Portrait de Mirabeau en citations | L’Histoire en citations
Portrait de Mirabeau en citations
Portraits en citations des Personnages de l’Histoire

 

« Quand on se mêle de diriger une révolution, la difficulté n’est pas de la faire aller, mais de la retenir. »

MIRABEAU

Avant la Révolution, ses quarante premières années sont peu connues. Et pourtant, quel roman plus vrai que nature, révélateur d’un certain milieu à la fin du siècle des Lumières !

Fils d’une (présumée) grande et vieille famille provençale, affligé d’une « laideur grandiose et fulgurante » (Hugo), ce mauvais sujet est incarcéré à 17 ans : début d’une vie chaotique et scandaleuse où le sort s’acharne contre le rebelle. Physiocrate adepte de la nature, il suit la sienne sans aucun frein ! Débauché notoire, auteur plus pornographique que libertin, il s’apparente au marquis de Sade - cruauté mise à part. Il rencontre Talleyrand qui lui ressemble (physiquement, politiquement, amoralement) et restera son ami jusqu’à la fin.

Les deux dernières années de sa vie sont historiques et le destin sourit enfin à Mirabeau.

Premier révolutionnaire célèbre (avant Danton, Marat, Robespierre), la « Torche de Provence » se révèle dans un nouveau rôle, tribun charismatique, doué du génie de l’improvisation. Il lance l’éloquence politique, un genre où tant d’hommes s’illustreront à la tribune durant deux siècles.
Mais l’« Orateur du peuple » est toujours monarchiste, complotant en secret pour Louis XVI (et pour payer ses dettes). Rendue publique après sa mort, cette révélation entraîne l’inimaginable dépanthéonisation du premier grand homme honoré par la Patrie.

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1. Le personnage tel qu’il se pose et s’impose.

« Ton neveu est laid comme celui de Satan. »1

Victor Riqueti, marquis de MIRABEAU (1715-1789), Lettre à son frère Jean-Antoine Riqueti de Mirabeau. Les Mirabeau : Nouvelles études sur la société française au XVIIIe siècle (1889), Louis de Loménie

Mirabeau père fait cet aveu à son frère, oncle de Mirabeau.

Cofondateur du mouvement physiocratique et célèbre sous les Lumières, surnommé « l’Ami des hommes », le père déteste son fils, à vrai dire très mauvais sujet. Il peine à dompter celui qu’il appelle « Monsieur l’ouragan » ou « le comte de la Bourrasque ». Il l’a forcé à entrer dans l’armée, il multipliera bientôt les lettres de cachet pour le faire enfermer, exiler.

« Ou c’est le plus grand persifleur de l’Univers ou ce sera le plus grand sujet de l’Europe pour être pape, ministre, général de terre ou de mer et peut-être agriculteur. Il sera meilleur que Marc-Aurèle s’il n’est pire que Néron. »

Jean-Antoine Riqueti de MIRABEAU (1717-1794), l’oncle de Mirabeau, impressionné par son neveu. Mémoires biographiques, littéraires et politiques de Mirabeau, écrits par lui-même, par son père [Victor Riqueti, Marquis de Mirabeau], son oncle [le Bailli de Mirabeau]

Chevalier de Malte, chargé en 1768 du gouvernement de la Guadeloupe, son compagnon d’armes fut Richard de Sade, l’oncle du Divin Marquis. Premier « caprice du destin », Mirabeau rencontrera le dit marquis au donjon de Vincennes, lors d’une longue captivité (1777-1780). Aucune entente entre les deux hommes, une influence évidente sur Mirabeau qui se lancera dans le roman érotique, voire pornographique, mais jamais sadique au sens strict du mot.

Autre coïncidence étrange, la ressemblance physique frappante entre l’oncle et son neveu : les portraits en font foi. Un courant de sympathie passe entre les deux hommes, dès leur première rencontre dans le Luberon en 1770. D’où la prédiction de l’oncle. Bailli et homme d’influence, il aidera plus tard son neveu lors d’un méchant procès où Mirabeau n’avait pas le beau rôle. Il n’en aura aucune reconnaissance et prendra ses distances avec l’ingrat… Sous la Révolution, le bailli finira sa vie à Malte. Autre caprice du destin, sa rencontre avec le jeune chevalier de Sade, Donatien-Claude-Armand, fils du Divin Marquis pour lequel son grand-oncle Richard avait obtenu une commanderie en 1789. Le monde est petit, mais quand même…

Entre-temps et après une première vie chaotique, Mirabeau finit par s’imposer aux premiers jours de la Révolution, sûr de ses talents et capable de jouer d’un physique ingrat, voire monstrueux.

« On ne connaît pas la toute-puissance de ma laideur. Quand je secoue ma terrible hure, il n’y a personne qui osât m’interrompre. »1291

MIRABEAU (1749-1791). Mirabeau (1891), Edmond Rousse

Ce physique impressionne tous les contemporains. Il en use, il trouve belle cette laideur, avec ses traits marqués, criblés de petite vérole. Il soigne sa toilette, porte une énorme chevelure artistement arrangée qui grossit encore le volume de sa tête. Il se place volontiers face au miroir, se regarde parler, équarrit ses épaules. Il cultive son personnage. La puissance du verbe et la solidité de la pensée servent également le tribun.

« La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’Empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. »1292

François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)

Mirabeau connut la gloire et évita le gibet – il meurt dans son lit, épuisé par une vie d’excès. Il souleva le peuple par ses talents d’orateur et multiplia les conquêtes féminines dont il fait état dans ses romans érotiques à la vulgarité assumée, plus pornographiques que libertins.

Pour lui, tout existe dans la Nature (majuscule) et il se proclame physiocrate à sa manière – qui n’est pas celle des physiocrates, philosophes reconnus au siècle des Lumières, à commencer par son père. 

« Mirabeau (le comte de). – Ce grand homme a senti de bonne heure que la moindre vertu pouvait l’arrêter sur le chemin de la gloire, et jusqu’à ce jour, il ne s’en est permis aucune. »1294

RIVAROL (1753-1801), Petit Dictionnaire des grands hommes de la Révolution (1790)

Bel esprit fort caustique vis-à-vis des beaux esprits de son temps, grand écrivain politique défenseur de la monarchie sous la Révolution, il a perçu comme tout bon lecteur des Lumières la vertu révolutionnaire des idées de ces philosophes pourtant non révolutionnaires.

