Récit ou roman national : une confusion inadmissible ! | L’Histoire en citations
Édito de la semaine

 

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »

Albert CAMUS

Récit et roman national : deux termes devenus courants, mais trop souvent confondus et instrumentalisés à divers titres. Un édito s’impose pour cerner le problème et résoudre nombre de questions.

Sujet complexe et points sensibles, c’est d’abord l’objet de malentendus en série et d’un « dialogue de sourds » d’autant plus vif que l’Histoire est une passion française et que les enjeux existent à tous les niveaux : politique, enseignement, culture générale, information citoyenne.

L’historiographie, science de l’histoire née au XIXe siècle et relevant de diverses écoles de pensée est devenue à son tour si complexe qu’elle ne donne pas vraiment de réponse claire, même si elle propose des pistes de réflexion. L’actualité n’en finit pas de relancer le débat, jusque devant les tribunaux juges du révisionnisme et du négationnisme.

Le recours aux sources de l’Histoire et aux citations des origines à nos jours va se révéler précieux. Ce panorama se jouera en deux épisodes.

I. « Les liaisons dangereuses » en Histoire.

1/ Définitions de base : récit, roman, national.

La parole est plus que jamais aux citations, avec le recours aux définitions du dictionnaire. C’est quand même le plus simple. Deux citations préalables en prouvent la nécessité.

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »

Albert CAMUS (1913-1960) en 1944. « Sur une philosophie de l’expression », revue Poésie 44

Citation exacte et formule toujours d’actualité.

Dans L’Homme révolté (1951), Camus revient sur la question : « La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel ». La leçon avait une portée singulière à l’époque, après des années de manipulation des esprits par la propagande des totalitarismes. Mais il faut toujours se méfier du « prêt-à-penser » qu’induisent certains mots, ou de la confusion qu’ils peuvent engendrer.

Le cas du récit (ou roman) national est l’exemple qui nous tient le plus à cœur, suite au portrait de Michelet, premier historien qui fit carrière (auteur et professeur) au siècle où l’histoire prend rang parmi les sciences humaines et devient une passion française.
Reste la confusion devenue banale entre récit et roman (national).

« Je pense que dans le roman national, il y a des grands repères qui aident à construire notre appartenance à la Nation, qui sont le rapport à notre Histoire et à ses grandes figures françaises. »

Emmanuel MACRON (né en 1977), Interview, La Fabrique de l’Histoire - France Culture, 9 mars 2017

Le candidat qui sera élu président le 14 mai, aussi intelligent qu’habile et cultivé, sait l’importance de l’Histoire, cette passion française, pour « faire nation » avec Clovis, Jeanne d’Arc…

« Dans ces grandes figures françaises se cristallisent notre rapport à une continuité dans le temps, à l’énergie du peuple français, à une aspiration à la liberté, à l’indépendance, et évidemment le rapport au moment fondateur qu’est la Révolution française, le rapport à la laïcité… Ces blocs que nous avons dans notre Histoire constituent le roman national, l’adhésion à la Nation et à la République. Donc ça, je pense que c’est très important à la fois de l’enseigner, de le consolider, parce que c’est constitutif de ce que nous sommes. »

Mais dans le même entretien : « Quand je parle de récit national, je pense que c’est une fonction de l’enseignement de l’Histoire et c’est la partie éminemment politique. Ce n’est pas un roman totalitaire, ce n’est pas une vérité d’État qui doit être enseignée à nos élèves sans aucun recul. »

Confusion regrettable entre roman et récit national, au plus haut niveau de l’État.

Commençons par la « simple » définition de ces deux mots, compliquée à plaisir par divers auteurs pour des diverses raisons.

« Récit. Narration d’une aventure, d’une action qui s’est passée. »

Dictionnaire Universel de Furetière (1690)

La définition du « récit » est claire. Rien à voir avec une fiction, au XVIIe siècle classique où la langue française a enfin pris forme. Mais la langue évolue et les nouveaux dictionnaires qui font foi aujourd’hui entretiennent clairement la confusion, si l’on ose dire…

« Récit :  
1. Action de relater, de rapporter quelque chose : Faire le récit d’un voyage.
2. Développement oral ou écrit rapportant des faits vrais ou imaginaires : Écrire des récits d’aventures. »

Dictionnaire Larousse

Et Le Robert confirme :

« Récit : Relation orale ou écrite (de faits vrais ou imaginaires).
Un récit est une forme littéraire consistant en la mise dans un ordre arbitraire et spécifique des faits d’une histoire. Pour une même histoire, différents récits sont donc possibles. Un célèbre exemple est le mythe, dont la pièce d’Œdipe roi constitue l’un des multiples récits possibles. »

À l’inverse, la définition du roman est sans équivoque et l’imagination s’impose…

« Roman :
Œuvre d’imagination constituée par un récit en prose d’une certaine longueur, dont l’intérêt est dans la narration d’aventures, l’étude de mœurs ou de caractères, l’analyse de sentiments ou de passions, la représentation du réel ou de diverses données objectives et subjectives ; genre littéraire regroupant les œuvres qui présentent ces caractéristiques. »

Dictionnaire Larousse

Et Le Robert confirme :

« Œuvre d’imagination en prose qui présente des personnages donnés comme réels. »

Quant à l’adjectif « national », les deux dictionnaires se retrouvent pratiquement d’accord.

« National
1. Relatif à une nation ; qui appartient à une nation, par opposition à international : Hymne national.
2. Qui intéresse le pays tout entier, par opposition à régional, local : Les concours nationaux.
3. Qui représente le pays tout entier : La volonté nationale. »

Dictionnaire Larousse

Et Le Robert confirme en termes un peu différents :

« 1. Qui appartient à une nation. Le territoire national. Fête nationale.
2. Qui intéresse la nation entière, qui appartient à l’État (opposé à local, régional, privé). »

L’expression récit national semble cohérente pour qualifier l’enseignement (chronologique) de l’histoire, aussi fidèle que possible aux faits qui se sont déroulés, dans l’état actuel des connaissances (archives, sources, y compris les œuvres des précédents historiens et quel que soit le nom qu’on leur donne, chroniqueur, mémorialiste, etc.

Mais préconiser le « roman national » pour en faire le but de l’enseignement défie la logique… ou reflète tout simplement la confusion entre les deux notions, entretenues par une des nouvelles sources du savoir moderne : Wikipédia.

« Le roman national, ou récit national, est la narration romancée qu’une nation offre de sa propre histoire. Doté d’ajouts d’origine fictive, elle participe à l’identité nationale. »

Définition Wikipédia

La définition semble définitivement actée. La confusion est totale.

Wikipédia produit sa propre définition : « encyclopédie en ligne collaborative et multilingue créée par Jimmy Wales et Larry Sanger le 15 janvier 2001. Il s’agit d’une œuvre libre, c’est-à-dire que chacun est libre de l’amender et de la rediffuser. »
En vertu de quoi cette source perpétuellement auto-contrôlée par les milliards d’usagers devient de plus en plus fiable, mais reflète en même temps l’état des connaissances et des opinions – comme l’Histoire et comme toute science.

Fait étrange, les deux termes de « roman national ou récit national » ont exactement la même définition : « Le roman national, ou récit national, est la narration romancée qu’une nation offre de sa propre histoire. Doté d’ajouts d’origine fictive, elle participe à l’identité nationale.

Le roman national est le fruit de l’amalgamation d’épisodes historiques plus ou moins héroïques ou légendaires, qui mettent en lumière des valeurs considérées comme essentielles par la nation. Il se construit au fur et à mesure des siècles par la sédimentation d’images d’Épinal. »
Dernier recours, ultime dictionnaire, autre émanation wikipédiesque…

« Récit national.
Réinvention de l’histoire d’un pays sous forme d’une fiction qui s’éloigne donc de la réalité.
La construction de ce « récit national » s’appuie sur les manuels de l’historien positiviste Ernest Lavisse, utilisés entre 1884 et les années 1950, qui déroulent des récits de conquêtes, d’épopées et de personnalités : Vercingétorix, Charlemagne, Jeanne d’Arc, Napoléon… »

Wiktionnaire

Cette nouvelle définition du « roman national, ou récit national » nous renvoie clairement à l’historiographie et à toutes ses complexités.

2/ Historiographie : l’histoire de l’Histoire telle qu’on l’écrit et la pense à travers les siècles.

« L’histoire est une discipline fondamentalement ambiguë, où l’interprétation de la réalité historique doit souvent composer avec les vérités et les mythes de son époque, l’historien se trouvant convoqué à tenir le discours attendu de lui par ses contemporains, sa société, en fonction des préjugés de son temps, de sa nation d’appartenance, etc. »1

Auguste COMTE (1798-1857), Cours de philosophie positive (1830-1842)

Cette citation capitale explique bien des raisons et des dérives du roman national et parfois du récit !

