« L’opinion publique n’existe pas. » Pierre Bourdieu, exposé de 1972, publié en 1973, dans Les Temps Modernes. Sociologue contemporain et intellectuel engagé, il contestait simplement la valeur des sondages d’opinion, invention récente.
« Les Français sont des veaux. » Dans son livre De Gaulle, mon père (2003), Philippe de Gaulle rapporte les mots du général, prononcés en 1940 à Londres après la signature de l’armistice entre la France de Pétain et l’Allemagne nazie. Le général aurait dit des Français : « Ce sont des veaux. Ils sont bons pour le massacre. Ils n’ont que ce qu’ils méritent. » Mais ses divers Appels aux Français lanceront la résistance.
Dans un raccourci original et fatalement caricatural, l’adage de Jean Cocteau, tiré de Maalesh (1950), assure que « Les Français sont des Italiens de mauvaise humeur et les Italiens sont des Français de bonne humeur » (Libération, 13 mars 2019).
Dans son livre programme, Révolution (2016), le futur président Emmanuel Macron se désole de nous voir, nous Français, « recroquevillés sur nos passions tristes, la jalousie, la défiance, la désunion, une certaine forme de mesquinerie, parfois de bassesse, devant les événements. » Et de commenter (Libération, 16 novembre 2016) : « C’est une menace depuis des années, c’est un déferlement depuis des mois : le monde occidental tout entier est submergé par la victoire de ce que Spinoza, le philosophe de la démocratie, nommait « les passions tristes », comme la haine, la peur, la colère, le mensonge ou la violence. » Il reprendra l’expression encore plus valable en 2022.
La réalité est heureusement et infiniment plus complexe. L’Histoire le prouve, avec cet édito en trois épisodes : 1. des origines au Siècle des Lumières, 2. de la Révolution à la Troisième République, 3. de la Quatrième République à nos jours.
II – De la Révolution à la Troisième République.
Avec la Révolution, le peuple (de Paris) s’exprime en acteur principal et la violence l’emporte bientôt sur la modération, jusqu’à la Terreur. Napoléon, porté au pouvoir par deux plébiscites, va censurer l’opinion plus radicalement que sous l’Ancien Régime, mais l’opposition trouve moyen de se manifester.
Au XIXe siècle et au fil des nombreux changements de régime, l’opinion publique s’affirme enfin, la liberté de la presse s’impose peu à peu et reflète tous les courants de pensée, des plus extrêmes aux modérés qui font tant bien que mal la majorité. Les auteurs prennent parti dans le combat des idées, les intellectuels témoignent avant de devenir des « maîtres à penser ».
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RÉVOLUTION
« Sire, il n’y a qu’un monarque dans votre royaume, c’est le fisc. Il ôte l’or de la couronne, l’argent de la crosse, le fer de l’épée et l’orgueil aux paysans. »1315
Cahier de doléances de la ville de Marseille. Cité par Marcel Jullian, invité à l’occasion du bicentenaire de la Révolution, matinale sur France Inter en 1989
Superbe style qui contraste avec le ton quotidien, terre à terre et souvent laborieux des quelque 50 000 cahiers rédigés en février-mars 1789, pour exprimer les revendications des Français. C’est à l’évidence le reflet le plus fidèle de l’opinion publique à l’aube de la Révolution.
En tête de toutes les revendications, la fiscalité qui avait tous les défauts aux yeux de l’opinion publique : inégalitaire, injuste, inefficace… et irréformable.
« Nous, députés de la paroisse de Champniers d’Angoulême, avons pris la hardiesse […] de vous faire savoir notre misère et notre pauvreté, que nous souffrons par les grosses impositions qui sont taxées par vos intendants et subdélégués ; en un mot, ils nous mettent à la mendicité. »1316
Cahier de doléances du tiers état. Département de la Charente. Cahiers de doléances de la sénéchaussée d’Angoulême et du siège royal de Cognac pour les États généraux de 1789 (1907)
Que veut le tiers ? Égalité devant l’impôt, accès aux emplois civils et aux grades militaires en fonction du mérite et non de la naissance, fin des privilèges de la noblesse.
La noblesse, se sentant menacée, revendique au contraire la défense de ses droits seigneuriaux et fonciers. Et presque tous les cahiers dénoncent l’arbitraire de « Monseigneur l’intendant », l’un des personnages les plus haïs de l’Ancien Régime.
« Ah ! ça ira, ça ira, ça ira
Le peuple en ce jour sans cesse répète,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.
Malgré les mutins tout réussira […]
Pierre et Margot chantent à la guinguette :
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira.
Réjouissons-nous le bon temps viendra. »1371LADRÉ (XVIIIe siècle), paroles, et BÉCOURT (XVIIIe siècle), musique, Le Carillon national, chanson. Chansons nationales et populaires de France (1846), Théophile Marion Dumersan
Le peuple va entrer en scène et l’histoire de France peut s’écrire en chansons, forme de citations et reflet d’une opinion publique qui privilégie naturellement ce moyen d’expression.
Le chant est plus connu sous le nom de son refrain : « Ah ! ça ira ». Ladré, chanteur des rues, en a écrit les paroles sur Le Carillon national, musique de contredanse signée Bécourt, violoniste de l’orchestre au théâtre des Beaujolais. La reine Marie-Antoinette la jouait volontiers sur son clavecin.
Le texte, innocent à l’origine, reprend l’expression de Benjamin Franklin, résolument optimiste et répétant au plus fort de la guerre d’Indépendance en Amérique, à qui lui demande des nouvelles : « Ça ira, ça ira. » Le mot est connu, le personnage populaire et dans l’enthousiasme des préparatifs de la fête, le peuple chante : « Ça ira, ça ira. » Le ton va bientôt changer…
« Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates à la lanterne,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates on les pendra. »1381Ah ! ça ira, couplet anonyme, sur une musique de BÉCOURT (XVIIIe siècle), chanson
Le plus célèbre « refrain de la Révolution française », né bon enfant, se durcit et se radicalise, quand une main anonyme ajoute ce couplet vengeur. Toujours sur le même air de contredanse populaire du Carillon national.
« Aristocrate, te voilà donc tondu,
Le Champ de Mars te fout la pelle au cul,
Aristocrate, te voilà confondu.
J’bais’rons vos femmes, et vous serez cocus,
Aristocrates, je vous vois tous cornus. »1373Le Tombeau des aristocrates (anonyme), chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
Chanté le 14 juillet 1790 sur le Champ de Mars (avec « La Pelle au cul », version voisine), le jour même de cette fête de la réconciliation nationale. C’est un tout autre ton que le « ça ira » – lequel va connaître nombre de parodies fort dures pour les aristos. Cela montre la complexité de cette Révolution où tous les courants d’opinion se croisent. C’est aussi le parfait reflet de l’opinion publique vue par les chansons. À travers elles, toute l’histoire de France se déroule.