Dans le même savoureux petit livre et avec le même esprit : « Mirabeau est capable de tout pour de l’argent, même d’une bonne action. » Avant la Révolution, Mirabeau vendait sa plume (et ses idées) comme publiciste à gages ; il vendra ensuite ses services - très cher - au roi Louis XVI et à la reine, accusé de trahison par certains députés. Mais sa popularité le rendait quasiment intouchable.

« Voyez ce Mirabeau qui a tant marqué dans la Révolution : au fond, c’était le roi de la halle. »1293

Joseph de MAISTRE (1753-1821), Considérations sur la France (1797)

Philosophe, élève des jésuites, aussi fervent monarchiste que catholique, c’est un véritable écrivain politique avec un style et de l’humour. C’est aussi le théoricien majeur de la pensée contre-révolutionnaire, déjà connu sous l’Ancien Régime pour son combat contre la philosophie des Lumières. Émigré en 1793 à Lausanne, monarchiste attaché au pouvoir papal, c’est logiquement l’adversaire résolu de la Révolution, d’où son mépris hautain pour le premier grand homme.

Mirabeau, rejeté de son ordre (la noblesse), élu député par le tiers état aux États généraux, mêle plus que quiconque les attributs de la naissance et de la bohème. Il saura en profiter pour forcer le destin !

« Du rejeton le plus méprisé de l’ancienne noblesse, la Révolution a fait le personnage le plus brillant de l’Assemblée constituante. »

François FURET (1927-1997) et Mona OZOUF (née en 1931), Dictionnaire critique de la Révolution française (1992)

Parfait résumé d’un destin historique : « Mirabeau est le seul noble assez déclassé, et le seul déclassé assez noble, pour unir le passé à cet avènement. »

Cette première voix de la Révolution en comprit très vite les dangers : « Quand on se mêle de diriger une révolution, la difficulté n’est pas de la faire aller, mais de la retenir. » Les Girondins comprendront trop tard le mot de Mirabeau et les Montagnards pousseront jusqu’au bout la logique de la Terreur… dont ils seront les dernières victimes. Mirabeau est sans doute le seul grand Nom de l’époque à mourir de maladie, dans son lit, à 42 ans – l’empoisonnement ne fut qu’une brève et fausse rumeur.

2. Un autre Sade : jeune débauché, érotomane et frondeur invétéré, endetté, incarcéré, renié par la noblesse.

« Le monde ne pardonne pas à Mirabeau cette sorte de férocité, d’exaspération physique que remplaçait chez lui la légèreté du libertinage à la mode : une fougueuse nature éclatait dans ces vices, au lieu de la gracieuse corruption qu’on était accoutumé à admirer. »2

Gustave LANSON (1857-1934), Histoire de la littérature française (1869)

Pour ce professeur de littérature progressiste, aussi renommé que contesté : « Toute œuvre littéraire est un phénomène social. » C’est particulièrement vrai dans le cas de Mirabeau resté dans l’Histoire pour son action en politique. Mais il aura beaucoup vécu et beaucoup écrit avant de se lancer dans l’arène révolutionnaire !

Son père, philosophe des Lumières et physiocrate surnommé « l’Ami des hommes » traitera durement sa femme et surtout son fils qu’il appelle très tôt « Monsieur l’ouragan » ou « le comte de la Bourrasque ».

Placé au collège de l’abbé Choquard à Paris, exclu pour acte de sodomie (ce n’était pas un collège mixte), il est réintégré à la suite d’une pétition de ses condisciples. Destiné à une carrière militaire comme tous les fils de (bonne) famille, il fuit l’armée, séduit les femmes et accumule (déjà) les dettes de jeu. Son père le fait emprisonner sur l’île de Ré par lettre de cachet. C’est aussi une manière de le protéger contre ses démons. Mais ça ne marchera jamais.

« J’avoue, messieurs, que ma première jeunesse a été souillée par une participation à la conquête de la Corse. »3

MIRABEAU (1749-1791), Lettre de Mirabeau sur la Corse, Journal de la Corse, 4 août 2022

Il avait 20 ans et regrettera toujours sa campagne de Corse (1768-1769). Il s’en repent publiquement au début de la Révolution, le jour du rattachement de la Corse à la France, à la demande des députés corses de l’Assemblée nationale (30 novembre 1789). De toute manière, l’armée avec sa discipline et ses devoirs n’est pas faite pour « Monsieur l’ouragan » qui ne pense qu’à tomber les cantinières.

Sitôt libre, il s’endette – une constante jusqu’à la fin de sa vie où les femmes et le jeu tiennent une place excessive. Nouvelle colère du père qui le fait interner à Manosque en Provence… Promu capitaine de dragons en 1771, il quitte définitivement l’armée. Il réussit à épouser une riche héritière provençale, Émilie de Covet-Marignane, l’un des meilleurs partis de Provence, après avoir forcé sa porte et paradé au matin en culotte sur son balcon. Le mariage sera calamiteux.

Suite à une querelle, accusé de tentative d’assassinat sur un gentilhomme provençal et décrété de prise de corps, son père est réduit pour le sauver à solliciter l’internement de son fils par lettre de cachet au château d’If, au large de Marseille.

« Le despotisme n’est pas une forme de gouvernement […] s’il en était ainsi, ce serait un brigandage criminel et contre lequel tous les hommes doivent se liguer. »4

MIRABEAU (1749-1791), Essai sur le despotisme (1776)

L’œuvre prérévolutionnaire est inspirée de Rousseau, mais bien documentée par les premières incarcérations de Mirabeau. Dans un autre genre, cette prison inspirera un chef d’œuvre du roman historique à Dumas, Le Comte de Monte-Cristo (1844).

En mai 1776, il est transféré et interné au fort de Joux, en Franche-Comté. Le noir rebelle, Toussaint-Louverture né esclave à Saint-Domingue, y sera prisonnier sous le Consulat de Bonaparte.

Profitant d’un régime carcéral de semi-liberté et de la fréquentation des salons, Mirabeau va séduire Marie-Thérèse Sophie Richard de Ruffey, marquise de Monnier, dite Sophie de Monnier (1754-1789). Son prénom est synonyme de sagesse (en grec), ils ne seront pas sages, ils s’aimeront beaucoup, passionnément, à la folie. Trop heureux de l’arracher au richissime et vieux mari qui pourrait être son grand-père, il l’enlève… ce qui lui vaut d’être poursuivi par la police. Pour épauler celle-ci et mieux le traquer, son père engage trois sbires qu’il paie de ses deniers. Il demandera plus tard à son fils le remboursement de l’argent engagé à cette occasion !

Mirabeau en fuite donne rendez-vous à Sophie, la seule femme véritablement aimée de lui … à Amsterdam. Une odyssée qui finit vite et mal.

