révolution, mais quelques héroïnes vont quand même faire entendre leur voix et plaider leur cause, avec une impertinence toute particulière.
« La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »1397
Olympe de GOUGES (1755-1793), Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791. Le XIXe siècle et la Révolution française (1992), Maurice Agulhon
Le préambule du texte est dédié à la reine. Cette féministe, l’une des premières de l’histoire, mourra guillotinée en 1793, après bien d’autres impertinences qui passent pour autant de provocations. Elle se bat aussi pour la cause des Noirs et l’abolition de l’esclavage.
Elle plaide ici pour l’égalité entre les sexes, ce qui inclut le droit de vote et l’éligibilité (permettant de monter à la tribune en tant que député). Mais c’est impossible aussi longtemps que la femme est considérée comme juridiquement mineure, soumise au père ou à l’époux. Les femmes seront finalement la « minorité » la plus durablement brimée dans l’Histoire. Mais quelques-unes vont s’illustrer, héroïnes et souvent martyres, dans la suite de la Révolution, à commencer par Olympe de Gouges montant à l’échafaud le 3 novembre 1793 et lançant à la ronde : « Enfants de la Patrie, vous vengerez ma mort. »
« Armons-nous, nous en avons le droit par la nature et même par la loi. Montrons aux hommes que nous ne leur sommes inférieures ni en vertus ni en courage […] Il est temps que les femmes sortent de leur honteuse nullité. »1408
Théroigne de MÉRICOURT (1762-1817), Discours prononcé à la Société fraternelle des Minimes, 25 mars 1792. Discours imprimé par ordre de la Société Fraternelle de patriotes, de l’un & l’autre sexe, de tout âge & de tout état, séante aux Jacobins, rue Saint-Honoré (1792)
Belge, courtisane et cantatrice, surnommée la Belle Liégeoise, elle entre en révolution comme on entre en religion et fait preuve d’une juste impertinence. Chose fort mal vue de la part d’une femme. Elle devient alors la « Furie de la Gironde ». La voyant fouettée, ridiculisée, son frère la fait enfermer dans un asile pour qu’elle échappe à la mort. Elle y rencontrera la folie. Impossible de ne pas penser au tragique destin de Camille Claudel, un siècle plus tard.
« Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! »1554
Mme ROLAND (1754-1793), montant à l’échafaud et s’inclinant devant la statue de la Liberté (sur la place de la Révolution), 8 novembre 1793. Mot de la fin. Le Nouveau Tableau de Paris (1799), Louis Sébastien Mercier
L’un des mots de la fin les plus superbement impertinents de l’histoire et parfaitement en situation dans le théâtre révolutionnaire qui ne cesse de sacrifier les meilleurs de ses « enfants ». Son mari, poursuivi comme Girondin et réfugié à Rouen, apprenant la mort de sa femme, se tuera deux jours après.
Manon Roland fit preuve d’une belle énergie et d’une plume infatigable, dans sa prison (l’Abbaye, puis la Conciergerie). Elle écrit pour se défendre devant le Tribunal révolutionnaire, quoique sans espoir. Elle écrit ses Mémoires, destinées à sa fille Eudora. Elle écrit des lettres, notamment à son ami Buzot qui, contrairement à elle, a fui comme son mari, pour échapper au sort des Girondins. Il se suicidera lui aussi, apprenant, quelques mois plus tard, la mort de Manon Roland.
« Quelle est ma loi ? demanderez-vous. Je réponds : la loi naturelle, celle qui dit : « Pauvres, allez chez les riches ; filles, allez avec les garçons ; obéissez à tous vos instincts ! » »1499
François CHABOT (1759-1794), Discours devant le Comité révolutionnaire de Castres, printemps 1793. Lasource, député à la Législative et à la Convention (1889), Camille Rabaud
Député de la Convention, capucin défroqué, coquin porté sur la bonne chère et la chair des jolies filles, c’est cependant l’évêque constitutionnel de Blois, auteur d’un Catéchisme des Sans-culottes, plus tard promoteur du culte de la déesse Raison. La Révolution, c’est aussi ce genre de personnage. Une impertinence décomplexée, une provocation exemplaire, un défi souvent fatal à son auteur. On lui doit aussi une métaphore christique souvent reprise : « Le citoyen Jésus-Christ a été le premier sans-culotte du monde. » Discours du 7 septembre 1793. Jugé en même temps que Danton, meurt guillotiné à 37 ans.
« Une nation n’a de caractère que lorsqu’elle est libre. »1697
Mme de STAËL (1766-1817), De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800)
Fille du banquier suisse Necker (ministre de Louis XVI), c’est l’une des rares voix qui s’élève cette année-là pour oser dénoncer le pouvoir de plus en plus absolu du futur empereur. Impertinence impardonnable !
Épouse de l’ambassadeur de Suède en France (Erik Magnus de Staël-Holstein), Mme de Staël, fervente lectrice de Rousseau, fut d’abord favorable à la Révolution. Mais elle ne lui pardonne pas la mort du roi, moins encore celle de la reine, et la Terreur. Après trois ans d’exil, elle revient à Paris pleine d’espoir et impressionnée par le nouveau héros, ce général Bonaparte qui va redonner vie à l’idéal révolutionnaire de 1789. Le coup d’État du 18 Brumaire et la Constitution de l’an VIII lui ôtent toutes ses illusions.
Elle le dit, elle l’écrit, elle se fait détester par le grand homme, par ailleurs misogyne, supportant mal l’intelligence et la libre expression de cette maîtresse femme. Elle paie son impertinence d’un nouvel exil – doré, en Suisse, à Coppet sur les bords du lac Léman, dans le château de famille, auprès de son père.