« Dans une révolution, le parti qui soutient les opinions modérées a plus besoin que tout autre de courage. »1376
Mme de STAËL (1766-1817), Œuvres complètes de Madame la baronne de Staël (1836)
Très juste remarque de la femme réputée « la plus intelligente de son temps ». C’est bien la fille de son père qui s’exprime : Jacques Necker, banquier suisse, en charge du ministère des Finances pour la troisième fois, si populaire il y a encore un an, et toujours raisonnable dans sa gestion de la crise financière, se heurte à la Constituante, et surtout à Mirabeau qui souhaite financer le déficit par l’émission des assignats (papier-monnaie).
Tombé en disgrâce, il donne sa démission, le 3 septembre 1790. Retiré au château de Coppet, il va désormais écrire pour justifier sa gestion depuis que Louis XVI l’a appelé au gouvernement et exposer ses idées sur l’administration des finances de la France.
« Couple perfide, réservez vos larmes
Pour arroser le prix de vos forfaits […]
Un peuple libre reconnaît les charmes
De n’être plus au rang de vos sujets. »1389Poursuite et retour de la famille ci-devant royale (juin 1791), chanson anonyme. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
Le peuple chante encore, mais il a perdu confiance en Louis XVI. Comme l’écrit Denis Richet dans le Dictionnaire critique de la Révolution française : « Un roi avait en fuyant abandonné sa souveraineté. Un autre roi, le peuple, assistait gravement au spectacle. »
C’est une foule terriblement silencieuse qui accueille le cortège à son retour, le 25 juin. La Constituante a suspendu Louis XVI de ses fonctions, dès le 21. Ces cinq jours de vacance du trône prouvent que la France peut vivre sans roi, et la République devient un régime possible. Pour l’historienne Mona Ozouf, le 21 juin, c’est « la mort de la royauté ».
À bas le Veto !
Avis à Louis XVI : le peuple est las de souffrir.
La liberté ou la mort !1415Slogans sur les enseignes, Manifestation du 20 juin 1792 à Paris. Histoire de la France et des Français (1972), André Castelot, Alain Decaux
Le palais des Tuileries est envahi par les sections de la Commune de Paris : elles protestent contre le droit de veto du roi, et fêtent en même temps l’anniversaire de sa fuite à Varennes, dont l’échec, il y tout juste un an, a précipité les événements. La famille royale est molestée.
Louis XVI accepte de se coiffer du bonnet rouge, de boire à la santé de la nation – les gravures ne manquent pas de ridiculiser cette image de la monarchie bafouée. Mais le roi refuse de renoncer à son droit de veto.
« La fermentation est au comble, et tout semble présager pour cette nuit même la plus grande commotion à Paris. Nous sommes arrivés au dénouement du drame constitutionnel. »1422
ROBESPIERRE (1758-1794), Lettre à Couthon, 9 août 1792. Robespierre (1946), Gérard Walter
Et de conclure : « La Révolution va reprendre un cours plus rapide si elle ne s’abîme pas dans le despotisme militaire et dictatorial. » C’est bien vu : il écrit ces mots la veille du drame. Robespierre espérait encore une voie légale et constitutionnelle. Mais les sans-culottes parisiens supportent de plus en plus mal la monarchie et se préparent à une nouvelle « journée révolutionnaire ». Dans la nuit du 9 au 10 août, le tocsin sonne aux clochers de la capitale.
« Tout s’émeut, tout s’ébranle, tout brûle de combattre, tout se lève en France d’un bout de l’empire à l’autre. »1427
DANTON (1759-1794), Législative, 2 septembre 1792. Discours de Danton, édition critique (1910), André Fribourg
Danton est le grand homme de cette période : substitut de la Commune de Paris érigée en assemblée souveraine et ministre de la Justice depuis le 11 août, il a en fait tous les pouvoirs. Et l’éloquence en plus. On l’appelle « le Mirabeau de la populace ». Comme Mirabeau, c’est une « gueule », un personnage théâtral. Mais contrairement à Mirabeau, « Danton, comme Robespierre et Marat, est une création de la Révolution. Il jaillit de l’immense événement sans aucun préavis » (Mona Ozouf).
« Le tocsin qui sonne n’est point un signal d’alarme, c’est la charge contre les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, Messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée. »1428
DANTON (1759-1794), Législative, 2 septembre 1792. Discours de Danton, édition critique (1910), André Fribourg
« De l’audace… » La fin du discours est célébrissime, et propre à galvaniser le peuple et ses élus : « Danton fut l’action dont Mirabeau avait été la parole », écrit Hugo (Quatre-vingt-treize).
Ce 2 septembre, la patrie est plus que jamais en danger. La Fayette, accusé de trahison, est passé à l’ennemi. Dumouriez, qui a démissionné de son poste de ministre, l’a remplacé à la tête de l’armée du Nord, mais le général ne parvient pas à établir la jonction avec Kellermann à Metz. Et Verdun vient de capituler, après seulement deux jours de siège : les Prussiens sont accueillis avec des fleurs par la population royaliste. C’est dire l’émotion chez les révolutionnaires à Paris !
La rumeur court d’un complot des prisonniers, prêts à massacrer les patriotes à l’arrivée des Austro-Prussiens, qui serait imminente. On arrête 600 suspects qui rejoignent 2 000 détenus en prison. D’où les « massacres de septembre » qui réjouissent les sans-culottes de Paris.
« Tout le monde veut bien de la République ; personne ne veut de la pauvreté ni de la vertu. »1457
SAINT-JUST (1767-1794), Discours sur les subsistances, Convention, 29 novembre 1792. Œuvres de Saint-Just, représentant du peuple à la Convention nationale (posthume, 1834), Saint-Just
Théoricien de la Révolution, élu à la Législative, mais trop jeune pour siéger, orateur à la fois raisonneur et enflammé, il représente le courant « pur et dur » avec son ami Robespierre dont il partage les idées et le sort, jusqu’à la mort. « L’Archange de la Terreur » va faire un grand usage du mot « vertu ». En attendant, il décrit avec justesse et bon sens l’état de l’opinion publique moyenne qui subira, avant de se révolter à son tour contre le tournant pris par la Révolution sous la Terreur actée et décrétée en 1794.
« J’ons plus de roi dans la France […]
À présent tout ira bien
À Paris comme à la guerre.
Je n’craindrons plus le venin
Qui gâtait toute c’t’affaire,
J’aurons vraiment la liberté
En soutenant l’égalité ! »1485Citoyenne Veuve Ferrand (fin du XVIIIe siècle), Joie du peuple républicain (début 1793), chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
Chaque événement historique est ponctué de paroles et musique. Cette Joie du peuple républicain est assurément une « chanson de circonstance » : tout ira bien après la mort du roi. Au-delà de cette joie, le choc est immense. L’opinion publique est profondément choquée par la mort du roi, condamné à la guillotine. La province se soulève et la guerre de Vendée, véritable guerre civile, va déchirer, endeuiller, marquer profondément le pays.