Philosophe et sociologue, héritier et critique des Lumières du XVIIIe siècle, Auguste Comte crée le « positivisme » scientifique, soumettant de manière rigoureuse les connaissances acquises à l’épreuve des faits. Il s’en tient aux relations entre les phénomènes, sans chercher à connaître leur nature intrinsèque et refusant la recherche des causes premières (scientifiquement introuvables ou pour le moins discutables), pour mettre l’accent sur les lois scientifiques.

Il construit une philosophie des sciences qui va des mathématiques jusqu’à la sociologie et la science politique, en passant par une philosophie de l’histoire. Le processus historique est une avancée vers plus de rationalité scientifique (« positive ») et moins de théologie ou de spéculation métaphysique sur les réalités transcendantes. Il obéit à « la loi des trois états » ainsi résumée : « Chaque branche de nos connaissances est nécessairement assujettie dans sa marche à passer successivement par trois états théoriques différents : l’état théologique ou fictif ; l’état métaphysique ou abstrait ; enfin l’état scientifique ou positif ».

Après la mort d’Auguste Comte, le courant positiviste connaît nombre de tensions internes. Mais le positivisme a marqué la pensée du XIXe siècle, exerçant une influence sur la médecine et diverses disciplines, dont l’Histoire devenue science à part entière – enseignée en tant que telle et soumise à la nouvelle historiographie.

« L’âge de l’historiographie littéraire touche à son terme ; celui de l’histoire scientifique va commencer. »

Anatole FRANCE (1844-1924) cité par Le Robert

L’Histoire en tant que science exposée à l’historiographie naît au XIXe avec Jules Michelet, professeur passionné et historien romantique, admiré par Hugo, Péguy, Jules Simon et nombre de confrères ou d’élèves, « référence majeure pour tout historien de la France » selon Pierre Nora (né en 1931 et toujours intellectuel engagé).

Mais l’histoire de France est véritablement instrumentalisée un peu plus tard par Ernest Lavisse, avec une volonté pédagogique et citoyenne clairement exprimée.

« Dans ce livre, tu as appris l’Histoire de France. Tu dois aimer la France, parce que la Nature l’a faite belle, et parce que l’Histoire l’a faite grande. »11

Ernest LAVISSE (1842-1922), Histoire de France de la Gaule à nos jours (1913)

Notre premier « instituteur national » est en lien avec Michelet et accompagne la naissance de l’Histoire comme science humaine.

Il faut contextualiser son action militante sous la Troisième République, à l’heure des lois Ferry qui rendent l’école gratuite (16 juin 1881), l’instruction primaire obligatoire et participent à laïciser l’enseignement public (28 mars 1882). L’école est aussi une fabrique de (futurs) citoyens républicains, quand le pays était encore majoritairement monarchiste dans la précédente décennie.

C’est dire la mission de l’instituteur et sa première leçon : « L’Histoire ne s’apprend pas par cœur, elle s’apprend par le cœur. »

« Le patriotisme a besoin d’être cultivé, nous entendons le vrai patriotisme, très rare, hélas ! dans notre pays. »

Ernest LAVISSE (1842-1922), Histoire de France de la Gaule à nos jours (1913)

Et l’›enseignement historique a le devoir glorieux de faire aimer et de faire comprendre la patrie pour « faire nation », dirait-on aujourd’hui. Après l’amputation d’une part de son territoire en 1870 (l’Alsace-Lorraine), le choc de la Commune de Paris (1871), la succession des crises sous la Troisième République, les attentats anarchistes, l’Affaire (Dreyfus) qui déchire la France, le socialisme, le communisme, l’internationalisme et tout ce qui va mener à la Grande Guerre de 1914-1918, le patriotisme s’impose… et Lavisse l’exprime en homme de son temps, conscient de ses responsabilités d’enseignant et d’historien.

« Le vrai patriotisme est à la fois un sentiment et la notion d’un devoir. Or, tous les sentiments sont susceptibles d’une culture, et toute notion, d’un enseignement. L’histoire doit cultiver le sentiment et préciser la notion. (…) Il y a dans le passé le plus lointain une poésie qu’il faut verser dans les jeunes âmes pour y fortifier le sentiment patriotique. Faisons-leur aimer nos ancêtres gaulois et les forêts des druides, Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Godefroi de Bouillon à Jérusalem, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos héros du passé, même enveloppés de légendes ; car c’est un malheur que nos légendes s’oublient, que nous n’ayons plus de contes du foyer (…). Un pays comme la France ne peut vivre sans poésie. Et puisque nos poètes, même quand ils sont démocrates, n’écrivent point pour le peuple; puisque la religion ne sait plus avoir prise sur les âmes ; puisque le paysan n’est plus guère occupé que de la matière et passionné que pour des intérêts, cherchons dans l’âme des enfants l’étincelle divine ; animons cette étincelle de notre souffle, et qu’elle échauffe ces âmes réservées à de grands devoirs. »

« Enseignement moral et patriotique : là doit aboutir l’enseignement de l’histoire à l’école primaire. S’il ne doit laisser dans la mémoire que des noms, c’est-à-dire des mots, et des dates, c’est-à-dire des chiffres, autant vaut donner plus de temps à la grammaire et à l’arithmétique, et ne pas dire un mot d’histoire. Rompons avec les habitudes acquises et transmises; n’enseignons point l’histoire avec le calme qui sied à l’enseignement de la règle des participes. Il s’agit ici de la chair de notre chair et du sang de notre sang. »

Ferdinand BUISSON (1841-1932), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, article « Histoire »

Philosophe, pédagogue et homme politique, cofondateur de la Ligue des droits de l’homme qu’il préside de 1914 à 1926, président de la Ligue de l’enseignement, prix Nobel de la paix en 1927, il fut directeur de l’enseignement primaire en France de 1879 à 1896. En 1905, il préside la commission parlementaire chargée de mettre en œuvre la loi de séparation des Églises et de l’État. Protestant, il est connu pour son combat en faveur d’un enseignement laïque.

Maître d’œuvre de cette véritable encyclopédie, il réunit plus de 350 collaborateurs dont Ernest Lavisse, rédacteur de l’article « Histoire » et reconnaissable ici à son style.

Ce pourrait être une définition (romantique et citoyenne) du récit national : « Pour tout dire, si l’écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales ; s’il ne sait pas que ses ancêtres ont combattu sur mille champs de bataille pour de nobles causes ; s’il n’a pas appris ce qu’il a coûté de sang et d’efforts pour faire l’unité de notre patrie, et dégager ensuite du chaos de nos institutions vieillies les lois sacrées qui nous ont faits libres ; s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son drapeau, l’instituteur aura perdu son temps. »

« Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. Un long pantalon noir, mais, je pense, avec un liséré violet. Le violet n’est pas seulement la couleur des évêques, il est aussi la couleur de l’enseignement primaire. Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien noire, bien tombante, mais deux croisements de palmes violettes au-dessus du front. »

Charles PÉGUY (1873-1914), L’Argent (1913)

« Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique. Quelque chose, je pense, comme le fameux cadre noir de Saumur. Rien n’est beau comme un bel uniforme noir parmi les uniformes militaires. C’est la ligne elle-même. Et la sévérité. Porté par ces gamins qui étaient les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. Par ces nourrissons de la République. Par ces hussards noirs de la sévérité. »

« Hussards noirs » de la République chers à Péguy, les instituteurs de la Troisième sont biberonnés aux nombreux manuels Lavisse. Ils feront naître, phénomène nouveau, une véritable culture historique populaire, devenue passion durable. Bon nombre de clichés y trouvent leurs sources,

Lavisse étant souvent plus soucieux d’une reconstruction systématique de l’Ancien Régime en fonction de l’avènement de la République que d’une stricte recherche de la vérité historique. Il accentue le mythe de « nos ancêtres les Gaulois » – accrédité par César dans sa Guerre des Gaules - et la colonisation conçue comme un « devoir civilisateur » – version défendue par Jules Ferry ministre et approuvée par Victor Hugo, conscience de son siècle. L’Histoire est un phénomène complexe.

Brillant pédagogue comme Michelet, les compétences d’historien de Lavisse seront contestées par la nouvelle école historique des Annales créée par Lucien Febvre et Marc Bloch : « Son œuvre ne paraît guère révéler en lui un tempérament d’érudit ni une bien vive préoccupation du travail critique. » Son confrère sera plus indulgent pour Michelet, le véritable pionnier dans l’écriture de l’Histoire, ne serait-ce que par sa date de naissance.