« Eh bien ! duchesse, aimez-vous toujours autant les hommes ?
— Oui Sire, quand ils sont polis. »1778Duchesse de FLEURY (1769-1820), répondant librement à NAPOLÉON Ier (1769-1821), vers 1806. Revue politique et littéraire : revue bleue, volume I (1875)
L’impertinence de la femme répond ici à la goujaterie de l’homme. La duchesse reste dans l’histoire sous le nom d’Aimée de Coigny - qui inspira le poème de La Jeune Captive à André Chénier. Elle écrira bientôt ses Mémoires, comme tant de gens lettrés à l’époque.
Quant à l’empereur, sa goujaterie est proverbiale. Dans les salons, il ne se gêne pas pour apostropher une dame en ces termes : « Cette robe est sale, vous n’en changez donc jamais ? » ou encore « Quelle déception ! On m’avait assuré que vous étiez jolie ». Personne n’ose lui répliquer, hormis la duchesse de Fleury, revenue d’émigration avec une réputation de galanterie bien fondée.
Le seul être féminin qui trouve grâce aux yeux de Napoléon est sa mère, Marie Letizia Ramolino. Elle a eu treize enfants, huit ont survécu, élevés à la dure. Une femme de tête, entrée dans la résistance corse contre l’annexion de la France, en même temps que son mari ! Elle refusa de participer au sacre impérial et de se soumettre à l’étiquette imposée par son fils qui exige qu’on lui baise la main. Napoléon a beau tempêter, trépigner : « Mais je suis l’empereur ! », il se verra répondre un superbe et dédaigneux : « Oui, mais vous êtes mon fils. » Madame Mère figure toutefois en bonne place, dans Le Sacre peint par David.
« Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi. Vous ne croyez pas à Dieu ; vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde […] Tenez, Monsieur, vous n’êtes que de la merde dans un bas de soie. »1834
NAPOLÉON Ier (1769-1821), à Talleyrand, Conseil des ministres restreint convoqué au château des Tuileries, 28 janvier 1809. Mémoires et Correspondance du prince de Talleyrand (posthume, 1891)
D’Espagne où il tente d’affermir le trône de son frère Joseph, Napoléon a appris que Talleyrand complote avec Fouché pour préparer sa succession – sans nouvelles de lui, on l’imagine victime de la guérilla qui fait rage. Il rentre aussitôt, épargne momentanément Fouché, son ministre de la Police, mais injurie le prince de Bénévent, Talleyrand, impassible - et sort en claquant la porte. « Quel dommage, Messieurs, qu’un si grand homme soit si mal élevé ! » dira simplement Talleyrand. Il se vengera de l’affront public avec une certaine classe diplomatique, répétant ce mot à divers ambassadeurs.
L’impertinence, fût-elle grossière, est quand même justifiée par la tentative de trahison avérée. Aucun homme d’État ne pouvait accepter cette attitude sans réagir violemment.
« La Cour rend des arrêts, et non pas des services. »2001
Antoine SÉGUIER (1768-1848), réponse au garde des Sceaux Peyronnet lui demandant d’arranger les choses, dans un procès contre la presse, janvier 1826. Histoire de France depuis les temps les plus reculés jusqu’à la Révolution (1839), Louis-Pierre Anquetil
Voilà un « outsider » de l’impertinence.
Premier président de la Cour de Paris de 1811 à 1848, il donne une fin de non-recevoir à la requête du ministre de la Justice, alors que le gouvernement est précisément accusé d’avoir fait pression sur certains juges. Et il se prononce en faveur des deux journaux impliqués, Le Constitutionnel et Le Courrier. La Compagnie de Jésus (les Jésuites) était en cause et le roi Charles X avait fait pression en leur faveur, en vain.
La presse libérale est trop heureuse de répéter le mot qui a fière allure. Le magistrat niera d’ailleurs l’avoir dit, dans une lettre à Peyronnet, en 1828. Peut-être par crainte d’être mal noté. Car Séguier n’a pas toujours été indépendant face au pouvoir. Il fit même preuve de servilité, mais la postérité a retenu le meilleur, et le mot est souvent repris, dans les procès qui touchent à la politique. Ainsi en 1864, par le célèbre avocat Berryer, défendant le non moins célèbre Jules Ferry : « Messieurs, permettez-moi de vous rappeler un glorieux souvenir de la magistrature qui commande le respect dont nous nous efforçons toujours de l’entourer. Il y a quarante ans, dans la salle de la première chambre de la Cour de Paris, en face du premier président Séguier, on lisait cette inscription : La Cour rend des arrêts, et non pas des services. »
« Vous êtes un méchant, un infidèle, un traître ! »2006
HUSSEIN DEY d’Alger (vers 1765-1838), 30 avril 1827. La Restauration et la Monarchie de Juillet (1929), Jean Lucas-Dubreton
Joignant le geste à la parole, il frappe trois fois de son chasse-mouches Pierre Deval, le consul de France dont le gouvernement refuse de payer des fournitures de blés datant du Consulat et de l’Empire. Le Dey refusera de présenter des excuses. Impertinence manifeste et peu diplomatique !
Les conséquences seront historiques. Ce fait divers va déboucher sur la guerre. L’incident venant aggraver des relations déjà tendues avec l’Algérie sert de prétexte à l’intervention de la France. Et l’Algérie sera bientôt une colonie française.