« Le pays a été divisé en deux classes : celle qui fait peur et celle qui a peur. »1533
Jean-Lambert TALLIEN (1767-1820) définissant le régime de la Terreur. La Peur au XXVIIIe siècle : discours, représentations, pratiques (1994), Jacques Berchthold, Michel Porret
Ce Montagnard est assurément du côté de la classe qui fait peur : membre du Comité de sûreté générale (devenu le ministère de la Terreur et s’occupant de tout ce qui est relatif aux personnes et à la police générale et intérieure), Tallien est envoyé comme représentant en mission à Bordeaux, justement pour y organiser la Terreur. La rencontre de la future Mme Tallien (au nombre de ses prisonniers) rend l’homme plus modéré, bientôt opportuniste. Le couple fera bientôt les beaux jours du Directoire.
EMPIRE
« Le peuple français nomme et le Sénat proclame Napoléon Bonaparte Premier Consul à vie. »1727
Le Sénat, proclamation des résultats du plébiscite, 2 août 1802
C’est bien le peuple tout entier qui donne ce pouvoir à Bonaparte : sur plus de 3,5 millions de votants, guère plus de 8 000 non. À Paris : 60 non. En Vendée, 6 ! Le consensus national est évident. Le nouveau chef de l’État a l’opinion publique avec lui. Et il s’appuie logiquement sur cette force (comme le fera Napoléon III en son temps).
« J’accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation. Je soumets à la sanction du peuple la loi d’hérédité. J’espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille. »1792
NAPOLÉON Ier (1769-1821), Adresse de l’empereur à Cambacérès et au pays, 18 mai 1804. Paroles et faits remarquables de Napoléon : empereur des Français et roi d’Italie (1805), Napoléon Ier
Moment solennel - il y en aura beaucoup d’autres, dans cet Empire qui multiplie les symboles. Les mots sont très forts, lourds de conséquences, pour la France et pour Napoléon qui a revêtu son uniforme de colonel de la garde.
À la demande de Cambacérès, on n’attend pas la « sanction du peuple » et la mise en application de la Constitution de l’an X est immédiate. Le résultat du plébiscite pour l’Empire était évident : plus de 3,5 millions de oui, 2 579 non (août 1804). C’est dire à quel point l’opinion était unanime.
« Il faut avant tout arriver à l’unité, et qu’une génération tout entière puisse être jetée dans le même moule. »1757
NAPOLÉON Ier (1769-1821) au comte Louis-Mathieu MOLÉ. Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, tome III, De la Révolution à l’école républicaine (1981), François Mayeur
L’instruction publique est un moyen de « diriger les opinions publiques et morales » et pour Napoléon, « tout en dépend, le présent et l’avenir ». Les premiers lycées sont fondés en 1802. La mission assignée à l’Université en 1808 sera également de « former dans le même moule une jeunesse bourgeoise dévouée à l’État ». L’empereur prétend aussi asservir à sa loi philosophes et écrivains… et c’est un tout autre problème. Il échouera – l’exception culturelle du Siècle de Louis XIV reste unique, celle d’un art dirigé devenu classique, source de chefs d’œuvre dans les domaines du théâtre, de la littérature, de la peinture, la sculpture, l’architecture…
« Chaque année, la France faisait présent à cet homme de trois cent mille jeunes gens ; c’était l’impôt payé à César. »1764
Alfred de MUSSET (1810-1757), La Confession d’un enfant du siècle (1836)
« … Et s’il n’avait ce troupeau derrière lui, il ne pouvait suivre sa fortune. C’était l’escorte qu’il lui fallait, pour qu’il pût traverser le monde, et s’en aller tomber dans une petite vallée d’une île déserte, sous un saule pleureur. » L’histoire finit mal, pour la France exsangue et pour l’empereur exilé.
Mais Musset, l’enfant du siècle orphelin de Napoléon, évoque aussitôt après l’Empire glorieux : « Jamais il n’y eut tant de joie, tant de vie, tant de fanfares guerrières dans tous les cœurs. Jamais il n’y eut de soleils si purs que ceux qui séchèrent tout ce sang. On disait que Dieu les faisait pour cet homme, et on les appelait ses soleils d’Austerlitz. » C’est dire si l’opinion publique est changeante, diverse et difficile à définir, même dans une période parfaitement documentée !
« L’ogre corse sous qui nous sommes,
Cherchant toujours nouveaux exploits,
Mange par an deux cent mille hommes
Et va partout chiant des rois. »1765Pamphlet anonyme contre Napoléon. Encyclopædia Universalis, article « Premier Empire »
De nombreux pamphlets contribuent à diffuser la légende noire de l’Ogre de Corse, contre la légende dorée de la propagande impériale. L’opinion publique était fatalement partagée entre ces deux visions de Napoléon. Elle l’est toujours, le personnage déchaînant les passions les plus extrêmes.
Les rois imposés par l’empereur sont nombreux, pris dans sa famille ou parmi ses généraux : rois de Naples, d’Espagne, de Suède, de Hollande, de Westphalie. Royautés parfois éphémères, souvent mal acceptées des populations libérées ou conquises. Les historiens estimeront à un million les morts de la Grande Armée, « cette légendaire machine de guerre » commandée par Napoléon en personne.
RESTAURATION
« Le peuple, c’est ma Muse. »1897
BÉRANGER (1780-1857). Œuvres complètes de Pierre Jean de Béranger (1840)
Toujours à l’écoute de « l’instinct du peuple », l’auteur en fait sa « règle de conduite » et en cette année charnière de 1814, il résiste aux conseils, aux pressions de tous bords.
Après la censure si sévère sous l’Empire, la chanson reprend ses droits et redevient le reflet de l’opinion publique. Les satires anticléricales et les pamphlets politiques de Béranger vaudront toutefois la prison à leur auteur (en 1815, puis en 1828). Il passe même pour un grand homme et un martyr. Devenu plus prudent, il continuera de manifester indirectement son hostilité au régime, en célébrant le culte de Napoléon : « Parlez-nous de lui, grand-mère… »
« Parler est bien, écrire est mieux ; imprimer est une excellente chose. »1898
Paul-Louis COURIER (1772-1825), Pamphlet des pamphlets (1824)
Quelle que soit la censure qui touche d’ailleurs la presse plus que la littérature, la Restauration est une période de grande activité intellectuelle : des sciences exactes aux courants politiques, en passant par la poésie, la littérature, le théâtre. En 1825, l’édition française publie de 13 à 14 millions de volumes – pour 30 millions de Français, dont les trois quarts sont illettrés. On a recensé 2 278 titres de journaux et périodiques, durables ou éphémères. Ils reflètent l’opinion publique dans toute sa diversité. C’est aussi l’apprentissage de la démocratie et de la République.
