« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »
Albert CAMUS
Récit et roman national : deux termes devenus courants, mais trop souvent confondus et instrumentalisés à divers titres. Un édito s’impose pour cerner le problème et résoudre nombre de questions.
Sujet complexe et points sensibles, c’est d’abord l’objet de malentendus en série et d’un « dialogue de sourds » d’autant plus vif que l’Histoire est une passion française et que les enjeux existent à tous les niveaux : politique, enseignement, culture générale, information citoyenne.
L’historiographie, science de l’histoire née au XIXe siècle et relevant de diverses écoles de pensée est devenue à son tour si complexe qu’elle ne donne pas vraiment de réponse claire, même si elle propose des pistes de réflexion. L’actualité n’en finit pas de relancer le débat, jusque devant les tribunaux juges du révisionnisme et du négationnisme.
Le recours aux sources de l’Histoire et aux citations des origines à nos jours va se révéler précieux.
II. Le jeu des interprétations toujours à suivre.
I/ L’histoire de France écrite par les historiens de leur temps : dix Noms s’imposent au fil des siècles.
Devenus eux-mêmes des sources et peu à peu dépassés ou corrigés, voici dix Noms exemplaires à divers titres : César, Éginhard, Joinville, Froissart, Commynes, duc de Saint-Simon, Voltaire, Chateaubriand, Michelet, de Gaulle.
« C’est une race [les Gaulois] d’une extrême ingéniosité, et ils ont de singulières aptitudes à imiter ce qu’ils voient faire. »9
Jules CÉSAR (101-44 av. J.-C.), Commentaires de la guerre des Gaules
Dans ses Commentarii de bello gallico, l’auteur se révèle véritable historien et styliste. À partir du ixe siècle, les éditions et traductions de ce grand texte se multiplient, également titré Guerre des Gaules.
Acteur principal, César se donne le beau rôle – et c’est de bonne guerre. Il a tendance à exagérer le nombre des participants aux batailles et peut magnifier son adversaire pour augmenter son propre mérite. Sans doute est-ce le cas pour Vercingétorix… qui en profite pour devenir notre premier héros, au XIXe siècle où s’écrit le récit national.
S’ils ne connaissent pas de civilisation urbaine et vivent en tribus, les Gaulois sont de remarquables éleveurs et agriculteurs qui savent « engraisser la terre par la terre » (assolement et alternances de céréales riches et pauvres), au grand étonnement des Romains. Ils exportent jusqu’à Rome foies gras, jambons et autres charcuteries. Leurs tissages et leurs cuirs sont de qualité, comme leurs bijoux et leurs bronzes. Ils auraient même inventé le savon (fait de cendre végétale mélangée au suif).
Pour être conquérant, César n’en fut pas moins sensible au génie gaulois. « Ces gens-là [les Gaulois] changent facilement d’avis et sont presque toujours séduits par ce qui est nouveau. » Richelieu évoquera souvent cette « légèreté » propre aux Français. Mais ce sera pour s’en plaindre.
« Il respirait dans toute sa personne, soit qu’il fût assis ou debout, un air de grandeur et de dignité. »63
ÉGINHARD (vers 770-840), Vie de Charlemagne (écrite dans les années 830)
« Ayant formé le projet d’écrire la vie, l’histoire privée et la plupart des actions du maître qui daigna me nourrir, le roi Charles, le plus excellent et le plus justement fameux des princes, je l’ai exécuté en aussi peu de mots que je l’ai pu faire ; j’ai mis tous mes soins à ne rien omettre des choses parvenues à ma connaissance, et à ne point rebuter par la prolixité les esprits qui rejettent avec dédain tous les écrits nouveaux. »
Ainsi commence la préface de cette biographie en deux parties : les guerres menées par Charlemagne ; le portrait de l’empereur, la vie à la cour, son testament. Très précieux document, contemporain des faits et gestes relatés.
Secrétaire et ministre de l’empereur, Éginhard nous décrit dans sa Vita Caroli magni imperatoris l’illustre Carolingien, « gros, robuste, d’une taille élevée mais bien proportionnée […] les yeux grands et vifs, le nez un peu long, une belle chevelure blanche, une physionomie avenante et agréable ».
Mais nulle allusion à la légendaire « barbe fleurie ». Plus important : « Il savait résister à l’adversité et éviter, quand la fortune lui souriait, de céder à ses séductions. » Et surtout « Passionné pour la science, il eut toujours en vénération et comblait de toutes sortes d’honneurs ceux qui l’enseignaient. » C’est ce qui explique la fameuse « Renaissance carolingienne ».
« Maintes fois il lui arriva, en été, d’aller s’asseoir au bois de Vincennes, après avoir entendu la messe ; il s’adossait à un chêne et nous faisait asseoir auprès de lui ; et tous ceux qui avaient un différend venaient lui parler sans qu’aucun huissier, ni personne y mît obstacle. »151
Jean de JOINVILLE (vers 1224-1317), Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis
Jean, sire de Joinville en Champagne, a suivi son seigneur Thibaud de Champagne à la cour du roi. Très pieux, il décide de partir avec les chevaliers chrétiens pour la septième croisade en Égypte et c’est alors que Louis IX l’attache à sa personne, comme confident et conseiller : « Jamais ne vis si beau chevalier sous les armes, car il dominait toute sa suite des épaules, son heaume doré sur le chef, son épée en la main. » Il admire ici le guerrier - à la bataille de Mansourah, en 1250. Joinville accompagne Louis IX en Égypte, lors de la septième croisade (1248). C’est plus tard, à la demande de la reine Jeanne (femme de Philippe le Bel) qu’il dictera cette histoire de Saint Louis, achevée en 1309.
La partie anecdotique de sa chronique, la plus touffue, se révèle aussi la plus riche, et cette page est l’une des plus célèbres de l’œuvre. Témoin direct des faits rapportés, l’historien campe un roi vivant et vrai, humain et sublime à la fois. Il sera très utile, après la mort du roi, pour l’enquête qui va suivre (à la demande du pape Boniface VIII) et aboutira au procès en canonisation.
« Les villes et les châteaux étaient entrelacés les uns dans les autres, les uns aux Anglais, les autres aux Français, qui couraient, rançonnaient, et pillaient sans relâche. Le fort y foulait le faible. »265
Jean FROISSART (vers 1337-vers 1400), Chroniques
C’est le principal chroniqueur de la Guerre de Cent Ans. En dehors d’innombrables anecdotes, ce contemporain fait œuvre d’historien. Ses enquêtes en Angleterre et en Écosse, en Aquitaine et en Italie, fournissent la matière de quatre livres, la meilleure source sur la seconde moitié du XIVe siècle et la renaissance chevaleresque en Europe.
La guerre de Cent Ans oppose les Français aux Anglais dans ce qu’on appellera la France anglaise (Aquitaine et Normandie). Mais tout le pays se retrouve déchiré, quand les bandes mercenaires, entre deux combats, pillent et rançonnent les populations. C’est une pratique courante, à l’époque.