« Aujourd’hui que le droit du travail est le premier de tous les droits […] je viens, au nom du travail, affirmer les droits politiques des femmes, la moitié du peuple. »2161
Benjamin Olinde RODRIGUES (1794-1851), Discours à la Bourse, 30 avril 1848. 1848, Le Livre du centenaire (1948), Charles Moulin
Après la Révolution (et la Première République), la Deuxième République inspire cette juste impertinence à un disciple du père Enfantin, rattaché à l’école socialiste saint-simonienne qui accueille un courant féministe – exceptionnel à l’époque. Il parle devant les travailleurs et ajoute : « La République fondée sur la liberté, l’égalité, la fraternité, doit reconnaître désormais au travail des femmes autant et plus de droits que l’ancien régime n’en reconnut autrefois à leur oisiveté féodale. »
Avec le droit du travail qui reconnaît enfin des droits aux travailleurs, le gouvernement provisoire de la nouvelle République a aussi proclamé (25 février 1848) le droit au travail (autrement dit à l’emploi), encore plus révolutionnaire.
« Tremblez tyrans portant culotte !
Femmes, notre jour est venu ;
Point de pitié, mettons en vote
Tous les torts du sexe barbu !
Notre patience est à bout,
Debout, Vénusiennes, debout […]
Refrain
Liberté sur nos fronts verse tes chauds rayons,
Tremblez, tremblez, maris jaloux,
Respect aux cotillons ! »2162Louise de CHAUMONT (XIXe siècle), La Marseillaise des femmes (ou Marseillaise des cotillons), chanson de 1848. L’Illustration, volume XI (1848), J. Dubouchet
Impertinence souvent tournée en ridicule – comme les excès des suffragettes ou du MLF à venir. Il faut dire qu’elles osent tout, avec cette provocation qui a toutes les raisons de se manifester. Les « Vénusiennes » chantent et défilent, jupes retroussées, corsage en bataille, jeunes ouvrières vivant parfois en communauté à la mode saint-simonienne.
La Marseillaise, parmi tous les chants de l’histoire de France, est le plus constamment repris, parodié, récupéré, exploité en d’innombrables versions. C’est la rançon du succès, disons même de la gloire.
« Une Assemblée législative, entièrement composée d’hommes, est aussi incompétente pour faire les lois qui régissent une société composée d’hommes et de femmes, que le serait une assemblée composée de privilégiés pour discuter les intérêts des travailleurs, ou une assemblée de capitalistes pour soutenir l’honneur du pays. »2195
Jeanne DEROIN (1805-1894). Histoire du féminisme français, volume II (1977), Maīté Albistur, Daniel Armogathe
Journaliste, elle a fait placarder cette proclamation sur les murs de Paris lors de la campagne pour les élections à la Législative – la Constituante du 23 avril 1848 ayant purement et simplement interdit aux femmes d’assister aux réunions politiques. La Deuxième République n’est plus aussi républicaine que dans l’élan des premiers jours.
« Je ne veux pas être, par ma complaisance, complice de la vaste exploitation que l’autocratie masculine se croit le droit d’exercer à l’égard des femmes. Je n’ai pas de droits, donc je n’ai pas de charges, je ne vote pas, je ne paye pas. »2470
Hubertine AUCLERT (1848-1914). Histoire du féminisme français, volume I (1977), Maïté Albistur, Daniel Armogathe
Second Empire. L’impertinence politique et citoyenne n’est pas dans l’air du temps. Mais les féministes ne se découragent pas, conscientes d’agir dans le sens de l’Histoire !
La fondatrice de la « Société pour le suffrage des femmes » (organisation militante) réaffirmera dans une lettre au préfet datée de 1880 : « Je n’admets pas cette exclusion en masse de femmes qui n’ont été privées de leurs droits civiques par aucun jugement. En conséquence, je laisse aux hommes qui s’arrogent le privilège de gouverner, d’ordonner, de s’attribuer les budgets, le privilège de payer les impôts qu’ils votent et répartissent à leur gré. Puisque je n’ai pas le droit de contrôler l’emploi de mon argent, je ne veux plus en donner. »
Les suffragettes anglaises obtiendront le droit de vote pour les femmes en 1918. Cette bataille des femmes en France n’aboutira qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
« Il y a aussi plusieurs sortes de Liberté. Il y a la Liberté pour le Génie, et il y a une liberté très restreinte pour les polissons. »2272
Charles BAUDELAIRE (1821-1867), Notes et Documents pour mon avocat (1857)
Cette impertinence très personnelle a-t-elle sa place, parmi toutes les provocations légitimées par une bonne cause ? Oui. Signée d’un authentique génie littéraire, elle manifeste une opposition viscérale à la censure institutionnelle – ce que nous pouvons aujourd’hui comprendre.
25 juin 1857, Les Fleurs du mal sont publiées. Elles font scandale : immorales, triviales, géniales. Baudelaire paraît devant le tribunal correctionnel. Il écrit aussi pour sa défense : « Il était impossible de faire autrement un livre destiné à représenter l’agitation de l’esprit dans le mal. » Condamné à trois mois de prison pour outrage aux mœurs, il se soumet : dans la seconde édition de 1861, les six poèmes incriminés auront disparu. Mais jamais il ne se remettra de cette épreuve.
La même année 1857, l’immoralité de Madame Bovary mène Flaubert en justice. Mais son avocat obtient l’acquittement. Il plaide qu’une telle lecture est morale : elle doit entraîner l’horreur du vice et l’expiation de l’épouse coupable est si terrible qu’elle pousse à la vertu. À la même époque, le génie d’Offenbach s’exprime au théâtre – l’humour et la musique aident à faire passer son apologie de l’adultère et ses bacchanales orgiaques. Dans l’Angleterre beaucoup plus puritaine, l’art n’a pas cette relative liberté.