« Une opinion ne devient pas criminelle en devenant publique. »1971
Comte de SERRE (1776-1824), préambule des trois lois favorables à la liberté de la presse, 22 mars 1819. Guizot pendant la Restauration (1923), Charles Hippolyte Pouthas
Les constitutionnels (au centre) sont plus nombreux que les ultraroyalistes. Depuis 1816 et pendant quatre ans, ils ont le pouvoir. Decazes, ministre de la Police, puis de l’Intérieur, dirige en fait le gouvernement, avec la confiance du roi qui l’appelle « mon fils ». Il place ses hommes, et le choix est bon, avec le baron Louis aux Finances, le comte de Serre à la Justice.
De Serre dépose trois lois libérant la presse : abolition de la censure et de l’autorisation préalable, réduction du nombre des délits, jugements confiés à un jury populaire (moins sévère que le juge correctionnel). Il fait partie des constitutionnels dits doctrinaires, redoutant les excès de la démocratie autant que de l’aristocratie, et attachés à la Charte, rempart à la fois contre le peuple et les ultras. La confiance revient, le budget est en équilibre. Mais il y a toujours une opposition, ou plutôt deux : à gauche et à droite. Et les lois de Serre créent les conditions de la presse d’opinion.
« La liberté de la presse, c’est l’expansion et l’impulsion de la vapeur dans l’ordre intellectuel, force terrible mais vivifiante, qui porte et répand en un clin d’œil les faits et les idées sur toute la face de la terre. »1972
François GUIZOT (1787-1874), Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps (1858-1867)
Guizot entre sur la scène politique sous la Restauration, tout en faisant œuvre d’historien (de la France et de l’Angleterre). Il a des responsabilités dans le ministère Decazes, et la même étiquette de modéré que le comte de Serre, très représentatif avec son ami Royer-Collard d’une classe de bourgeois instruits et riches, juristes, universitaires, hauts fonctionnaires. Il ajoute : « J’ai toujours souhaité la presse libre ; je la crois à tout prendre plus utile que nuisible à la moralité publique. »
Mais cette liberté d’expression et d’opinion, qui profite surtout à leurs adversaires, ulcère les ultras de droite, qui vont pratiquer la politique du pire.
« De tout temps, les pamphlets ont changé la face du monde. »1993
Paul-Louis COURIER (1772-1825), Pamphlet des pamphlets (1824)
Polémiste brillant, il incarne, face à la monarchie restaurée, une tradition à la fois libérale et anticléricale qui s’exprime, malgré la censure. Sous la Restauration, la vie politique est active, mais limitée, l’économie ne connaît qu’une faible progression, mais le mouvement des idées est tel que la France et ses intellectuels retrouvent la primauté perdue sous l’Empire.
MONARCHIE DE JUILLET
« Le cri du pauvre monte jusqu’à Dieu, mais il n’arrive pas à l’oreille de l’homme. »2048
Félicité Robert de LAMENNAIS (1782-1854), Paroles d’un croyant (1834)
Créateur du catholicisme social, soucieux d’appliquer un idéal de justice et de charité conforme à l’enseignement de l’Évangile, Lamennais profite de la nouvelle liberté de la presse en 1830 et lance le journal L’Avenir avec ses amis Lacordaire et Montalembert. En exergue : « Dieu et la liberté ». Il est condamné par l’Encyclique Mirari vos (1832). Pour le pape, souverainetés du peuple et de Dieu sont incompatibles.
Après une grave crise de conscience, il rompt avec l’Église pour n’être plus que socialiste, à l’inverse de ses deux amis qui se soumettent, sans abandonner leur action généreuse. Lamennais publie ses Paroles d’un croyant sous forme de versets, comme la Bible, et y affirme son socialisme : Dieu veut l’égalité, la liberté et la fraternité des hommes. « La liberté est le pain que les peuples doivent gagner à la sueur de leur front », écrit-il encore pour encourager le peuple au combat contre tous ceux qui l’oppriment.
« C’est la Marseillaise du christianisme et l’auteur est un prêtre en bonnet rouge », dit-on alors. C’est surtout un courant d’opinion très représentatif de cette fermentation des idées, face à la misère du peuple qui s’aggrave et contraste avec l’enrichissement de la bourgeoisie.
« Une femme qui voterait les lois, discuterait le budget, administrerait les deniers publics, ne pourrait être qu’un homme. »2081
Charles NODIER (1780-1844), L’Europe littéraire (mars 1832)
Les féministes devront déployer beaucoup de talent, d’éloquence et de courage, pour faire évoluer l’opinion et les mœurs.
Pionnier du mouvement romantique en France, héritier des Lumières et amoureux des auteurs de la Renaissance, Nodier ne peut être classé comme un réactionnaire. C’est seulement un homme de son temps - considéré aujourd’hui comme très misogyne, ou phallocrate.
Le préjugé vient de loin, remontant aux philosophes grecs de l’Antiquité, universellement cités et respectés : « Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme ; il y a un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme. » Pythagore, l’homme du fameux théorème éponyme, s’exprime ainsi, au VIe siècle avant J.-C. Et le christianisme n’arrange rien, si l’on en croit saint Thomas, l’un des douze apôtres de Jésus : « La femme a été créée plus imparfaite que l’homme, même quant à son âme. ». Et si l’on écoute Saint Augustin (354-430) : « Homme, tu es le maître, la femme est ton esclave, c’est Dieu qui l’a voulu. »
« Peuple à la lymphatique fibre,
Entends Molé te supplier.
Tu disais : Je veux être libre.
Molé te répond : Sois caissier.
Peuple à jamais digne d’estime,
Payer fut toujours ton régime. »2095Agénor ALTAROCHE (1811-1884), La Parisienne de 1837, chanson. Histoire de France par les chansons (1982), France Vernillat, Pierre Barbier
Le comte Molé est chef du gouvernement de 1836 à 1839. Peuple et petite bourgeoisie paient de plus en plus d’impôts, alors que le suffrage censitaire les écarte du pouvoir. Par ailleurs, l’expansion économique rend les riches plus riches (une minorité) et les pauvres plus pauvres (la masse du pays). Un régime ne peut vivre durablement sous le signe de cette injustice.
« Le bourgeois de Paris est un roi qui a, chaque matin à son lever, un complaisant, un flatteur qui lui conte vingt histoires. Il n’est point obligé de lui offrir à déjeuner, il le fait taire quand il veut et lui rend la parole à son gré ; cet ami docile lui plaît d’autant plus qu’il est le miroir de son âme et lui dit tous les jours son opinion en termes un peu meilleurs qu’il ne l’eût exprimée lui-même ; ôtez-lui cet ami, il lui semblera que le monde s’arrête ; cet ami, ce miroir, cet oracle, ce parasite peu dispendieux, c’est son journal. »2097
Alfred de VIGNY (1797-1863), Journal d’un poète (1839)
Encore un déçu de la politique et de ses contemporains. Le désenchantement semble inhérent au romantisme. Celui de Vigny est sincère plus que tout autre. Il date de la Restauration - la vie de garnison lassa vite le jeune militaire élevé dans le culte des armes et de l’honneur - et s’aggrave lors de la révolution de 1830, qui amène au pouvoir un bourgeois si peu roi, aux yeux de la vieille aristocratie dont Vigny est le délicat et sensible rejeton.