Condamné par contumace à la peine de mort pour « rapt et adultère », Mirabeau doit rentrer. Sophie, enceinte, est placée en maison de santé à Paris. Après son accouchement, elle est séparée de son enfant et enfermée au couvent des sœurs de Sainte-Claire, à Gien. Mirabeau est enfermé par lettre de cachet au fort de Vincennes, le 7 juin 1777. Il va y rester 42 mois !

« J’aurai bientôt vingt-huit ans. C’est un âge où avec de l’émulation et quelques connaissances, on peut n’être pas tout à fait inutile ; mais c’est aussi celui où l’on n’a plus de temps à perdre. »1226

MIRABEAU (1749-1791), Lettre à M. le Maréchal, duc de Noailles, 17 octobre 1777. Œuvres de Mirabeau, volume IV (posthume, 1834)

Écrite du donjon de Vincennes où Mirabeau prend conscience du temps qui passe – à cette époque, l’espérance de vie est très inférieure à la nôtre et la sienne plus encore, en raison de ses excès en tout genre. Le pressent-il ? En veut-il à son père « l’Ami des hommes » qui ne l’a jamais aimé ou si mal, en partie responsable de la situation dramatique où il se trouve ?

« Ah ! comme on s’accoutume au bonheur. Hélas ! on ne le connaît bien que lorsqu’on l’a perdu. »

MIRABEAU (1749-1791), Lettre à Sophie de Ruffey, dite Sophie de Monnier

Il a tout loisir pour écrire, à commencer par cette fameuse correspondance « à Sophie », aussi émouvante que sincère. « La première partie de la vie de Mirabeau est remplie par Sophie, la seconde par la révolution. Un orage domestique, puis un orage politique, voilà Mirabeau » écrira Hugo qui s’y connaît lui aussi en orages.

Mirabeau a également l’occasion d’en venir aux mains avec un autre libertin graphomane et érotomane, incarcéré comme lui, Sade. Le Divin marquis n’éprouvera que haine pour ce monstre grossier.

Avant d’aborder un genre de littérature très à la mode, Mirabeau exploite sa fibre politique et révolutionnaire sur un sujet qu’il commence à bien connaître.

« J’entreprends de parler des emprisonnements arbitraires et des prisons d’état. »

MIRABEAU (1749-1791), Des Lettres de cachet et des Prisons d’état (écrit en 1778, édition posthume)

Nombreux commentaires historiques et importante documentation sur le pouvoir arbitraire et l’exercice judiciaire, une des calamités de l’Ancien Régime dénoncée par tous les penseurs de l’époque.

En seconde partie, Mirabeau traite de la vie carcérale et des prisons dont il a déjà une expérience personnelle ! Il s’attarde également sur la constitution anglaise qui fascine les philosophes des Lumières, à commencer par Montesquieu et Voltaire. Il tend à prouver que notre propre histoire condamne l’utilisation des lettres de cachet, tout comme elle fait des rois les seuls mandataires du peuple.

La veine érotique va davantage l’inspirer, en attendant de pouvoir satisfaire ses besoins plus excessifs que nature. C’est aussi une manière de faire sa révolution personnelle et de satisfaire son besoin de liberté absolue.

« Qu’importe à la société que je satisfasse mes besoins physiques ou que je m’en prive, pourvu que je ne nuise pas au bonheur d’autrui, que je ne lui enlève pas sa propriété, que je n’altère pas ses jouissances et que je ne lui cause ni chagrin ni douleur ? »5

MIRABEAU (1749-1791), Hic et Hec ou l’art de varier les plaisirs de l’amour (écrit au donjon de Vincennes, 1777-1780)

Sa physiocratie très personnelle exclut le sadisme, mais se permet tout le reste. Le sens de la métaphore lui vient naturellement avec l’art de la formule dont il fera si bien usage à la tribune de l’Assemblée nationale…

Il écrit ici un roman d’éducation et d’édification, du nom du jeune abbé, « Hic et Hec » (« bique et bouc », ou « à voile et à vapeur » dira-t-on dans la marine), figure androgyne aux antipodes de sa propre nature.

« Il faisait chaud, nous étions dans l’état de nos premiers pères dans l’Eden : nos serpents orgueilleux levaient une tête altière, et l’aspect des pommes que nous présentaient nos Èves nous faisait frémir de désir. »

MIRABEAU (1749-1791), Hic et Hec ou l’art de varier les plaisirs de l’amour (écrit au donjon de Vincennes, 1777-1780)

Fantasmée par le prisonnier se rappelant toutes ses aventures de Don Juan, c’est la luxure mère de tous les vices. Apollinaire, précurseur du surréalisme dont il inventa le nom, saluera la grâce et l’esprit de ce « petit roman licencieux ». Il relate les aventures d’un élève des jésuites placé comme précepteur dans une famille bourgeoise.

Dans ce joyau de libertinage, Mirabeau adopte de savoureuses métaphores pour désigner les parties centrales du livre, quand les fesses sont des « jumelles » ou le pénis « un bijou ».

La pudeur de la langue n’a d’égale que la débauche qui s’étale. Les barrières sociales s’effondrent, de même celles entre les âges. Le démon de la jouissance aura de toute évidence toujours raison.

L’auteur n’oublie pas Sophie qu’il couvre de lettres à défaut de baisers, l’imaginant aussi lectrice des œuvres qui vont jaillir de lui, de ses frustrations et de son goût pour la provocation.

« Je comptais t’envoyer aujourd’hui, ma minette bonne, un nouveau manuscrit, très-singulier, qu’a fait ton infatigable ami … Il t’amusera : ce sont des sujets bien plaisants, traités avec un sérieux non moins grotesque, mais très-décent. Crois-tu que l’on pourrait faire, dans la Bible et l’antiquité, des recherches sur l’Onanisme, la Tribaderie, etc., etc. ; enfin sur les matières les plus scabreuses qu’aient traitées les casuistes, et rendre tout cela lisible, même au collet le plus monté, et parsemé d’idées assez philosophiques ? »

MIRABEAU (1749-1791), Erotika Biblion, Préface (1783) à sa maîtresse Sophie de Ruffey

Vaste projet ! Mêlant l’érudition à la dérision, Mirabeau affirme sa conception de la jouissance et propose une histoire des mœurs et de la sexualité d’une étonnante modernité. Aussi savant que licencieux, truffé d’allusions et de références, renvoyant aux auteurs antiques, à l’Encyclopédie qu’il pille à souhait, à Buffon ou Érasme ainsi qu’à de nombreux traités, nourri des commentaires bibliques de Dom Calmet (exégète contemporain, bénédictin et érudit lorrain) dont il tire de provocantes conclusions, l’ouvrage sera condamné à la destruction en 1796.