Froissart rend compte de bataille de Crécy, 26 août 1346. « Ces bombardes menaient si grand bruit qu’il semblait que Dieu tonnât, avec grand massacre de gens et renversement de chevaux. » Les canons anglais, même rudimentaires et tirant au jugé, impressionnent les troupes françaises avec leurs boulets de pierre. L’artillerie anglaise, jointe à la piétaille des archers gallois, décime la cavalerie française réputée la meilleure du monde, mais trop pesamment cuirassée pour lutter contre ces armes nouvelles ! À cela s’ajoutent un manque d’organisation total, l’incohérence dans le commandement, la panique dans les rangs. C’est la fin de la chevalerie en tant qu’ordre militaire. C’est aussi une révolution dans l’art de combattre. Malheureusement, les Français n’ont pas compris la leçon, à cette première défaite.
Dix ans plus tard, le chroniqueur dresse le bilan de la bataille de Poitiers : « Là périt toute la fleur de la chevalerie de France : et le noble royaume de France s’en trouva cruellement affaibli, et tomba en grande misère et tribulation… Avec le roi et son jeune fils Monseigneur Philippe, furent pris dix-sept contes, outre les barons, chevaliers et écuyers et six mille hommes de tous rangs. » Chiffres considérables pour l’époque et « fortuneuse bataille » pour les Anglais : leur Prince Noir a capturé le roi de France ! Il a aussi ordonné le massacre des soldats français blessés qui ne pouvaient payer rançon, chose contraire à toutes les règles de la chevalerie – une légende veut qu’il en ait eu grande honte devant son père, le roi d’Angleterre, et qu’il ait alors mis son armure à la couleur du deuil.
« Il fut contraint de plaire à ceux dont il avait besoin : voilà ce que lui apprit l’adversité, et ce n’est pas mince avantage. »272
Philippe DE COMMYNES (1447-1511), Mémoires (1524)
Diplomate de carrière pendant quarante ans et auprès de trois rois successifs, Commynes est aussi un véritable historien qui sert toujours de référence, auteur de huit livres de Mémoires sur les règnes de Louis XI et de Charles VIII. Il parle ici du futur Louis XI, encore dauphin et impatient de régner.
Ayant conspiré contre son père Charles VII, il se réfugie auprès de Philippe de Bourgogne, le plus grand féodal et, comme tel, l’ennemi en puissance de son père. Devenu roi, Louis XI garde la même attitude, toujours selon ce chroniqueur fin psychologue : « Entre tous ceux que j’aie jamais connus, le plus avisé pour se tirer d’un mauvais pas en temps d’adversité, c’était le roi Louis XI, notre maître […] et l’être qui se donnait le plus de peine pour gagner un homme qui le pouvait servir ou qui lui pouvait nuire. »
Observateur attentif de ce roi si peu soucié de paraître : « Notre roi s’habillait fort court et si mal que pis ne pouvait, et assez mauvais drap portait toujours, et un mauvais chapeau, différent des autres, et une image de plomb dessus. » Michelet lui rendra justice à ce propos : « Avec la faible ressource d’un roi du Moyen Âge, il avait déjà les mille embarras d’un gouvernement moderne : mille dépenses publiques, cachées, glorieuses, honteuses. Peu de dépenses personnelles ; il n’avait pas les moyens de s’acheter un chapeau, et il trouva de l’argent pour acquérir le Roussillon et racheter la Somme. »
Mais le peuple de Paris s’étonne de l’allure si peu royale de son roi, rapportée par le chroniqueur flamand Georges Chastellain : « Notre roi qui ne se vêt que d’une pauvre robe grise avec un méchant chapelet, et ne hait rien que joie. »
Les rois se suivent et ne se ressemblent pas, observés avec la même attention extrême par leurs proches.
« Avec un almanach et une montre, on pouvait, à trois cents lieues de lui, dire avec justesse ce qu’il faisait. »849
Duc de SAINT-SIMON (1675-1755), Mémoires (posthume)
Louis XIV toujours si occupé à gouverner, guerroyer ou paraître, se plaît à réduire les Grands à une inactivité dorée, mais forcée. Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, resté dans l’histoire pour ses Mémoires, fut un éternel frustré, n’ayant jamais le rôle politique qu’il rêvait de jouer. Il rapporte mille petits faits plus vrais que nature et commente librement le siècle de Louis XIV et les travers du roi, vu que son œuvre restera posthume.
« Les louanges, disons mieux, la flatterie, lui plaisaient à tel point que les plus grossières étaient bien reçues, les plus basses encore mieux savourées. » C’est l’une des faiblesses de cet homme fort et l’un des petits côtés du grand homme. L’orgueil inné en est la cause, la fonction royale développe ce penchant, l’attitude de la cour et des courtisans aggrave le cas.
La grandeur du roi face à l’adversité dans les dernières années et la dignité de l’homme devant la mort jusqu’aux dernières heures frapperont ses ennemis les plus intimes et Saint-Simon saluera « cette fermeté d’âme, cette égalité extérieure, cette espérance contre toute espérance, par courage, par sagesse, non par aveuglement ».
« Non seulement il s’est fait de grandes choses sous son règne, mais c’est lui qui les faisait. »816
VOLTAIRE (1694-1778), Le Siècle de Louis XIV (1751)
Pour cette raison, le Grand Siècle est bien le « siècle de Louis XIV ». En historien déjà très documenté, Voltaire traite des événements militaires et diplomatiques, insiste sur le développement du commerce et le rayonnement des arts et des lettres, mettant les affaires religieuses au passif du règne de ce « despote éclairé ».
Il dénonce la révocation de l’édit de Nantes et les conversions forcées qui l’ont préparée : « Les troupes furent envoyées dans toutes les villes où il y avait le plus de protestants ; et comme les dragons, assez mal disciplinés dans ce temps-là, furent ceux qui commirent le plus d’excès, on appela cette exécution la « dragonnade ». » Ces exactions durèrent cinq ans. Dès 1680, l’intendant Marillac mena en Poitou une première opération restée tristement célèbre : on fit loger des dragons chez les protestants, en leur permettant toutes sortes de sévices. Les « missionnaires bottés » obtinrent ainsi 30 000 conversions en quelques mois. Fort de ce bilan, Louvois fit étendre la mesure à toute la France. On présenta ainsi au roi de longues, d’extraordinaires listes de convertis. Ignorait-il les violences qui se cachaient derrière ? Crut-il alors que la révocation de l’édit de Nantes en 1685 ne serait plus qu’une formalité ? Les historiens s’interrogent encore.
« Bonaparte n’est point grand par ses paroles, ses discours, ses écrits, par l’amour des libertés qu’il n’a jamais eu […] Il est grand pour avoir créé un gouvernement régulier, un code de lois, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente […] Il est grand pour avoir fait renaître en France l’ordre au sein du chaos […] Il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, se faire obéir par trente-six millions de sujets […] Il est grand pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu’on a peine aujourd’hui à les comprendre. »1685
François René de CHATEAUBRIAND (1768-1848), Mémoires d’outre-tombe (posthume)
Il se rêvait grand historien de la France et annonçait en 1813 « un monument à la patrie » qui ne verra jamais le jour. Son Analyse raisonnée de l’histoire de France est une ébauche publiée en 1826. Mais ses Mémoires d’outre-tombe nous parlent magnifiquement d’une Histoire qui imprègne tout ce que notre plus célèbre mémorialiste écrit.