« La France est une nation qui s’ennuie. »2098
Alphonse de LAMARTINE (1790-1869), Discours à la Chambre, 10 janvier 1839. Dictionnaire de français Larousse, au mot « ennui »
Lamartine, député qui passera du « juste milieu » gouvernemental à la gauche (en 1843), s’adresse ici au roi et trouve une raison au mal de la France : « Vous avez laissé le pays manquer d’action. »
L’ennui est le mal du siècle, et surtout celui de la génération romantique, qui vibre au souvenir exalté de la Révolution et de l’Empire, et rejette cette monarchie bourgeoise, soutenue par une classe moyenne, satisfaite d’elle-même et viscéralement conservatrice.
Dans un discours à Mâcon, participant à la campagne des banquets, le 18 juillet 1847, Lamartine sera fier de pouvoir dire que cette phrase a fait le tour du monde. Sautant plus d’un siècle, on la retrouvera dans Le Monde, sous la signature de Viansson-Ponté, deux mois avant les événements de Mai 68.
« Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. »2140
Comte de MONTALEMBERT (1810-1870), Discours, entretiens et autres sources
Cet argument de bon sens vise cette partie de l’opinion publique plus ou moins importante qui s’abstient pour diverses raisons : méfiance, négligence, indifférence, parti pris systématique. On assimile volontiers les abstentionnistes aux « pêcheurs à la ligne », mais ce phénomène posera plus tard un vrai problème pour la démocratie et la République.
D’abord aux côtés de Lamennais dont il subit l’ascendant, Montalembert a rompu avec l’insoumis. Nommé pair de France en 1835, il poursuit sa lutte pour la défense de l’Église et la conquête des libertés essentielles. Élu à l’Assemblée constituante en avril 1848, il se rallie à la politique du prince-président Louis-Napoléon Bonaparte et fait ensuite partie du Corps législatif jusqu’en 1857.
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE
« On se redit, pendant un mois, la phrase de Lamartine sur le drapeau rouge, « qui n’avait fait que le tour du Champ de Mars tandis que le drapeau tricolore », etc. ; et tous se rangèrent sous son ombre, chaque parti ne voyant des trois couleurs que la sienne – et se promettant bien, dès qu’il serait le plus fort, d’arracher les deux autres. »2147
Gustave FLAUBERT (1821-1880), L’Éducation sentimentale (1869)
Le romancier voit juste, aidé par le recul du temps : la confusion et l’enthousiasme des premiers jours masquent toutes les incompatibilités d’opinion ! En réalité, la France est profondément divisée : entre Paris (révolutionnaire) et la province, mais aussi entre les principaux acteurs de cette nouvelle révolution… qui finira par l’Empire (Second).
« Les quatre mois qui suivirent février furent un moment étrange et terrible. La France stupéfaite, déconcertée, en apparence joyeuse et terrifiée en secret, […] en était à ne pas distinguer le faux du vrai, le bien du mal, le juste de l’injuste, le sexe du sexe, le jour de la nuit, entre cette femme qui s’appelait Lamartine et cet homme qui s’appelait George Sand. »2154
Victor HUGO (1802-1885), Choses vues (posthume). L’Écrivain engagé et ses ambivalences : de Chateaubriand à Malraux (2003), Herbert R. Lottman
Le plus grand témoin à la barre de l’histoire de son temps note toutes ses impressions, dans son Journal. Son œuvre est une mine de citations, et les plus belles appartiennent aux grandes époques de trouble qui déchirèrent la France. En prime, l’humour est présent et l’antithèse hugolienne fort juste.
« Née de l’émeute, comme la Monarchie de Juillet, la deuxième République se mettait tout de suite de l’autre côté de la barricade. »2194
Jacques BAINVILLE (1879-1936), Histoire de France
La tendance s’affirme avec la nouvelle assemblée. La Législative, élue au suffrage universel le 13 mai 1849, montre l’opinion publique partagée entre deux grands courants. Le parti de l’Ordre, conservateur, a 53 % des voix et quelque 500 élus (légitimistes, orléanistes, républicains modérés et bonapartistes). Les démocrates-socialistes, avec à leur tête Ledru-Rollin, ont 35 % des voix et quelque 180 élus. Un troisième groupe, dit des républicains de la veille (tendance du journal Le National), obtient 70 députés avec 12 % des voix. Malgré leur majorité, les conservateurs s’inquiètent du succès des démocrates dans certaines villes (dont Paris), quelques régions industrielles (autour de Lyon, Saint-Étienne) et même rurales (au nord du Massif Central).
« On craint une folie impériale. Le peuple la verrait tranquillement. »2200
Élise THIERS (1818-1880), née Dosne. Napoléon III (1969), Georges Roux
L’épouse d’Adolphe Thiers (républicain de la première heure en 1830 et premier président sous la Troisième) témoigne, ayant vu Louis-Napoléon Bonaparte passer en revue les troupes le 4 novembre 1849. Le président est particulièrement populaire dans l’armée : il multiplie les grandes revues, augmente la solde des sous-officiers. Celui qu’on commence à appeler le « prince Louis-Napoléon » mène une politique personnelle, se fait acclamer en province, crée son propre parti, ses journaux, porté par l’opinion publique et adoubé par le suffrage universel.
SECOND EMPIRE
« La France a compris que je n’étais sorti de la légalité que pour entrer dans le droit. Plus de sept millions de suffrages viennent de m’absoudre… »2220
Louis-Napoléon BONAPARTE (1808-1873), plébiscité les 21 et 22 décembre 1851. Napoléon III (1998), Georges Bordonove
Le pays (au suffrage universel rétabli) approuve massivement le coup d’État : 7 439 216 oui contre 640 737 non.
Précisons deux faits avérés : c’est un scrutin sous haute surveillance et l’opinion publique est totalement manipulée. Le futur Napoléon III se montre redoutablement habile et cela vaudra jusqu’aux derniers mois de son règne.
« [La France] la plus brillante et la plus dangereuse des nations de l’Europe, et la mieux faite pour y devenir tour à tour un objet d’admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais d’indifférence. »2242
Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), L’Ancien Régime et la Révolution (1856)
Renonçant à la carrière politique après le coup d’État du 2 décembre 1851, Tocqueville sera l’un des grands historiens et penseurs du siècle. La politique extérieure de Napoléon a deux buts : d’abord rassurer et se faire accepter des cours européennes pour qui le Premier Empire reste un mauvais souvenir ; ensuite jouer un rôle de grande puissance mondiale pour des raisons de commerce aussi bien que de prestige. Mais face à l’Allemagne, ni la diplomatie ni l’armée française ne pourront rien.