Plusieurs fois réédité dès la fin du XVIIIe, apprécié des érudits et des bibliophiles au XIXe, Apollinaire le publie dans la Bibliothèque des Curieux en 1910.

« Ma chérie, tu es toute aimable, toute charmante, toute adorée ; mais vois-tu, tu serais-là à mes côtés, je verrais ton doux et beau sourire qui m’enivre d’amour, et ce tendre regard qui appelle si fort mes baisers, tu m’en offrirais sans compte et sans mesure, tu me prodiguerais tous les dons de ta tendresse, que je te dirais : Ma douce et belle, donnes-en-moi encore et toujours, tu es l’âme de mon âme. »

MIRABEAU (1749-1791), Lettre à Sophie de Ruffey, dite Sophie de Monnier, 1er avril 1779

Mirabeau l’auteur sexuellement obsédé demeure un épistolier fidèle qui nourrit la correspondance avec l’absente – toujours enfermée au couvent des Saintes-Claires, à Gien. La suite de sa courte vie sera malheureuse.

« C’est nous qui faisons des femmes ce qu’elles valent ; et voilà pourquoi elles ne valent rien. »16

MIRABEAU (1749-1791), Lettre à Sophie de Ruffey, dite Sophie de Monnier, écrite du donjon de Vincennes, 27 mars 1780 (posthumes), Œuvres de Mirabeau, Tome 10 (1822)

Souvent cité, mais pas sourcé et toujours interprété à contresens ! Mirabeau a suffisamment de défauts pour ne pas en rajouter dans le machisme ! Rétablissons la vérité. Il accuse les hommes et se montre féministe. La suite est un hommage à la Femme : « Ce sexe aimable est d’ailleurs encore notre bienfaiteur en adoucissant et pénétrant un peu nos cœurs arides. Il est certain que, toutes légères qu’elles sont, elles ont plus de sensibilité que nous. »

La même lettre commence ainsi : « Je fais très agréablement mes pâques, ma belle et tendre Sophie ; car le bon ange m’envoie ta lettre pour pénitence de tous mes péchés. À ce compte, je pourrai pêcher beaucoup encore ; car cette pénitence me convient infiniment. » (page 525). Texte intégral visible sur le Net. https://books.google.fr/books?id=IAoEk_xPJTcC&pg=PA323&lpg=PA323&dq#v=onepage&q&f=false

Libéré le 13 décembre 1780, Mirabeau reste sous la tutelle de son père. Il fuit Paris et ses créanciers, se rend à Gien pour voir Sophie dans son couvent, mais repart bientôt et ne la reverra plus. Veuve en 1783 et donc libre, ayant perdu sa fille à deux ans, elle reste près du couvent de Gien, s’éprend d’un militaire qui meurt de tuberculose et se donnera la mort (par asphyxie) en novembre 1789, à 35 ans. Apprenant la nouvelle à l’Assemblée nationale, « Mirabeau sortit avec un air tout en désordre et fut deux ou trois jours sans reparaître. » Sophie reste la seule femme que

Mirabeau aima et admira à jamais : « Telle que tu as juré d’être toujours, chérissant ton amour, et tes tourments et tes peines, et le danger d’aimer; repoussant, abhorrant la froide indifférence. » (Lettre à Sophie).

« Le triomphe de ce sang-froid sur la fougue éloquente est restée mémorable au barreau. »

SAINTE-BEUVE (1804-1869), cité par Jean-Louis Gazzaniga, Procès mémorable. Portalis contre Mirabeau. Études d’histoire de la profession d’avocat, Portalis, avocat

Juillet 1783, le procès d’Aix en Provence a défrayé la chronique jusqu’à Paris, moins pour l’affaire – conflit conjugal somme toute banal – que pour l’affiche qui oppose deux noms déjà connus, deux tempéraments opposés. Portalis est l’avocat aixois de la riche comtesse de Mirabeau qui a demandé la séparation de corps en 1782. Il obtient gain de cause, se révélant comme le grand juriste du Code civil dont la gloire revient surtout à Napoléon. Mirabeau le Don Juan libertin défend sa propre cause et sort vaincu. Mais c’est ici que se révèle à la France le plus formidable orateur qu’elle ait jamais entendu.

Il resta d’abord calme, mais sous les coups de son adversaire, il s’emporte. Tous les coups n’étaient pas très dignes. La dernière plaidoirie met un comble à sa fureur. Portalis a commencé par ces mots : « J’ai des horreurs à dévoiler sur mon adversaire. » Mirabeau va le traiter de marchand de mensonges, de paroles et d’injures, le qualifiant d’indigne. Les amis de Portalis auraient été obligés de reconduire l’avocat inanimé hors de l’audience.

Les circonstances ont mis en présence ces deux êtres, somme toute exceptionnels. « Mirabeau s’est montré égal à lui-même et Portalis un peu en dessous de sa réputation. » Mais contrairement à certaines rumeurs, Mirabeau ne montre pas de ressentiment à l’encontre de son adversaire. Il reconnaît publiquement ses qualités oratoires et sa loyauté. Il le consultera plus tard sur une affaire et demandera son appui lors de la campagne électorale de 1789 pour les États généraux, en Provence.

Mirabeau est définitivement devenu un auteur « libertin » et fier de l’être, à la ville comme dans les salons et les bonnes librairies. Il s’en vante avec autant de fierté que d’humour – qualité qui fera toujours défaut à son meilleur ennemi, le marquis de Sade.

« Monsieur Satan, vous avez instruit mon adolescence ; c’est à vous que je dois quantité de tours de passe−passe qui m’ont servi dans mes premières années. Vous savez si j’ai suivi vos leçons, si je n’ai pas sué nuit et jour pour agrandir votre empire, vous fournir des sujets nouveaux… »

MIRABEAU (1749-1791, Ma conversion ou le Libertin de qualité (1783)

… « Mais, Monsieur Satan, tout est bien changé dans ce pays ; vous devenez vieux ; vous restez chez vous ; les moines même ne peuvent vous en arracher. Vos diablereaux, pauvres hères ! N’en savent pas autant que des récits infidèles, parce que nos femmes les attrapent et les bernent. Je trouve donc une occasion de m’acquitter envers vous ; je vous offre mon livre. Vous y lirez la gazette de la cour, les nouvelles à la main des filles, des financiers et des dévotes. »