« Buvons à la France, mais à la France tout entière, Monsieur le ministre de Prusse ! »2471
Sarah BERNHARDT (1844-1923), en tournée au Danemark, automne 1880. Ma double vie, Mémoires de Sarah Bernhardt (1907)
Magistrale impertinence, improvisation théâtrale (plus ou moins préméditée) de la star du théâtre français, premier « monstre sacré » mondialement célèbre. En 1880, lors d’une triomphale tournée en Europe, elle entend le baron Magnus porter ce toast : « Je bois à la France qui nous donne de si grands artistes ! À la France, à la belle France que nous aimons tous. » D’où la cinglante réplique. L’orchestre de la cour fait éclater La Marseillaise (les Danois détestent les Allemands, à l’époque). Bismarck s’indigne et l’on frise l’incident diplomatique.
La jeune Sarah fit déjà preuve de son patriotisme pendant la guerre de 1870, jouant pour de vrai les infirmières au théâtre de l’Odéon réquisitionné à des fins humanitaires. Elle récidivera lors de la Grande Guerre, « Mère La Chaise » amputée d’une jambe et toujours hyperactive, franchissant l’Atlantique en paquebot pour convaincre les jeunes Américains de venir au secours de la France, avant que leur pays se décide, payant sa dette à La Fayette se battant à leur côté lors de la guerre d’Indépendance.
Ses Mémoires extravagantes à son image n’en sont pas moins fidèles à la réalité de la scène et de ses coulisses – quand le cinéma et le sport (de masse) n’existaient pas, le spectacle vivant monopolisait tous les regards.
« M. Louis Bonaparte a réussi. Il a pour lui désormais l’argent, l’agio, la banque, la bourse, le comptoir, le coffre-fort, et tous ces hommes qui passent si facilement d’un bord à l’autre quand il n’y a à enjamber que de la honte. »2253
Victor HUGO (1802-1885), Napoléon le Petit (1852)
L’impertinence n’est pas la première qualité de ce génie. Il peut quand même tout écrire et ce pamphlet n’échappe pas à la loi du genre : provocation et partialité, mais néanmoins constat de la réalité. Le « héros Crapulinsky » est aussi tourné en dérision par Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : les plaies d’argent et la vie scandaleuse du personnage sont sans doute exagérées. Quant à l’analyse des deux prises de pouvoir bonapartistes, elle est par définition marxiste.
Dénoncés par Hugo, les ralliements à l’Empire sont nombreux, mais ni plus ni moins choquants que tous les précédents, dans cette France qui ne cesse de changer de régime depuis le début du siècle. Hugo fut ulcéré par le coup d’État du 2 décembre 1851 qu’il a combattu sans succès comme député à la Chambre et comme manifestant appelant le peuple aux barricades ; ulcéré aussi par l’irrésistible ascension au pouvoir impérial qui a suivi en 1852. Et d’accuser Napoléon III dans son pamphlet : « Il a fait de M. Changarnier une dupe, de M. Thiers une bouchée, de M. de Montalembert un complice, du pouvoir une caverne, du budget sa métairie. » Le plus grand auteur français de son temps, le plus populaire aussi, va rester près de vingt ans en exil – jusqu’à la chute de « Napoléon le Petit ». Il incarne alors l’opposition absolue à l’Empire et acquiert une popularité européenne.
« Louis Bonaparte est un homme de moyenne taille, froid, pâle, lent, qui a l’air de n’être pas tout à fait réveillé […] Les chefs de la droite disaient volontiers de Louis Bonaparte : C’est un idiot. Ils se trompaient. C’est un livre où il y a des pages arrachées. À tout moment quelque chose manque. Louis Bonaparte a une idée fixe, mais une idée fixe n’est pas l’idiotisme. »2245
Victor HUGO (1802-1885), Napoléon le Petit (1852)
L’impertinence est d’autant plus assassine que l’auteur s’est lui-même illusionné sur le personnage ! Il faut rappeler cette erreur de jugement politique pour mieux comprendre la violence de la réaction hugolienne.
Abandonnant le théâtre après la chute de sa dernière pièce (Les Burgraves), Hugo entre sur la scène politique au début de la Deuxième République. En juillet 1848, avec l’aide de son ami Émile de Girardin, grand patron de presse, il crée le journal l’Événement. Sa devise est tout un programme : « Haine vigoureuse de l’anarchie, tendre et profond amour du peuple. » Il dicte ou écrit la plupart des articles, même s’il ne signe pas. Il a deux buts précis et corollaires : promouvoir sa propre candidature à la présidence de la République et défendre le suffrage universel pour l’élection à venir. Au passage, il attaque le général qui est candidat et très populaire : « M. Cavaignac n’a encore remporté de victoires que contre les talents et les libertés. De pareils Austerlitz sont toujours des Waterloo ! »
Mais dès le mois d’octobre 1848, influencé par Girardin, Hugo renonce à se présenter, mettant L’Événement au service du prince Louis-Napoléon qui lui apparaît comme la solution au drame du pays. Le Nom fascine toujours au-delà de l’imaginable… et de la raison. Il comprend vite les ambitions impériales du président élu à la tête de la jeune République et devient alors l’un de ses plus farouches opposants. Il prendra acte de la situation : « Qu’importe ce qui m’arrive ? J’ai été exilé de France pour avoir combattu le guet-apens de décembre […] Je suis exilé de Belgique pour avoir fait Napoléon le Petit. Eh bien ! je suis banni deux fois, voilà tout. Monsieur Bonaparte m’a traqué à Paris, il me traque à Bruxelles ; le crime se défend, c’est tout simple. » Hugo a fui le 11 décembre 1851, pour éviter d’être arrêté. L’exil commence. Il va durer près de vingt ans, avant le triste retour au lendemain de l’abdication de l’empereur, en pleine guerre, à la veille de la défaite et de la Commune.