« La grande moralité de ce règne-ci sera de prouver que le suffrage universel est aussi bête que le droit divin, quoique un peu moins odieux. »2244
Gustave FLAUBERT (1821-1880), Lettre à George Sand, 1869. La Nouvelle Revue, volume XXVI (1884)
Progrès majeur pour la démocratie, l’instauration du suffrage universel apparaît prématurée à une minorité de contemporains « éclairés » (Hugo en tête) comme à la majorité des historiens : l’opinion publique est aisément manipulée, souvent sollicitée par l’empereur et ses préfets. L’Empire est né de ce suffrage populaire et a vécu sur cette assise très large, avant de s’effondrer.
« M. Louis Bonaparte a réussi. Il a pour lui désormais l’argent, l’agio, la banque, la bourse, le comptoir, le coffre-fort, et tous ces hommes qui passent si facilement d’un bord à l’autre quand il n’y a à enjamber que de la honte. »2253
Victor HUGO (1802-1885), Napoléon le Petit (1852)
Les ralliements sont nombreux, mais ni plus ni moins choquants que tous les précédents, dans cette France qui ne cesse de changer de régime depuis le début du siècle. Hugo fut ulcéré par le coup d’État du 2 décembre 1851, combattu sans succès comme député à la Chambre et comme manifestant appelant le peuple aux barricades ; ulcéré aussi par l’irrésistible ascension au pouvoir impérial qui a suivi, en 1852. Et d’accuser Napoléon III dans son pamphlet : « Il a fait de M. Changarnier une dupe, de M. Thiers une bouchée, de M. de Montalembert un complice, du pouvoir une caverne, du budget sa métairie. » Le plus grand auteur français de son temps, le plus populaire aussi, va rester dix-huit ans en exil – jusqu’à la chute du régime, et de « Napoléon le Petit ».
Le « héros Crapulinsky » est aussi tourné en dérision par Marx, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : les plaies d’argent et la vie scandaleuse du personnage sont sans doute exagérées. Quant à l’analyse des deux prises de pouvoir bonapartistes, elle est par définition marxiste.
« Nos cœurs ont suivi le cours de nos rivières. »2280
Parole des Savoyards, réponse au plébiscite, devenue proverbe, printemps 1860. Napoléon III et le Second Empire : le zénith impérial, 1853-1860 (1976), André Castelot
Selon les sources, la forme peut varier : « Nos cœurs vont là où vont nos rivières », « Notre cœur va du côté où coulent nos rivières », etc. C’est toujours la plus charmante expression d’une opinion publique consentante : les Savoyards votent leur rattachement à la France par plébiscite des 22 et 23 avril 1860, en vertu du traité de Turin du 24 mars 1860 (épilogue de la campagne d’Italie de 1859). Avec 250 000 oui, contre seulement 230 non !
Le plébiscite de 1860 peut être présenté comme l’application du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais les tractations de coulisses et la diplomatie secrète ont bien joué, entre Napoléon III et le roi Victor-Emmanuel II luttant pour l’unification de l’Italie. Au final, tout finira bien.
Les Niçois feront le même choix, le 15 avril 1860. Ces conquêtes pacifiques sont à porter au crédit du Second Empire.
« [L’empereur] a eu raison de devancer l’opinion publique de quelques années. »2287
Eugène SCHNEIDER (1805-1875), 1864. Histoire de la France : les temps nouveaux, de 1852 à nos jours (1971), Georges Duby
Ce grand patron reconnaît que son pessimisme partagé par nombre de Français après le traité de commerce du 23 janvier 1860 était mal fondé : « Nos industriels ont pu, par leurs efforts et leurs sacrifices, résister à la concurrence étrangère. » La facilité avec laquelle l’économie française s’est adaptée à ce libre-échange naissant imposé par l’empereur, avec l’Angleterre, puis avec la plupart des autres pays européens, montre qu’elle n’y était pas si mal préparée.
« La France, dit l’Almanach impérial, contient trente-six millions de sujets, sans compter les sujets de mécontentement. »2294
Henri ROCHEFORT (1831-1913), La Lanterne, 1er juin 1868
Première phrase du premier numéro et savoureuse définition de l’opinion publique plus que jamais divisée en France.
Un vent de liberté souffle tardivement sur l’Empire. 9 mai 1868, c’en est fini du régime de la presse de 1852 : l’autorisation préalable et le système des avertissements sont supprimés. Au grand mécontentement des bonapartistes autoritaires, mais sans réelle satisfaction des républicains : la liberté de la presse souffre encore de restrictions. Gouverner, c’est mécontenter, doit penser l’empereur qui prendra d’autres mesures libérales.
Cependant, l’opposition ne désarme pas. Son expression plus libre la renforce, et la nouvelle génération aspire à plus de liberté. Le socialisme récupère et politise une agitation ouvrière qui multiplie les grèves dures (la première en date fut celle des typographes parisiens, en mars 1862).
Des journaux socialistes apparaissent : La Réforme et Le Travail. Et de nouveaux titres républicains, signés de noms connus : L’Électeur libre de Jules Favre, Le Réveil de Delescluze, Le Rappel, inspiré par Hugo, La Lanterne (hebdomadaire) et La Marseillaise (quotidien) de Rochefort, plume acérée, qui a fait ses classes au Charivari et au Figaro.
« Mon enfant, tu es sacré par ce plébiscite. L’Empire libéral, ce n’est pas moi, c’est toi ! »2304
NAPOLÉON III (1808-1873), à son fils, le prince impérial Eugène Louis Napoléon, âgé de 14 ans, 8 mai 1870. La Société du Second Empire, tome IV (1911-1924), Comte Maurice Fleury, Louis Sonolet
L’empereur rayonne et en oublie son mal, après le plébiscite triomphal du 8 mai : 7 350 000 oui (et 1 538 000 non) pour approuver le sénatus-consulte du 20 avril 1870. L’Empire devient une monarchie parlementaire : ministres responsables devant les Chambres qui ont aussi l’initiative des lois. Il est bien tard pour réformer le pays…
« Nous pouvons maintenant envisager l’avenir sans crainte. »2305
NAPOLÉON III (1808-1873), Corps législatif, 8 mai 1870. Les Révoltes de Paris : 1358-1968 (1998), Claude Dufresne
L’empereur a joué et gagné, en refaisant appel directement au peuple comme il y a vingt ans : « J’ai retrouvé mon chiffre » dit-il à ses proches. L’opposition républicaine se divise et Gambetta résume la pensée de tous : « L’Empire est plus fort que jamais ! » C’est oublier la Prusse.
« Si la Prusse refuse de se battre, nous la contraindrons, à coups de crosse dans le dos, à repasser le Rhin et à céder la rive gauche ! »2309
La Presse. Histoire générale de la presse française : de 1871 à 1940 (1969), Claude Bellanger
Les journaux, en cette mi-juillet 1870, sont unanimes, reflet d’une opinion publique trop sûre d’elle. « À l’insolence de la Prusse, il n’y a qu’une réponse : la guerre », écrit Le Constitutionnel. D’autres titrent : « À Berlin ! » On peut parler d’union sacrée dans l’opinion publique : cette unanimité est fréquente au début de chaque guerre, comme en cas de grand danger (attentats, terrorisme).