Mirabeau nous conte plaisamment les aventures d’un jeune noble dont les seules ressources consistent à se vendre aux dames les plus offrantes. Parlant de l’une de ses conquêtes : « Elle a trente-six ans et j’en ai vingt- quatre, elle est encore bien, mais je suis mieux ! Elle met de son côté le tempérament et bien sûr l’argent, et moi la vigueur et le secret. »

Ce débauché, comme son père « Ami des hommes » (mais autrement) et surtout ami des femmes, trace le portrait d’un libertin qui ne vit que pour et par le sexe faible : le gigolo ne dédaigne ni la villageoise, ni la dame de Cour, ni la rombière faisandée, ni le bouton de rose. Une seule condition cependant : que cela rapporte ! « Je ne veux plus foutre que pour de l’argent. »

Écrit au grand galop, avec ses tordantes orgies, son style haletant et caillouteux, Mirabeau se place en littérature comme l’aïeul de Céline et de San-Antonio. Le roman commence par une adresse à « Votre Altesse diabolique » et son final est impressionnant : « … jusqu’à ce que rendant dans les bras paternels de M. Satan mon âme célibataire, j’aille foutre chez les morts. »

« Puisse cette lecture faire branler tout l’univers. » Parole de Marcel Proust.

« Écoute, ma chère, j’aime, oui, j’aime aussi tendrement qu’on puisse aimer, et j’ai le malheur cruel d’être couverte des livrées religieuses. Des béguines emmiellées et trompeuses ont entouré de murs et de grilles ma jeunesse sans expérience et l’ont attirée dans leur cachot infernal. Mon ignorance, des vœux, des préjugés sont mes tourments ; les désirs, mes bourreaux, et j’en suis la victime. »

MIRABEAU (1749-1791), Le Rideau levé ou L’Éducation de Laure (anonyme, 1786)

Dernière œuvre où l’auteur se fait plaisir dans un genre qui ne passerait plus aujourd’hui, l’inceste en famille.

Philosophiquement, Mirabeau est un physiocrate et pense que la nature doit régler les rapports sociaux. Il décrit donc le plus naturellement du monde l’initiation d’une jeune fille aux plaisirs de la chair par son père adoptif. La naïveté de l’une attise le plaisir de l’autre. Conformément à la loi du genre, ce texte érotique dépeint une initiation sexuelle et sensuelle. Mirabeau, dont la vie ressemblait à un roman libertin, y chante les louanges de la jouissance.

Peut-on encore en sourire ? À la fin du XVIIIe, la provocation n’était pas si grande… et Sade le modèle du genre fera pire, ou mieux, publié en 1990 dans La Pléiade : « Grand seigneur méchant homme ou bien éternel insoumis, le marquis de Sade (1740-1814) fut successivement emprisonné par la monarchie, la Révolution et le pouvoir napoléonien. Ces longues années d’enfermement ont transformé le libertin en un écrivain révolté qui engage la littérature dans une entreprise inouïe, celle de dire jusqu’au vertige, jusqu’à l’aphasie, toutes les violences du corps et du monde, toutes les brutalités et les paradoxes du désir. »

« Comment ! lui répondis-je, quelle différence y a-t-il donc ? Tiens, vois ! me dit-il, en troussant sa chemise et me montrant son petit outil, qui était devenu gros et raide, et que je n’avais qu’entrevu jusque-là. »

MIRABEAU (1749-1791), Le Rideau levé ou L’Éducation de Laure (anonyme, 1786)

Mirabeau s’en donne à corps joie, sous le couvert de l’anonymat. « Quel excès de délices quand on éprouve pour la première fois une volupté si grande, qu’on n’a jamais connue et dont on n’a pas d’idée ! On n’est plus rien, on est tout à cette suprême félicité, on ne sent qu’elle. »

« Nos caresses et nos baisers recommencèrent ; mais, loin de nous précipiter, nous badinions avec nos désirs pour en allonger la durée, en multipliant la jouissance, en retardant l’approche du plaisir : nous allions jusqu’à lui, nous le repoussions, il nous poursuivait. »

Mirabeau l’insoumis ne s’est jamais caché de rien, même si ce genre d’écrits restaient (théoriquement) anonymes. Il aura jusqu’à la fin du Rideau levé et de sa vie publique ou privée défié le monde : « Retirez-vous, censeurs atrabilaires ; / Fuyez, dévots, hypocrites ou fous ; / Prudes, guenons, et vous, vieilles mégères : / Nos doux transports ne sont pas faits pour vous. »

« La guerre est l’industrie nationale de la Prusse. »

MIRABEAU (1749-1791), De la Monarchie prussienne (1788)

L’homme redevient sérieux à mi-temps, préparant la suite de sa brève carrière politique (deux années) et annonçant l’Histoire des deux siècles à venir dans son Introduction : « Je traiterai enfin du système militaire, genre d’industrie vraiment prussien, et jusqu’ici l’une des plus solides bases de la puissance à laquelle s’est élevée la maison de Brandebourg. »

D’une intelligence éblouissante et profonde, toujours passionné, acquis aux idées des philosophes et partisan d’une monarchie constitutionnelle, il piaffe d’impatience, se faisant fort de vivre enfin de sa plume qu’il monnaie en multipliant les pamphlets et libelles contre l’absolutisme royal, les privilèges et les abus. Son ordre, la noblesse, le rejette définitivement et c’est le tiers état d’Aix qui l’élira député aux États généraux.

En juin 1786, Talleyrand, avec qui il est lié, lui a obtenu une mission secrète à Berlin - il y reste six mois pour le compte de Calonne, Contrôleur général des finances de Louis XVI. Il tente d’être nommé à un vrai poste diplomatique. À son retour en janvier 1787, furieux de n’avoir rien obtenu, il publie un pamphlet, Dénonciation de l’agiotage (mars 1787)… qui entraîne une lettre de cachet et le contraint à fuir de nouveau – cette fois à Liège.

Proche du philosophe juif alsacien Cerf Beer, Mirabeau fait paraître en 1787 un essai sur la réforme politique des Juifs, inspiré du travail de l’auteur allemand J. Ch. Dohm. En 1788, avec Brissot, Condorcet et son conseiller financier Clavière (banquier suisse en exil à Paris), il fait partie des fondateurs de la Société des amis des Noirs, créée pour l’abolition immédiate de la traite des Noirs et de l’esclavage dans les colonies.

3. Notre premier révolutionnaire : un tribun aussitôt populaire.

« Voici enfin M. Necker roi de France ! »1258

MIRABEAU (1749-1791), à la fin du mois d’août 1788. Necker (1938), Édouard Chapuisat

Lié au duc d’Orléans et partisan d’une monarchie constitutionnelle, il ironise au rappel de Necker qui devient ministre principal (ministre d’État) : c’est l’homme de la dernière chance pour cette monarchie. Le banquier suisse prête 2 millions à l’État sur sa fortune personnelle et en trouve quelques autres, le temps de tenir jusqu’aux États généraux.