« Prenez ce qu’il vous faut. »2409
Prince KROPOTKINE (1842-1921), devise anarchiste. La Conquête du pain (1892), Pierre Kropotkine
Troisième République. L’impertinence collective des anarchistes va marquer l’Histoire bien au-delà de la France.
Officier, explorateur, savant, ce prince russe adhéra au mouvement révolutionnaire né dans son pays. Arrêté, évadé, il fonde en Suisse une société secrète à tendance anarchiste. Expulsé, il vient en France où il aura aussi des ennuis avec la justice. Son influence est grande sur les divers mouvements anarchistes qui essaiment en Europe.
En France, les attentats se multiplient de 1892 à 1894. L’anarchie a diverses causes : souvenir de la Commune de Paris, hostilité envers les partis politique de gauche, haine et mépris pour la bourgeoisie affairiste. Elle a aussi ses héros.
« Désormais, ces messieurs sauront qu’ils ont toujours une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête, ils voteront peut-être des lois plus justes. »2510
Auguste VAILLANT (1861-1894), Déclaration à la police qui l’interroge, après l’attentat qu’il a perpétré, le 9 décembre 1893. L’Épopée de la révolte (1963), André Mahé
L’impertinence s’affiche menaçante et ses arguments impressionnent. Le presse illustrée, très populaire, en témoigne à l’envi. Au procès, il affirme avoir lancé cette bombe pour venger son idole Ravachol, et non pour tuer. Vaillant, ni penseur ni même militant, est un marginal qui a survécu en multipliant les petits métiers, se lançant dans la lutte politique pour faire entendre « le cri de toute une classe qui revendique ses droits ». L’inexistence d’un vrai programme social demeure l’une des faiblesses de la Troisième République – jusqu’en 1936 et l’avènement du Front populaire.
Vaillant, 33 ans, est guillotiné le 5 février 1894. Cela n’empêche pas, une semaine plus tard, l’explosion d’une autre bombe. Le 24 juin de la même année, lors d’une visite officielle à Lyon, le président de la République Sadi Carnot sera poignardé par Caserio, anarchiste italien de 20 ans, au cri de « Vive la Révolution ! Vive l’anarchie ! »
La flambée anarchiste qui frappe la France, inspirée de Proudhon et Bakounine en rupture de socialisme, va parcourir l’Europe, tuer l’impératrice Élisabeth d’Autriche (la célèbre Sissi), le roi d’Italie Humbert Ier et franchir l’Atlantique, pour atteindre le 25e président des États-Unis d’Amérique, William McKinley.
Le terrorisme est une force de frappe récurrente et le monde occidental devra affronter le terrorisme rouge dans les années 1970, le terrorisme islamique au début du XXIe siècle.
« J’accuse. »2517
Émile ZOLA (1840-1902), titre de son article en page un de L’Aurore, 13 janvier 1898
L’Aurore est le journal de Clemenceau et le titre est de lui. Mais l’article en forme de lettre ouverte au président de la République Félix Faure est bien l’œuvre de Zola.
L’impertinence tient à ici la personnalité des accusés : deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l’état-major, les experts en écriture accusés d’avoir « mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion » et le Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus, accusé d’« avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète ». Le ministre de la Guerre, général Billot, intente alors au célèbre écrivain un procès en diffamation.
« Un jour la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur » répond Zola le 22 février dans l’Aurore. Le procès Zola en cour d’assises (7-21 février 1898) fait connaître l’affaire Dreyfus au monde entier. Formidable tribune pour l’intellectuel converti aux doctrines socialistes et aux grandes idées humanitaires ! « Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai. »
Zola est condamné à un an de prison et 3 000 francs d’amende, mais le 3 juin 1899, la Cour de cassation, toutes Chambres réunies, se prononce pour « l’annulation du jugement de condamnation rendu le 22 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus ». Le 5 juin, Zola écrit dans l’Aurore : « Aujourd’hui, la vérité ayant vaincu, la justice régnant enfin, je renais, je rentre et reprends ma place sur la terre française. » Dreyfus, sauvé par les « dreyfusards » ou « révisionnistes », sera gracié par le président de la République et réintégré dans l’armée en 1906. L’impertinence de Zola a finalement gagné, même si l’Affaire a durablement déchiré le pays. C’est la plus grave crise de la Troisième République.
« Laissons au coq gaulois ces sables à gratter. »2526
Marquis de SALISBURY (1830-1903), Premier ministre anglais, 21 mars 1899. Les Forces politiques au Cameroun réunifié (1989), Joseph-Marie Zang-Atangana
Impertinence fort peu diplomatique… mais la guerre n’aura pas lieu entre la France et l’Angleterre.
Le Premier ministre anglais parle du Sahara, à la fin des négociations franco-anglaises sur la situation respective des deux grandes puissances en Afrique. C’est la suite de l’« incident de Fachoda », en juillet 1898. La France a envoyé la mission Marchand sur le haut Nil (quelques gradés et 250 travailleurs sénégalais), pour devancer au Soudan l’Angleterre (qui mobilise une armée anglo-égyptienne de 20 000 hommes). Marchand, arrivé le premier, a levé le drapeau tricolore à Fachoda, mais suite à un ultimatum de Londres, Delcassé, ministre des Affaires étrangères, décide d’évacuer les lieux. Une vague d’anglophobie rappelle la guerre de Cent Ans ! Mais la France a quand même d’autres problèmes – à commencer par l’Affaire (Dreyfus).
La convention franco-anglaise signée le 21 mars 1899 consacre le renoncement de la France sur le Nil, l’Angleterre lui laissant cependant le Maroc et une portion de désert : l’orgueil national est froissé, mais la raison l’emporte et l’Entente cordiale sera précieuse dans les temps à venir, contre l’Allemagne qui est l’adversaire commun des deux pays.