Évoquant Bonaparte, il manie en maître l’anaphore (répétition, en termes de rhétorique). Les relations personnelles du grand écrivain et du grand homme se gâteront sous l’Empire, mais quand l’émigré, enfin radié de la liste, rentre en France en 1800, l’admiration est totale pour Bonaparte : « Vivant, il a manqué le monde ; mort, il le possède. »
Témoin et acteur de l’histoire, pour Chateaubriand, la plus belle conquête de Napoléon n’est pas l’Europe, mais celle de l’imagination des générations qui ont suivi l’Empire. Il ne cessera d’être fasciné par l’empereur, alors même qu’il le combat en opposant résolu : « Cet homme dont j’admire le génie et dont j’abhorre le despotisme. »
« J’aperçus la France. Elle avait des annales et non point une histoire. »12
Jules MICHELET (1798-1874), nouvelle Préface (1869) à sa monumentale Histoire de France
Au soir de sa vie et dans une nième préface, notre premier historien national affirme ainsi qu’avant lui l’histoire de France n’existait pas : elle n’aurait été jusque-là qu’une succession chronologique d’événements. L’Histoire digne de ce nom suppose une saisie globale, une vue d’ensemble qui rassemble le passé d’un peuple dans une vaste épopée. Dans son Introduction à l’Histoire universelle (1831) et bien avant nos historiens les plus contemporains, il envisageait même toute l’histoire humaine.
Premier représentant de « l’historicisme », théorie philosophique selon laquelle les connaissances, les courants de pensée et les valeurs d’une société sont liés au contexte historique de cette société, Michelet définir l’histoire comme une « résurrection » - et tel un croyant, il attend tout d’elle et ne doute de rien.
« L’histoire étudiera les faits, la philosophie les lois ; l’histoire l’homme collectif, la philosophie l’homme individuel. La psychologie de l’individu trouvera sa confirmation dans celle de l’espèce ; car l’humanité comme l’individu passe de la spontanéité à la réflexion, de l’instinct à la raison, de la fatalité à la liberté. Le développement religieux de l’humanité est la confirmation des conclusions spiritualistes de la philosophie. »
Le rôle de l’homme, le rôle de la liberté humaine, c’est à cette idée que sa pensée revient toujours. Cette idée dirigera toutes les recherches de l’historien et c’est à elle qu’aboutissent les analyses du psychologue. La France lui apparaîtra comme la principale représentante de la liberté, d’où sa prédilection pour les deux époques où se jouent les scènes décisives du drame de la liberté : la Renaissance et la Réforme au XVIe siècle, la Révolution au XVIIIe.
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. »2710
Charles de GAULLE (1890-1970), Mémoires de guerre, tome I, L’Appel, 1940-1942 (1954)
Premiers mots des Mémoires rédigés entre l’échec du RPF (1953) et le retour au pouvoir (mai 1958), parus de 1954 à 1959. L’Appel (1940-1942), L’Unité (1942-1944), Le Salut (1944-1946) : six années d’histoire de France et du monde en trois tomes – suite de récits, portraits, méditations et formules – signés d’un personnage historique qui est aussi un écrivain parmi les grands du siècle. Son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade (Gallimard, 2002) en fait foi.
Le début est devenu page d’anthologie : « Le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. »
Laissons le mot de la fin au vainqueur, grand premier rôle et témoin de son temps, qui évoque et invoque cette France « Vieille Terre, rongée par les âges, rabotée de pluies et de tempêtes, épuisée de végétation, mais prête, indéfiniment, à produire ce qu’il faut pour que se succèdent les vivants ! Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau ! »
2/ Le triomphe du roman historique.
Selon la première étude signée Louis Maigron en 1898, le roman historique naît en 1814 avec Waverley (l’Écosse) de Walter Scott et meurt en 1831 avec Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Sur cette courte période (la Restauration), le genre aurait assuré « le triomphe du romantisme, le succès de l’histoire, la renaissance du réalisme ». C’est oublier les classiques les plus populaires : Les Trois Mousquetaires de Dumas, Les Misérables d’Hugo !
Pour s’en tenir à la littérature française, la fiction romanesque commence au siècle de Louis XIV et prospère jusqu’à nos jours sous des formes diverses.
« Je vous adore, je vous hais, je vous offense, je vous demande pardon, je vous admire, j’ai honte de vous admirer. Enfin il n’y a plus en moi ni de calme ni de raison. »
Madame de LA FAYETTE (1634-1694), La Princesse de Clèves (1678)
Publié anonymement par goût du secret, premier « roman moderne » d’analyse psychologique, c’est aussi un roman historique situé sous Henri II, avec la mort accidentelle du roi blessé à l’œil par son capitaine des gardes dans un accident de tournoi : « Les lances se brisèrent, et un éclat de celle du comte de Montgommery lui donna dans l’œil et y demeura. »
Invention née d’un cœur de femme, l’héroïne tout entière est dominée par sa passion amoureuse et malgré tout lucide : « J’avoue que les passions peuvent me conduire, mais elles ne sauraient m’aveugler. »
Le succès de ce roman historique ne se dément pas : 210 éditions de la première jusqu’à nos jours (selon la BNF). La saillie de Sarkozy (ministre de l’Intérieur en 2006, candidat à la présidence de 2007, feignant de traiter l’œuvre avec un certain mépris démagogique) a relancé la carrière de la Princesse, adaptée au cinéma (La Belle personne), remise au programme… et publiée dans La Pléiade (2014).
« On peut violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants. »1
Alexandre DUMAS (1802-1870), Les Trois Mousquetaires (1844)
Ils sont quatre avec d’Artagnan et leur fière devise : « Tous pour un, un pour tous. »
Trois gentilshommes mousquetaires, Athos, Porthos et Aramis, sont toujours prêts à en découdre avec les gardes de Richelieu – Cardinal grandement caricaturé. Jeune gascon fraîchement débarqué de sa province avec pour ambition de servir le roi Louis XIII, d’Artagnan fait équipe avec le trio. Engagé dans le corps des mousquetaires, il s’éprend de l’angélique Constance Bonacieux.
Luttant contre la duplicité et l’intrigue politique, les quatre compagnons se retrouveront face à Milady, jeune et belle anglaise, redoutable espionne du Cardinal. Seul d’Artagnan échappe à ses agents. Rapportera-t-il à temps à la reine Anne d’Autriche les ferrets (bijoux montés en parure) qu’elle remit à son amant, le duc de Buckingham ?
Cette intrigue des « ferrets de la reine » est assurément fictive, mais la nature des relations réelles entre la reine et le duc reste l’un des grands mystères de la petite histoire. Raison de plus pour tout imaginer, avec Dumas… et son atelier d’écriture. On lui reprochait d’avoir des « nègres ». Ce à quoi il répondait fièrement : « Napoléon avait bien ses généraux ! » Un seul est connu pour lui avoir fait un procès : le talentueux Auguste Maquet.
Restent les chefs d’œuvre qui suivent Les Trois Mousquetaires, signés Dumas et souvent adaptés au théâtre : Vingt ans après, La Reine Margot, Le comte de Monte-Cristo, La Dame de Monsoreau… Le cinéma contribuera aussi à leur popularité.
« Et l’on peut dire avec assurance que si la Vendée fit du brigandage une guerre, la Bretagne fit de la guerre un brigandage. »
Honoré de BALZAC (1799-1850), Les Chouans (1829)
L’auteur de la Comédie Humaine signe son premier roman à 28 ans, avec des aventures à la Walter Scott ou à la Fenimore Cooper - auquel Balzac se réfère souvent, comparant les Bretons à des Mohicans !