« Michelet a si totalement gagné certaines batailles que nous ne songeons même plus qu’il les fallait gagner. »

Lucien FEBVRE (1878-1956), article de 1933 « Michelet, Jules (1798-1874) »

Le cofondateur de l’école des Annales veut rendre justice à Michelet en qui il voit le créateur de l’histoire de France : « Il ne faut pas oublier ce qu’étaient les études historiques aux environs de 1825, quand Michelet les abordait. Documentation insuffisante ? Mais il a dans ce domaine été un innovateur. […] Et un labeur immense, des recherches considérables ont assuré les fondements d’une œuvre qui aujourd’hui nous paraît ruineuse. […] Mieux encore : n’oublions pas que les banalités d’aujourd’hui furent l’originalité presque révolutionnaire d’hier et d’avant-hier. »

L’historiographie est une science encore plus difficile que l’Histoire, parce que plus purement intellectuelle. Elle continue pourtant de prospérer jusqu’à la (bonne) vulgarisation, autre preuve que l’Histoire est toujours une passion française très médiatisée.

« Écrire l’histoire, c’est gérer un passé, le circonscrire, organiser le matériau hétérogène des faits pour construire dans le présent une raison ; c’est exorciser l’oralité, c’est refuser la fiction. »

Michel de CERTEAU (1925-1986) L’Écriture de l’histoire (1975)

Notons d’emblée l’option rationnelle et radicale : « refuser la fiction », c’est choisir le récit à l’opposé du roman. Mais écrire l’histoire implique une série d’autres choix scientifiques.

« Faire de l’histoire, c’est marquer un rapport au temps. Depuis plus de quatre siècles, l’historiographie occidentale se définit par la coupure qui d’un présent sépare un passé. Le geste qui met à distance la tradition vécue pour en faire l’objet d’un savoir est indissociable du destin de l’écriture. Écrire l’histoire, c’est gérer un passé, le circonscrire, organiser le matériau hétérogène des faits pour construire dans le présent une raison ; c’est exorciser l’oralité, c’est refuser la fiction. C’est, pour une société, substituer à l’expérience opaque du corps social le progrès contrôlé d’un vouloir-faire. Ainsi, depuis Machiavel, l’histoire se situe-t-elle du côté du pouvoir politique qui, lui, fait l’histoire. » Michel de Certeau s’attache à caractériser ici les opérations qui règlent l’écriture de l’histoire : la fabrication d’un objet, l’organisation d’une durée, la mise en scène d’un récit.

« À chaque époque, certains construisent des discours historiques pour en tirer des conséquences idéologiques. »

Hervé INGLEBERT (né en 1960), Le Monde, l’Histoire. Essai sur des histoires universelles (2014)

Même option scientifique du récit et de l’exactitude des faits, mais l’ambition deviendra plus grande encore avec « l’histoire universelle » matérialisée par les travaux de Patrick Boucheron.

On peut concevoir le monde, et la place de l’humain en son sein, sans avoir recours à l’histoire. Néanmoins, depuis l’Antiquité, certaines cultures ont posé que la signification du monde s’exprimait dans une « histoire universelle », un récit sur la totalité du passé dont les faits étaient posés comme véridiques et datables.

« L’histoire universelle » n’est pourtant pas une évidence, surtout dans un pays ethnocentré comme la France !  « C’est une représentation particulière du passé, se référant aux termes universalité, totalité, histoire. Il faut recourir à l’historiographie de ce qui fut écrit, de l’Antiquité à nos jours, sur la totalité signifiante du devenir. Mais pour décrire la série des « histoires universelles », il faut encore distinguer une archéologie des conceptions anciennes et médiévales, une généalogie de la notion à l’époque moderne, et une histoire contemporaine de « l’histoire universelle » (World History, Global History).

Autrement dit, il faut historiciser les historiens d’aujourd’hui !

« L’expression « roman national », qui vise à stigmatiser le récit de l’histoire de la France tel qu’il s’est cristallisé à la fin du XIXe siècle dans le célèbre manuel scolaire Le Petit Lavisse, n’est apparue que très récemment dans le débat public. »

David GAUSSEN (né en 1971), Qui a écrit le roman national ? De Lorànt Deutsch à Patrick Boucheron, l’Histoire de France dans tous ses essais. (2020)

Le titre est une provocation, mais cet essai atteint son but : faire le point (provisoire) sur la manière d’enseigner l’histoire et de la raconter au (grand) public, en opposant deux livres « grand public ».

L’expression « roman national » a désigné quelques livres d’histoire plus ou moins romancée au XIXe siècle et Walter Scott en était l’auteur le plus célèbre.

L’expression reparaît plus sérieusement dans les Lieux de mémoire de Pierre Nora, en 1992. Elle désigne la narration romancée qu’une nation fait d’elle-même en vue de produire du commun, le précurseur supposé de cette forme de narration historique étant l’historien romantique Jules Michelet.

Mais c’est après la publication du livre de Lorànt Deutsch sur l’histoire de Paris à travers ses stations de métro (Métronome, 2009) que l’expression est massivement employée, le comédien étant accusé par de nombreux professionnels de la science historique d’être l’agent d’une résurgence du roman national à visée patriotique – et accessoirement de faire nombre d’erreurs ou d’approximations historiques.

En 2017, L’Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron, professeur au collège de France, apparaît comme la réponse apportée par les historiens professionnels au roman national « de » Lorànt Deutsch.

« Les deux termes de l’expression (roman national) indiquent bien ce que rejettent les historiens qui l’emploient. Le premier rappelle que leur discipline s’est constituée en s’émancipant de la littérature ; le second qu’ils rejettent la primauté du cadre national dans l’étude de l’histoire.

Pour autant, l’histoire doit-elle, reniant ses origines littéraires, renoncer à être un récit et le roman national est-il nécessairement nationaliste ou identitaire ? Ce livre pose ces questions en défendant un roman national hospitalier, écrit par et pour toutes les composantes de la société française. Car tous sont appelés à faire l’histoire du pays. »

« Un récit fait appel au savoir, à la raison. Il peut être vérifié et critiqué sur son exactitude (…) L’idée d’un roman national n’appartient qu’aux nostalgiques de la grande France coloniale et du culte barrésien de la terre et des morts. »

Vincent DUCLERT (né en 1961), « Roman national », « récit national » : de quoi parle-t-on ? Les hommes politiques s’intéressent à l’enseignement de l’histoire, considérant qu’elle forge l’identité nationale. Article d’Anne-Aël Durand, 28 septembre 2016, Le Monde

L’opposition entre récit et roman national est véritablement entrée dans le débat intellectuel et surtout politique.

Historien, enseignant-chercheur et inspecteur général de l’Éducation nationale, Vincent Duclert s’est particulièrement intéressé à l’Affaire Dreyfus et à son historiographie toujours à suivre, plus d’un siècle après cet « événement-monstre ».

« L’objet de l’historiographie est d’explorer les conceptions de l’histoire, les pratiques et les manières de faire des historiens : comment ils interrogent le passé, avec quels outils et pour en comprendre quoi. »

Nicolas OFFENSTADT (né en 1967), Que sais-je ? PUF (2017)

Dernière définition de l’historiographie contemporaine incluant les travaux historiques les plus récents dans le monde : « Dresser aujourd’hui un panorama des recherches en histoire, c’est montrer comment cette discipline s’est constituée au fil du temps, mais c’est aussi présenter l’histoire telle qu’elle se pratique aujourd’hui, en France et dans le monde. La nouvelle histoire mondiale (global history) ou encore l’histoire du gender, du genre (c’est-à-dire le sexe tel qu’il est socialement vécu et construit), illustrent le renouvellement récent des approches. »

En découvrant la fabrique de l’histoire, cet ouvrage questionne la place de l’historien dans nos sociétés si consommatrices d’histoire(s) et de « mémoire ». Une « histoire de l’histoire » comme discipline en somme, qui éclaire notre rapport parfois douloureux au passé, et bien souvent aussi notre présent.

Nous voilà revenus à l’actualité en France, au roman national qui fait toujours débat et à la réécriture de l’histoire qui peut faire scandale et mener au tribunal. C’est dire si l’affaire est sérieuse !

3/ L’actualité politique et juridique : récit et roman national, révisionnisme et négationnisme.

« Roman national », « récit national » : de quoi parle-t-on ?
« Les hommes politiques s’intéressent à l’enseignement de l’histoire, considérant qu’elle forge l’identité nationale. »

Anne-Aël DURAND, article dans Le Monde, 28 septembre 2016

L’article pose clairement la question devenue récurrente. Mais la voilà devenue d’actualité, dans la perspective de la prochaine élection présidentielle (avril-mai 2017). 