« C’est la lutte finale ;
Groupons-nous et demain
L’Internationale
Sera le genre humain. »2527Eugène POTTIER (1816-1888), paroles, et Pierre DEGEYTER (1848-1932), musique, L’Internationale (refrain), chanson
L’impertinence passe à merveille, en paroles et musique. Elle va même faire le tour du monde et continue de résonner !
Le chant écrit par Pottier durant la Commune de 1871, mis en musique en 1888 par un ouvrier tourneur Pierre Degeyter, chanté pour la première fois au Congrès de Lille du Parti ouvrier en 1896, devient l’hymne du mouvement ouvrier français en 1899. C’est un immense succès, dans les classes populaires sensibles à ces mots : « Du passé faisons table rase / Foule esclave, debout ! debout ! / Le monde va changer de base / Nous ne sommes rien, soyons tout ! »
1899, ce n’est pas la révolution souhaitée, mais un progrès pour la gauche : elle arrive au pouvoir avec les radicaux. Elle va y rester, au prix de diverses alliances, jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le chant est adopté par l’ensemble des partis socialistes au lendemain du congrès de la IIe Internationale à Stuttgart en 1910 et connaît alors un énorme succès populaire. Il sera bientôt hymne national soviétique, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Il demeure aujourd’hui encore le chant des partis socialistes et communistes.
« Il y a deux organes inutiles : la prostate et le président de la République. »2391
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Histoire des présidents de la République : de Louis Napoléon Bonaparte à Charles de Gaulle (1960), Adrien Dansette
Son impertinence toujours soulignée d’humour est la manifestation de son opposition farouche au régime de la Troisième République perpétuellement « en crise » et au personnel politique jamais à la hauteur des problèmes.
« Le Tombeur de ministères » est redouté pour son fort caractère et « le Tigre » a toujours la dent dure. Ici, il pointe la raison principale de la faiblesse du régime. Le Président (élu par les Chambres pour son insignifiance) n’est là que pour « inaugurer les chrysanthèmes ». L’expression est du général de Gaulle et c’est d’ailleurs lui qui va changer le fonctionnement des institutions françaises sous la Cinquième République, en redonnant le pouvoir exécutif au Président.
« La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires. »2579
Georges CLEMENCEAU (1841-1929). Soixante Années d’histoire française : Clemenceau (1932), Georges Suarez
Clemenceau prononce ces mots en 1887, lorsqu’éclate un incident diplomatique entre la France et l’Allemagne. Le général Boulanger a en effet organisé un réseau d’espionnage, sans prévenir personne, d’où cette réplique célèbre de Clemenceau.
Cette impertinence s’applique aussi aux responsables du désastre qui prendra le nom de Première Guerre mondiale. À 76 ans, le 16 novembre 1917, Clemenceau est appelé en dernier recours à la tête du gouvernement par le président Poincaré qui n’apprécie guère le personnage qui s’est tenu à l’écart, accablant de sarcasmes les chefs civils et militaires, très opposé à la dictature de fait du maréchal Joffre, le grand homme de la France jusqu’en 1916, comme aux ministres de la Guerre qui se succèdent – Millerand le premier, qui couvrait Joffre sans le contrôler.
À la tête d’une France divisée, à bout de nerfs et de guerre, devenue défaitiste par lassitude, Clemenceau va imposer son autorité à l’armée comme au pays : « Ma formule est la même partout. Politique intérieure ? Je fais la guerre. Politique étrangère ? Je fais la guerre. Je fais toujours la guerre. » André Maurois, agent de liaison auprès de l’armée britannique, évoque ses souvenirs dans Les Silences du colonel Bramble : « Sur le front, les soldats voyaient apparaître un vieil homme au feutre en bataille, qui brandissait un gourdin et poussait brutalement les généraux vers la victoire. C’était Georges Clemenceau. » Il recherche le contact avec les poilus des tranchées qui l’appellent affectueusement le Vieux. Le « vieux Gaulois acharné à défendre le sol et le génie de notre race », auquel de Gaulle rend hommage dans ses Discours et messages, va restaurer la confiance dans le pays et mener son dernier grand combat national. Il s’exprime clairement à la tribune : « Moi aussi j’ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire, il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu’on veut. Ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien. » Il méritera son nouveau surnom de Père la Victoire.
« Faisons donc la grève, camarades ! la grève des ventres. Plus d’enfants pour le Capitalisme, qui en fait de la chair à travail que l’on exploite, ou de la chair à plaisir que l’on souille ! »2637
Nelly ROUSSEL (1878-1922), La Voix des femmes, 6 mai 1920. Histoire du féminisme français, volume II (1978), Maïté Albistur, Daniel Amogathe
L’impertinence des féministes de l’époque atteint rarement cet extrême. En cette « Journée des mères de familles nombreuses », c’est l’appel d’une journaliste marxiste, militante antinataliste. Le féminisme, revendiquant des droits pour une catégorie injustement traitée se situe logiquement à gauche dans l’histoire. Mais, du seul fait de la guerre, la condition des femmes a bien changé.
Devenues majoritaires dans le pays, avec un million de veuves de guerre et plusieurs millions de célibataires, elles ont pris l’habitude d’occuper des emplois jadis réservés aux hommes et d’assumer des responsabilités nouvelles. De tels acquis sont irréversibles. Le droit, la médecine, la recherche, le sport leur ouvrent enfin de vrais débouchés. Il faut attendre 1924 pour avoir les mêmes programmes d’enseignement secondaires, d’où l’équivalence des baccalauréats masculin et féminin. Les femmes entreront au gouvernement à la faveur du Front populaire de 1936, dans le ministère Blum. Elles deviendront enfin « électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes », exerçant leur droit pour la première fois aux municipales du 29 avril 1945.