« Quand on se mêle de diriger une révolution, la difficulté n’est pas de la faire aller, mais de la retenir. »1268

MIRABEAU (1749-1791). Encyclopédie Larousse, article « Mirabeau »

Le premier des personnages révélés par la Révolution dit ces mots prémonitoires dès 1789. Il échouera comme bien d’autres dans sa tentative d’y mettre un terme en 1790.

Un monarchiste lui fait écho, le théoricien contre-révolutionnaire Joseph de Maistre, émigré en Suisse où il publiera anonymement ses Considérations sur la France en 1797 : « Ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution, c’est la révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien, quand on dit qu’elle va toute seule. »

« Danton fut l’action dont Mirabeau avait été la parole. »1295

Victor HUGO (1802-1885), Quatre-vingt-treize (1874)

On l’appelait « le Mirabeau de la populace » et « la Torche de Provence », tout le contraire de Robespierre, avocat de province surnommé par Mirabeau « la Chandelle d’Arras » et quasiment inaudible à ses débuts. Mirabeau ajoutait avec clairvoyance : « Cet homme ira loin car il croit tout ce qu’il dit. »

Comme Mirabeau, Danton, c’est une « gueule », un personnage théâtral. Mais contrairement à Mirabeau, « Danton, comme Robespierre et Marat, est une création de la Révolution. Il jaillit de l’immense événement sans aucun préavis » (Mona Ozouf). Alors que Mirabeau a déjà « beaucoup vécu » et s’est fait une vilaine réputation à son image, tout en acquérant l’expérience des hommes et un sens de l’Histoire en marche.

« Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes. »1320

MIRABEAU (1749-1791), au marquis de Dreux-Brézé, salle du Jeu de paume, 23 juin 1789. Histoire de la Révolution française (1823-1827), Adolphe Thiers, Félix Bodin

Réponse au grand maître des cérémonies, envoyé par Louis XVI pour faire évacuer la salle du Jeu de paume, suite au Serment du 20 juin.

Le nouveau surnom d’« Hercule de la liberté » lui est aussitôt donné par l’abbé Sieyès, fin stratège et découvreur de talents - tel Bonaparte en qui il trouvera son homme, en l’occurrence « son sabre » pour mettre fin au Directoire du grand n’importe quoi, après la Révolution.

À la sortie de l’Assemblée nationale, quand la foule l’applaudit vivement, il proclame en désignant Mirabeau : « Vive, vive l’Hercule de la liberté ». Montrant son ami en retour et en bon connaisseur des classiques, Mirabeau répondit : « Voilà Thésée ». Héros légendaire de la mythologie grecque et l’un des premiers rois d’Athènes célèbre pour avoir tué des méchants, des amazones, des centaures… et le redoutable Minotaure, mi-homme mi-taureau.

Le comte de Mirabeau, renié par son ordre et élu par le tiers, s’est publiquement révélé dès les premières séances de l’Assemblée : « Mirabeau attirait tous les regards. Tout le monde pressentait en lui la grande voix de la France » écrira Michelet. Et Hugo se régale en connaisseur.

« ‘Allez dire à votre maître…’ Votre maître ! c ‘est le roi de France devenu étranger. C’est toute une frontière tracée entre le trône et le peuple. C’est la révolution qui laisse échapper son cri. Personne ne l’eut osé avant Mirabeau. Il n’appartient qu’aux grands hommes de prononcer les mots décisifs des grandes époques. »1321

Victor HUGO (1802-1885), Littérature et philosophie mêlées (1834)

L’auteur dramatique a le sens du mot et ne peut que saluer l’auteur de cette réplique : « Allez dire à votre maître… » La postérité l’a rendue immortelle. L’iconographie de l’époque (gravures et tableaux contemporains) témoigne de la portée symbolique de cette scène – ce qu’on appellerait aujourd’hui son « impact médiatique ».

« Ils veulent rester ? Eh bien ! Foutre, qu’ils restent ! »1322

LOUIS XVI (1754-1793), au marquis de Dreux-Brézé, le soir du 23 juin 1789. Les Hommes de la liberté, tome 5, Le Sang de la Bastille (1987), Claude Manceron

Réponse sans cérémonie du roi à son grand maître des cérémonies, venu lui rendre compte du refus des députés. Un pas en avant, un pas en arrière. Le roi recule à l’idée du « sang versé » – c’est une obsession, chez lui. Par ailleurs, les régiments dont il dispose sur place ne sont pas sûrs ou pas suffisants pour mater une éventuelle révolte.

Plus généralement, par sa faiblesse de caractère, sa naïveté politique, ses scrupules maladifs et ses perpétuels changements d’avis, c’est le roi le moins armé pour affronter les événements. Face à lui, la période fait naître une série de grands premiers rôles, dignes de l’événement majeur de notre histoire, la Révolution.

« La famille est complète. »1323

Jean-Sylvain BAILLY (1736-1793), à la tribune de l’Assemblée nationale, 27 juin 1789. Histoire de la Révolution française (1823-1827), Adolphe Thiers, Félix Bodin

Le président de l’Assemblée, doyen du tiers état et premier à prêter le serment du Jeu de paume, peut être satisfait : le roi a ordonné aux députés de la noblesse et du clergé de se joindre au tiers.

L’Assemblée nationale mérite enfin son nom et devient une notion juridique : « Nous pourrons maintenant nous occuper sans relâche et sans distraction de la régénération du royaume et du bonheur public », conclut Bailly. Cela doit passer par une Constitution digne de ce nom - loi fondamentale qui fixe l’organisation et le fonctionnement de l’État.

Paris et Versailles illuminent. Tout le pays est désormais représenté par ces 1 196 députés. Les votes se feront par tête, et non par ordre – noblesse et clergé, unis contre le tiers, l’emportaient presque toujours. Mais le système représentatif pèche encore par inégalité numérique : avec ses 598 députés, le tiers représente 24 millions de Français, et les deux autres ordres, un demi-million de nobles et de prêtres avec le même nombre de députés, 308 du clergé, 290 de la noblesse.