En 1799, sous le Consulat de Bonaparte, des paysans bretons s’arment pour le retour du roi (Louis XVIII en exil) et contre la troupe républicaine du commandant Hulot. L’aristocrate Marie de Verneuil est envoyée par Fouché pour séduire et capturer leur chef, le marquis de Montauran, dit « le Gars ». Elle doit être aidée par un policier ambitieux et sans scrupule, Corentin. Mais elle tombe amoureuse de sa cible. Contre Corentin et contre les Chouans qui la détestent, elle fera son possible pour épouser le marquis. Trompée par Corentin qui lui fait croire que le marquis aime sa mortelle rivale, madame du Gua, elle ordonne au commandant Hulot de détruire les rebelles. Découvrant trop tard la vérité, elle se sacrifie pour tenter de sauver Montauran épousé quelques heures plus tôt. Elle meurt à son côté, au matin suivant leur nuit de noces.
L’intrigue romanesque s’inscrit dans l’histoire des Vendéens déterminés à rester royalistes, décidés à faire la guerre aux révolutionnaires sanguinolents avec l’héroïsme déjà manifesté sous la Révolution.
« Pays, Patrie, ces deux mots résument toute la guerre de Vendée, querelle de l’idée locale contre l’idée universelle, paysans contre patriotes. »1489
Victor HUGO (1802-1885), Quatre-vingt-treize (1874)
Même thème que Les Chouans de Balzac, similitude des intrigues. L’histoire littéraire s’est longuement penchée sur cette étrange ressemblance, frappante dans l’incipit (première page) des deux œuvres.
Après Notre Dame de Paris (1831) au cœur d’un Moyen Âge plus gothique que nature et Les Misérables (1862) épopée épique entre Waterloo (1815) et les émeutes de juin 1832, voici le dernier roman historique d’Hugo, situé comme son nom l’indique en 1793, année charnière sous la Révolution et riche en événements.
Il met en scène trois personnages : un prêtre révolutionnaire, un aristocrate royaliste et vendéen, et son petit-neveu rallié à la Révolution. Ce choc des extrêmes rappelle la Commune (1871) et ses drames, douloureusement vécus par Hugo de retour après son long exil. Les guerres civiles se suivent et se ressemblent tragiquement.
On trouve dans ce roman historique l’évocation des quatre principaux révolutionnaires, en quelques mots :
« Danton fut l’action dont Mirabeau avait été la parole. »
« Les siècles finissent par avoir une poche de fiel. Cette poche crève. C’est Marat. »
« Le correcteur d’épreuves de la Révolution, c’est Robespierre. Il revoyait tout, il rectifiait tout. »
« Salammbô était envahie par une mollesse où elle perdait toute conscience d’elle-même. Quelque chose à la fois d’intime et de supérieur, un ordre des Dieux la forçait à s’y abandonner ; des nuages la soulevaient, et, en défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d’or éclata, et les deux bouts, en s’envolant, frappèrent la toile comme deux vipères rebondissantes. Le zaïmph tomba, l’enveloppait ; elle aperçut la figure de Mâtho se courbant sur sa poitrine. « Moloch, tu me brûles ! » Et les baisers du soldat, plus dévorateurs que des flammes, la parcouraient ; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise dans la force du soleil. »
Gustave FLAUBERT (1821-1880), Salambô (1862)
« Ça s’achète cher, le style ! » Parole de l’auteur.
Le « réalisme » de Flaubert s’est exacerbé dans cette épopée historique triomphante de cruauté et de violence, qui est également une belle histoire d’amour vouée à l’échec.
IIIème siècle avant J.-C., fin de la première guerre punique entre Carthage et Rome. Un épisode de l’histoire de Carthage (« la guerre des mercenaires ») rapporté par Polybe inspire à Flaubert la vision d’un monde antique à mille années-lumière de sa Madame Bovary (1857), cette provinciale adultère qui scandalisa la bourgeoisie et lui donna bien des soucis avec la censure. La passion de Salambô est tout autre, mais également fatale…
L’un des chefs mercenaires, le Libyen Mâtho, tombe amoureux fou de la fille d’Hamilcar, Salammbô, grande prêtresse de Tanit : amour sacrilège qui lui donne l’audace de pénétrer la nuit dans les appartements de Salammbô, après avoir volé le voile sacré de la déesse dont dépend le sort de la cité… Salammbô se rend à son tour au camp ennemi où elle passe la nuit avec Mâtho… et récupère le voile. Les Carthaginois triomphent des Romains, Mâtho est torturé à mort. Salammbô meurt à son tour, bouleversée par le supplice de l’homme qui l’aima au point de lui rendre le voile.
Fondé sur une érudition contestable, ce roman de passion et de mort est la somptueuse réalisation des fantasmes orientaux de Flaubert : « Tout le monde, par excès de terreur, devenait brave » écrit-il.
« Je vous dédie ce livre, qui vous revient de droit : en m’ouvrant votre érudition et votre bibliothèque, vous m’avez fait croire que j’étais savant et que je connaissais assez l’antique Égypte pour la décrire(…) L’histoire est de vous, le roman est de moi ; je n’ai eu qu’à réunir par mon style, comme par un ciment de mosaïque, les pierres précieuses que vous m’apportiez. »
Théophile GAUTIER (1811-1872), Le Roman de la momie (1858). Dédicace à Ernest Feydeau (archéologue)
Comme disait Flaubert, « Ça s’achète cher, le style ! »
Ici, l’Histoire n’est qu’un prétexte, mais le chef des « gilets rouges » participant avec les romantiques à la bataille d’Hernani (1830) s’est surpassé, dans un autre genre.
Deux archéologues déchiffrent un papyrus trouvé dans le sarcophage d’une belle Égyptienne : c’est le « Roman de la Momie », l’histoire de Tahoser, princesse éprise d’un Hébreu et aimée d’un pharaon… Un triangle amoureux sous l’Égypte ancienne, une histoire d’amour impossible.
Nous sommes à Thèbes. Tahoser, égyptienne de seize ans, fille du grand prêtre Petamounoph, vit dans un palais doré. Elle aime en secret Poërie, intendant des biens de la couronne. Mais il est Hébreu et indifférent à la jeune Égyptienne, étant amoureux de Ra’hel.
« L’amour n’est pas le même sous les chaudes régions qu’embrase un vent de feu, qu’aux rives hyperborées d’où le calme descend du ciel avec les frimas. Certes, beaucoup de femmes très belles étaient entrées dans le gynécée de Pharaon ; mais aucune n’était comparable à Tahoser, et les prunelles du roi dardaient des flammes si vives qu’elle fut obligée de baisser les yeux, n’en pouvant plus supporter l’éclat. »
Dans cette fresque colorée et mystérieuse comme une pyramide de la Vallée des Rois, Théophile Gautier, entre histoire et légende, a reconstitué une fascinante histoire d’amour… et l’Égypte antique telle que l’imaginèrent les romantiques : avec ses fastes, ses tabous et ses passions, dans le style foisonnant devenu la marque de ce maître de la littérature fantastique au XIXe siècle. On lui doit aussi la doctrine de « l’art pour l’art », avec son refus de tout engagement politique, contraire à l’attitude de presque tous ses confrères de l’époque.
« Le roman est devenu une enquête générale sur l’homme et sur le monde. »
Émile ZOLA (1840-1902), Les Rougon-Macquart (1871-1893)
Cycle romanesque dont le sous-titre général, « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », est une programmation précisée par le titre de chaque volume dont la chronologie vaut à son tour démonstration.