« L’histoire doit-elle être enseignée comme un « récit national » ? Cette conviction exprimée depuis la rentrée par plusieurs candidats à la primaire de la droite, notamment par Nicolas Sarkozy, qui vantait les racines gauloises de la France, vient d’obtenir un soutien inattendu sur la gauche de l’échiquier politique en la personne de Jean-Luc Mélenchon. »

Que la droite et la gauche soient d’accord au moins sur ce point de principe est réconfortant ! Les divergences viendront ensuite, sur le contenu de l’enseignement. Quant à Mélenchon, le candidat le plus cultivé est sans conteste le plus passionné d’Histoire, grand amateur de citations dont il émaillait ses meilleurs discours.

« Moi je ne veux pas d’une ethnicisation gauloise du débat. Mais oui, je dis que nous sommes les filles et les fils des Lumières et de la grande Révolution ! A partir du moment où l’on est français, on adopte le récit national. »

Jean-Luc MÉLENCHON (né en 1951), cité dans Le Monde 28 septembre 2016

Éviter le piège de « nos ancêtres les Gaulois », simplification abusive et caricaturale … Enseigner Les Lumières et la Révolution : on ne saurait mieux choisir ses périodes de référence pour le récit national de la France à venir. L’un des meilleurs sites dédiés à l’Histoire confirme :

« Jean-Luc Mélenchon conteur d’Histoire, Philippe le Bel, Louis XI et Robespierre. C’était en 2016. Avec un surprenant talent de conteur et une érudition ébouriffante, Jean-Luc Mélenchon se penchait sur l’Histoire avec le journaliste Jean-Pierre Bédéï (Herodote.net). Il manifestait alors une culture historique inaccoutumée dans la classe politique. Il est dommage que le patron de La France insoumise ait depuis lors gâché ces atouts par ses choix tacticiens et ses errances idéologiques… »

« Quelle que soit la nationalité de vos parents, jeunes Français, au moment où vous devenez français, vos ancêtres, ce sont les Gaulois et c’est Vercingétorix. »

Nicolas SARKOZY (né en 1955) Le Monde 28 sept 2016

À l’opposé de l’échiquier politique, le candidat de la droite ne craint pas la référence la plus traditionnelle et populaire, qui fait le succès d’Astérix, BD best-seller. Elle aura droit de cité dans le second épisode de cet édito, ultime exemple du « roman national ».

Mais Sarkozy président (2007-2012), dans ses grands discours où il avait recours à de bonnes plumes (notamment Henri Guaino, son conseiller spécial), parlait d’histoire avec passion. Et quelques convictions personnelles résumées en une citation : « La France ne peut pas être coupable de tout et de son contraire. La France assume son histoire, c’est tout ». Le Monde, 9 mars 2012. À propos de la guerre d’Algérie. Long article dans Nice matin.

« Les jeunes Français ignorent des pans de leur Histoire ou, pire encore, apprennent à en avoir honte. [Il faut] réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national. Le récit national, c’est une Histoire faite d’hommes et de femmes, de symboles, de lieux, de monuments, d’événements qui trouvent un sens et une signification dans l’édification progressive de la civilisation singulière de la France. »

François FILLON (né en 1954), cité dans Le Monde 28 septembre 2016

Autre candidat de droite qui jouera de malchance, entre maladresse et malheur, Fillon met clairement en cause le problème majeur de l’enseignement et vante l’irremplaçable récit national. Dont acte.

Citons à ce sujet un dernier historien entré lui aussi dans le débat préélectoral d’il y a moins de dix ans – qui nous semble si loin et quasiment historique au second sens du mot…

« Un récit fait appel au savoir, à la raison. Il peut être vérifié et critiqué sur son exactitude. (…) L’idée d’un roman national n’appartient qu’aux nostalgiques de la grande France coloniale et du culte barrésien de la terre et des morts. »

Vincent DUCLERT (né en 1961) Le Monde, 1er septembre 2016

L’historien, enseignant-chercheur et inspecteur général de l’Éducation nationale, confirme que dans son discours sur les programmes d’histoire, François Fillon comme Jean-Luc Mélenchon parlent bien de « récit » et non de « roman » national. La cause est entendue.

Reste un « nouveau problème » historique et d’actualité.

« Je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. »

Jean-Marie LE PEN (né en 1928), Entretien du 13 septembre 1987, Grand Jury RTL-Le Monde

L’affaire du « détail » est une polémique faisant suite aux déclarations de Jean-Marie Le Pen selon lesquelles les chambres à gaz sont un « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ». Ces propos réitérés – 1997, 2008, 2009 - lui valent d’être condamné en justice plusieurs fois.

Marine Le Pen, entrée en politique, a dû prendre ses distances avec son père et changer le FN (Front national) en RN (Rassemblement national), dans la cadre d’un processus de « dédiabolisation » qui aboutit à une « banalisation » réussie du parti.

« Je peux défendre un révisionniste, mais je ne défendrais jamais le révisionnisme. »

Éric DUPOND-MORETTI (né en 1961), Bête noire (2012)

Un avocat a pour mission de défendre son client, innocent ou coupable et Dupond-Moretti, aujourd’hui ministre de la Justice, fut surnommé « Acquittator » ou « L’Ogre du Nord ». En son âme et conscience, il n’en condamnait pas moins le révisionnisme. Notons que ce mot a changé de sens.

Au temps de l’Affaire Dreyfus, il désignait le comportement des partisans du capitaine Dreyfus, minoritaires persuadés de son innocence et luttant pour la révision du procès qui l’avait condamné au bagne à perpétuité. Clemenceau et Zola furent les plus célèbres, rejoints par d’autres intellectuels ayant finalement gain de cause.

Le révisionnisme d’aujourd’hui remet en question des faits appartenant à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, tendant à nier ou à minimiser le génocide des Juifs par les nazis.

Il se fonde sur une citation de Pétain, chef du gouvernement de Vichy.

« Si je ne pouvais plus être votre épée, j’ai voulu rester votre bouclier. »

Philippe PÉTAIN (1856-1951), Ultime message du Maréchal Pétain aux Français, Vichy, 20 août 1944, etat-francais.fr

Cette thèse fut celle des avocats de Pétain et de l’historien Robert Aron dans son Histoire de Vichy (1954), constituée à partir de témoignages.

Elle est reprise par Éric Zemmour, journaliste, essayiste et polémiste qui se lance dans la course à la présidentielle en 2021 et fonde le parti politique Reconquête, dans une optique d’union des droites autour de thèmes identitaires et nationalistes. Il présente sa « théorie du glaive et du bouclier », avec le « partage des rôles » entre de Gaulle menant le combat contre les Allemands et Pétain qui avait signé l’armistice et protégeait les Français dans la mesure du possible. Il discute ensuite sur le nombre de Juifs étrangers ou français, sacrifiés ou sauvés… Après une montée fulgurante dans les sondages, une attention médiatique de tous les instants et le ralliement de Marion Maréchal (petite-fille de Jean-Marie Le Pen), il arrive quatrième du premier tour, avec 7,07 % des suffrages exprimés. Il échoue ensuite à se faire élire député dans le Var, éliminé dès le premier tour, comme l’ensemble des candidats de son parti.

Fréquemment poursuivi en justice pour ses déclarations controversées, il est condamné pour des provocations au racisme, à la haine envers les musulmans. Plus grave encore…

« Le négationnisme, c’est l’une des pires entreprises de faussaire de l’histoire. »
« On en est arrivé à nier non seulement l’existence des chambres à gaz, mais le génocide lui-même. Il n’y a plus de bourreaux, il n’y a plus d’assassins, il n’y a que des morts par hasard, pour rien ! Voilà ce que cela signifie pour nous, les vivants ! »

Robert BADINTER (1928-2024), cité dans Le Monde, 13 mars 2007

La veille, devant la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, Robert Badinter (ex-ministre de la Justice sous Mitterrand et Juif) fait face au pseudo historien qui le poursuit en diffamation !

Robert Faurisson (1929-2018) est un militant négationniste français, « menteur professionnel », « falsificateur » et « faussaire de l’histoire » selon les termes d’un jugement du 6 juin 2017.

« L’affaire Faurisson » éclate fin 1978. Enseignant à l’Université, il proclame que les chambres à gaz n’ont pas existé, que le génocide des Juifs n’est qu’un mythe. Le négationnisme gagne une audience jamais atteinte. C’est l’histoire d’un faussaire qui trouva d’abord ses principaux soutiens à l’ultra-gauche avant d’être adopté par l’extrême droite. Une singularité française.

Le négationnisme venant en parfaite contradiction d’évènements qui se sont effectivement déroulés tombe désormais sous le coup de la loi. Restent les fake-news et le complotisme qui rime bien avec négationnisme ou révisionnisme.