« Qu’est-ce que le gaullisme depuis qu’issu de l’insurrection il s’est emparé de la nation ? Un coup d’État de tous les jours. »3020
François MITTERRAND (1916-1996), Le Coup d’État permanent (1964)
Il voit dans ce pamphlet son meilleur écrit politique. L’impertinence est de règle et l’adversaire est de taille ! Mais c’est dans cette opposition constante à de Gaulle que le leader de la gauche socialiste fait ses classes. C’est aussi un écrivain : « Le gaullisme vit sans loi, il avance au flair. D’un coup d’État à l’autre, il prétend construire un État, ignorant qu’il n’a réussi qu’à sacraliser l’aventure. »
Le 24 avril 1964, dans un grand débat institutionnel à l’Assemblée, Mitterrand déclare que la responsabilité du gouvernement devant le Parlement étant vidée de substance, le régime de la Cinquième République est un régime de pouvoir personnel. Pompidou, Premier ministre, lui répond que l’opposition, en refusant de s’adapter aux institutions de la Cinquième, n’a aucun avenir. Mais son temps venu, en 1981, l’inconditionnel adversaire du gaullisme s’accommodera fort bien de cette Constitution : « Les institutions n’étaient pas faites à mon intention. Mais elles sont bien faites pour moi. » Dont acte.
Professeurs, vous êtes vieux, votre culture aussi.3040
Slogan, murs de Nanterre, 22 mars 1968. Génération, tome I, Les Années de rêve (1987), Hervé Hamon, Patrick Rotman
L’impertinence est peut-être le maître mot de cette brève révolution initiée par les jeunes, qui va changer la société française, surprendre toute la classe politique et mettre le pays « en vacances » durant deux mois de folie.
Le Mouvement du 22 mars est créé : mouvance sans programme, sans hiérarchie, mais avec beaucoup de leaders tenant leur autorité de leur force de persuasion, de leur imagination. Première vedette, Daniel Cohn-Bendit, étudiant en sociologie, de nationalité allemande (par choix), né en France de parents juifs réfugiés pendant la guerre. Dany le Rouge (surnom qu’il doit à ses cheveux roux, comme à son gauchisme militant) est doué à 23 ans d’un charisme qui le rend très populaire auprès des étudiants, et redouté, voire détesté dans l’autre camp – avant de devenir Dany le Vert, dans la liste Europe Écologie, avec une belle cote de popularité auprès des Français. Pour l’heure, à Nanterre, il fédère les groupuscules depuis quelques mois et figure sur la liste noire des étudiants. Le doyen Grappin, devant l’agitation, ferme l’université jusqu’au 1er avril.
Tout pouvoir abuse, le pouvoir absolu abuse absolument.
Ne me libère pas, je m’en charge.
L’alcool tue, prenez du LSD.3049Slogans à Nanterre, 14 mai 1968
L’impertinence s’en donne à cœur joie au fil des défilés, des slogans, des manifs, cependant que le général de Gaulle s’envole pour la Roumanie : il ne veut pas que des querelles internes passent avant ses engagements internationaux. Mais c’est sous-estimer l’importance des événements. Au retour le 19 mai, il annonce : « La réforme, oui, la chienlit, non ! » Un nouveau slogan s’affiche le lendemain sous une marionnette en habit de général : « La chienlit, c’est lui ! » L’impertinence va se donner libre cours jusqu’au 25 mai et le président trouve enfin les mots et la stratégie pour reprendre la situation en main. Moins d’un an après, suite à l’échec de son dernier référendum, il démissionnera.
« Il y a plus inconnu que le Soldat inconnu : sa femme ! »3125
Banderole déroulée par le MLF sur la dalle du Soldat inconnu, place de l’Étoile, 26 août 1970. La Mémoire des femmes : anthologie (2002), Paulette Bascou-Bance
L’impertinence féministe repasse à l’attaque d’une société dont le machisme apparaît de plus en plus injuste et insupportable. Autre banderole brandie avec humour : « Un homme sur deux est une femme. »
Elles sont une dizaine à manifester dans Paris déserté. Elles déposent une gerbe à la femme inconnue du célèbre Soldat inconnu. Et sont arrêtées. Dès le lendemain, la presse déclare la naissance du MLF, Mouvement de libération des femmes. C’est sa première sortie médiatique – bien modeste. Le même jour à New York, 50 000 femmes célèbrent leur conquête du droit de vote, il y a cinquante ans. Et France-Soir ironise : « Quand les Américaines brûlent leurs dessous sur la place publique, la France du bœuf miroton hausse les épaules. Il n’y a pas eu d’autodafé de soutien-gorge hier à l’Étoile. Seulement une bousculade. »
Le MLF, héritier spirituel de Mai 68, du Women’s Lib américain et de divers courants plus ou moins réformistes ou radicaux, va tenir sa première AG en octobre 1970. Au-delà d’un certain folklore, entre « provoc » et happening, les années 1970-1980 verront aboutir l’essentiel des revendications des femme et la vie quotidienne en sera changée, profondément. Le plus important est sans doute la loi Veil du 18 janvier 1975, passionnément discutée, et qui dépénalisera l’avortement, rebaptisé IVG (interruption volontaire de grossesse).
« Indignez-vous ! »3443
Stéphane HESSEL (1917-2013), titre de son essai (Indigène éditions, 2010)
Autrement dit, soyez impertinents pour faire changer le monde ! Parole d’un jeune homme en colère de 92 ans : « Quand je cesserai de m’indigner, j’aurai commencé ma vieillesse », écrivait André Gide (Nouveaux Prétextes).