La Fortune des Rougon (1871), fondateurs de la dynastie, ne pouvait logiquement que s’effondrer dans La Débâcle (1892), Le Docteur Pascal (1893) apportant une explication scientifique raisonnée à la décomposition, membre après membre, de cette famille, du fait de son environnement socio-historique.
La Curée (1871), Le Ventre de Paris (1873), La Conquête de Plassans (1874), La Faute de l’abbé Mouret (1875), Son Excellence Eugène Rougon (1876), L’Assommoir (1877), Une page d’amour (1878), Nana (1880), Pot-Bouille (1882), Au bonheur des dames (1883), la Joie de vivre (1884), Germinal (1885), l’Œuvre (1886), la Terre (1887), Le Rêve (1888), La Bête humaine (1890), L’Argent (1891) sont les pièces de ce puzzle monumental, vingt ans de vie française. Autant de romans historiques au plus près de la vérité humaine et sociétale.
Témoin minutieux et passionné de son temps, Zola est à l’origine du naturalisme, mouvement littéraire inspiré par le réalisme de Balzac. Ce courant artistique prône une observation exacte et scientifique du réel pour en livrer une représentation rigoureuse. C’est en cela que Zola fait œuvre d’historien, devenant le romancier populaire qui succède à Hugo. Ces trois géants de la littérature française dominent leur siècle.
« Pape Clément ! Chevalier Guillaume ! Roi Philippe ! Avant un an, je vous cite à comparaître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races ! »
Maurice DRUON (1918-2009), Les Rois maudits (1955 à 1977)
Dernières paroles attribuées au grand maître des Templiers, Jacques de Molay, sur le bûcher dans l’îlot aux Juifs, île de la Cité à Paris, 19 mars 1314. Ce « mot de la fin » est l’un des plus célèbres de l’Histoire. Il existe une autre version : « Clément, juge inique et cruel bourreau, je t’ajourne à comparaître dans quarante jours devant le tribunal du souverain juge. » Histoire de l’Église de France : composée sur les documents originaux et authentiques, tome VI (1856), abbé Guettée.
Historique et romancée, la malédiction des Templiers inspire au XXe siècle la saga littéraire de Maurice Druon, popularisée par le feuilleton télévisé de Claude Barma, « L’Affaire des Templiers » (1972), monument du patrimoine audiovisuel, série-culte en six épisodes de 102 minutes, rediffusée en 2013 et salué par la critique : « Bénis soient Les rois maudits » (Nathalie Rheims).
Sous Philippe le Bel, le chancelier Guillaume de Nogaret (garde du Sceau et maître d’œuvre de la politique royale) est mort il y a un an et il peut s’agir d’un autre Guillaume (Guillaume Humbert, grand Inquisiteur qui instruisit le procès inique des Templiers et mourra vraisemblablement assassiné). Clément V, pris de violentes douleurs au ventre (peut-être un cancer) va mourir seul (comme aucun pape avant ni après lui) et dans le délai imparti, de même que Philippe le Bel le 29 novembre 1314, suite à une chute de cheval (blessure infectée, ou accident cérébral).
Plus troublant, le nombre de drames qui frapperont la descendance royale en quinze ans, au point d’ébranler la dynastie capétienne : assassinats, scandales, procès, morts subites, désastres militaires. Quant à la « treizième génération »… cela tombe sur Louis XVI, le roi de France guillotiné sous la Révolution !
Maurice Druon, résistant de la première heure, romancier prix Goncourt 1948 (Les Grandes familles), académicien, ministre des Affaires culturelles, est aussi historien. Sa série des Rois maudits (sept volumes, six publiés de 1955 à 1960 et le dernier en 1977) est le résultat d’un travail d’atelier. Au nombre des collaborateurs, il remercie dans sa préface Matthieu Galey, Pierre-Henri de Lacretelle, José-André Lacour, Edmonde Charles-Roux entre autres noms. Reste le style du romancier qualifié de « pessimiste » : « Le malheur du temps veut que les plus grands trônes ne sont point occupés par des hommes aussi grands que leur charge. » « La justice n’appartient pas au roi, c’est le roi qui appartient à la justice. » « Même lorsque nous sommes punis pour de faux motifs, il y a toujours une cause véritable à notre punition. Tout acte injuste même commis pour une juste cause porte en soi sa malédiction. » « L’histoire est semée de mots dont on dit qu’ils ont fait fortune ! »
« J’ai formé le projet de te raconter ma vie. »
Marguerite YOURCENAR (1903-1987), Mémoires d’Hadrien (1951)
Le livre est présenté comme la longue lettre d’un vieil empereur à son petit-fils adoptif et éventuel successeur âgé de 17 ans, Marc Aurèle. Sur son lit de mort, l’empereur romain Hadrien (117-138) médite et se remémore ses triomphes militaires, son amour de la poésie et de la musique, sa philosophie et sa passion pour son jeune amant bithynien, Antinoüs – Yourcenar n’a jamais caché sa bisexualité, ses amants étant toujours homosexuels.
Hadrien donne « audience à ses souvenirs ». Mais le vagabondage d’esprit se structure, avec une chronologie et une rigueur de pensée propre au personnage. Derrière l’esthète cultivé et le fin stratège, la romancière aborde les thèmes qui lui sont chers : la mort, la dualité déroutante du corps et de l’esprit, le sacré, l’amour, l’art et le temps. À l’image de ce « grand sculpteur », elle taille, façonne, affine chacun des traits intérieurs d’Hadrien : « Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir. »
Yourcenar trouva dans la Correspondance de Flaubert une phrase inoubliable : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. »
Elle ajoute : « Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout », cet « homme presque sage » qui fut en même temps qu’un initiateur des temps nouveaux, l’un des derniers libres esprits de l’Antiquité.
Traduit dans seize langues, salué par la presse du monde entier, ces pseudo-mémoires d’Hadrien ont sitôt rencontré un succès international et assuré une célébrité à Marguerite Yourcenar. Son projet remonte à l’adolescence, mais elle le considérait comme trop ambitieux pour être une œuvre de jeunesse, de la trempe de ceux « qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans. »
Doit-elle à ce grand roman historique d’être la première femme élue à l’Académie française en 1980 ?
« Veux-tu rendre à César ce qui m’appartient ? »3
René GOSCINNY (1926-1977) scénariste & Albert UDERZO (1927-2020) dessinateur. Astérix le Gaulois (1959), planche 43, case 6
Dernière forme du roman historique, la BD à l’humour décalé.
Qui est mieux placé que César lui-même pour évoquer la célèbre maxime : « Il faut rendre à César ce qui appartient à César » dont l’origine est attribuée à Jésus face aux Pharisiens dans l’Évangile selon Saint-Matthieu… Naturellement, « nos ancêtres » les Gaulois n’en ont cure, avec leur fichu caractère.
Cet art de la transposition fait mouche à tout coup dans le dialogue de Goscinny, souligné par le génie du dessin d’Uderzo. Quelques exemples entre mille :
Astérix et Obélix confrontés à l’absurdité si souvent dénoncée de l’administration.
« Le bureau des renseignements ?