« Vladimir Poutine réécrit le roman national officiel. »

Nicolas WERTH (né en 1950), historien français spécialiste de l’histoire de l’Union soviétique, « Crise ukrainienne », La Croix, 22 février 2022

En Russie, le pouvoir ignore tous ces problèmes juridiques et le président Poutine réécrit l’Histoire et fait la loi dans un pays qui, rappelons-le, n’a jamais connu la démocratie au sens où nous l’entendons.

La question posée était simple : « Comment Vladimir Poutine s’empare-t-il de l’Histoire pour en faire une légitimation de sa politique en Ukraine ? »

La réponse est évidente à l’historien d’aujourd’hui : « Depuis quelques années, Vladimir Poutine s’emploie plus que jamais à réécrire le roman national officiel. Il n’est qu’à voir les amendements constitutionnels édictés en 2020, où il est dit que la Fédération de Russie protège « la vérité historique », concept délicat s’il en est. Il s’agit de célébrer les pages glorieuses, notamment durant la Seconde Guerre mondiale. Dans la Constitution également, on peut lire qu’il est interdit de critiquer la gloire militaire de la Russie ou l’héroïsme du peuple russe. »

4/ Le sens du mot Histoire en quelques citations : illustration par l’exemple.

Le sens évolue naturellement au fil des siècles dans le fond comme dans la forme, particulièrement remarquable dans les époques épiques comme la Révolution.

Toutes les sources sont bonnes, à condition de les mentionner clairement : acteurs de l’histoire se mêlant à ceux qui la racontent en historiens, mémorialistes, chansonniers, romanciers, etc.

Seuls noms ne figurant pas dans notre Histoire en citations, le premier, Hérodote à qui l’histoire de France ne doit rien… sauf d’exister en tant qu’histoire ; et le dernier, Philippe de Villiers, créateur du Puy du Fou mondialement connu, revendiquant plus encore que le roman national, la Légende.

« Hérodote d’Halicarnasse (ville de naissance en Carie, actuelle Turquie) présente ici les résultats de son Enquête (Histoire) afin que le temps n’abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises. »2

HÉRODOTE (vers 480-vers 425 av..-C.) Préambule, Histoires ou Enquêtes (Ἱστορία en grec, Historía en latin)

Avec Homère, l’histoire avait ses muses. Avec Hérodote, elle s’est trouvé un père, nommé tel par Cicéron qui fut d’abord historien.

Pour la première fois, il y a 2 500 ans, ce Grec d’Asie Mineure raconte les événements du passé en s’émancipant de l’inspiration divine, lui préférant une enquête raisonnée qu’il mène dans le monde entier : le premier historien se révèle aussi bien géographe.

Le mot français Histoire vient du latin Historia - qui signifie Enquête en grec. C’est le titre que donna le voyageur grec Hérodote à l’ensemble de ses récits (9 volumes), dans lesquels il décrit les pays visités, de l’Égypte à la Perse, et - fait nouveau - s’interroge aussi sur leur passé.

Il a plusieurs buts : traiter de « tous les hommes, tant les Grecs que les Barbares » ; faire œuvre de mémorialiste : « afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes » ; rivaliser avec le poète épique Homère, en se proposant de commémorer les exploits des hommes (allusion à l’Iliade).

Ne voulant pas décrire de lointains événements, comme la guerre de Troie, il s’intéresse aux faits les plus récents, notamment les guerres médiques : Empire des Perses et des Mèdes contre une coalition de cités grecques, jusqu’à la victoire inattendue de la flotte athénienne dans le détroit de Salamine (22 sept 480 av J.-C.)

Quelques citations nous parlent toujours, preuve que le père de l’histoire est aussi devenu un philosophe (étymologiquement « ami de la sagesse ») :

« Nul homme sensé ne peut préférer la guerre à la paix puisque, à la guerre, ce sont les pères qui enterrent leurs fils alors que, en temps de paix, ce sont les fils qui enterrent leurs pères. »
« Une multitude est sans doute plus facile à leurrer qu’un seul homme. »
« Ce sont les événements qui commandent aux hommes et non les hommes aux événements. »
« La divinité aime rabaisser tout ce qui s’élève. »

« Une nation est née. La bataille de Bouvines est le premier événement national de notre histoire. »197

Achille LUCHAIRE (1846-1908), Philippe Auguste et son temps (réédité en 1980)

Historien médiéviste et philologue, professeur à la Sorbonne, il contribue à l’Histoire de la France au Moyen Âge, dirigée par Ernest Lavisse, fondateur de l’histoire positiviste et auteur de nombreux manuels scolaires, les fameux « manuels Lavisse » systématiquement associés au « roman » ou au « récit » national, selon la lecture qu’on en fait. Quoiqu’il en soit…

Philippe Auguste s’est aliéné Jean sans Terre, nouveau roi d’Angleterre, en lui confisquant ses fiefs sur le continent. En 1214, Jean sans Terre et Othon de Brunswick, empereur d’Allemagne, forment contre le roi de France une coalition qui réunit nombre de grands féodaux, tels Renaud, comte de Boulogne et Ferrand de Portugal, comte de Flandre. Philippe, appuyé sur les milices communales, va remporter à Bouvines une victoire considérée par les historiens comme « la défaite majeure de la haute féodalité ».

« L’histoire de France commence avec la langue française. La langue est le signe principal d’une nationalité. »391

Jules MICHELET (1798-1874), Histoire de France, tome III (1840)

Notre premier historien national, grand amoureux de la France, est le principal contributeur au récit national et dans cette monumentale Histoire, son travail sur les sources est reconnu par nombre de ses confrères.

L’ordonnance de Villers-Cotterêts, édictée par François Ier en 1539, réorganise la justice et impose le français au lieu du latin pour les ordonnances et jugements des tribunaux. Mais il faudra se battre pour que le français devienne aussi la langue des savants et des artistes – c’est l’un des acquis de la Renaissance et du « beau XVIe siècle » avec Rabelais, Ronsard et autres auteurs de cette « Brigade » devenue « Pléiade », la nouvelle école qui charge du Bellay de rédiger la Défense et illustration de la langue française (1549).

Octobre 1923. Située au cœur de la commune de Villers-Cotterêts (département de l’Aisne, dans les Hauts de France), la Cité internationale de la langue française est officiellement inaugurée par la ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, «  premier lieu dédié à la langue française, par le cinéma, l’écriture, la littérature, le théâtre. »

« Or, écoutez, petits et grands,
L’histoire d’un roi de vingt ans
Qui va nous ramener en France
Les bonnes mœurs et l’abondance. »1206

Charles COLLÉ (1709-1783), Or, écoutez, petits et grands, chanson (mai 1774). La Révolution française en chansons, anthologie, Le Chant du Monde

Le peuple célèbre la montée sur le trône de Louis XVI, surnommé Louis le Désiré. C’est dire les espoirs mis en lui, résumés par la chanson patriotique du nouvel auteur dramatique à la mode. Censurée, mais déjà jouée en privé et très connue, La Partie de chasse de Henri IV peut enfin être donnée en public : elle célèbre le « bon roi » le plus populaire de l’histoire et Louis XV, l’ex-Bien Aimé, souffrait trop de la comparaison pour tolérer la représentation.

Avec Louis XVI, on peut encore rêver. Comme avec Marie-Antoinette, dauphine adorée.

« L’histoire n’a trop souvent raconté les actions que de bêtes féroces parmi lesquelles on distingue de loin en loin des héros. Il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes, celle de frères nés pour se rendre mutuellement heureux. »1324

MIRABEAU (1749-1791), Assemblée nationale, 27 juin 1789. Discours et opinions de Mirabeau, précédés d’une notice sur sa vie (1820)

Dans une improvisation qui lui est coutumière à la tribune, l’Orateur du peuple fait de la fraternité l’invention majeure de la Révolution – priorité sera plus souvent donnée à la liberté et l’égalité. Avec la conscience de vivre un moment historique et un formidable optimisme – le bonheur est à l’ordre du jour.

« De ce jour et de ce lieu date une ère nouvelle de l’histoire du monde et vous pourrez dire : j’y étais. »1435

GOETHE (1749-1832), Aus meinem Lebe : Dichtung und Warheit - De ma vie : Poésie et Vérité (1811-1833), autobiographie

« Von hier und heute geht eine neue Epoche der Weltgeschischte aus, und ihr koennt sagen ihr seid dabei gewesen. » Le plus grand écrivain allemand est présent à la bataille de Valmy (commune de la Marne), côté Prussiens. Et conscient de vivre un événement majeur.