« Nous sommes prêts et archiprêts, il ne manque pas à notre armée un bouton de guêtre. »2310
Maréchal LEBŒUF (1809-1888), lors du vote de la mobilisation et des crédits de guerre, Corps Législatif, 15 juillet 1870. Revue des deux mondes, volume XXI (1877)
Ministre de la Guerre et major général de l’armée, il répond au doute de Thiers affirmant : « Vous n’êtes pas prêts. » Et il insiste : « De Paris à Berlin, ce serait une promenade la canne à la main. » C’est une illusion et Bismarck, bien informé par Moltke son chef d’état-major, connaît les forces ou plutôt les faiblesses de la France. Ses canons de bronze se chargent encore par la gueule et non par la culasse comme les canons Krupp en acier ; les traditions tactiques de l’armée d’Afrique sont impropres à une guerre européenne et l’expédition du Mexique a désorganisé l’administration militaire ; ses généraux sont vieux et routiniers ; enfin, le Corps législatif n’a jamais voté les crédits nécessaires à l’armée. C’est un peu tard pour se rattraper, alors que la Prusse prépare cette guerre depuis quatre ans.
« Nous l’acceptons le cœur léger. »2311
Émile OLLIVIER (1825-1913), Corps législatif, le jour de la déclaration de guerre à la Prusse, 19 juillet 1870. Les Causes politiques du désastre (1915), Léon de Montesquiou
Porté par l’opinion publique et cette forme d’« union sacrée » qui s’exprime quand le pays entre en guerre, le président du Conseil et garde des Sceaux accepte la responsabilité de cette guerre, alors que des intervenants (républicains et pacifistes) évoquaient le sang bientôt versé. Il insiste sur ces mots qui lui seront reprochés jusqu’à sa mort : Émile Ollivier reste à jamais pour l’histoire « l’homme au cœur léger ».
« V’là le Sire de Fish-ton-Kan,
Qui s’en va-t-en guerre,
En deux temps et trois mouv’ments
Sens devant derrière […]
Badinguet, fich ton camp. »2319Paul BURANI (1845-1901), paroles, et Antonin LOUIS (1845-1915) musique, Le Sire de Fich-ton-kan (1870), chanson
La capitulation de Sedan est accueillie par les applaudissements de la gauche, le 3 septembre à la Chambre : l’opposition sait que le régime ne survivra pas à la défaite de l’armée impériale. De fait, l’opinion se retourne aussitôt : plébiscité en mai, l’empereur qui tombe est insulté. La rue chante et les gardes nationaux crient : « Vive la Commune ! » Nouvelle « révolution » parisienne, la troisième en quarante ans.
TROISIÈME RÉPUBLIQUE
« La République, en France, a ceci de particulier que personne n’en veut et que tout le monde y tient. »2388
Comte de GOBINEAU (1816-1882), La Troisième République française et ce qu’elle vaut (1873)
Cet écrivain et diplomate français exprime parfaitement la situation et l’état de l’opinion publique : le pays est à l’image de l’Assemblée nationale, en majorité monarchiste (400 royalistes, 250 républicains modérés et radicaux, 80 « centristes », 15 bonapartistes). Notons qu’il n’existe pas de grande nation républicaine dans l’Europe de l’époque.
Et la République fait peur à la majorité des Français : souvenirs de la Révolution de 1789 qui engendra la Terreur, de la Deuxième République avec ses désordres en 1848. La Commune insurrectionnelle de Paris en 1871 va encore gauchir l’idée qu’on se fait du républicain.
« Républicains. – Les républicains ne sont pas tous des voleurs, mais les voleurs sont tous républicains. »2389
Gustave FLAUBERT (1821-1880), Dictionnaire des idées reçues (posthume, 1913)
C’est à peine une caricature des préjugés bourgeois, dans les années 1870. C’est même très proche de la citation originale, signée du marquis de La Rochejaquelein : « Certes, je ne prétends pas que tous les républicains sont des voleurs, mais, ce que je garantis, c’est que tous les voleurs sont républicains. » (La Constitution, 31 mai 1871). Les républicains passent même pour des « buveurs de sang » dans bien des esprits.
Mais au fil des années, la France devient républicaine et les républicains font de moins en moins peur. Les radicaux, dans l’opposition sous la République d’abord modérée, vont, à la faveur d’élections de plus en plus à gauche, accéder au pouvoir sous la République radicale à partir de 1899 : leur politique sociale sera alors bien timide et la « République des députés » se heurtera aux socialistes, devenus les nouveaux épouvantails pour le bourgeois. Cette évolution de l’opinion publique est particulièrement spectaculaire au début de la Troisième République.
« Ils [les ministres] tomberont de si bas que leur chute même ne leur fera pas de mal. »2507
Anatole FRANCE (1844-1924), Les Opinions de M. Jérôme Coignard (1893)
Le temps des crises s’éternise sous cette République (surtout de 1885 à 1905) et le régime s’y épuise lentement mais sûrement. Le personnel politique est toujours aussi médiocre et l’opinion publique se lasse des jeux de ces politiciens professionnels, malheureusement pimentés de scandales nombreux.
« Il n’y a pas d’affaire Dreyfus. »2516
Jules MÉLINE (1838-1925), président du Conseil, au vice-président du Sénat venu lui demander la révision du procès, séance du 4 décembre 1897. Affaire Dreyfus (1898), Edmond de Haime
Mot malheureux, quand éclate au grand jour l’affaire Dreyfus, qui deviendra l’« Affaire » de la Troisième République et la plus grave crise pour le régime. Méline refuse la demande en révision du procès. Les dreyfusards (très minoritaires à cette heure) vont mobiliser l’opinion publique par une campagne de presse, orchestrée par Clemenceau, le plus grand homme politique de la Troisième.
« J’accuse. »2517
Émile ZOLA (1840-1902), titre de son article en page un de L’Aurore, 13 janvier 1898
L’Aurore est le journal de Clemenceau et le titre est de lui. Mais l’article en forme de lettre ouverte au président de la République Félix Faure est bien l’œuvre de Zola : il accuse deux ministres de la Guerre, les principaux officiers de l’état-major et les experts en écriture d’avoir « mené dans la presse une campagne abominable pour égarer l’opinion », et le Conseil de guerre qui a condamné Dreyfus, d’« avoir violé le droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète ». Le ministre de la Guerre, général Billot, intente alors au célèbre écrivain un procès en diffamation.