– Sais pas. Adressez-vous aux renseignements, ils vous renseigneront. »
Une référence au titre passé à la postérité de Jules César, Commentaires sur la guerre des Gaules (sept livres de notes prises par l’empereur romain lui-même entre 58 et 52 avant J.-C.) :
« Ben oui, ô César, nous n’avons pas de souvenir de la Guerre des Gaules.
– Sans commentaire. »
Les locutions en v.o. de César ont traversé les siècles. Alea jacta est (le sort en est jeté) aurait été prononcé par l’ambitieux général avant le passage du fleuve Rubicon, en janvier 49 avant J.-C.
« Mon petit bonhomme, les phrases historiques, aléa jacta est et tout ça, c’est moi qui les fais ici ! »
Quant à la fameuse expression « 22 v’la les flics » (apparue au XIXe siècle), Goscinny et Uderzo lui font faire un bond dans le temps, y ajoutant les chiffres romains. Pour l’anecdote, cette expression tiendrait son origine du nombre de boutons sur la vareuse d’un policier. Il y en avait 11, et comme les représentants de l’ordre faisaient des rondes à deux, on arrivait au chiffre 22. En chiffres romains (cela s’impose)…
« XXII ! les Romains !!! »
Enfin, référence à une pub nationale de santé publique…
« Les Gaulois boivent…
– Et les Romains trinquent ! »
Remis en question par l’historiographie, « nos ancêtres les Gaulois », plus vivants que jamais, survivent à la mort de leurs créateurs, cette BD best-seller étant toujours à suivre en 2024.
Imaginée par René Goscinny (scénariste) et Albert Uderzo (dessinateur), Astérix naît le 29 octobre 1959 dans le magazine Pilote. Le premier album sort en 1961 : Astérix le Gaulois, suivi presque chaque année d’un nouvel album jusqu’en 1977. Après le décès de Goscinny, Uderzo continue l’œuvre jusqu’en 2005. La série passe ensuite en d’autres mains, au rythme d’un album tous les deux ans, deux mois avant Noël, avec un effet de relance pour les précédents - Astérix le Gaulois se vend encore à 40 000 exemplaires annuels en France.
Au total, près de 400 millions d’exemplaires vendus - dont 128 millions rien qu’en Allemagne. Seul le marché américain ne marche pas - trop tourné vers les comics.
Traduite en 117 langues et dialectes, et même en latin, c’est la BD la plus vendue au monde. Seule la saga « One Piece » du japonais Eiichiro Oda fait mieux : 500 millions d’exemplaires – mais c’est un manga.
Restent à citer les films très populaires, les produits dérivés, le parc Astérix – complexe « touristix » battu par les Yankees avec Disneyland, mais c’est une autre histoire… et les Gaulois battent le Puy du Fou, autre show à grand spectacle révolutionnaire jouant aussi de la fibre patriotique.
3/ La Révolution, épicentre de toutes les questions historiques.
« Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »1265
Abbé SIEYÈS (1748-1836), Qu’est-ce que le tiers état (1789).
Premiers mots de cette célèbre brochure, publiée en janvier 1789.
Taine écrira dans Les Origines de la France contemporaine : « Un grand changement s’opère au XVIIIe siècle dans la condition du tiers état. Le bourgeois a travaillé, fabriqué, commercé, gagné, épargné, et tous les jours il s’enrichit davantage. La bourgeoisie se démarque à la fois des classes privilégiées qui constituent les deux autres ordres et ne justifient plus leurs privilèges par leurs services rendus au pays, et des classes populaires sans Lumières et sans influence. » Dans l’esprit de Sieyès, le « Tiers », c’est la bourgeoisie sans le peuple. Ce sera l’un des malentendus les plus graves de la Révolution française.
« Les mots ! Les mots ! On a brûlé au nom de la charité, on a guillotiné au nom de la fraternité. Sur le théâtre des choses humaines, l’affiche est presque toujours le contraire de la pièce. »1267
Edmond de GONCOURT (1822-1896) et Jules de GONCOURT (1830-1870), Idées et Sensations (1866)
Cette vérité vaut sous la Révolution plus qu’en toute autre époque de notre histoire de France. D’où le nombre considérable de (belles ou très belles) citations, parallèlement au nombre de victimes, guillotinées, massacrées ou tuées au cours des guerres civiles et étrangères. Le « théâtre » révolutionnaire est un grand spectacle politique et humain qui passionne toujours les historiens et un vaste public.
« Quand on se mêle de diriger une révolution, la difficulté n’est pas de la faire aller, mais de la retenir. »1268
MIRABEAU (1749-1791). Encyclopédie Larousse, article « Mirabeau »
Le premier des personnages révélés par la Révolution dit ces mots dès 1789 et il échouera comme bien d’autres dans sa tentative d’y mettre un terme en 1790.
Un monarchiste lui fait écho, le théoricien contre-révolutionnaire Joseph de Maistre, émigré en Suisse où il publiera anonymement ses Considérations sur la France en 1797 : « Ce ne sont point les hommes qui mènent la révolution, c’est la révolution qui emploie les hommes. On dit fort bien, quand on dit qu’elle va toute seule. »
« Il a été permis de craindre que la Révolution, comme Saturne, dévorât successivement tous ses enfants. »1269
Pierre Victurnien VERGNIAUD (1753-1793). Histoire des Girondins (1847), Alphonse de Lamartine
Son destin illustre ses paroles : avocat comme nombre de révolutionnaires, député sous la Législative, prenant parti contre les émigrés et les prêtres réfractaires, Vergniaud est ensuite considéré comme trop modéré face à Robespierre et aux Montagnards. Il fait partie des Girondins guillotinés, fin octobre 1793. D’autres charrettes d’« enfants » de la Révolution suivront : les Enragés (hébertistes) trop enragés, les Indulgents (dantonistes) trop indulgents, les robespierristes enfin, trop terroristes.
« C’est des feux de la sédition que naît la liberté. »1270
MARAT (1743-1793), Les Chaînes de l’esclavage (1774)
Ce livre paraît à Londres, où Marat travaille comme médecin. L’auteur y attaque la tyrannie sous toutes ses formes et dénonce la corruption de la cour – mais de retour en France, il devient médecin des gardes du comte d’Artois, en 1776. Il y fait aussi une théorie du processus révolutionnaire, avec dynamisme des masses entretenu, révolution sans cesse réamorcée et pour tout dire permanente, à la Engels. Le livre sera traduit et publié en France en 1792 : Marat, depuis 1789, est passé de la théorie à l’action. C’est l’un des révolutionnaires les plus extrêmes.
« Malheur à ceux qui remuent le fond d’une nation ! Il n’est point de siècle des Lumières pour la populace […] toujours cannibale, toujours anthropophage. »1272
RIVAROL (1753-1801), Fragments et pensées politiques (posthume)
Dans le camp de la Contre-Révolution, défenseur de la monarchie, condamné à l’exil, il ajoute : « Il faut plutôt, pour opérer une révolution, une certaine masse de bêtise d’une part qu’une certaine dose de lumière de l’autre. »
« Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux : levons-nous ! »1274
Pierre Victurnien VERGNIAUD (1753-1793) et Élisée (de) LOUSTALOT (1762-1790), devise en tête du journal de Louis-Marie Prudhomme, Les Révolutions de Paris
Ce quotidien né le 12 juillet 1789 séduit par son extrémisme autant que par la subtilité de ses analyses politiques. La liberté de la presse est l’un des principes affirmés dans la Déclaration des droits de 1789. La floraison des journaux marque l’éveil de la conscience populaire : 42 titres paraissent entre mai et juillet 1789, plus de 250 à la fin de l’année. Certaines feuilles ont une diffusion confidentielle, mais d’autres arrivent à 200 000 exemplaires.