La retraite des troupes du duc de Brunswick (commandant en chef de l’armée austro-prussienne), supérieures en nombre, reste à jamais une énigme de l’Histoire. Il aurait dit : « Nous ne combattrons pas ici. »

« L’histoire du neuf Thermidor n’est pas longue : quelques scélérats qui firent périr quelques scélérats. »1607

Joseph DE MAISTRE (1753-1821), Considérations sur la France (1796)

Véritable écrivain politique, avec un style et de l’humour, c’est aussi le théoricien majeur de la pensée contre-révolutionnaire, connu sous l’Ancien Régime pour son combat contre la philosophie des Lumières. Émigré en 1793 à Lausanne, monarchiste attaché au pouvoir papal, il rejette en bloc la Révolution. Qu’importe à ses yeux le tournant qu’elle a pris !

Mais pour les Français en France, tout va changer après le 9 Thermidor et le règlement de comptes sanglant, sinon « scélérat », qui punit les plus coupables.

« Je me regardai pour la première fois non plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort des peuples. Je me vis dans l’histoire. »1662

Napoléon BONAPARTE (1769-1821), au soir de Lodi, 10 mai 1796. Le Manuscrit de Sainte-Hélène, publié pour la première fois avec des notes de Napoléon (1821), Jacob Frédéric Lullin de Châteauvieux

Le sens du destin et de l’Histoire, la place qu’on peut y occuper est une constante chez nos grands hommes, jusqu’au général de Gaulle. Mais le futur Napoléon se distingue entre tous : « Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle. » Discours de Lyon, 1791. Tels sont les premiers mots que l’histoire a retenus du futur empereur. Bonaparte, 22 ans, lieutenant d’artillerie, participe au concours ouvert par l’Académie de Lyon. Le thème : l’éducation à donner aux hommes pour les mettre sur le chemin du bonheur – d’où l’autre nom du « Discours sur le bonheur ».

Première victoire décisive sur les Autrichiens : « C’est le succès qui fait les grands hommes ! » dira plus tard Napoléon Ier. À Lodi, le tacticien prend les dimensions d’un stratège. Et le Petit Caporal corse, ce « bâtard de Mandrin », brocardé, utilisé par les politiques (Barras en tête), a soudain conscience de son destin.

La métamorphose a frappé ses biographes et sans doute aussi les contemporains. Six mois plus tard, la victoire de Bonaparte au pont d’Arcole est le titre et le sujet du plus célèbre tableau d’Antoine-Jean Gros, élève de David, jeune peintre inspiré par son modèle, qui affiche l’image du héros, à la fois classique et romantique, étonnamment contemporain.

« Nous avons fini le roman de la Révolution : il faut en commencer l’histoire… »1683

Napoléon BONAPARTE (1769-1821), au Conseil d’État, le lendemain du coup d’État du 18 Brumaire (9 novembre 1799). L’Europe et la Révolution française (1885), Albert Sorel

« … et voir ce qu’il y a de réel et de possible dans l’application de ces principes, et non ce qu’il y a de spéculatif et d’hypothétique. Suivre aujourd’hui une autre marche, ce serait philosopher et non gouverner. » Autrement dit, au travail ! Bonaparte va mettre à profit quelques mois de trêve, pour beaucoup et bien travailler avec ses conseillers d’État. Ses collaborateurs assurent qu’il travaille dix-huit heures par jour, et Le Publiciste (futur Journal des Débats) confirme : « Jamais chef d’État n’a plus travaillé par lui-même. »

Définir son programme, c’est naturellement se situer face à l’événement majeur qu’il a vécu, en témoin et en acteur (au siège de Toulon). Et les historiens de discuter à l’infini : le Bonaparte du Consulat (avant le Napoléon de l’Empire) est-il le continuateur ou le liquidateur de la Révolution, voire, pour les plus extrêmes, son sauveur ou son fossoyeur ?

« Ces cinq ans de Consulat – l’une des plus belles pages de la plus belle des histoires, l’histoire de France. »1684

Louis MADELIN (1871-1956), Histoire du Consulat et de l’Empire. L’Avènement de l’Empire (1937-1954)

Historien spécialiste de la Révolution et de l’Empire, le plus jeune agrégé de France cumulera l’enseignement et la politique, comme député. Ses livres d’histoire qui touchent un vaste public lui apportent en même temps toute la considération rêvée, y compris l’Académie française. Spécialiste de Napoléon, il contribue aussi à sortir Fouché de sa « légende noire ». Combattant sous les ordres de Pétain durant la Grande Guerre, il défendra la mémoire du « vainqueur de Verdun » après 1945, ce qui lui vaudra quelques ennuis.

Napoléon reste malgré tout son grand homme. L’empereur a suscité des haines profondes, et même ses admirateurs ont des raisons de le critiquer. Mais le Bonaparte du Consulat rallie (presque) tous les suffrages, chez les contemporains comme chez les historiens – voir Chateaubriand, mémorialiste remarquable. Cela dit, l’empereur est né du Premier Consul, avec une logique qui peut prendre le nom de fatalité, ou de destinée.

« L’histoire a pour égout des temps comme les nôtres. »2257

Victor HUGO (1802-1885), Les Châtiments (1853)

Paroles d’exil ! Il faut être hors de France pour avoir cette liberté d’expression. Il faut être Hugo pour avoir ces mots. Le prestigieux proscrit de Jersey, bientôt de Guernesey, se veut l’« écho sonore » et la conscience de son siècle et refusera de rentrer après le décret d’amnistie.

Son œuvre est diffusée sous le manteau et l’opposition républicaine réduite à néant : chefs en prison ou en exil, journaux censurés. Ces mots ont d’autant plus de portée, Hugo devenant le chef spirituel des républicains et stigmatisant le dictateur, se posant en ultime résistant : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! »

Après le pamphlet politique contre « Napoléon le Petit », Les Châtiments sont une œuvre poétique ambitieuse. Suite au crime du 2 décembre (coup d’État) et à la répression, Dieu inflige le châtiment et l’expiation. Le Poète, seul face à l’océan, parlant au nom du Peuple, est le messager qui annonce l’espoir avec la venue de temps meilleurs.

Hugo n’est pas marxiste, mais comme Marx, il dénonce le double crime bonapartiste et rapproche les deux coups d’État, 2 décembre 1851 et 18 brumaire an VIII, où Bonaparte prit le pouvoir par la violence. Les deux faits sont comparables et l’un est la conséquence de l’autre, mais Napoléon est un héros, et l’autre un nain qui s’est servi du nom et de la légende.

« Paris ouvrait à une page blanche le livre de l’histoire et y inscrivait son nom puissant ! »2364

Comité central de la garde nationale, Proclamation du 28 mars 1871. Histoire du socialisme (1879), Benoît Malon

En présence de 200 000 Parisiens, le comité central de la garde nationale s’efface devant la Commune, le jour même de sa proclamation officielle. Le lyrisme s’affiche : « Aujourd’hui il nous a été donné d’assister au spectacle populaire le plus grandiose qui ait jamais frappé nos yeux, qui ait jamais ému notre âme. » Le mouvement s’étend à quelques villes : Lyon, Marseille, Narbonne, Toulouse, Saint-Étienne. Mais « la Commune » reste associée à Paris.

« Nous avons la mission d’accomplir la révolution moderne la plus large et la plus féconde de toutes celles qui ont illuminé l’histoire. »2369

La Commune, Déclaration au peuple français, 19 avril 1871. Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars (1872), Commission d’enquête sur l’insurrection du 18 mars, comte Napoléon Daru

Le sens de l’Histoire s’affiche plus que jamais ! Et la Commune ne fait pas que se défendre et attaquer. Elle gouverne Paris et prend des mesures importantes qui préfigurent l’œuvre de la Troisième République : séparation des Églises et de l’État, instruction laïque, gratuite et obligatoire en projet. Elle est socialiste quand elle « communalise » par décret du 16 avril les ateliers abandonnés par les fabricants en fuite, pour en donner la gestion à des coopératives formées par les Chambres syndicales ouvrières.

Ce qui fait écrire à Karl Marx, l’année même : « C’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d’initiatives sociales » (La Guerre civile en France).

« Un édifice fondé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs. »2502

Prince KROPOTKINE (1842-1921), Réponse aux militants anarchistes inquiets de la faible portée des actes terroristes. Gloires et tragédies de la IIIe République (1956), Maurice Baumont

Philosophe et théoricien du communisme libertaire (ou anarcho-communisme »), ce prince participe de l’« aller au peuple », mouvement par lequel les jeunes intellectuels russes poussent les masses travailleuses à la révolution sociale. Arrêté en 1874 pour menées subversives, il s’exile pour devenir le théoricien le plus influent du mouvement anarchiste international.