« L’histoire n’a trop souvent raconté les actions que de bêtes féroces parmi lesquelles on distingue de loin en loin des héros. Il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes, celle de frères nés pour se rendre mutuellement heureux. »1324

MIRABEAU (1749-1791), Assemblée nationale, 27 juin 1789. Discours et opinions de Mirabeau, précédés d’une notice sur sa vie (1820)

L’Orateur du peuple fait de la fraternité l’invention majeure de la Révolution – priorité sera plus souvent donnée à la liberté et l’égalité. Avec la conscience de vivre un moment historique et un formidable optimisme – le bonheur est à l’ordre du jour.

« Le silence des peuples est la leçon des rois. »1334

MIRABEAU (1749-1791), Constituante, Versailles, 15 juillet 1789. Œuvres de Mirabeau (posthume, 1827)

Louis XVI est attendu et Mirabeau demande à l’assemblée qui prépare une protestation au roi de s’abstenir de toute marque d’improbation, en reprenant simplement le mot prononcé à l’oraison funèbre de Louis XV par l’abbé de Beauvais. Son petit-fils, Louis XVI, était d’ailleurs présent à la cérémonie, en la basilique de Saint-Denis, il y a quinze ans.

Tel est encore le prestige du roi qu’il retourne la situation, annonçant qu’il a donné ordre aux troupes de s’éloigner de Paris et de Versailles. Il se fait acclamer par ces députés majoritairement modérés : monarchistes (conservateurs) ou monarchiens (partisans d’une monarchie constitutionnelle).

« Gardez-vous de demander du temps ; le malheur n’en accorde jamais. »1348

MIRABEAU (1749-1791), Discours à la Constituante, 26 septembre 1789. Mémoires biographiques, littéraires et politiques de Mirabeau (1835)

L’Orateur du peuple improvise dans le génie : « Aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer vous, vos propriétés, votre honneur, et vous délibérez ! »

Mirabeau se fait ici l’avocat du projet Necker (rappelé aux Finances le 16 juillet) prévoyant une contribution volontaire du quart des revenus.

« Choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens ; mais choisissez ; car ne faut-il pas qu’un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. »1349

MIRABEAU (1749-1791), Discours à la Constituante, 26 septembre 1789. Mémoires biographiques, littéraires et politiques de Mirabeau (1835)

Crise financière et déficit du budget public sont les causes les plus directes de la Révolution. Mirabeau tente de sauver la monarchie, tout en dénonçant les raisons du mal dont souffre le régime : « Deux siècles de déprédations et de brigandage ont creusé le gouffre où le royaume est près de s’engloutir. Il faut le combler, ce gouffre effroyable ! Eh bien, voici la liste des propriétaires français, choisissez… Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes ! précipitez-les dans l’abîme ! Il va se refermer… Vous reculez d’horreur… Hommes inconséquents! Hommes pusillanimes! »

« Repassez quand je serai ministre ! »1360

MIRABEAU (1749-1791), à ses créanciers. Histoire de France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1920), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac

Toujours couvert de femmes et de dettes, aussi intelligent qu’ambitieux, il intrigue pour supplanter Necker et se voit déjà chef modérateur d’une Révolution qu’il faut savoir finir – grand dessein d’un certain nombre de révolutionnaires successifs, à commencer par les « monarchistes », majoritaires au début de la Révolution.

La première note secrète de Mirabeau à Louis XVI est datée du 15 octobre 1789. Il ne sera véritablement « acheté » qu’en mai 1790.

« Il ne se fait payer que dans le sens de ses convictions. »1363

LA FAYETTE (1757-1834) parlant de Mirabeau qui offre ses services au roi et à la reine, en mars 1790. Encyclopédie Larousse, article « Mirabeau (Honoré Gabriel Riqueti, comte de) »

« Mirabeau est vendu », disent ses adversaires. La Fayette est plus fair-play : la vénalité de Mirabeau ne se discute même pas, mais il s’en tient toujours à ses idées.

Il tente de faire prendre à la Révolution un tournant à droite et manœuvre en secret pour sauver la monarchie. Il va donc offrir ses services au roi et à la reine – ou plus exactement, les vendre très cher, l’homme étant toujours couvert de dettes. Mais ses intrigues contrarient le jeu et les ambitions personnelles de La Fayette qui l’a eu un temps comme allié… et trahira bientôt la France en guerre, pour d’autres raisons (ou ambitions) patriotiques.

« La paix perpétuelle est un rêve et un rêve dangereux s’il entraîne la France à désarmer devant une Europe en armes. »1365

MIRABEAU (1749-1791), « Discours sur la responsabilité des ministres », Constituante, 22 mai 1790. Histoire de France contemporaine, depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919 (1920), Ernest Lavisse, Philippe Sagnac

Le même jour, à l’Assemblée, l’orateur est lucide. L’idéologie n’a jamais aveuglé l’intelligence de ce personnage qui a plus d’opportunisme que de conviction.

« Il est peu de distance de la roche Tarpéienne au Capitole. »

MIRABEAU (1749-1791), « Discours sur la responsabilité des ministres », Constituante, 22 mai 1790

Considéré comme l’un des plus importants discours de sa brève carrière politique, il fait ici allusion à l’histoire romaine. La roche Tarpéienne était un rocher situé sur la colline du Capitole à Rome où les criminels et les traîtres étaient précipités en bas, le Capitole étant la colline sacrée où se situaient les temples et les institutions politiques comme le Sénat.

Mirabeau a critiqué l’ancien système où les ministres étaient responsables devant le roi et non devant le peuple. Ceux qui occupent des positions de pouvoir et d’influence doivent être conscients de leur vulnérabilité et du fait qu’ils peuvent être renversés. Plus généralement, il met en garde ceux qui se croient à l’abri de tout danger en profitant de leur statut, de leur richesse ou de leur influence pour abuser de leur pouvoir. Il en a lui-même souffert pendant toute sa vie.

Ironie de l’Histoire, il est aujourd’hui menacé en raison de ses manœuvres secrètes auprès du roi. Il ne va pas tarder à reprendre l’allusion au Capitole et à la roche Tarpéienne.

« Le roi n’a qu’un homme, c’est sa femme. »1367

MIRABEAU (1749-1791). Marie-Antoinette, Correspondance, 1770-1793 (2005), Évelyne Lever

Ou encore, selon d’autres sources : « Le roi n’a qu’un seul homme, c’est la reine. »

Vérité connue de tous, éprouvée par Mirabeau devenu le conseiller secret de la couronne : il essaie de convaincre la reine avant le roi, dont la faiblesse, les hésitations, les retournements découragent les plus fervents défenseurs.