« Il y a deux vérités qu’il ne faut jamais séparer, en ce monde : 1° que la souveraineté réside dans le peuple ; 2° que le peuple ne doit jamais l’exercer. »1275
RIVAROL (1753-1801), Journal politique national des États généraux et de la Révolution de 1789, publié cette même année
L’humour est une qualité rare en ces temps héroïques : Rivarol est un témoin précieux. Le cœur à droite, ce n’est pas un extrémiste, et il n’épargne pas les gens de son camp, même si le parti des vrais révolutionnaires offre davantage matière à provoquer sa plume et stimuler sa verve.
« J’ai toujours eu pour principe qu’un peuple qui s’élance vers la liberté doit être inexorable envers les conspirateurs ; qu’en pareil cas, la faiblesse est cruelle, l’indulgence est barbare. »1276
ROBESPIERRE (1758-1794), Lettre, décembre 1792. Œuvres de Maximilien Robespierre (1840), Maximilien Robespierre, Albert Laponneraye, Armand Carrel
Devenu l’avocat du peuple, absolument sincère et le plus extrême, il parle ici au nom du salut public. Ainsi la Révolution aboutit-elle logiquement à la Terreur. Mais la lutte contre les factions et les factieux n’aura de fin qu’avec la mort de Robespierre et ses amis.
« Quand tous les hommes seront libres, ils seront égaux ; quand ils seront égaux, ils seront justes. »1277
SAINT-JUST (1767-1794), L’Esprit de la Révolution et de la Constitution en France (1791)
Cet ouvrage fait de lui, à 24 ans, l’un des plus jeunes théoriciens de la Révolution. Le mouvement révolutionnaire est décrit comme un cercle idéalement vertueux, entraînant une escalade de progrès. Les faits démentent ce genre d’optimisme – et pas seulement notre Révolution française.
« Nous voulons substituer toutes les vertus et tous les miracles de la république à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. »1278
ROBESPIERRE (1758-1794), Discours sur le gouvernement intérieur, Convention nationale, 1794. Histoire de la Révolution française (1823-1827), Adolphe Thiers, Félix Bodin
Tel est le programme radicalement révolutionnaire de l’Incorruptible.
Mais la France, devenue politiquement républicaine, est encore moralement monarchique. Il faut donc aller plus loin, jusqu’au terme d’une révolution parfaite, achevée, excluant tout retour en arrière. Et pour ce faire, il faut aussi changer les hommes, d’où la nouvelle religion de l’Être suprême.
« Dans les crises politiques, le plus difficile pour un honnête homme n’est pas de faire son devoir, mais de le connaître. »1279
Vicomte Louis de BONALD (1754-1840), Considérations sur la Révolution française (posthume)
Né d’une vieille famille de la noblesse de robe et d’épée, élevé chez les Oratoriens, défenseur systématique de l’ordre ancien et de la monarchie de droit divin, saisi dans la tourmente révolutionnaire à 35 ans, il doit émigrer en raison de ses convictions monarchistes et chrétiennes, avant de revenir, ultra (plus royaliste que le roi), sous Louis XVIII. Cet écrivain témoigne pour toute une génération dont la vie fut bouleversée par 1789.
« Le peuple français vote la liberté du monde. »1284
SAINT-JUST (1767-1794), Convention, 24 avril 1793. Œuvres de Saint-Just, représentant du peuple à la Convention nationale (posthume, 1834)
Superbe principe, inscrit au chapitre « Des relations extérieures » dans la Constitution de 1793. Mais que de guerres s’ensuivront, dont la pureté idéologique est parfois discutable…
« S’il est bon de faire des lois avec maturité, on ne fait bien la guerre qu’avec enthousiasme. »1287
DANTON (1759-1794). Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des Assemblées nationales (1834-1838), P.J.B. Buchez, P.C. Roux
Orateur des heures tragiques, préoccupé de la Défense nationale du pays, Georges Jacques Danton sera aussi ministre de la Justice. Il incarne cette époque qui doit parer au plus pressé, mais sait aussi légiférer pour les générations à venir. Même aptitude remarquable, chez Napoléon Bonaparte.
« C’est à l’horloge de la France que vont sonner les premiers coups des nouveaux temps. »1288
Claude MANCERON (1923-1999), Les Hommes de la liberté, Le sang de la Bastille (1987)
Intellectuel de gauche, fasciné par cette période, il y consacre trente ans de sa vie, sans pouvoir achever son œuvre.
L’historien Alexis de Tocqueville dit en d’autres mots : « Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais » L’Ancien Régime et la Révolution, 1866.
« Un heureux événement a tout à coup ouvert une carrière immense aux espérances du genre humain ; un seul instant a mis un siècle de distance entre l’homme du jour et celui du lendemain. »1622
Marquis de CONDORCET (1743-1794), Œuvres complètes (posthume, 1804)
Parole de physiocrate, philosophe et mathématicien, autant que témoignage du député à la Législative et à la Convention. C’est la vision optimiste de la Révolution : l’homme nouveau naît de l’élan révolutionnaire, le peuple en est changé, « régénéré », la « régénération » allant de pair avec la Révolution et excluant tout retour en arrière. Condorcet croit au développement indéfini des sciences, comme au progrès intellectuel et moral de l’humanité. Girondin, arrêté sous la Terreur, il s’empoisonnera pour ne pas monter à l’échafaud.
« La Révolution française est l’événement le plus stupéfiant qui se soit jamais produit dans l’histoire du monde jusqu’ici. »1623
Edmund BURKE (1729-1797), Réflexions sur la Révolution en France (novembre 1790)
Le livre de cet Anglais est un des plus gros succès éditorial de l’époque : 11 rééditions en moins d’un an ! Pour ce premier théoricien de la contre-révolution, un monstre est né, l’ordre du monde est menacé et d’abord la civilisation anglaise qui a vécu une sage révolution, restauratrice de la royauté, loin de cette folie française de la « table rase ».
« La Révolution de France est une des grandes époques de l’ordre social. Ceux qui la considèrent comme un événement accidentel n’ont porté leurs regards ni dans le passé ni dans l’avenir. »1624
Mme de STAËL (1766-1817), Considérations sur les principaux événements de la Révolution française (1818)
La fille de Necker (ministre de Louis XVI) se penche sur ce passé récent, avec néanmoins un recul dans le temps – les « années Napoléon » furent une autre épreuve pour cette femme de tête et de cœur.
« Je n’ai jamais trouvé que l’on ait été trop loin ; mais j’ai toujours trouvé qu’on a été trop vite. »1625
Comtesse de GENLIS (1746-1830). Mme la comtesse de Genlis en miniature, ou Abrégé critique de ses mémoires (1826), Charles Louis de Sévelinges
Gouvernante des enfants de la famille d’Orléans, elle a beaucoup lu Rousseau et se montre d’abord favorable à la Révolution. Puis elle émigre – Angleterre, Suisse, Belgique, Allemagne –, rentre en France en 1800 et sera nommée dame inspectrice des écoles primaires par Bonaparte… On lui doit d’innombrables ouvrages pédagogiques, romanesques, et dix volumes de Mémoires inédits sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution (1825).