En France, les attentats commencent en 1892, visant à déstabiliser le pouvoir républicain en attaquant directement ses détenteurs. La série d’attentats à la bombe perpétrés par François Koënigstein, dit « Ravachol », déclenche la première vague d’attentats anarchistes le 11 mars. Condamné à mort et guillotiné le 11 juillet pour avoir fait exploser les domiciles de deux juristes parisiens, ainsi qu’une caserne, il crie avant de mourir : « Vive l’anarchie ! » Le 9 décembre 1893, Auguste Vaillant lance à la chambre des députés une bombe chargée de clous qui fera un blessé. À son procès, il dit avoir voulu venger Ravachol. Il est exécuté le 4 février 1894. Le 24 juin de la même année, le président de la République Sadi Carnot est assassiné à Lyon par un jeune anarchiste italien, Geronimo Caserio. Entre décembre 1893 et juillet 1894 sont votées dans l’urgence une série de lois réprimant le mouvement anarchiste et lui interdisant tout type de propagande. Les anarchistes se proclament « libertaires » pour s’identifier et poursuivre leurs activités éditoriales. Ces lois « anti-anarchistes » ne seront abrogées qu’en 1992.

« Toute classe dirigeante qui ne peut maintenir sa cohésion qu’à la condition de ne pas agir, qui ne peut durer qu’à la condition de ne pas changer […] est condamnée à disparaître de l’histoire. »2622

Léon BLUM (1872-1950), À l’échelle humaine (1945)

Blum parle ici en socialiste, acteur et grand témoin de l’Histoire. Son analyse s’applique à la bourgeoisie sur la défensive dans l’entre-deux-guerres, classe gagnante depuis des générations et qui a « cessé d’être heureuse » (Marc Bloch). Se sentant menacée dans ses revenus, ses rentes et dividendes, sa culture, son mode et son niveau de vie, elle manque d’esprit d’entreprise, de dynamisme créateur, elle refuse une éducation secondaire plus ouverte, une législation sociale mieux adaptée. Dès 1930, Georges Bernanos titrait sur La Grande peur des bien-pensants.

Les événements de 1936 – le Front populaire et son cortège de grandes grèves – ne feront que durcir cette position à terme intenable.

« L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. »2660

Paul VALÉRY (1871-1945), Discours de l’histoire (1932)

« Espèce de poète d’État » (dit-il de lui-même), croulant sous les honneurs dans l’Entre-deux-guerres, il demeure plus que jamais lucide au monde. Cette leçon d’histoire est paradoxalement signée d’un intellectuel qui refuse à l’histoire le nom de vraie science (définitivement acquis au XIXe siècle) et lui dénie en même temps toute vertu d’enseignement, car « elle contient tout, et donne des exemples de tout ».

Donc, se méfier des prétendues leçons du passé, d’autant que « nous entrons dans l’avenir à reculons ». Prophète de malheur, il finira par avoir raison, comme nombre d’intellectuels de son temps devant la montée des périls.

« L’histoire est écrite par les vainqueurs. »2826

Robert BRASILLACH (1909-1945), Les Frères ennemis (dialogue écrit à Fresnes fin 1944, posthume)

… Écrite par les vivants plus que par les vainqueurs, et Brasillach ne sera pas fusillé pour cause de défaite, mais de trahison.

L’histoire de la Seconde Guerre mondiale, cette page d’histoire de France encore si sensible et même brûlante, fut par ailleurs réécrite tant de fois que les vaincus ont eu, légitimement, le droit de témoigner aux côtés des vainqueurs. Le « révisionnisme » et le « négationnisme » trouveront des voix et des canaux de diffusion, dans le flot des fake-news qui font aussi partie de l’histoire.

« Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau ! »2830

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959)

Mot de la fin au héros national de la Seconde Guerre mondiale, grand premier rôle et grand témoin de cette période qui évoque et invoque inlassablement cette France, « Vieille Terre, rongée par les âges, rabotée de pluies et de tempêtes, épuisée de végétation, mais prête, indéfiniment, à produire ce qu’il faut pour que se succèdent les vivants ! » Mémorialiste toujours cité, il entre dans la prestigieuse collection de La Pléiade (Gallimard, 2002).

« Le présent enveloppe le passé et dans le passé toute l’Histoire a été faite par des mâles. »2854

Simone de BEAUVOIR (1908-1986), Le Deuxième Sexe (1949)

Livre événement dans l’histoire (mondiale) du féminisme, mouvement qui ne s’est pas arrêté au vote attribué aux femmes, après la Libération. Une femme est ministre (éphémère) pour la première fois en 1947 : Germaine Poinso-Chapuis (à la Santé publique, dans le gouvernement Schuman). Mais c’est la Cinquième République qui, dans les années 1970, verra aboutir l’essentiel des luttes au féminin, d’où une égalité de droit, sinon de fait.

« Dans le tumulte des hommes et des événements, la solitude était ma tentation. Maintenant, elle est mon amie. De quelle autre se contenter, quand on a rencontré l’Histoire ? »2863

Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, 1944-1946 (1959)

C’est « le sentiment qui parle » ici. Il se retire de la scène politique et sera (presque) absent de l’histoire, pour une traversée du désert de douze ans, dans une relative solitude – André Malraux restera son plus fidèle compagnon de route.

Ce 20 janvier 1946 n’est qu’un au revoir au pouvoir et un faux départ de la scène politique : de Gaulle va bientôt créer son propre parti et ne cessera d’intervenir pour critiquer le régime de la Quatrième République, impuissant à régler nombre de problèmes – jusqu’à la guerre d’Algérie qui déchire la France.

« Depuis quelque chose comme trente ans que j’ai affaire à l’histoire, il m’est arrivé quelquefois de me demander si je ne devais pas la quitter. »3072

Charles de GAULLE (1890-1970). De Gaulle, 1958-1969 (1972), André Passeron

Mai 68. Folle journée du 29 mai : le général a disparu. Conseil des ministres de 10 heures décommandé à la dernière minute. De Gaulle a quitté l’Élysée, mais il n’est pas à Colombey : « Oui ! le 29 mai, j’ai eu la tentation de me retirer. Et puis, en même temps, j’ai pensé que, si je partais, la subversion menaçante allait déferler et emporter la République. Alors, une fois de plus, je me suis résolu » (Entretien télévisé avec Michel Droit, 7 juin).

Malmené, ébranlé par Mai 68, de Gaulle est conforté par sa victoire personnelle aux « élections de la trouille » des 23 et 30 juin qui lui redonnent la majorité absolue, avec le « groupe le plus nombreux qui ait jamais forcé la porte d’une Assemblée française » (Le Monde). Mais en avril 1969, il perd son dernier référendum et démissionne aussitôt : « Cas sans précédent de suicide en plein bonheur » écrit François Mauriac.

De Gaulle part en Irlande, pour ne pas être impliqué dans la campagne présidentielle – il votera par procuration. Il retourne ensuite à Colombey, s’enfermer dans sa propriété de la Boisserie pour un dernier face à face avec l’Histoire : la rédaction quelque peu désenchantée, quoique sereine, de ses Mémoires d’espoir restées inachevées. Il meurt l’année suivante et « la France est veuve », selon l’expression de Georges Pompidou, son successeur (et ex-Premier ministre).

« Ne nous laissons pas accabler par les rhumatismes de l’histoire. »3093

Valéry GISCARD D’ESTAING (1926-2020), vœux télévisés du 31 décembre 1976

De tous les présidents de la Cinquième République, VGE est le seul à avoir explicitement considéré le passé comme un poids dont il faut se libérer. Pour preuve, en 1975, il supprime la commémoration du 8 mai 1945 (rétablie par son successeur, Mitterrand, dès 1981). Président le plus jeune (élu à 48 ans) avant Macron, il se veut moderne et sensible au désir de changement dans le pays. Il pense qu’une nation ne peut se tourner vers l’avenir si elle ressasse constamment son histoire : « Conduisons-nous comme un peuple jeune et fier, ne nous laissons pas accabler par les rhumatismes de l’histoire. »

Les autres présidents assignent à l’histoire, « passion française », une fonction pédagogique, voire thérapeutique, depuis de Gaulle qui évoquait la grandeur passée alors que le pays devait faire le deuil de son empire colonial, jusqu’à Nicolas Sarkozy, pour qui l’évocation des heures glorieuses doit conjurer le spectre du « déclinisme ».