Ce livre de 32 pages, publié par un petit éditeur de Montpellier, vendu 3 euros, sans promotion médiatique, tourne au phénomène d’édition : 950 000 exemplaires en 10 semaines. Traduit en 34 langues, le livre se vendra à 4 millions d’exemplaires.
L’auteur, né en Allemagne d’un père juif, naturalisé français en 1937, résistant face au nazisme et déporté à Buchenwald, participe en 1948 à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Diplomate de métier, européen de gauche, il est proche de Mendès France et Michel Rocard.
Le militant reprend les idées du CNR (Conseil national de la Résistance) : engagement politique de la société civile, primauté de l’intérêt général sur l’intérêt financier, solidarité entre les générations. Il les confronte aux sujets d’indignation toujours actuels : existence des sans-papiers, planète maltraitée, écart des richesses dans le monde.
Sorti le jour où la réforme des retraites est votée, le livre coïncide avec une vague de fond nourrie du mécontentement et du malaise des Français. Edgar Morin diagnostique le « réveil public d’un peuple jusqu’à présent très passif », avec un engagement des citoyens hors des partis politiques. Le mouvement des Indignés, soutenu par les réseaux sociaux sur Internet et associé au Printemps arabe, va essaimer dans le monde et manifester un peu partout en 2011 (comme en Mai 68) : plus de 70 pays, Espagne en tête avec ses Indignados contre la crise (et le campement du village alternatif sur la Puerta del Sol), Portugal, Italie, Grèce, Israël, jusqu’aux États-Unis (près de Wall Street, temple du capitalisme). La France ne suit pas vraiment. Est-ce la répression policière qui en dissuade, notre protection sociale qui amortit les effets de la crise, ou la perspective des prochaines élections qui mobilise déjà l’opinion ?
Le mouvement des Gilets jaunes né en novembre 2018, très médiatisé, mobilisera davantage la France « des ronds-points » et des villes pendant deux ans, mais quel sera le bilan politique, social, voire civilisationnel ? L’histoire en jugera.
« Je suis Charlie ! »
# Balance ton porc
# Me tooDernières déclarations d’impertinence collective au nom de différentes causes
L’attentat contre Charlie Hebdo est une attaque terroriste islamiste contre le journal satirique Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015 à Paris. C’est le premier et le plus meurtrier des trois attentats de janvier 2015 en France. Des manifestations massives dites « marches républicaines » suivront pour revendiquer la liberté d’expression : plus de 4 millions recensés officiellement au week-end suivant, dont 1,5 million le dimanche à Paris, chiffre véritablement historique et sans incident à signaler, fait également remarquable.
Les réseaux sociaux se révèlent un terrain encore plus fréquenté, mais naturellement très conflictuel et controversé.
En 2017, le producteur américain Harvey Weinstein est exclu de l’Académie des Oscars, suite à de nombreuses accusations de harcèlements sexuels, d’agressions et de viols. Cette affaire provoque la libération de la parole sur le harcèlement sexuel dans divers secteurs, artistiques, sportifs et autres. Après l’initiative de la journaliste française Sandra Muller, les témoignages se multiplient sur les réseaux sociaux, portant le hashtag #balancetonporc. Le mouvement # Me too encourage toutes les femmes victimes d’agressions sexuelles à témoigner.
D’autres hashtags sur le même thème voient le jour en 2021, suite au scandale touchant l’Institut d’études politiques de Paris (dit « Sciences Po »), d’où #SciencesPorcs. #Metooinceste apparaît après publication de La Familia grande de Camille Kouchner en janvier 2021, ou encore #Metoogay utilisé par des hommes victimes d’autres hommes, créé à la suite des scandales d’abus sexuels sur des garçons. Dernier né, #MyChurchToo fait écho aux scandales dénoncés massivement dans l’Église.
Pour finir, rappelons une perle de l’Histoire en citations et saluons l’impertinence de l’auteur défiant la censure sous la Restauration (très catholique).
« Hommes noirs, d’où sortez-vous ?
Nous sortons de dessous terre,
Moitié renards, moitié loups.
Notre règle est un mystère.
Nous sommes fils de Loyola,
Vous savez pourquoi l’on nous exila.
Nous rentrons ; songez à vous taire !
Et que vos enfants suivent nos leçons.
C’est nous qui fessons, et qui refessons,
Les jolis petits, les jolis garçons. »1967BÉRANGER (1780-1857), Les Révérends Pères, chanson. Histoire de la littérature française : de la révolution à la belle époque (1981), Paul Guth
Le plus célèbre chansonnier contemporain vise les jésuites de retour avec la monarchie. Pie VII a rétabli leur ordre, le 7 août 1814. La Charte, en forme de compromis constitutionnel, reconnaît la liberté du culte, mais fait du catholicisme la religion d’État et les pères jésuites pensent avoir le quasi-monopole de l’éducation. Ils en usent et abusent…
Les deux derniers vers aux accents plaisamment polissons dénoncent en fait la pédophilie pratiquée dans certains collèges catholiques. Chateaubriand saluait Béranger comme « l’un des plus grands poètes que la France ait jamais produits », et le célèbre Sainte-Beuve y voyait un « poète de pure race, magnifique et inespéré ».
Aujourd’hui, ce texte fait frémir, eu égard à l’ampleur du phénomène. La commission d’enquête sur la pédocriminalité dans l’Église a révélé en octobre 2021 que 330 000 mineurs ont été victimes de violences sexuelles depuis 1950, de la part d’au moins 2 900 clercs. Chiffres terrifiants qui « appellent des mesures très fortes » selon Jean-Marc Sauvé, président de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) qui a présenté les conclusions d’une enquête menée depuis le mois de février 2019.
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