« Madame, la monarchie est sauvée. »1368

MIRABEAU (1749-1791), à la reine, Château de Saint-Cloud, 3 juillet 1790. Mémoires sur Mirabeau et son époque, sa vie littéraire et privée, sa conduite politique à l’Assemblée nationale, et ses relations avec les principaux personnages de son temps (posthume, 1824)

Introduit à la cour par son ami le prince d’Arenberg, il a enfin réussi à persuader Marie-Antoinette par son éloquence. Mais il est déjà bien tard…

Une question se pose, sans réponse des historiens : Mirabeau croit-il vraiment que la monarchie peut être sauvée ? Cet homme si bien informé de tout, si lucide et intelligent, s’illusionne-t-il encore sur les chances d’un régime condamné, mais qui peut du moins le sauver de ses créanciers ?

« On voulait, il y a peu de jours, me porter en triomphe ; et maintenant on crie dans les rues : La grande trahison du comte de Mirabeau !… Je n’avais pas besoin de cette leçon pour savoir qu’il n’y a pas loin du Capitole à la roche tarpéienne ; mais l’homme qui combat pour la raison, pour la patrie, ne se tient pas si aisément pour vaincu. »

MIRABEAU (1749-1791), Œuvres de Mirabeau, tome 3. Cité par L. Vivien, Histoire générale de la Révolution française, de l’Empire, de la Restauration, de la Monarchie de 1830 (1841)

Pendant que Mirabeau parle ainsi, on l’accuse plus ou moins publiquement d’être acheté par la cour. En défendant avec tant d’ardeur les prérogatives du Roi, il ne faisait, disait-on, qu’exécuter les conditions de son marché secret.

Le jour même où il allait répondre à Barnave, les injures et les pamphlets venaient l’atteindre jusqu’aux portes de l’Assemblée. Rien ne put ébranler sa constance … « Mais ces coups de bas en haut ne m’arrêteront pas dans ma carrière. Répondez, si vous pouvez ; vous calomnierez ensuite tant que vous voudrez. »

« Mon ami, j’emporte avec moi les derniers lambeaux de la monarchie. »1384

MIRABEAU (1749-1791), à Talleyrand, fin mars 1791. Son « mot de la fin politique ». Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières assemblées législatives (1832), Pierre Étienne Louis Dumont

Autre version : « J’emporte dans mon cœur le deuil de la monarchie, dont les débris vont devenir la proie de factieux ».

Mercredi 30 mars 1791, la rue de la Chaussée-d ‘Antin à Paris est envahie par une foule inquiète : « Un concours prodigieux et continuel de citoyens de tous les rangs et de tous les partis », selon les termes du Courrier de Provence (31 mars). La rue est fermée à la circulation. C’est que le comte de Mirabeau se meurt.

Talleyrand est venu voir le malade, juste avant sa mort (2 avril). Rappelons que certains députés, connaissant son double jeu et son double langage entre le roi et l’Assemblée, l’accusent de trahison – le fait sera prouvé en novembre 1792, quand l’armoire de fer où le roi cache ses papiers compromettants révèlera ses secrets.

La monarchie perd son meilleur soutien, personne ne peut plus sauver ce régime. Louis XVI prépare sa fuite à Varennes, avec la reine et quelques complices. Ce sera un échec en juin, le commencement de la fin…

4. Panthéonisation immédiate : gloire… et déchéance.

« Toi que la France désolée
Appelle en vain dans ses regrets,
Mirabeau, de ton mausolée
J’ornerai du moins les cyprès :
Lorsque ta fatale journée,
Par chaque printemps ramenée,
Renouvellera nos douleurs,
Je chanterai tes nobles veilles,
Et sur le marbre où tu sommeilles
Tu sentiras couler mes pleurs. »11

André CHENIER (1762-1794), Ode sur la Mort de Mirabeau (1791)

S’illusionnant sur son honnêteté, l’Assemblée lui fait l’honneur d’être inhumé en l’église Sainte Geneviève, transformée pour l’occasion en Panthéon des gloires nationales.

Mirabeau, l’Orateur du peuple, la Torche de Provence, premier personnage marquant de la Révolution, est logiquement le premier des « grands hommes » à connaître les funérailles nationales et les honneurs du nouveau Panthéon, en date du 5 avril 1791. Le peuple a pris le deuil de son grand homme, mort le 2 avril.

A-t-il succombé à son goût de la débauche ? Ses ennemis l’ont-ils empoisonné ? Deux hypothèses rapidement écartées au profit d’une troisième : Mirabeau est mort, épuisé, d’avoir trop bien servi le peuple et la patrie. Il aura droit à des funérailles nationales. La Révolution vient d’inventer le culte du grand homme. Les honneurs et la célébrité n’empêcheront pas la déchéance à venir.

L’année suivante, après la chute de la monarchie, l’ouverture de l’« armoire de fer » découverte lors du sac du palais des Tuileries le 10 août 1792 révèle sa correspondance secrète avec le roi et prouve sa duplicité. Le destin a de nouveau frappé.

« Votre Comité vous propose d’exclure Mirabeau du Panthéon français, afin d’inspirer une terreur salutaire aux ambitieux et aux hommes vils dont la conscience est à prix. »12

Choix de rapports, opinions et discours prononcés à la Tribune nationale de 1789 jusqu’à nos jours. Volume 13 (1820)

5 frimaire de l’an II (25 novembre 1793), les conclusions du Comité d’instruction publique tenu devant la Convention sont sans appel.

La dépouille du tribun adulé fait l’objet d’un châtiment posthume exemplaire : 21 septembre 1794, Mirabeau est remplacé par Marat, l’Ami du peuple. Le séjour du député montagnard sera plus court encore :  moins de cinq mois. L’Histoire s’emballe à un rythme fou.

« Il n’est pas de grands hommes sans vertu ; sans respect des droits il n’y a pas de grand peuple. »

Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), De la démocratie en Amérique (1835)

Moralité de l’Histoire, fort bien vue par l’un des premiers historiens du XIXe siècle. Et signe du Destin qui n’en finit pas de jouer.

Voltaire va bénéficier de l’engouement populaire, sans pâtir par la suite du retournement de l’opinion publique. C’est une « valeur sûre ». Quand la Révolution va mettre au Panthéon le grand homme, sur son sarcophage qui traverse Paris le 11 juillet 1791, on lit ces mots : « Il défendit Calas, Sirven, La Barre, Montbailli. » Plus que le philosophe réformateur ou le théoricien spéculateur, la Révolution honore l’« homme aux Calas », l’infatigable combattant pour que justice soit faite. Deux mois après lui, Rousseau son meilleur ennemi viendra le rejoindre.

Mirabeau n’en reste pas moins un grand homme de notre Histoire, la Révolution étant définitivement la période la plus riche en personnages hors norme.

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