« Un jour la France me remerciera d’avoir aidé à sauver son honneur. »2518
Émile ZOLA (1840-1902), La Vérité en marche, déclaration au jury. L’Aurore, 22 février 1898
Le procès Zola en cour d’assises (7-21 février 1898) fit connaître l’affaire Dreyfus au monde entier. Formidable tribune pour l’intellectuel converti aux doctrines socialistes et aux grandes idées humanitaires ! « Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l’opinion publique qu’ils ont empoisonnée. Et je n’ai pour moi que l’idée, un idéal de vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai. »
En attendant, Zola est condamné à un an de prison et 3 000 francs d’amende.
« L’Allemagne paiera. »2635
Axiome lancé après la Grande Guerre. Histoire de l’Europe au XXe siècle : de 1918 à 1945 (1995), Jean Guiffan, Jean Ruhlmann
Le Bloc national a fondé sa campagne sur ce slogan, pour les élections législatives du 16 novembre 1919. C’est aussi la réponse de Clemenceau, chef du gouvernement, interpellé sur les difficultés de la reconstruction. Et la confirmation de Klotz, son ministre des Finances : « L’Allemagne paiera. » « Et jusqu’au dernier penny ! », renchérit Lloyd George, le Premier ministre anglais, poussé par son opinion publique.
L’Allemagne paiera, oui, mais mal : le paiement de la dette est un long et décevant feuilleton. En 1921, le montant des réparations, après discussions, est fixé à 85,8 milliards de francs (pour la France). L’Allemagne ne paiera que 5 milliards – étalés dans le temps. Le président Hoover impose un moratoire de la dette allemande en 1932, soucieux de sauvegarder le pouvoir d’achat d’un bon client, et de prévenir toute tentation communiste de sa part.
Mais l’axiome va justifier les prodigalités financières du Bloc national issu des élections. Comptant sur ces réparations, l’État multiplie les dépenses publiques, et les finance par l’emprunt au lieu de l’impôt. L’accroissement considérable de la dette publique et de la monnaie en circulation engendre l’inflation : prix multipliés par 6,5 de 1914 à 1928 ! Le franc Poincaré sauvera heureusement les finances, et l’économie française.
« Je veux pas faire la guerre pour Hitler, moi je le dis, mais je veux pas la faire contre lui, pour les Juifs… On a beau me salader à bloc, c’est bien les Juifs et eux seulement, qui nous poussent aux mitrailleuses… Il aime pas les Juifs Hitler, moi non plus… »2688
Louis-Ferdinand CÉLINE (1894-1961), Bagatelles pour un massacre (1937)
(Céline met une majuscule aux Juifs, dans la logique de la doctrine nazie, faisant référence au peuple, et plus encore à la race).
Ce n’est pas le seul antisémite de ces années-là, mais c’est l’un de ceux qui s’expriment avec le plus de violence, et un génie littéraire non contestable. Ce pamphlet où la haine l’égare achève de faire l’unanimité contre lui. Il s’est déjà créé des ennemis chez les bien-pensants, avec son Voyage au bout de la nuit (1932) qui attaque le militarisme, le colonialisme, l’injustice sociale. Ses impressions de retour d’URSS publiées dans Mea Culpa (1936) lui ont ensuite aliéné tous les sympathisants communistes. Céline reste un cas extrême, mais l’antisémitisme « ordinaire » est malheureusement une constante dans l’opinion publique. D’autres pays sont encore plus concernés.
« Le nationalisme […] quel chemin il a fait […] Les puissants maîtres de l’or et de l’opinion universelle l’ont vite arraché aux mains des philosophes et des poètes. Ma Lorraine ! ma Provence ! ma Terre ! mes Morts ! Ils disaient : mes phosphates, mes pétroles, mon fer. »2694
Georges BERNANOS (1888-1948), Les Grands Cimetières sous la lune (1938)
Catholique lorrain né à Paris et monarchiste militant à l’Action française avant la guerre de 1914, réformé, engagé volontaire pour la guerre dans les tranchées, Bernanos connaît un grand succès de romancier, tout en dénonçant La Grande Peur des bien-pensants (1930), c’est-à-dire la faillite de la bourgeoisie française. Il récidive huit ans après, s’élevant contre son matérialisme avec une violence de pamphlétaire. L’opinion publique est peut-être plus sensible aujourd’hui à ce genre d’arguments – à en croire le succès de cette citation.
Nous ferons la paix avec le diable s’il le faut.2695
Slogan des pacifistes. Notre Front populaire (1977), Claude Jamet
On trouve des pacifistes dans les partis de gauche comme de droite, et les responsabilités sont aussi bien dans l’état-major qu’au gouvernement, avant, pendant et après le Front populaire.
Un tel slogan est le reflet d’un pacifisme viscéral qui est avant tout celui du pays, de l’opinion publique. Sentiment né de la dernière guerre, des hécatombes qui ont touché la plupart des familles. C’est l’une des raisons de l’effondrement de la diplomatie française, dans l’entre-deux-guerres : « Jusqu’en 1939, la politique extérieure de la France ne fut plus […] qu’une suite d’abandons : évacuation de la Ruhr, suppression du contrôle militaire, abandon des réparations, évacuation anticipée de la Rhénanie […] L’Allemagne libérée devint menaçante » (Pierre Gaxotte, Histoire des Français).
« La France et l’Angleterre doivent désormais résister à toute nouvelle exigence de Hitler. »2702
Avis de 70 % des Français, selon un sondage de décembre 1938. Histoire de la France au XXe siècle, volume II (2003), Serge Berstein, Pierre Milza
Premier fait, de nature politique : le revirement de l’opinion publique. En septembre, 57 % des Français étaient encore favorables aux accords de Munich. Mais la montée de l’hitlérisme est mieux saisie, et la bourgeoisie a moins peur de la révolution, après l’échec syndical de la CGT (mot d’ordre de grève générale non suivi, en novembre).
Autre fait, de société : l’apparition des sondages d’opinion en France – nés aux USA, fin 1936, à l’initiative d’un journaliste et statisticien, George Horace Gallup, fondateur de l’institut portant son nom. D’août 1938 à juillet 1939, il y a près de trente sondages sur l’opinion face aux problèmes extérieurs : une source d’information devenue indispensable, jusqu’à devenir une pratique abusive en bien des domaines, à commencer par la politique.
« Le souci le plus urgent du gouvernement doit être de renforcer la puissance militaire. »2703
Avis de 79 % des Français, selon un sondage de février 1939. La Vie politique sous la IIIe République : 1870-1940 (1984), Jean-Marie Mayeur
Les sondages d’opinion indiquent la même tendance en Grande-Bretagne. En mars, Hitler rompt les accords de Munich et occupe pour la première fois un territoire non peuplé d’Allemands, la Bohême-Moravie. La fiction du droit des peuples invoquée pour les Sudètes tombe. Voilà bientôt l’ensemble de la Tchécoslovaquie annexé. Et Mussolini de son côté occupe l’Albanie. En avril, les Français, dûment sondés, ne seront plus que 17 % à nier le risque d’une guerre.
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