« Il faut avoir le courage de l’avouer, madame, longtemps nous n’avons point compris la révolution dont nous sommes les témoins, longtemps nous l’avons prise pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’est une époque ; et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! »1626
Joseph de MAISTRE (1753-1821), Lettre à la marquise de Costa, 1794. Joseph de Maistre (1963), Claude-Joseph Gignoux
Lettre écrite après un an d’exil en Suisse, terre d’asile pour beaucoup d’émigrés. Ce philosophe, magistrat et historien, fut d’abord acquis aux idées nouvelles – le roi lui-même n’y était pas hostile. Mais les excès et les dérives le poussent dans le camp des contre-révolutionnaires. Bien des nobles de cette époque ont dû penser ainsi. Les peuples heureux n’ont pas d’histoire et la Révolution reste l’époque la plus mémorable de l’histoire de France, pour le meilleur et pour le pire, avec un inventaire toujours à suivre.
« Ce qui distingue la Révolution française, et ce qui en fait un événement unique dans l’histoire, c’est qu’elle est mauvaise radicalement ; aucun élément de bien n’y soulage l’œil de l’observateur : c’est le plus haut degré de corruption connu ; c’est la pure impureté. »1627
Joseph de MAISTRE (1753-1821), Considérations sur la France (1796)
Deux ans après une lettre empreinte d’un certain fatalisme face à l’histoire, le jugement de cet auteur – monarchiste, intégriste et catholique – se radicalise. Il dit aussi que « tout est miraculeusement mauvais dans la Révolution. »
« Des sottises faites par des gens habiles ; des extravagances dites par des gens d’esprit ; des crimes commis par d’honnêtes gens… Voilà les révolutions. »1628
Vicomte Louis de BONALD (1754-1840), Pensées sur divers sujets (1817)
Dans le camp des contre-révolutionnaires, aussi résolu que de Maistre, ce philosophe et sociologue est l’autre grand pourfendeur de l’athéisme et de la démocratie, défenseur de la monarchie et du catholicisme.
« Ayant dit un nombre prodigieux de sottises, la Révolution en a fait dire encore plus. »1629
Jacques BAINVILLE (1879-1936), Lectures (recueil d’articles, posthume, 1937)
Parole d’un monarchiste de la Troisième République, historien de droite : vérité incontestable, mais partielle. Que de talents se sont révélés, dans et autour de cette histoire !
« Commémorer la Révolution française est un peu comme célébrer le jour où on a attrapé la scarlatine. »1630
Léon DAUDET (1867-1942). Le Nouvel Observateur (1989), Pierre Chaunu
Journaliste, écrivain et député de droite, collaborateur de Charles Maurras à l’Action française sous la Troisième République, cité par Pierre Chaunu, historien résolument conservateur.
« La Révolution française est le plus puissant pas du genre humain depuis l’avènement du Christ. »1631
Victor HUGO (1802-1885), Les Misérables (1862)
Conscience politique de son siècle, homme de cœur et sensibilité de gauche, il aime d’autant plus la Révolution (et l’Empire) qu’il est déçu par les princes qui gouvernent au XIXe siècle et par les révolutions qui l’agitent.
« Par devant l’Europe, la France, sachez-le, n’aura jamais qu’un seul nom, inexpiable, qui est son vrai nom éternel : la Révolution. »1632
Jules MICHELET (1798-1874), Le Peuple (1846)
Jugement à nuancer : pour cet historien de gauche, la Révolution de 1789 aurait dû finir en 1790 sur le Champ de Mars, en son point culminant, le jour de la Fête de la Fédération. C’est l’avis le plus communément adopté – le choix du 14 juillet comme fête nationale faisant d’ailleurs référence à la Fédération et pas à la prise de la Bastille.
« Les Français ont fait, en 1789, le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple afin de couper, pour ainsi dire, en deux, leur destinée et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais. »1633
Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), L’Ancien Régime et la Révolution (1856)
Avis d’historien, par ailleurs magistrat (sous la Restauration), député et ministre (sous la Deuxième République), inclassable (comparé en cela à Montesquieu) et donc équilibré dans ses jugements. Encore faut-il nuancer sa pensée qui évolue.
Dans cette dernière œuvre, Tocqueville démontre que si la Révolution de 1789 a pu dérouter bien des esprits et faire perdre leur sang-froid aux hommes au pouvoir, elle doit être historiquement analysée comme l’aboutissement logique de l’Ancien Régime, et non comme une rupture d’ordre politique, social et administratif.
« La Révolution française a préparé indirectement l’avènement du prolétariat. Elle a réalisé les deux conditions essentielles du socialisme, la démocratie et le capitalisme. Mais elle a été, en son fond, l’avènement politique de la classe bourgeoise. »1634
Jean JAURÈS (1859-1914), Histoire socialiste, 1789-1900, volume 1, La Constituante (1908)
Homme politique et historien, mais socialiste militant, Jaurès rejoint Tocqueville. La Révolution française est la conséquence d’un processus séculaire, la prise de pouvoir politique d’une classe qui avait déjà le pouvoir économique. « Une nouvelle distribution de la richesse entraîne une nouvelle distribution du pouvoir », voilà une des leçons de l’histoire qui vaut bien au-delà de la Révolution et de la France.
« La Révolution française est un bloc dont on ne peut rien distraire. »1635
Georges CLEMENCEAU (1841-1929), Discours, Chambre des députés, 29 janvier 1891. Grands moments d’éloquences parlementaire [en ligne], Assemblée nationale
La phrase peut-être la plus citée (et tronquée), donc la plus mal comprise, hors de son contexte ! Homme de gauche, Clemenceau répond à deux députés de droite (Déroulède et le comte de Bernis) et défend la liberté d’expression à propos de Thermidor, pièce de Victorien Sardou dénonçant les excès de la Révolution, d’où scandale à la Comédie-Française et interdiction après trois représentations.
« La Révolution n’est pas un bloc. Elle comprend de l’excellent et du détestable. »1636
Édouard HERRIOT (1872-1957), Aux sources de la liberté (1939)
Réponse à Clemenceau. On peut débattre à l’infini. En fait, tout est dans cette Révolution. Ainsi que l’écrit Cioran : « Il faudrait la raconter comme la geste des qualités mais aussi de tous les défauts des Français. »
« Il y a deux moyens sûrs pour ne rien comprendre à la Révolution française, c’est de la maudire ou de la célébrer. »1639
François FURET (1927-1997), La Révolution française (1965), écrit avec Denis Richet
Un de nos historiens contemporains qui réussit à éclairer dans toute sa complexité cette Révolution : « Ceux qui la maudissent sont condamnés à rester insensibles à la naissance tumultueuse de la démocratie. Ils seraient pourtant bien en peine de proposer à nos sociétés d’autres principes fondateurs que la liberté et l’égalité. Ceux qui la célèbrent sont incapables d’expliquer ni même d’apercevoir ses tragédies, sauf à les couvrir de l’excuse débile des « circonstances ». Ils restent aveugles à l’ambiguïté constitutive de l’événement qui comporte à la fois des droits de l’homme et la Terreur, la liberté et le despotisme. »
Vous avez aimé ces citations commentées ?
Vous allez adorer notre Histoire en citations, de la Gaule à nos jours, en numérique ou en papier.