« Le drame de Giscard est qu’il ne sait pas que l’histoire est tragique. »3094

Raymond ARON (1905-1983). Le Pharaon (1983), Jean Bothorel

Le 26 juin 1979, Aron s’est rendu à l’Élysée avec Sartre (son ami ennemi de toujours) et quelques camarades, pour sensibiliser le président à la situation d’extrême péril des « boat people » vietnamiens : réfugiés fuyant le régime communiste d’Hanoï par la mer, victimes des garde-côtes, des pirates, ou tombant des embarcations surchargées. Au total, quelque 200 000 morts, hommes, femmes et enfants, en quatre ans. C’est à l’occasion de ce rendez-vous que Raymond Aron, journaliste engagé, fait cette remarque. Et le président promet d’accorder les visas aux réfugiés du bateau français Île de Lumière, affrété par Bernard Kouchner et Médecins sans Frontière.

Conception trop sereine du monde ? Volonté ou plutôt illusion de pouvoir toujours tout arranger ? Ou trait de caractère positif, tranchant sur une opinion globalement pessimiste ? « Il n’y aurait pas tant de malaise, s’il n’y avait pas autant d’amateurs de malaise » (Libération, 10 décembre 1990).

Rappelons le message d’adieu au pays, le 19 mai 1981 : « Je vous demande de vous souvenir de ceci : pendant ces sept ans, j’avais un rêve. » Ce « mot de la fin » de président partant laisse à penser que sa devise pouvait être : « Gouverner, c’est rêver. » Mais la part du rêve ne fait-elle pas partie du jeu politique ?

« L’histoire va plus vite que nous ne le croyons et elle ne cessera jamais de nous rire au nez. »3285

Jean-Denis BREDIN (1929-2021), émission « Les Années Express », TF1, 10 novembre 1989

Conclusion de l’émission fêtant la publication du numéro 2001 de l’hebdomadaire créé en mai 1953 et survolant l’histoire contemporaine. Bredin, qui travaille comme avocat d’affaires avec Badinter, s’est également consacré aux « grandes causes historiques » comme l’affaire Dreyfus (1894-1906), le procès de Mendès France (en 1941), le procès de Riom (en 1942).

« La nation est non seulement la réalité vivante à laquelle nous sommes tous attachés, mais surtout le lieu où bat le cœur de la démocratie, l’ensemble où se nouent les solidarités les plus profondes. La France, ce n’est pas seulement le bonheur des paysages, une langue enrichie des œuvres de l’esprit ; c’est d’abord une histoire. »3343

Lionel JOSPIN (né en 1937), Premier ministre, Déclaration de politique générale, 19 juin 1997

Cette cohabitation avec Jacques Chirac va durer cinq ans – record sous la Cinquième République. Le pouvoir du chef de l’État s’en trouve limité, mais sur la scène internationale, avec les deux têtes de l’exécutif présentes aux grands rendez-vous, la France parle d’une seule voix, la sienne.

Pour commencer à écrire la suite de l’histoire de la France, Jospin forme un gouvernement d’union, centré sur quelques proches : Martine Aubry, Claude Allègre, Dominique Strauss-Kahn. Principale promesse de campagne : les 35 heures (payées 39), pour favoriser le partage du travail. C’est la mesure la plus populaire, la plus contestée aussi. Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, reste à jamais la « Dame des 35 heures », même si Strauss-Kahn fut le premier à préconiser la réduction du temps de travail (RTT). Ancien professeur, Jospin affirme que « l’école est le berceau de la République » et son ami Allègre s’attelle à la réforme du « mammouth » - un mot malheureux qui le forcera à démissionner. Ainsi va l’histoire politique au jour le jour.

« Faire une élection, c’est raconter une histoire de telle façon que l’enfant qui sommeille en tout électeur croie que le candidat est le seul héros crédible de cette histoire. »3420

Jacques SÉGUÉLA (né en 1934), L’Événement du jeudi, 11 octobre 1990

Le « storytelling », avatar du « marketing », apparaît comme une méthode de communication très à la mode en politique. Mais Louis XIV et Napoléon étaient déjà maîtres en la matière, servis et mythifiés par des artistes de génie, peintres, sculpteurs, architectes et autres créateurs. 

Séguéla, en tant que publicitaire, a participé aux deux campagnes réussies de Mitterrand : « La Force tranquille » (1981), « Génération Mitterrand » (1988). La publicité entrait véritablement en campagne – au prochain tour, Internet entre en jeu. Sa stratégie de communication échoue, pour Jospin (2002)… En 2007, il s’est engagé aux côtés de Ségolène Royal, mais le 1er mai, dans l’entre-deux tours du scrutin, il annonce officiellement qu’il votera pour le candidat de droite Nicolas Sarkozy au second tour, après avoir voté pour Ségolène Royal au premier. Il donnera les raisons de ce revirement : « Les bourdes qui embourbaient [Ségolène Royal], ses sautes d’humeur alignées comme des sauts d’obstacles, ses volte-face à faire perdre la face me désarçonnaient » (Autobiographie non autorisée, 2009). Ainsi va l’histoire politicienne… Le récit national a des hauts et des bas et tourne parfois au mauvais roman.

« Quand l’Histoire et la légende se confondent. »

Puy du Fou. Le blog. 15 janvier 2015. Initié par Philippe de VILLIERS

« C’est une histoire extraordinaire ! Cela fait près de 20 ans que l’on entend cette légende sur l’existence du fameux Bourg Bérard, évoqué dans certains livres du 17ème siècle. Aujourd’hui, il ressurgit de notre sous-sol ! »

« Au Puy du Fou, on peut s’approprier cette citation de Victor Hugo : ‘La Vendée ne peut être complétement expliquée que si la Légende complète l’Histoire ; il faut l’Histoire pour l’ensemble et la légende pour le détail.’ Et en tirer une leçon de l’Histoire du Bourg Bérard : au Puy du Fou, l’Histoire et la légende se confondent, et nous avons eu grand tort de ne pas croire à cette légende… elle nous rattrape ! »

Dans le top 3 mondial des parcs à thèmes, le Puy du Fou créé par Philippe de Villiers reprend depuis plus de trois décennies des éléments historiques de l’Histoire de France et de la région environnante, adapté pour en faire des spectacles avec animaux dressés (chevaux, rapaces, grands félins et bétail), effets spéciaux et pyrotechniques. La plupart des personnages de ces grands spectacles historiques sont français et défendent leur village, leur royaume, la monarchie ou le catholicisme, face à des ennemis venus de l’extérieur : Empire romain, Vikings, Anglais lors de la guerre de Cent Ans, troupes républicaines lors de la guerre de Vendée…

Événement marquant de la Révolution et mémorable dans l’histoire de la région, le spectacle met en avant de manière romancée certaines figures royalistes du soulèvement vendéen, à commencer par le général de l’Armée catholique et royale, François Athanase Charette de La Contrie : « En toutes les provinces, / Vous entendrez parler / Qu’il y a un nouveau prince / Qu’on dit dans la Vendée, / Qui s’appelle Charette, / Vive son cœur ! / Chantons à pleine tête / Gloire et honneur. » Chanson de l’armée de Charette (1793), anonyme, citée dans l’Histoire en citations. La guerre de Vendée fit naître d’innombrables chansons. C’est la plus authentique, sinon la seule. Cette guerre civile va déchirer un peu plus encore la France révolutionnaire. Officier de marine sous l’Ancien Régime, Charrette se trouve à la tête de l’insurrection vendéenne aux premiers jours (prise de Machecoul, le 11 mars 1793). Son armée est faite des paysans qui rejoignent leurs seigneurs pour faire acte de guerre et s’en retournent ensuite au travail de la terre. Seuls permanents aux côtés des chefs, quelques centaines de mercenaires (cavaliers, déserteurs de l’armée républicaine). Au total, la guerre de Vendée et la guerre des Chouans (mêmes causes, mêmes effets, en Bretagne et Normandie) feront quelque 600 000 morts, dont 210 000 civils exécutés, 300 000 morts de faim et de froid (100 000 enfants) !

Ce génocide (mot employé par certains historiens) est, sans conteste, le plus lourd bilan à porter au passif de la Révolution. La Terreur, entre juillet 1792 et 1794, fit 20 000 à 40 000 morts.

Vous avez aimé ces citations commentées ?

Vous allez adorer notre Histoire en citations, de la Gaule à nos jours, en numérique ou en papier.

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

L'Histoire en citations -

Partager cet article

L'Histoire en citations - Gaule et Moyen Âge

L'Histoire en citations - Renaissance et guerres de Religion, Naissance de la monarchie absolue

L'Histoire en citations - Siècle de Louis XIV

L'Histoire en citations - Siècle des Lumières

L'Histoire en citations - Révolution

L'Histoire en citations - Directoire, Consulat et Empire

L'Histoire en citations - Restauration, Monarchie de Juillet, Deuxième République

L'Histoire en citations - Second Empire et Troisième République

L'Histoire en citations - Seconde Guerre mondiale et Quatrième République

L'Histoire en citations - Cinquième République

L'Histoire en citations - Dictionnaire